Les Lèvres jointes/12

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La Chair merveilleuse



Ils firent quelques pas l’un vers l’autre, les bras tendus. Mais avant de s’étreindre, ils se contemplèrent une fois encore de tout leur regard éperdu d’amour et de désir.

Rien ne pouvait plus retarder l’heure qu’ils différaient depuis si longtemps. Le divorce avait libéré Mathilde de son premier mariage. L’obstacle même de leur volonté n’existait plus. Ils étaient seuls dans la chambre nuptiale, libres de se prendre. Leur chair torturée par la longue attente, aussi bien que leur âme avide d’une union plus intime, exigeait l’acte suprême de l’amour.

Pierre la regarda des pieds à la tête. Une dernière fois, il imagina, sous le voile des vêtements, ce corps dont la splendeur devinée hantait ses nuits. Il allait enfin le connaitre, le toucher et le caresser.

Elle s’avança, les lèvres offertes. Mais il la repoussa doucement. Il voulait la voir nue tout entière, d’abord, afin que leur premier baiser ne se limitât pas au contact de leurs bouches. Et, soudain, dans le silence sacré, il porta les mains sur elle comme un maître craintif et impatient.

Ses doigts tremblants ouvrirent peu à peu le corsage, et puis écartèrent les batistes. Et, peu à peu, de la chair apparaissait, ainsi qu’une source de blancheur. Et ce fut l’éclosion admirable de la gorge, et ce fut la taille souple et les hanches nobles. Et ce fut tout le jaillissement du corps.

Dans son ivresse, Pierre eut la vision rapide de quelque chose de merveilleux, en dehors de toute conception humaine, et, un instant, il joignit les mains, sentit ses genoux fléchir et balbutia des mots d’extase. Mais la folie du désir éteignit sa pensée et troubla ses yeux, et il la prit dans ses bras.

Ils gardèrent de cette nuit le souvenir apparent d’une grande joie. Et, cependant, le mal qui les devait tourmenter si fort fut en germe dans ces heures et, comme ils le comprirent plus tard, surgit dès le premier geste de leur amour. Le lendemain même, malgré l’exaltation de leurs paroles, ils sentirent distinctement, au plus secret de leur âme, une petite blessure dont ils ne pouvaient ignorer l’amertume croissante. Qu’éprouvaient-ils ? Ils n’auraient su le dire tout d’abord, une inquiétude confuse, le malaise peut-être qui suit l’accomplissement de nos plus beaux rêves. La réalité les avait-elle donc déçus ?

La seconde nuit se passa de manière étrange. Pierre dévêtit Mathilde avec la même exaspération amoureuse, mais il s’arrêta comme la veille et, cette fois, il joignit les mains et s’agenouilla devant le corps dévoilé. C’était un spectacle incomparable. Il n’avait jamais imaginé des lignes plus pures, une beauté plus radieuse et plus absolue. Ses yeux en apprenaient les grâces diverses. Et il les disait en louanges étonnées, balbutiantes, comme s’il eût cherché des mots nouveaux pour ces splendeurs nouvelles.

Elle l’écoutait et le regardait, heureuse et fière. Du temps s’écoula. Il ne la toucha point. Ils s’endormirent sans un baiser.

Au matin, leur jeunesse les rapprocha. Ils eurent la même impression décevante, précise maintenant, si précise qu’il leur fallut bien l’attribuer au fait. même de leur étreinte. Et, les jours suivants, le mal se répéta. Le moindre contact le déterminait. Toute caresse l’aggravait. Ils n’en discernaient pas la cause obscure, mais ils devaient reconnaître la misère de leurs sensations. L’assouvissement ne répondait pas à l’élan de leurs désirs. Et, même, ces désirs en vinrent à se manifester de façon timide, gauche, moins fréquente. Pourquoi ?

Ils souffrirent infiniment. Ils s’aimaient toujours, et de plus en plus, et, par cela même, quelle douleur de ne pouvoir se prendre selon leur amour, se posséder selon le vœu de tout leur être ! Quelle tristesse pour leurs âmes aimantes de ne pouvoir se sentir jamais dans le frisson des chairs ! Et avec quelle désolation Pierre dénudait le corps de Mathilde et le couchait sur les fourrures du divan ! Vainement, ils tentaient l’épreuve. Étreinte froide, embarrassée, suivie d’un long silence !

Un soir, ils surent. Pierre, une fois de plus, dans l’espérance opiniâtre du bonheur, contemplait Mathilde. Elle ne bougeait pas, humble maintenant et sans nul orgueil. Avide d’elle, il tendit les mains vers ses hanches et la bouche vers sa poitrine. Mais son geste s’interrompit. Et il reconnut que toutes les fois il en était ainsi, que depuis le premier jour il s’arrêtait en son élan comme si un obstacle, de plus en plus puissant, s’y fût opposé. Conscient soudain, il murmura :

— Ah ! Mathilde, ton corps est trop beau : tout cela est trop beau !

Ils savaient. Ils savaient l’étrange et complexe douleur dont ils étaient les victimes. Ils la purent analyser dans leurs souvenirs comme dans le présent. Elle resta victorieuse de tous leurs efforts et de tout leur amour.

— Tu es trop belle, Mathilde, répétait Pierre d’une voix désespérée.

Il se rendait compte que ses mains devenaient timides pour la toucher et que sa bouche hésitait devant sa chair somme si la baiser eût été sacrilège. Quand il l’enlaçait, il sentait contre lui les deux seins magnifiques et, songeait à leur ampleur orgueilleuse et à l’harmonie de leurs contours, il s’efforçait de n’en pas atténuer, même passagèrement, la forme parfaite. Et elle, en son instinct de femme, était embarrassée de cette gorge, et aussi de ses hanches, et de ses bras, et de ses jambes, parce qu’il lui semblait que c’étaient autant de points étrangers dont elle le devinait préoccupé.

Ils souffraient du mal d’idéal. Vainement, Pierre, surmontant sa gêne, caressait ce corps, s’emparait de lui, jouissait de lui ; il le sentait inaccessible. Quelque chose de mystérieux l’en séparait invinciblement, quelque chose de matériel presque, qui prenait en sa pensée une sorte de personnalité. C’était l’idée d’une perfection surhumaine, au-delà des rêves d’art les plus sublimes. Ces dignes de statue lui cachaient la femme vivante, et, pareillement, elle se trouvait emprisonnée, pour ainsi dire, dans les courbes merveilleuses de son corps.

Et ils restaient silencieux et froids l’un près de l’autre, comme s’ils fussent restés auprès d’une troisième personne, émanée de lui aussi bien que d’elle, la beauté de Mathilde, cette beauté qu’ils étaient impuissants à saisir et à maîtriser.

— Il n’y a pas de fusion possible entre la nature humaine et la perfection, disait Pierre.

Que de fois ils pleurèrent ensemble, si unis par leurs âmes meurtries et désireuses, si divisés par le miracle détestable de cette perfection !

Or, Pierre dut partir en voyage. Et, ce voyage, il le prolongea au-delà des quatre semaines fixées. À son retour, il trouva Mathilde étendue. Elle sortait à peine d’une longue maladie qu’elle avait réussi à lui cacher dans ses lettres.

Elle sourit, l’air heureux et triste. Il eut l’intuition qu’un événement considérable s’était produit.

Ils causèrent longtemps, les mains entrelacées et les yeux confondus. Et des frémissements obscurs de désir passaient de l’un à l’autre comme des souffles d’orage qui se heurtent. Et, peu à peu, il se pencha sur elle ; et, comme la première fois, et comme toutes les autres fois, de ses doigts toujours tremblants, il entr’ouvrit son corsage, écarta les batistes et la dénuda. Mais, cette fois — par quel prodige, il ne s’en rendit pas compte — il n’eut aucune hésitation, l’élan de son désir ne s’interrompit point, nul embarras ne troubla sa caresse. Elle s’offrit à lui en toute confiance, il la prit en toute ardeur. Et ce fut une étreinte profonde, totale, absolue.

— Oh ! Mathilde chérie, s’écria Pierre, je viens de t’avoir enfin, je te possède, tu es à moi, à moi !

Elle se dressa devant lui, et sa voix eut un accent de détresse infinie.

— Regarde, Pierre.

Il regarda. Le corps n’était pas parfait, Il y avait sous les seins une ligne d’ombre légère. Il y avait des creux aux épaules. Les bras et les jambes s’allongeaient, un peu amaigris.

Un soupçon atroce effleura Pierre.

— Mathilde, c’est toi qui as voulu cela… tu t’es rendue malade, exprès… des imprudences… j’en suis sûr…

Elle n’eut pas la force de protester. Un long silence les unit. Puis il la coucha sur ses genoux :

— Oh ! mon aimée, chère martyre d’amour, tu nous donnes le bonheur. C’est affreux, mais je l’aime mieux ainsi, tu es plus près de moi… je te comprends…

Ses mains flattaient la chair conquise. Elles se promenaient impérieusement sur ce champ de volupté, s’arrêtant où il leur plaisait, à l’aise auprès des charmes moins admirables et des courbes moins pures. Et il adorait surtout les seins alourdis. Sa bouche les baisait joyeusement l’un après l’autre. Et son baiser suivait en-dessous d’eux l’ombre légère qui les avilissait.

Mathilde pleurait, cependant…