Les Lèvres jointes/14

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De l’une à l’autre



Odette fut devant moi, dès que se glissa dans nos âmes et dans nos veines le poison de l’amour, Odette fut devant moi comme une petite fleur frêle qu’il m’était loisible de cueillir selon mon caprice.

Il ne se peut pas que de deux êtres liés par quelque sentiment l’un ne soit le maître de l’autre. Ce n’est point toujours le plus fort, ni le plus volontaire, ni le plus indifférent. La faiblesse et la lâcheté sont des causes de domination quelquefois supérieures à la persévérance et au courage. Et le phénomène est incompréhensible qui fait que telle créature marche devant telle autre et la conduit sur les routes de la vie.

Odette me suivait avec cette angoisse de ceux qui vont vers le danger et qui le voudraient affronter, tant l’incertitude les torture. Je lisais dans ses pauvres yeux l’appel du baiser qu’elle redoutait de toute son honnêteté et qui serait pourtant le terme d’une douleur. Mais une sorte de cruauté me déconseillait d’agir. J’aimais que chacun de mes gestes fût pour elle un espoir et une crainte. Il me semblait sentir auprès de moi le tremblement d’une feuille aux premiers souffles de l’orage. Et c’était doux de savoir que je pouvais l’apaiser, faire couler de ses yeux les larmes calmes, changer son effarement en la grave souffrance des amours heureuses.

J’attendais. N’avais-je pas l’avenir ? Dix ans, quinze ans de cette existence m’appartenaient. Autant la façonner suivant les exigences de mon bonheur. Nos semblables sont des statues que nous animons de nos sentiments, de nos sympathies, de nos haines. Voir sa propre vie sourdre en une âme vierge et en un corps nouveau, la voir qui s’insinue lentement à travers mille obstacles, qui désagrège les remparts, qui comble les vides et s’enfle d’un afflux incessant, quelle volupté plus profonde que d’envahir un être comme un torrent aveugle qui viole et renverse !

Elle me disait si doucement, la pudique créature dont les lèvres, à la fin, ne s’effarouchaient pas des plus précis aveux :

— Je ne veux pas, je ne veux pas être à vous et je sais que je serai vôtre au jour et à l’heure qu’il vous plaira.

Je me penchais vers elle et murmurais :

— En ce moment, ici, consentirais-tu ?…

Elle défaillait. Ce n’était pas seulement appétit de sa chair éperdue, mais aussi désir infini de toute son âme soumise et avide de marquer sa soumission. Étrange et pervers calcul qui me poussait à différer l’étreinte comme si chaque minute d’attente ajoutait une promesse à l’extase définitive ! N’était-ce pas aussi sa souffrance qui me plaisait ? Car elle souffrait, la pauvre chère, elle souffrait misérablement. En vérité, jamais être ne fut comme elle la chose d’autrui. De continuelles sensations de créateur m’exaltaient. Oui, je la créais indéfiniment.

Or, un jour, une femme vint chez moi voilée. J’allai vers elle : « Odette, Odette… »

Ce n’était point Odette, et c’était elle pourtant, moins jeune, moins fraiche, plus mystérieusement belle. Une insurmontable angoisse m’oppressa. Pourquoi ?

La femme dit : « Je suis sa mère. »

La voix n’était point agressive, mais décidée. Elle venait avec la certitude de vaincre. J’en eus d’ailleurs l’intuition. Mais comment aurait-elle raison de moi ?

Elle s’assit à mes côtés et prononça :

— J’étais en voyage, j’ai deviné d’après les lettres d’Odette que quelque chose d’anormal se passait… je suis revenue, elle m’a tout avoué… il faut en finir…

Je l’interrogeai du regard. Elle continua :

— Je vous connais à travers elle, je sais ce qu’il y a de délicieux et de passionnant dans votre aventure, mais la malheureuse en souffre trop… et je vous demande de la laisser.

— Moi, m’écriai-je, ne plus la voir !

Elle sourit. Et ce sourire, je le sentis, était plein de pitié pour moi. Qu’importaient mes protestations devant son inébranlable certitude de succès ! J’en fus tout troublé. Elle me saisit les mains et murmura :

— Je vous en prie, laissez-la, laissez-la… et tout ce que vous exigerez, je vous l’accorderai.

Oh ! de quel étrange ton elle disait cela ! et quelle infinie séduction émanait de la mystérieuse créature ! Sa grâce m’imprégnait et je tremblais de deviner le sens secret de ses paroles. Mais elle précisa :

— Ce que vous voulez d’elle, d’autres peuvent vous le donner, d’autres qui seraient semblables… plus belles même… ainsi, moi.

J’étendis les bras comme pour la repousser. En vérité j’avais peur, et j’eus soudain l’idée que cette peur était d’essence analogue à la peur qu’Odette avait de moi, une peur faite d’espoir, d’humilité de faiblesse. Qu’allait-elle faire, mon Dieu, qu’allait-elle faire ? Elle s’approcha, et son souffle baignait mon visage.

— Il n’y a pas de raison, disait-elle à voix basse, pour préférer une femme à une autre, si leurs formes sont identiques, si leur apparence est la même. Qu’aimez-vous en Odette qui ne soit en moi ? Son âme ? Mais connaît-on jamais une âme ?

Elle dit d’autres choses encore. Elle n’eût rien dit qu’elle m’eût convaincu pareillement, car sa présence seule faisait que je n’avais plus de volonté. Puis j’entendis qu’elle me parlait de son corps et qu’elle en proclamait la splendeur. Et je me bouchai les yeux. Mais je voyais, je voyais à travers mes poings fermés, le geste de ses mains qui dégrafaient son corsage et la blancheur de ses épaules et le jaillissement de sa poitrine lourde. Je fus épouvanté comme au contact de quelque grande bête prête à m’anéantir.

Elle me prit. Elle fit de moi ce qu’elle voulut.

Et je suis la chose d’un autre être. Qu’y a-t-il de différent entre Odette et elle ? Je ne sais. Peut-être rien. Cependant Odette était en face de moi comme une feuille devant la tempête, et je suis en face de sa mère comme une feuille devant la tempête.

Et mon corps ne m’appartient plus, ni mon cerveau, ni ma vie. Quelqu’un joue avec tout cela, comme l’Océan avec un brin de paille. Et ce quelqu’un, il me semble que c’est toujours Odette, mais une Odette qui s’est agrandie tout à coup, augmentée de forces inconnues, tandis que, moi, je diminuais jusqu’à n’être plus qu’un pauvre insecte… Et je n’y comprends rien…