Les Lèvres jointes/16

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L’Amoureuse



Nous allons nous marier, Christine et moi. Mariage étrange après nos fiançailles d’il y a trente ans, après ces trente années si vides pour moi, si magnifiques pour elle. Notre nuit de noces sera très calme. Je baiserai le front de ma femme et je m’en irai. Nous sommes si vieux !

Ce sont nos parents qui nous ont destinés l’un à l’autre jadis, alors que nous nous connaissions à peine. Christine était encore au couvent, et je ne la voyais que de loin en loin. Je devais l’aimer déjà, car je me souviens que je remarquais chaque fois les progrès de sa beauté, et c’est autant de Christines, différentes et de plus en plus belles, qu’évoque ma mémoire.

Son père mourut ; puis, comme elle prenait ses dix-huit ans, sa mère. À son lit de mort, celle-ci lui fit promettre de m’épouser. Elle s’y engagea, et il fut convenu que la chose s’accomplirait au bout d’un an. En attendant, elle vécut chez des parents éloignés qui ne s’occupaient point d’elle et lui laissaient toute indépendance. Respectueux de sa réputation, j’espaçais mes visites, mais il n’était point nécessaire que je la visse pour que mon amour augmentât, ainsi que mon admiration. M’aimait-elle ? Je ne me le demandais point. Il me semblait que, chez cet être si incomplet et si vague qu’est la jeune fille, l’amour n’existait qu’à l’état inconscient. D’ailleurs, je ne pensais à rien : j’aimais.

Et c’est un mois avant la date fixée que Christine me fit venir et me dit, sans détour, sans embarras :

— Mon ami, j’ai des choses graves à vous confier, des choses qu’un an de liberté et d’expérience m’a apprises et qui sont un obstacle insurmontable à nos projets.

Je l’interrogeai anxieusement. Elle répondit :

— Je ne vous aime pas comme on doit aimer celui à qui l’on consacre toute sa vie, et voici également ce que je tiens à vous dire, autant pour être franche que pour apaiser votre amour-propre : je n’aimerai jamais personne assez pour lui consacrer toute ma vie.

— Comment ?… Je ne vous comprends pas…

— C’est bien simple ; certains détails ont éveillé mes doutes, je me suis étudiée, je sais ce que je vaux, je sais ce que je ferai et, je vous l’affirme, quel que soit mon mari, il me sera impossible de lui être fidèle. Oh ! ne vous récriez pas ! Est-ce que vous me connaissez ? Moi, je me connais, j’ai senti la force qui m’attirait vers les hommes, j’en ai laissé s’approcher de moi, et rien que leur présence me trouble. D’abord, j’en étais toute honteuse, mais que voulez-vous ? C’est en dehors de ma volonté : j’ai des instincts qui me poussent, et je suis sûre qu’un jour ou l’autre, bientôt, je n’y résisterai pas… Le premier homme que j’aimerai… Le premier même… dont… j’aurai envie, je lui appartiendrai… je m’offrirai à lui…

Elle hésitait, non par pudeur, mais pour moi, par crainte de ma peine. Et de fait… Oh ! ce que je souffrais ! Elle, ma Christine, dire de telles choses, annoncer de telles infamies… Je balbutiai :

— Et moi ? et moi ? Vous ne m’aimez donc pas ?

— Pas de la sorte, non, pas de la sorte… Sans quoi… sans quoi je serais votre maîtresse.

Sa voix grave me fit tressaillir. Elle était debout devant moi, créature admirable, haute et forte, aux yeux ardents, aux lèvres charnues. Son corsage se tendait sous l’effort de sa poitrine. Elle semblait vraiment prête à l’amour, faite pour l’amour. Elle me dit encore :

— Je me rends compte que je ne suis pas comme celles qui m’entourent ; elles ont raison d’agir comme elles agissent ; moi, ai-je raison ou tort de faire ce que je vais faire ? je ne sais pas, je ne sais pas non plus si je serai heureuse ou malheureuse : tout m’est égal pourvu que je puisse m’abandonner à mes instincts.

Je me levai.

— Christine, que votre premier baiser, du moins, soit pour moi.

— Non, non, répondit-elle, je ne donnerai jamais ma bouche quand je n’aurai pas envie de la donner, mais toutes les fois que j’aurai envie de la donner, je la donnerai.

Il y avait trop de colère et de douleur en moi pour que la séparation s’accomplît doucement, sur d’affectueuses paroles. Je m’enfuis, sans un mot d’adieu.

Et j’ai vu sa vie. Oui, depuis, dans l’ombre, à son insu, j’ai été le témoin silencieux et attentif de sa vie. J’ai tout deviné, j’ai tout connu. Elle eut un premier amant, elle en eut un second, un troisième… et puis… j’ai oublié, comme je sais qu’elle a oublié elle-même. Elle en prit des jeunes et des vieux, des beaux et des laids, sans que rien, souvent, m’expliquât la raison de son choix. Les préliminaires duraient peu. La liaison était brève. La rupture s’effectuait en une heure. Elle allait de l’un à l’autre, avec autant d’aisance que si elle eût été dans un grand jardin, libre de prendre les fleurs qu’elle voulait, les cueillant, les respirant et les mettant en gerbe contre sa poitrine.

On ne la voyait guère seule, mais toujours penchée au bras de quelque nouvel ami. Et tous elle les regardait avec le même regard de tendresse et de reconnaissance, comme si elle n’eût jamais aimé que le même homme. Pas une fois je ne la surpris triste ou indifférente, pas une fois rêveuse. Sa vie n’était qu’une action continue. Et tout naturellement, son apparence se conformait de plus en plus à la sorte d’action qu’elle accomplissait, ses yeux n’exprimant plus que le désir et que la promesse, ses lèvres se tendant au baiser, ses seins s’offrant comme des appâts. Oh ! la belle créature de volupté ! Mais, pensais-je, est-ce du bonheur que cache ce sourire, ou bien, plutôt, n’est-il que la grimace voulue de quelque misère déplorable ?

Pendant ces douze dernières années, j’ai perdu Christine de vue, divers voyages m’ayant éloigné, de sorte que je n’assistai pas au déclin de sa jeunesse et que je ne sus point si elle avait suivi la même route. Mais pouvais-je en douter ? C’est seulement il y a deux mois qu’une lettre d’elle me rappela. Je revins en toute hâte, et un jour elle entra chez moi.

Nous restâmes une longue minute à nous regarder, avec une émotion que je devinais aussi violente en elle qu’en moi. Des cheveux gris, des rides, des paupières bleuies, elle avait toutes les marques de son âge, et cependant quel charme encore en son visage las !

Elle prononça simplement :

— Me voilà, j’ai fini.

On aurait cru que nous nous étions quittés la veille et qu’elle m’annonçait la fin d’une entreprise quelconque, un peu fatigante peut-être, mais si naturelle et si agréable. Le temps d’aimer était fini. Elle avait eu des amants, le plus possible ; aujourd’hui, elle n’en avait plus envie, et elle le disait.

Nous échangeâmes quelques phrases, puis je lui demandai :

— Chère Christine, avez-vous été heureuse ? Êtes-vous contente de votre vie ?

Oh ! jamais je n’oublierai la clarté de son regard. Il s’illumina de joie et de franchise, et elle s’écria :

— Oui, je suis contente de ma vie, oui, j’ai été heureuse, si heureuse que je le serai jusqu’à la fin de mes jours.

Puis, tout bas, d’une voix ardente, elle me dit :

— C’est du bonheur qu’ils versaient en moi ; ce qui coulait dans mes veines ce n’était pas autre chose que du bonheur : la volupté n’est-ce pas un excès de bonheur ?

Alors sa vie m’apparut tout entière, ainsi que la leçon qui s’en dégageait, et je compris mieux les divers sentiments qui m’avaient porté à l’indulgence, presque à l’approbation, depuis la rupture de nos fiançailles.

— Vous avez eu raison, Christine. Si nous connaissions toujours notre vraie nature, et si nous y obéissions, quelle. qu’elle soit, nous aurions les plus grandes chances d’être heureux. Vous avez deviné et écouté la vôtre, et de là vient votre satisfaction. Certaines femmes sont faites pour le mariage, pour la maternité ; d’autres pour se dévouer, d’autres, et vous en êtes, pour l’amour. Celles-là doivent aimer et se donner.

— Et leur part est la meilleure, dit-elle. C’est si bon de se donner, c’est si bon d’être belle, bonne, forte, saine, et de s’offrir tout simplement ! Que de fois j’ai senti à la joie des hommes qu’il n’y a pas au monde quelque chose de plus précieux qu’un corps de femme. Le mien était beau et ardent, mon devoir n’était-il pas d’en tirer de la joie pour le plus grand nombre d’hommes ?

— Et maintenant, lui demandai-je ?

— Maintenant, il est vieux, il est mort, il ne compte plus. Je n’ai plus qu’à vivre et à me souvenir. Il me reste mon humeur égale, beaucoup de gaieté, beaucoup de bonté. Cette fin d’existence, cette vieillesse, voulez-vous que nous la passions ensemble ?

Et voilà comment se firent nos secondes fiançailles. L’avenir me consolera de mon triste passé. Je suis fier de celle qui va porter mon nom. J’épouse une femme qui a rempli ses devoirs envers elle et ses devoirs envers les autres.