Les Lèvres jointes/25

La bibliothèque libre.


L’Ami précieux



Il n’y a pas longtemps que m’est apparue l’étrange situation que j’occupe dans le ménage Lauzier, entre le mari, Gaston, et la femme, Adrienne. Vraiment avec quelle inconscience nous agissons parfois ! Le seul fait d’agir nous cause une sorte d’ivresse qui nous aveugle sur les motifs, sur la nature et sur les résultats de nos actions. Nous faisons ainsi, sans nous en rendre compte, des choses qui, plus tard, nous déconcertent par leur bizarrerie ou leur perversité. Cela s’enchaîne par incidents si menus qu’on ne les distingue pas les uns des autres. Entre le point de départ et le point d’arrivée, il y a un abîme, et cet abîme on ne l’aperçoit que quand on l’a franchi.

J’ai connu d’abord Adrienne en soirée. Je subis tellement aujourd’hui la domination de son charme qu’il m’est impossible de croire que je ne l’ai pas subie dès le premier jour. D’ailleurs il faut que ce charme soit très réel et d’une puissance singulière, pour que l’on accepte les inégalités d’un caractère vraiment difficile et capricieux, et qui n’attend pas, pour se montrer tel qu’il est, la familiarité de relations plus intimes.

Il est donc certain que je l’aimai presque aussitôt. Aimer ces sortes de femmes, c’est souffrir. L’âme, plus encore que le corps, a besoin de repos. Elles ne vous en laissent pas. On ignore toujours ce qu’elles veulent, comment on sera accueilli, comment on se quittera, si elles sont contentes de votre hommage ou si elles le considèrent comme une offense. Auprès d’elles, une minute contient de la joie, du chagrin, de l’espoir, de l’épouvante. Le bonheur qu’elles vous donnent équivaut à l’enfer.

Mais, le plus terrible, c’est qu’on ne sait jamais quelle conduite tenir. À chaque circonstance j’étais à peu près sûr de choisir justement le parti qu’il ne fallait pas prendre. Et quand je lui eus avoué mon amour, il me sembla que je n’oserais plus jamais risquer la moindre tentative, tellement je restais dans le doute sur les conséquences de mon aveu. Était-elle mon amie, mon ennemie, une étrangère, une indifférente ? M’aimait-elle ? Que faire pour qu’elle m’aimât ? À quoi me résoudre ?

Cela devenait une véritable torture ; j’avais constamment l’impression d’être en face d’une multitude de routes, sans que rien m’indiquât celle que je devais suivre pour arriver au but. Tous les jours, Adrienne m’échappait un peu plus.

C’est au moment le plus douloureux de cette lutte qu’elle me présenta à son mari. La sympathie fut immédiate. Du moins le fut-elle chez moi, et j’ai de bonnes raisons de croire que Gaston me porta le même sentiment. Nous nous vîmes beaucoup, et, détail à noter, nous nous vîmes en dehors de sa femme : ainsi à la salle d’armes ou bien aux courses, ou au cercle. Et, tout de suite, nous causâmes comme de vieux amis.

Gaston a, sur moi, la supériorité de l’âge et, en amour, d’une expérience indiscutable. Ses bonnes fortunes sont célèbres, et son mariage n’a pu faire oublier les passions retentissantes qu’il inspira. Et vraiment les conquêtes dont il peut s’enorgueillir sont justifiées par une connaissance surprenante de la femme, par l’intuition la plus assurée de ses moindres secrets et de ses moindres instincts. Il faisait, il fait encore bon ménage avec sa femme. En réalité, il la domine. Parfois je soupçonne en tremblant qu’Adrienne l’aime, bien que… bien que…

Amoureux comme je l’étais, je l’amenai inévitablement à parler d’amour. La précision et la subtilité de ses vues m’étonna. On aurait cru que, pour lui, le cerveau des femmes s’était ouvert, et qu’il avait pu déchiffrer le langage mystérieux et incohérent de leurs pensées et de leurs rêves, et de leurs instincts. Ses yeux voyaient des choses fort obscures. Il parlait comme un homme qui sait.

Son influence sur moi fut rapide et forte, au point que je la subis encore. Au reste, pourquoi tenterais-je de m’en affranchir puisqu’elle est légitime et qu’elle me fut précieuse ? Je lui dois tant !

Un jour, Adrienne se montra plus fantasque et plus inquiétante encore qu’à l’ordinaire ; sans doute, comme toutes les femmes, elle aime les larmes de celui qui les aime, car elle m’en fit verser d’abondantes. Et le soir, au cercle, cela se passa tout naturellement ; modifiant certaines circonstances extérieures, de manière à ce qu’il ne pût avoir aucun soupçon, j’avouai mon amour à Gaston.

Je le répète, il n’y eut de ma part aucune ironie. Je fus d’une entière bonne foi. Malheureux, je cherchais un apaisement à ma peine.

Incertain, je cherchais un guide pour me conduire. Et à quel conseiller pouvais-je m’en remettre, qui fût plus avisé et plus clairvoyant que Gaston ? Il s’intéressa gentiment à mon cas, me demanda tous les renseignements nécessaires, réfléchit, et conclut :

— À votre place, voici ce que je ferais.

Je n’hésitai pas, je fis ce qu’il me dit de faire. Et l’événement prouva qu’en cette occasion particulière, je ne pouvais mieux agir que selon son conseil, puisque, aussitôt, Adrienne s’adoucit et que nos rapports se détendirent.

Je n’aurais pas aimé, je n’aurais pas été cet être tremblant, faible et tenace qu’est un amoureux maltraité, si cette expérience ne m’avait point rejeté vers Gaston à la première lubie de sa femme. Une seconde fois, il me donna son avis, une seconde fois, je m’en trouvai bien. D’autres difficultés se présentèrent, dont il me tira de la même façon.

Dès lors, je m’en remis entièrement à lui, avec l’abandon que l’on aurait à l’égard d’un homme possédant le secret de notre mal et le moyen infaillible d’en calmer toutes les manifestations. Je l’édifiai scrupuleusement sur mon amour, et sa science profonde du cœur humain, s’étayant de mes aveux sincères, il connut bientôt tout mon caractère, mes défauts, mes forces, mes ressources. Aussi ses conseils étaient-ils toujours justes et profitables. Je m’en ressentais dans mes relations avec Adrienne. Elle désarmait. Elle venait à moi peu à peu, chaque jour plus assouplie, plus souriante, plus grave, plus émue.

Je me gardais bien de la remercier, suivant en cela les ordres de Gaston qui devinait sa nature ombrageuse et, au fond singulièrement honnête. Qui devinait, ai-je dit ? Non, qui savait, car voilà précisément le point essentiel de cette comédie à la fois si innocente, je le jure, et si vilaine, hélas ! Gaston connaissait les femmes en général, et les explications minutieuses que je lui apportais sur celle-ci l’éclairaient assez pour me guider. Mais quel secours venait de ce fait spécial qu’il était le mari d’Adrienne, et qu’il la connaissait mieux que toute autre femme au monde, puisqu’il l’avait aimée, puisqu’il avait réussi à se faire aimer d’elle ! Comme cela lui rendait aisée la tâche de me faire aimer à mon tour ! Il jouait à coup sûr. Il me suffisait, pour ne pas éveiller sa défiance, d’inventer certains détails accessoires qui ne pouvaient modifier son opinion.

Quant au reste, je ne craignais point qu’il m’induisît en erreur ; c’était sa femme.

Sensations délicieuses ! Sitôt blessé, j’accourais et il me pansait. Puis, guéri, armé de ses conseils, fort de sa certitude, je rentrais en campagne, et aussitôt m’accueillaient de nouvelles victoires.

— Voici ce que je ferais pour avoir sa bouche, me dit-il.

Je le fis et la bouche adorable se donna. Et, une autre fois, les bras se dénouèrent, et une autre fois la gorge s’offrit, et une autre fois mes lèvres connurent le goût de ses seins.

— L’heure est proche, s’écria-t-il.

Il le criait avec une joie qui doublait la mienne, une joie de créateur dont l’œuvre s’accomplit, une joie d’ami surtout, qui est content du bonheur de son ami.

Adrienne venait à moi, de plus en plus, petite créature domptée, soumise, aux mains jointes et aux yeux suppliants.

— Va, me dit-il, tu peux prendre celle que tu aimes.

Oh ! le soir, après, je jure sur ce qu’il y a de plus sacré, je jure que je n’ai pas ri quand je me suis jeté dans les bras de Gaston. Je n’ai pas été faux dans ma reconnaissance. Je n’ai pas menti en le remerciant.

Et aujourd’hui encore, bien que j’aie conscience de ma duplicité, c’est encore à lui que je m’adresse pour me diriger dans ma conduite avec sa femme. Adrienne est une nature difficile, inquiète. Je la connais davantage, certes. N’importe : j’hésite souvent. Gaston est là, je vais à lui, et je suis sûr de ne pas invoquer en vain son esprit et son cœur.