Les Lèvres jointes/30

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Le Lien factice



À l’âge de dix ans, Marthe perdit sa mère, et avec sa mère, tout espoir de joie, de paix et de bonheur. Son père, M. Dudouy, nature inquiète et chagrine, semblait ne point l’aimer. Elle vécût seule auprès de cet homme qui la rudoyait, et fut malheureuse, étant sensible et tendre.

Elle avait dix-sept ans lorsque des spéculations maladroites de M. Dudouy les réduisirent, du jour au lendemain, à la misère la plus absolue. Son père dut accepter une petite situation qui leur donnait à peine de quoi vivre. Marthe fit le ménage et s’abîma les yeux à des travaux de broderie dont la vente leur permettait de joindre les deux bouts. Trois années se passèrent de la sorte, années douloureuses, pitoyables et mesquines, où elle n’eut d’autre consolation que de répandre des larmes tout en faisant son devoir.

Ils ne voyaient personne, sauf, de temps à autre, un vieil ami, Lucien Hardol, qui ne restait qu’un moment, et dont la venue régulière, depuis dix ans, étonnait Marthe, car son père le recevait avec la plus grande froideur. Très riche, il avait proposé une fois, d’un air timide, quelques secours, offre à laquelle M. Dudouy avait répondu en montrant la porte. Il revenait cependant, ce qui ne déplaisait point à la jeune fille qui aimait son regard doux, ses manières affectueuses, la tristesse de sa voix. Mais pourquoi s’obstinait-il en ces visites ?

Un soir, dès son arrivée, Lucien Hardol pria Marthe de le laisser en tête à tête avec M. Dudouy. Ils causèrent une heure. Quand elle rentra, ils étaient dans les bras l’un de l’autre. Son père pleurait.

— Viens, Marthe, je veux dire devant toi combien j’ai méconnu mon ami, mon meilleur ami. Et, maintenant, écoute-le.

M. Hardol semblait plus ému encore. Il ne put que balbutier quelques mots. Elle comprit qu’il la demandait en mariage. Et tout de suite il la supplia de ne pas répondre, d’attendre, de réfléchir.

Mais le lendemain, la trouvant seule, il lui dit :

— Confiez-vous à moi, Marthe ; en vous sollicitant, je n’ai pas d’autre but que votre bonheur. Moi, je ne compte plus ; il s’agit de vous qui êtes pauvre et dont la jeunesse est horrible. Je veux que vous soyez riche et surtout heureuse. Vous entendez, Marthe, c’est le bonheur que je vous apporte… Je vous promets le bonheur, la réalisation de tous vos rêves… quels qu’ils soient… Ah ! si vous pouviez me croire !

De quels yeux sincères il l’implorait ! Jamais elle n’avait éprouvé pareille sympathie, jamais vers personne un tel élan de ses meilleurs instincts. Elle accepta.

Les fiançailles furent brèves. Marthe s’y montra plutôt souriante et paisible, quoique l’idée l’assombrit, à certaines minutes de détresse, d’épouser cet ami grave, aux cheveux presque blancs, un vieillard pour elle. Mais il avait des prévenances si délicates, et un air de bonté si craintif !

Malgré tout, le jour du mariage, elle fut mélancolique. Il y avait du soleil, de la gaieté dans les rues, des gens jeunes, et que l’on devinait contents de l’être. Elle aussi était jeune, et, pas encore une fois, elle n’avait eu à se réjouir de sa jeunesse. Et maintenant…

Le soir vint ; M. Hardol la conduisit en son hôtel.

— Voici votre chambre, dit-il.

Dans un coin, elle reconnut son petit lit de jeune fille. Il s’en alla. Au bout d’un instant, il lui faisait dire qu’il l’attendait au salon.

En entrant, elle fut frappée de l’expression de sa physionomie. Il rayonnait de joie. Il lui prit la main, l’amena devant un tableau, et, tirant le rideau de soie qui le recouvrait, il lui demanda :

— Reconnaissez-vous, Marthe ?

— Oh ! mère… mère… soupira-t-elle.

— Vous l’aimiez beaucoup, n’est-ce pas ?

Elle répondit :

— Oui, beaucoup… Je ne l’ai jamais oubliée. Elle me soutenait aux jours tristes.

Il lui dit à voix basse :

— Marthe, nous nous sommes aimés votre mère et moi…

Il y eut un silence. Enfin, elle murmura :

— Je suis contente, je croyais que mère n’avait jamais été heureuse… Et puis, je comprends pourquoi vous m’avez épousée…

— Oui, affirma-t-il, c’est en souvenir d’elle : je lui ai juré de veiller sur vous, de penser à vous plus qu’à moi, et d’agir comme je l’entendrais si votre bonheur était en jeu… Mais il y a une autre raison… plus mystérieuses… plus humaine…

Il interrogeait ses yeux purs, et, voyant qu’elle ne comprenait point, il sortit de sa poche une lettre et la lui tendit.

— Tenez, Marthe, voici les dernières lignes que votre mère a écrites ; elles vous sont adressées.

Elle lut et laissa tomber la lettre à ses pieds. Elle le regardait, toute pâle. Il tremblait, lui, anxieux des premiers mots qu’elle dirait. Mais son angoisse le contraignit à parler.

— Mon enfant, ne vous effrayez pas. Si j’ai agi de la sorte, malgré… malgré la chose… c’est en toute conscience, avec la certitude que j’en avais le droit et que le dénouement était à portée de nous.

Elle dit simplement :

— Ainsi… vous êtes mon père…

Éprouvait-elle pour lui des sentiments d’affection ou d’horreur ? Il s’écria d’une voix forte :

— Eh ! bien, oui, ton père, Marthe, ton père dont c’était le devoir de te sauver et de te rendre à la vie. Juge les choses de haut, mon enfant. Qu’importe la signature que nous avons échangée tantôt ! Rien au monde peut-il faire que nous soyons autre chose que père et fille ? Quel changement la journée d’aujourd’hui amène-t-elle à notre situation ? Le mariage n’est pas là, tu es assez grande pour le savoir. Je suis ton père et tu es ma fille, c’est le seul lien qui nous unisse : le reste n’est que convention et mensonge.

Elle prononça lentement :

— Ne pouviez-vous me dire la vérité ? Était-il besoin de cette cérémonie ?

Il ne s’agissait pas seulement de t’apprendre la vérité, Marthe, je voulais m’occuper de toi et assurer ton bonheur. Or, je ne le pouvais pas : M. Dudouy était entre nous. Autrefois, sache-le, il a presque deviné notre secret, à ta mère et à moi. C’est pourquoi il ne t’aimait pas, c’est pourquoi il se défiait de moi, refusant mon aide et inquiet de mes visites. Que pouvais-je pour toi ? Rien. Oh ! ce que j’ai souffert ! Je te voyais malheureuse, triste, opprimée par cet homme comme le fut ta mère, lui servant de domestique, usant ton existence à des travaux de mercenaire, sans gaieté, sans espoir. Et j’étais impuissant ! Quel supplice, ma pauvre Marthe ! Que faire ? Lui avouer tout, à cet homme ? Je n’ai as eu la force de briser sa vie… C’eût été odieux. Alors… l’idée m’est venue… j’ai senti mon devoir… relis la lettre de ta mère : « Tout ce qu’il fera sera bien fait, tout. » Les choses se sont arrangées toutes seules. Ma demande, comme je m’y attendais, a détruit tous les soupçons de M. Dudouy, et, toi, tu as eu confiance.

Elle le regardait, étonnée d’une tendresse si nouvelle et si délicieuse. Elle lui dit :

— Et maintenant ?

— Et maintenant, s’écria-t-il d’un air de triomphe, nous allions nous occuper de ton bonheur, nous allons chercher celui qui t’aimera et que tu aimeras. Il existe quelque part. Ah ! je saurai bien le trouver, et c’est moi qui te l’amènerai, Marthe.

— Et alors ?

Il lui prit les mains et gravement :

— Alors, je te rendrai libre.

— Comment ?

— Je suis vieux, Marthe…

Elle se jeta dans ses bras avec épouvante.

— Tais-toi, tais-toi, père… À ce prix-là, jamais… tu vivras… je n’aimerai personne… nous serons heureux…

Il la serra contre lui.

— Alors, il reste le dénouement que j’ai prévu, et celui-là, tu l’accepteras. Écoute, ce lien factice qui nous unit devant les hommes, il est nul devant nous. Nous le briserons. J’ai fait le contrat en conséquence. Cet hôtel t’appartient, et je t’ai reconnu comme dot la moitié de ma fortune. Le jour venu, je m’en irai ; tu demanderas le divorce, et tu seras libre, riche.

— Et toi, père ?

— Marthe chérie, pendant vingt ans, je t’ai vue peut-être une fois tous les deux ou trois mois, et j’étais pour toi un étranger, et je ne venais que pour assister à la détresse de ta vie et emporter d’affreux souvenirs. Crois-tu que je ne serai pas heureux-au-delà de toute expression, si je te sais heureuse, toi, si je t’aperçois de loin, dans la rue, au théâtre, près de celui qui t’aimerai, et si tu viens de temps à autre m’embrasser en fille aimante, en fille heureuse surtout ? Sois sans crainte, va, et cherchons.

Elle pleurait doucement, et il l’entendit qui murmurait :

— Pourvu que nous ne trouvions pas trop vite, père.