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Les Légendes des Pyrénées/Gare au diable

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Michel Lévy (p. 13-21).


GARE AU DIABLE


BIARRITZ


Les fêtes tu sanctifieras,
Qui te sont de commandement.


Par une délicieuse et fraîche soirée de l’an de grâce 156., quelques pêcheurs biarrots se dirigeaient vers la plage, armés de leurs filets, ni plus ni moins que si ce n’eût pas été un saint jour du dimanche et qui plus est la fête de l’Assomption, quand tout à coup une voix chevrotante et cassée vint frapper leurs oreilles de ce sinistre avis.

— Prenez garde, mes amis, malheur arrive à quiconque profane une aussi sainte journée !

— Trêve à vos sermons, vieux père Jacques, répondirent tous ces incrédules.

— Croyez-en ma vieille expérience, têtes folles que vous êtes, malheur arrive toujours à quiconque profane une aussi sainte journée.

— Tais-toi donc, vieux radoteur, reprit alors le plus jeune de tous, garde pour toi ta science et tes prédictions ; m’est avis, au contraire, que notre pêche aujourd’hui sera des plus heureuses, et de par toutes les cornes du diable je me tromperais fort si ces braves filets-là n’avaient pas bientôt leur ventre aussi rebondi que celui des moines de Saint-Ignace.

— Limbey, continua le vieillard, avec un ton de douce indignation, depuis soixante-dix ans que j’ai le bonheur de célébrer la sainte fête de l’Assomption, je n’ai jamais ouï langage plus impie que le tien !

— Par toutes les reliques des saints ! qu’est-ce que cela prouve, mon vieux ? que l’on apprend toujours du neuf en vieillissant !

— Sainte Vierge, pardonnez-lui !

— Amen ! continua le jeune marin sans une ombre de repentir.

Il faut le dire aussi, Limbey était bien l’être le plus irréligieux qu’on ait jamais vu….. Jamais depuis son enfance l’idée ne lui était venue d’aller s’agenouiller au pied des autels ; jamais il ne portait de scapulaire ; jamais avant de s’embarquer il n’adressait comme les autres une ardente prière à notre Dame du salut ; jamais on ne lui voyait faire le plus petit signe de croix ; bien au contraire, du matin au soir, il entassait sans cesse blasphèmes sur jurons et jurons sur blasphèmes.

— Allons, amis, continua-t-il, sans écouter plus longtemps ce vieux fou, mettons-nous en mer.

— En mer ! répétèrent-ils tous en s’élançant vers leurs barques.

Un instant après quatre ou cinq chaloupes s’éloignaient du rivage malgré les sages avis du vieux Jacques ; mais quiconque les eût bien observées eût pu remarquer que Limbey était seul dans la sienne. Quoique ils affectassent de se soucier peu des lugubres avertissements du vieillard, les compagnons de l’impie pêcheur n’avaient pu se défendre d’une instinctive terreur en l’entendant.

Et cependant la mer était si calme, le ciel si pur, la soirée si belle que tout danger semblait chimérique. Le soleil resplendissant de lumière descendait majestueusement à l’horizon comme un vaisseau d’or aux voiles de pourpre ; les flots unis et silencieux se laissaient lutiner par de petites vagues capricieuses et folâtres ; toute une pluie d’étoiles enfin commençait à diaprer un coin du ciel de ses pointes diamantées.

Tout à coup on entendit au loin les grondements du tonnerre ; en un instant le ciel s’assombrit et déroula comme un linceul grisâtre, sous les yeux des pêcheurs attérés, sa vaste tenture de nuages épais et noirs. L’air devint sec, dur et froid. Sur la mer il n’y eut plus que ténèbres et qu’obscurité. Autour des barques, près des barques, au loin, de tous côtés, la nuit — et une nuit sombre comme un drap mortuaire — empêchait de distinguer autre chose qu’une solitude immense dominée par un ciel glauque, terne et sinistre.

Par moments, par exemple, il semblait qu’un bruit vague, indécis, confus, mystérieux comme un songe horrible, s’approchât de plus en plus. Il n’avait rien de la voix hurlante de la tempête, mais c’était un murmure étrange, sourd, effrayant, assez semblable au râlement d’une hyène à l’odeur du sang.

— Rentrons au port, dirent tous les pêcheurs encore sous l’impression des paroles du vieux Jacques.

— Allez, poules mouillées que vous êtes, clama Limbey furieux, allez dire vos patenôtres avec ce vieil oiseau de malheur. Par Satan, moi, je reste pour vous faire honte.

— Prends garde, Limbey, prends garde ; cette fanfaronnade-là pourrait te coûter cher !

— Croyez-vous pas me faire peur avec vos avertissements de commères ? Le diable seul pourrait m’arracher d’ici.

— Adieu donc, entêté que tu es ! dirent-ils tous en cherchant à se rapprocher du rivage….. Mais à peine avaient-ils mis quelques brassées entre eux et Limbey qu’ils aperçurent, à quelques pas de lui, rasant la mer avec une effroyable rapidité, un cercle rougeâtre auquel les ombres de la nuit donnaient je ne sais quelle apparence sinistre et fantastique. Peu à peu le cercle se rapprocha jusqu’à devenir distinct, et jugez si leur terreur fut grande à la vue d’une infinité de petites barques montées par des êtres étranges dont la pose avait je ne sais quoi de surnaturel, tandis qu’un atroce sourire crispait leurs lèvres bleuâtres, décolorées comme celles d’un cadavre. En un clin d’œil toutes ces embarcations entourèrent celle de Limbey, et à la lueur des éclairs on vit se dessiner dans l’ombre, pressés comme des grains de poussière chassés par un vent rapide, des êtres ondoyants et difformes aux visages atroces et décharnés, aux membres couleur de soufre, aux têtes crispées d’un rire sanglant ; des démons aux corps noirs et velus, les yeux flamboyants, un rire sardonique sur la bouche ; des nains aux ailes sifflantes et bizarrement découpées, qui tournoyaient, se pressaient, se heurtaient comme des vagues amoncelées, en dardant sur le pauvre Limbey des yeux jaunes et fauves comme ceux d’une louve à laquelle on vient de ravir ses petits. Et tandis que tout cela passait mêlé, confus, rapide, indécis, flottant comme une infernale fantasmagorie, un horrible concert de clameurs sataniques, de cris déchirants, de voix hurlantes, gémissait dans l’air avec les sinistres murmures d’un vent de décembre, à travers les bois desséchés. C’était comme un rêve sans nom, une étrange, affreuse, hybride hallucination, un horrible cauchemar, une illusion terrible. Tantôt il semblait que cet effroyable cercle allât, allât s’agrandissant toujours, roulant, tourbillonnant comme la danse des sorcières allemandes, comme la fronde qui siffle et lance au loin la balle de plomb. Tantôt, au contraire, le mouvement se ralentissait et les yeux des démons, brillants comme des yeux de goule affamée, ressortaient avec un éclat sinistre sur leurs ailes noires et fourchues dont la dentelure seule se découpait sur les nuages.

Parfois enfin le cercle se rompait et la ronde, spirale immense, montait, tournant, tournant toujours, comme le vol circulaire du grand aigle blanc. Puis soudain la troupe, animée d’une joyeuseté de démons, s’abaissait rapide… Un silence planait sur la cohorte infernale. Tout se faisait, pas le plus léger bruit, pas même le frémissement du moindre souffle venant rider les vagues : vous eussiez dit ce repos lugubre qui vous glace la nuit dans un cimetière… Alors une voix grêle et sinistre, semblable aux soupirs du vent qui pleure entre les vitraux brisés d’une chapelle en ruines, s’élevait jetant dans la nuit les notes de sa voix étrange et lugubre, — véritable chant de l’autre monde. — La troupe infernale répondait en chœur, faisant bourdonner ses ailes avec plus de rapidité que les ailes du vampire prêt à sucer le sang de sa victime ; horrible, exécrable harmonie plus effrayante encore que les rires des sorcières dans la chevelure des grands chênes ; et la ronde revenait, se ranimant sans cesse, se pressant, se heurtant dans l’espace, rapide, hurlante, échevelée, entraînée par un mouvement frénétique, tandis que les démons frappaient la barque de leurs jambes vides et sonores comme les os d’un squelette. Leurs voix discordantes sifflaient, hurlaient, rugissaient, se fondaient, se mêlaient, s’effaçaient l’une dans l’autre au milieu des rires affreux, des cris aigus, des lugubres modulations, des notes glapissantes de ce concert sans pareil.

Le cœur et le front glacés, aussi pâle qu’un cadavre étendu dans son linceul, immobile de stupeur et d’effroi, Limbey voulut fuir, regagner le rivage… Mais en vain, ses jambes flageolaient ; sa poitrine oppressée se souleva comme un soufflet de forge ; ses yeux se brouillèrent comme pressés sous un voile d’airain inéluctable… Tout lui apparut à travers un nuage de feu.

— Grâce ! grâce ! s’écria-t-il en se jetant à genoux dans sa barque. Mais un éclat de rire, aigre et prolongé, lui répondit seul, avec le timbre strident de cette horrible gaieté de démons qui n’a de comparable que l’effrayante joie d’une goule affamée brisant les ais d’un cercueil.

La ronde infernale, plus rapide que jamais, tournait toujours autour de lui, l’enlaçant des mille anneaux de ses mille replis tortueux, ondoyants.

— Grâce ! grâce ! répétait toujours le malheureux.

— Non ! point de pardon pour toi, chrétien maudit ! répondirent les démons, pour toi qui blasphèmes sans cesse, pour toi qui ne crains pas de travailler un jour comme celui-ci ! Au feu ! au feu pour l’éternité !…

Au même instant, on entendit comme un coup de tonnerre ; puis une épaisse fumée se répandit sur la mer.

Saisis d’épouvante tous les pêcheurs tremblaient, comme tremble au vent d’automne la feuille desséchée. Spectateurs muets de cette étrange scène, ils attendaient avec impatience le lever du jour pour voir s’ils n’étaient pas le jouet d’un mirage trompeur. Pas un n’osait parler, tant il leur semblait que la moindre parole dût infailliblement les perdre en révélant leur présence. À genoux dans leurs barques, ils priaient en silence et demandaient à Dieu de leur pardonner d’être en mer…..

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin l’obscurité pâlit. À l’horizon, tout à l’extrémité de la mer commença de poindre une toute petite clarté, légère et blanchâtre, une raie si mince, si déliée, si faiblement lumineuse que leurs yeux, malgré toute leur persistance à plonger dans le vide, avaient grand’peine à la distinguer.

….. Petit à petit, elle grandit, grandit, semblant de minute en minute se rapprocher davantage. Enfin le soleil apparut et les surprit dans la plus profonde des prostrations. À peine s’ils osaient s’interroger du regard et se compter les uns les autres, comme il arrive toujours lorsqu’on vient d’échapper à un grand danger.

Ils regagnèrent le port.

Sur la côte gisait, horriblement crispé par la fiévreuse agonie du désespoir, le cadavre de Limbey l’impie. Non loin de lui, les mille débris de sa barque, lacérés en tous sens d’une manière étrange, semblaient porter la trace de déchirures fantastiquement crochues. Tout autour enfin, la mer encore fiévreuse promenait sa langue blanche sur les sables, comme une lionne qui vient de dévorer sa proie.