Les Lauriers sont coupés/II

La bibliothèque libre.

II


Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les colonnes chargées de chapeaux et de par-dessus. Y a-t-il ici quelqu’un connu ? Ces gens me regardent entrer ; un monsieur maigre, aux favoris longs, quelle gravité ! Les tables sont pleines ; où m’installerai-je ? là-bas un vide ; justement ma place habituelle ; on peut avoir une place habituelle ; Léa n’aurait pas de quoi se moquer.

— « Si monsieur… »

Le garçon. La table. Mon chapeau au porte-manteau, retirons nos gants. Il faut les jeter négligemment sur la table, à côté de l’assiette ; plutôt dans la poche du par-dessus ; non, sur la table ; ces petites choses sont de la tenue générale. Mon par-dessus au porte-manteau ; je m’assieds ; ouf ; j’étais las. Je mettrai dans la poche de mon par-dessus mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les glaces, cet étincellement ; quoi ? le café ; le café où je suis. Ah, j’étais las. Le garçon :

— « Potage bisque, Saint-Germain, consommé… »

— « Consommé. »

— « Ensuite, monsieur prendra… »

— « Montrez-moi la carte. »

— « Vin blanc, vin rouge… »

— « Rouge. »

La carte. Poissons, sole… Bien, une sole. Entrées, côte de pré-salé… non. Poulet… soit.

— « Une sole ; du poulet ; avec du cresson. »

— « Sole ; poulet cresson. »

Ainsi je vais dîner ; rien là de déplaisant. Voilà une assez jolie femme ; ni brune, ni blonde ; ma foi, air choisi, elle doit être grande ; c’est la femme de cet homme chauve qui me tourne le dos ; sa maîtresse plutôt ; elle n’a pas trop les façons d’une femme légitime ; assez jolie, certes. Si elle pouvait regarder par ici ; elle est presque en face de moi ; comment faire ? À quoi bon ? Elle m’a vu. Elle est jolie ; et ce monsieur paraît stupide ; malheureusement je ne vois de lui que le dos ; je voudrais connaître sa figure ; il est un avoué, un notaire de province ; suis-je bête ! Et le consommé ? La glace devant moi reflète le cadre doré ; le cadre doré qui, donc, est derrière moi ; ces enluminures sont vermillonnées ; les feux de teintes écarlates ; c’est le gaz tout jaune clair qui allume les murs ; jaunes aussi du gaz, les nappes blanches, les glaces, les brilleries des verreries. Commodément on est ; confortablement. Voici le consommé, le consommé fumant ; attention à ce que le garçon ne m’en éclabousse rien. Non ; mangeons. Ce bouillon est trop chaud ; essayons encore. Pas mauvais. J’ai déjeuné un peu tard, et je n’ai guère de faim ; il faut pourtant dîner. Fini, le potage. De nouveau cette femme a regardé par ici ; elle a des yeux expressifs et le monsieur paraît terne ; ce serait extraordinaire que je fisse connaissance avec elle ; pourquoi pas ? il y a des circonstances si bizarres ; en d’abord la considérant longtemps, je puis commencer quelque chose ; ils sont au rôti ; bah, j’aurai, si je veux, achevé en même temps qu’eux ; où est le garçon, qu’il se hâte ; jamais on n’achève dans ces restaurants ; si je pouvais m’arranger à dîner chez moi ; peut-être que mon concierge me ferait faire quelque cuisine à peu de frais chaque jour. Ce serait mauvais. Je suis ridicule ; ce serait ennuyeux ; les jours où je ne puis rentrer, qu’adviendrait-il ? au moins dans un restaurant on ne s’ennuie pas. Et le garçon, que fait-il ? Il arrive ; il apporte la sole. C’est étrange comme divers de ces poissons ont des dimensions diverses ; cette sole est bonne à quatre bouchées ; d’autres sont qu’on sert à dix personnes ; la sauce y est pour quelque chose, c’est vrai. Entamons celle-ci. Une sauce aux moules et aux crevettes serait fameusement meilleure. Ah, notre pêche de crevettes là-bas ; la piteuse pêche, et quel éreintement, et les jambes mouillées ; j’avais pourtant mes gros souliers jaunes de la place de la Bourse. On n’a jamais fait d’éplucher un poisson ; je n’avance pas. Je dois cent francs, et plus, à mon bottier. Il faudrait tâcher à apprendre les affaires de Bourse ; ce serait pratique ; je n’ai jamais compris ce qu’était jouer à la baisse ; quel gain possible, sur des valeurs en baisse ? supposons que j’aie cent mille francs de Panama, et qu’il baisse ; alors je vends ; oui ; eh bien ? je rachèterai donc à la prochaine hausse ; non ; je vendrai. Ce gros avoué qui mange, me devrait enseigner. Il n’est peut-être point avoué ni notaire. Ah, ces arrêtes ; rien n’est à manger de cette sole ; elle est savoureuse pourtant ; laissons ces débris. Sur le banc, contre le dossier, je me renverse ; encore des gens qui entrent ; tous hommes ; un qui semble embarrassé ; l’étonnant par-dessus clair ; depuis beaucoup de saisons on n’en porte plus de tel. J’ai laissé un appétissant petit morceau de sole ; bah, je ne vais pas, le prenant, me rendre ridicule. Excellent serait ce petit morceau, blanc, avec les raies qu’ont marquées les arrêtes. Tant pis ; je ne le mangerai pas ; de ma serviette je m’essuie les doigts ; un peu rude, ma serviette ; neuve peut-être. La femme de l’avoué vient de se tourner ; on dirait qu’elle m’a fait un signe ; elle a des yeux superbes ; comment ferais-je pour lui parler ? Elle ne regarde plus. Écrirais-je un billet ; c’est m’exposer à une déconvenue ; pourtant elle annonce une facile connivence ; je lui montrerais le billet ; si elle le voulait prendre, elle s’arrangerait à le prendre ; je puis en tout cas faire le billet. Et après ? je dois rentrer, m’habiller, être au théâtre avant neuf heures ; c’est insupportable, toutes ces histoires.

— « Monsieur a fini… »

— « Oui. Apportez-moi le poulet. »

— « Monsieur… »

Un peu de vin. Vide est la banquette en face ; entre la banquette et la glace, une maroquinerie. Il faut, en tout cas, que j’essaie l’effet d’un billet. Mon porte-cartes ; une carte avec mon adresse, cela est plus convenable ; mon porte-crayon ; très bien ; Quoi écrire ? Un rendez-vous à demain. Je dois indiquer plusieurs rendez-vous. Si l’avoué savait à quoi je m’occupe, l’honnête avoué. J’écris : « Demain, à deux heures, au salon de lecture du magasin du Louvre… » Le Louvre, le Louvre, pas très high-life, mais encore le plus commode ; et puis où ailleurs ? Le Louvre, allons. À deux heures. Il faut un assez long délai ; au moins depuis deux heures jusqu’à trois ; c’est cela ; je change « à » en « depuis » et je vais ajouter « jusqu’à trois. » Ensuite « je… je vous attendrai… » non « j’attendrai » ; soit ; voyons. « Demain, depuis deux heures, au salon de lecture du magasin du Louvre, jusqu’à trois, j’att…… » Ça ne va pas du tout ; comment mettre ? Je ne sais. Si ; à deux heures, au salon… et cœtera… jusqu’à trois heures j’attendrai… Mettons jusqu’à quatre heures ; oui ; j’emporterai un livre ; justement le roman de chose, le journaliste ; je ne sais pourquoi je l’ai acheté l’autre soir ; mais, puisque je l’ai acheté, je verrai ce que c’est ; je m’installerai et j’attendrai tranquillement ; il y a quelques fois des courants d’air ; rarement ; non, il n’y a pas de courants d’air. Et cette carte que je n’écris pas ; continuons. « J’attendrai jusqu’à… » mais il faut remettre « à » au lieu de « depuis » ; « demain, à deux heures… » Ma carte va être chargée de ratures, dégoûtante, illisible : c’est absurde ; je vais m’enrhumer dans cet odieux cabinet de lecture plein de courants d’air ; et d’abord cette femme ne prendra pas mon billet. Je le déchire ; en deux, la carte ; encore en deux, cela fait quatre morceaux ; encore en deux, cela fait huit ; encore en deux ; là, encore ; plus moyen. Eh bien, je ne puis pas jeter ces morceaux à terre ; on les retrouverait ; il faut un peu les mâcher. Pouah, c’est dégoûtant. À terre ; ainsi, certes, on ne lira pas. Cette femme rit ; elle n’a cependant pas, tout à l’heure, une seule fois regardé ; elle regarde maintenant ; elle rit ; elle parle au monsieur ; la jolie, jolie, jolie fille. Ce papier mâché est horrible ; buvons un peu ; l’affreux goût diminue. Voyons le menu ; petits-pois, asperges ; non ; glace, glace au café ; soit ; j’ai si peu d’appétit. Desserts, fromages, meringues, pommes. Le garçon sert le poulet ; bonne mine, le poulet.

— « Vous me donnerez, garçon, une glace au café ; ensuite, vous avez du fromage, du camembert ? »

— « Oui, monsieur. »

— « Du camembert alors. »

Au poulet ; c’est une aile ; pas trop dure aujourd’hui ; du pain ; ce poulet est mangeable ; on peut dîner ici ; la prochaine fois qu’avec Léa je dînerai chez elle, je commanderai le dîner rue Croix-des-petits-champs ; c’est moins cher que dans les bons restaurants, et c’est meilleur. Ici, seulement, le vin n’est pas remarquable ; il faut aller dans les grands restaurants pour avoir du vin. Le vin, le jeu, — le vin, le jeu, les belles, — voilà, voilà… Quel rapport est entre le vin et le jeu, entre le jeu et les belles ? je veux bien que des gens aient besoin de se monter pour faire l’amour ; mais le jeu ? Ce poulet était remarquable, le cresson admirable. Ah, la tranquillité du dîner presque achevé. Mais le jeu… le vin, le jeu, — le vin, le jeu, les belles… Les belles, chères à Scribe. Ce n’est pas du Châlet, mais de Robert-le-Diable. Allons, c’est de Scribe encore. Et toujours la même triple passion… Vive le vin, l’amour et le tabac… Il y a encore le tabac ; ça, j’admets… Voilà, voilà, le refrain du bivouac… Faut-il prononcer taba-c et bivoua-c, ou taba et bivoua ? Mendès, boulevard des Capucines, disait dom-p-ter ; il faut dom-ter. L’amour et le taba-c… le refrain du bivoua-c… L’avoué et sa femme s’en vont. C’est insensé… ridicule… grotesque… je les laisse partir…

— « Garçon ! »

Je vais payer tout de suite et les rattrapper. Voilà qu’ils sortent.

— « Garçon ! »

Le garçon n’est pas là ; c’est écœurant ; je suis stupide ; une occasion pareille ; je n’en fais jamais d’autres ; une femme miraculeuse. Elle n’a pas regardé par ici en se levant ; parbleu, c’est naturel. Ils partent. Ç’aurait été magnifique ; je l’aurais suivie ; j’aurais su où elle allait ; je serais bien arrivé à quelque chose. Quelle rue a-t-elle pu prendre ? ils ont tourné à droite ; elle a monté l’avenue de l’Opéra. Est-ce qu’il y a opéra ? certes, aujourd’hui lundi. Il sera utile que j’y conduise bientôt ma petite Léa ; elle en sera contente.

— « Monsieur a appelé ? »

Le garçon ; qu’est-ce qu’il veut ? j’ai appelé ? Assurément.

— « Je suis un peu pressé… n’est-ce pas… »

— « Très bien, monsieur. »

Ce garçon à l’air de se moquer de moi. Je suis en effet bien sot. Et pourquoi m’occuper d’autres femmes ? n’ai-je pas ma part ? à quoi bon une autre ? chercher, se fatiguer ? Encore des gens qui sortent. Je resterai toute la soirée à dîner. La glace ; bravo ; goûtons ; lentement ; cela se déguste ; cette fraîcheur ; le parfum de café ; sur la langue et le palais la fraîcheur parfumée ; on ne peut guère avoir ces choses-là chez soi. Comme il doit être las, le bonhomme qui menait son fils voir manger les glaces de Tortoni. Tortoni ; je n’y ai jamais mis un pied ; n’être jamais entré chez Tortoni ; ça vous manque ; sur l’air de la Dame-blanche, ça vous manque, — ça vous manque… Cette glace est finie ; tant pis. Le garçon a apporté le fromage sans que je l’observe. Il faut d’abord boire un peu d’eau. Dans douze ou quinze jours j’irai en province ; s’il fait beau, ils seront, toute la famille, à leur maison de campagne du Quevilly ; en avril le temps n’est pas assez chaud pour qu’on aille à la campagne. Je laisse ce fromage ; je n’ai plus faim. Que c’est agaçant, toujours dîner au restaurant ; personne ici à qui parler ; personne à voir ; pas une femme à regarder ; depuis huit jours, pas une femme ; un tas de messieurs quarts de chic ; ils viennent ici par gueuserie ; des décavés ; puis des avoués de province qui se croient chez Bignon. Trois francs et dix sous de pourboire ; et bonsoir. Je me lève ; je revêts mon par-dessus ; le garçon feint m’y aider ; merci ; mon chapeau ; mes gants, là, dans ma poche ; je pars. Voici une table où j’eusse été mieux, à droite, près la colonne ; des gens qui boivent des bocks ; les grandes portes, massives, en glaces ; un garçon m’ouvre la porte ; bonsoir ; il fait froid ; boutonnons mon par-dessus ; c’est le contraste à la chaleur du dedans ; le garçon referme la porte ; « bock, trente centimes… dîners à trois francs ».