Les Lauriers sont coupés/VIII

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VIII


Dans les rues la voiture en marche… Un de la foule illimitée des existences, telle je mène désormais ma course, un définitivement des effacés innumérables ; tels se sont à moi créés l’aujourdhui, l’ici, l’heure, la vie, et qui s’essorent en le désir ; pour connaître comment l’originel en une âme se désagrège, voici qu’une âme vole à des songes d’embrassement ; c’est un féminin, l’aujourdhui ; c’est une chair féminine touchée, mon ici ; mon heure, c’est une femme à qui je m’approche ; c’est l’étranger où pénétrer, ma vie et le désir désespérément épars ; et voici l’à-présent éternel de ce que je rêve, cette fille en ce soir-ci… Et bourdonnent les fonds, les rues, le boulevard, les bruits assourdis, la voiture qui marche, le cahotement, les roues sur les pavés, le soir clair, nous assis et dans la voiture, le bruit et le cahotement qui roulent, les choses régulières en défilés, la nuit délicieuse.

— « N’est-ce pas » Léa parle « que cette nuit est vraiment poétique et tout-à-fait délicieuse ? »

En sortant, elle disait, Léa, elle disait à sa femme-de-chambre qu’elle rentrerait dans une heure et qu’elle voulait avoir du feu ; je la ramènerai et nous remonterons ensemble ; les feuillages sont plus épais sur ce boulevard ; moi je remonterai avec elle, je resterai un quart d’heure et je la quitterai, puisque je le dois ; combien jolie, là, mi renversée, dans la voiture ! tour à tour son visage est éclairé puis obscurci, tour à tour dans l’ombre indécisément et dans le blanc des lumières, tandis que s’avance la voiture ; près les becs de gaz, en effet, une grande clarté, puis après les becs un obscurcissement ; encore ainsi ; le gaz de droite surtout brille ; oh sa belle blanche face, blanche mat, blanche d’ivoire, blanche de neige obscure, dans le noir qui l’enserre, et tour à tour plus blanche, plus lumineuse dans les lumières, et dans l’ombre s’atténuant, et puis resurgissant ; cependant sur le bois uni du pavé roule la voiture où nous sommes ; doucement, entre sa robe, je prends ses doigts ; elle les retire un peu ; et je lui dis :

— « Votre visage dans cette ombre et ces clartés est subtilement nuancé… »

— « Vraiment ? Vous trouvez ? »

D’un ton persifleur, d’un ton ennuyé, méchante, elle répond ; pourquoi se fait-elle ainsi ? doucement je reprends :

— « Oui, Léa ; vous ne voulez pas que je vous le dise ? »

— « Si, j’aime fort les compliments. »

Il faut lui reprocher ce mot.

— « Ah, Léa, des compliments ! »

Nous nous taisons ; des gens passent ; longuement le cocher secoue le fouet au long fil qui voltige en zigzags ; j’ai laissé les doigts de Léa ; elle est souvent désagréable lorsque nous sommes dehors ; sans doute qu’elle a peur de manquer de tenue ; pas moyen alors de lui parler, sinon en toutes formes de dignité ; voici le mur du réservoir ; là tout-à-l’heure et seul je passais ; maintenant avec Léa ; elle va devenir d’humeur maussade ; pourtant je ne puis rien lui dire qui ne la fâche ; en une masse noire percée d’un couple de feux, un tramway vient ; Léa :

— « Vous irez samedi à la fête de la Presse ? »

— « La fête de l’hôtel Continental ? »

— « Oui. »

— « Je ne sais pas ; peut-être ; et vous ? »

— « J’ai été invitée pour être vendeuse. »

— « Ah. »

— « Lucie Harel arrange une boutique ; à la façon des magasins de nouveautés ; on vendra de tout. »

— « J’ai entendu parler de cela ; ce sera parfait. Et vous aurez un comptoir ? »

— « Oui. »

— « J’irai donc. »

Je ne m’en tirerai pas à moins de cent francs. Aurais-je un prétexte à rester chez moi ? Léa ne me pardonnerait pas ; si pourtant le prétexte était suffisant ? je ne pourrai pas dire que j’étais malade ; il faudrait que j’allègue quelque chose sérieuse ; c’est si ennuyeux, ces soirées ; bah, j’emmènerai Chavainne.

— « Serez-vous costumée ? »

— « Oui, en soubrette. »

— « Bravo. »

— « Je vais faire retoucher mon costume de la revue ; je remplacerai les plissés du corsage qui n’allaient du reste pas… »

Oui, son costume de soubrette, satin rose, le tablier en dentelles, jupe courte…

— « Je mettrai une ceinture de satin pareil et ferai poser des rubans aux manches ; tout cela changera le costume ; d’ailleurs je tâcherai à avoir un autre tablier, un tablier qui sera très réussi, vous verrez. »

— « Un autre tablier ? »

— « J’ai utilisé les dentelles de l’ancien ; elles n’allaient pas ; ne croyez-vous pas que ce serait bien, tout simplement de la Valenciennes ? »

— « Certainement. »

Elle sourit de son idée ; est-ce que, par hasard, elle voudrait me demander ?…

— « Et puis » elle continue « cela ne coûte pas très cher ; on trouve de la Valenciennes à quinze francs du mètre ; et trois mètres de Valenciennes avec trois mètres d’entre-deux suffiront largement. »

C’est fait ; je lui paierai sa dentelle ; mais je n’irai pas à la fête.

— « Vous avez une bonne idée, Léa ; s’il ne vous faut que ce peu de dentelle, et que je puisse vous y être utile, je vous en prie… »

— « Je vous remercie ; cela me fera plaisir. »

Encore quatre ou cinq louis ; ces quinze francs du mètre deviendront au moins vingt ou trente ; mais le diable m’emporte si samedi je mets les pieds là-bas ; parlons lui d’autre chose ; et n’ayons pas l’air contrarié.

— « Votre costume de la revue était très joli ; il fera toujours beaucoup d’effet. »

— « N’est-ce pas ? »

— « D’ailleurs ces fêtes sont très bien fréquentées. »

— « Oui. »

— « Savez-vous s’il y aura beaucoup de monde ? »

— « Je n’en sais rien. »

— « Ah. »

— « Comment voulez-vous que je le sache ? »

— « On aurait pu vous dire… Il n’y aura pas d’autre boutique que celle de Lucie Harel ? »

— « Vous savez qu’elle sera très grande, cette boutique. »

— « C’est amusant cette idée d’installer pour rire un magasin de nouveautés ; vous aurez un vrai succès… »

Elle répond à peine ; de nouveau son air indifférent ; que lui dire ?

— « On n’a pas encore fait cela, ce me semble. »

Elle se tait ; elle a même entrefermé ses yeux.

— « Vous serez exquise en ce costume ; seulement ne faudra pas vendre vos objets à des prix inabordables. Que diable vendrez-vous ? Faudra non plus être trop aimable ; vous savez que je serai jaloux. »

Elle sourit, moqueusement, et à peine. C’est glacial, ces plaisanteries que je fais. Ne rentrerons-nous pas bientôt ?

— « Il commence à faire froid » dit Léa.

Elle fait semblant de n’avoir pas entendu ce que je lui dis.

— « Vous avez froid, Léa ? voulez-vous que nous rentrions ? »

— « Non ; pas encore. »

Des arbres noirs, des grilles, des lueurs bleues, c’est le parc Monceau ; derrière la grille, sous les arbres, les allées ; que se promener là serait précieux ! par un hasard, Léa voudrait-elle ?

— « Léa, voulez-vous que nous descendions et marchions un peu ? si vous avez froid… »

— « Non ; je n’ai pas froid ; restons. »

Tant pis ; décidément elle ne veut rien dire ni rien faire ; le soir est frais ; elle va s’enrhumer.

— « Léa, je vous en prie, mettez votre manteau. »

Elle se soulève ; elle tend un bras ; je lui mets son manteau ; elle semble se résigner et comme si je la violentais ; eh bien, n’est-elle pas mieux maintenant ? et que jolie dans les fourrures ! les fourrures entouffent son cou ; des fourrures sortent ses mains gantées de noir ; si elle voulait être gentille, que gentille elle serait ! elle est charmante, immobile en cette place, comme enlisée sous les étoffes, sa blanche face comme émergeant des velours, des soieries et des fourrures ; si les Desrieux la voyaient ! ce serait drôle que quelque ami passât par là ; rien ne serait mieux pour moi chez les Desrieux, qu’être aperçu avec elle ; ils sont vraiment très à la mode ; mais pourquoi se sont-ils tellement obstinés aux souliers à bouts carrés ? et de Rivare, s’il se rencontrait, quel émerveillement ! demain en déjeunant et se versant force bon vin, il me plaisanterait ; il serait si jaloux et tant admirerait ! il faudra que je l’invite un de ces soirs à dîner ; nous irons au Cirque ; non, je le conduirai aux Nouveautés ; ainsi plus à propos lui conterai-je mon histoire de Léa. Faut cependant que je parle un peu à Léa ; quand elle ne dit rien, je ne sais quoi lui dire ; les mêmes choses un jour l’intéressent, l’ennuient un autre ; elle est capricieuse pis qu’aucune femme ; mais de quoi lui parler ? de son théâtre ? c’est assommant ; c’est un sujet.

— « Savez-vous si vos répétitions commencent bientôt ? »

— « Je ne crois pas. »

— « Pourquoi donc ? »

— « La pièce fait tous les soirs de l’argent. »

— « Vous savez ce qu’est la nouvelle pièce ? »

— « Pas du tout. »

— « Vous ne paraîtrez qu’au troisième acte, m’avez-vous dit. »

— « J’aime beaucoup mieux ne paraître qu’à un seul acte. »

— « Ah ? »

— « Je ne comprends pas qu’on veuille paraître à tous les actes quand on n’a pas les premiers rôles. L’année dernière, la petite Manuela a réussi avec ses couplets du dernier acte ; voyez au contraire Darvilly qui a beaucoup plus de talent et est beaucoup plus jolie que Manuela ; car enfin elle n’a rien de bien extraordinaire, Manuela ; la façon dont elle joue cette année le prouve ; il est vrai que la pièce est si bête ! eh bien, Darvilly qui est en scène pendant la moitié de la pièce, passe inaperçue. »

— « Un peu par sa faute ; elle n’est pas excellente. »

— « Elle joue très bien, elle a une très jolie voix, et elle est bien mieux que toutes vos petites figurantes ; elles sont trop ridicules à la fin, ces demoiselles ; vous êtes toujours à parler d’artistes, de chant, d’art, et quand vous voyez quelqu’un qui sait jouer, vous n’y faites même pas attention. »

Il faut l’arrêter par un compliment.

— « Mais, ma chère amie, il me semble que le succès que vous obtenez tous les soirs prouve le contraire. »

Elle se tait ; elle ne s’offense pas ; voilà les compliments qui touchent la corde sensible et sont toujours admis.

— « Voyez donc » montre Léa « cette femme en robe claire, de l’autre côté du boulevard ; quelle idée, sortir ainsi en cette saison ! »

De l’autre côté du boulevard une dame élégamment vêtue, d’une toilette claire.

— « C’est drôle en effet ; elle n’est pas mal d’ailleurs, la toilette. »

— « Mais en cette saison ! »

Elle me regarde, avec un demi sourire, un air étonné.

— « Il est vrai que ce n’est pas dans l’usage. »

— « N’est-ce pas ? »

Elle n’entend pas, ma pauvre Léa, que je me moque d’elle et qu’elle est ridicule ; elle a des étonnements et des indignations si peu motivés ; elle n’en revenait pas, cet après-midi, de l’histoire de Jacques.

— « Il n’y a presque personne » dit-elle « ce soir dans les rues. »

— « C’est pourtant une belle soirée. »

— « Oui, mais un peu fraîche. »

— « Je suis sûr que vous avez froid ; pourquoi ne voulez-vous pas rentrer ? »

— « Mais non, je n’ai pas froid. »

Elle s’entête ; elle a froid ; elle ne veut pas l’avouer ; qu’étranges sont les femmes ! il est certain que l’air fraîchit ; dans les arbres est une brise plus forte ; voici déjà la place des Ternes ; jamais nous n’irons jusqu’aux Champs-élysées ; il n’y a personne sur le boulevard ; les rues sont affreusement tristes ; pour aller jusqu’aux Champs-élysées, nous ne rentrerons pas avant minuit ou une heure.

— « Il fait froid » dit Léa ; « si vous voulez, rentrons. »

Ah, enfin.

— « Cocher, nous retournons ; rue Stévens, quatorze. »

Le cocher arrête ; la voiture tourne ; le cheval, maintenu, se raidit ; nous partons ; le trot recommence ; également, le trot du cheval, et la trépidation dans la voiture ; encore le roulement monotone ; claque le fouet longuement ; une voiture au près de nous ; elle nous dépasse ; pourquoi allons-nous si lentement ? sur le trottoir deux très vieilles gens ; le bruit des roues ; le léger cahotement ; de nouveau, le parc Monceau, la rotonde ; dans un quart d’heure nous serons arrivés ; que va me dire Léa ? je monterai avec elle ; il faut que je monte avec elle ; avec elle j’entrerai dans sa chambre ; me laissera-t-elle ? l’autre jour elle a voulu que tout de suite je partisse ; oui, mais habituellement j’attends jusqu’à ce qu’elle commence se déshabiller ; quand nous arriverons avec la voiture devant sa porte, faudra, par prudence, que je lui demande à l’accompagner ; elle descendra de voiture la première ; puisqu’elle est à droite, elle sera du côté du trottoir ; elle consentira au moins à ce que je la ramène dans sa chambre ; alors que me dira-t-elle ? me laissera-t-elle enfin rester ? non, cela est invraisemblable ; je ne voudrais non plus ; un quart d’heure me suffira, dans sa chambre, pendant qu’elle ôtera son manteau et son chapeau ; si pourtant elle voulait me garder ! elle doit penser que ce lui est nécessaire, un jour ou l’autre, une fois à la fin ; ce soir elle paraît s’être arrangée pour être libre ; si c’était ce soir ! si ce n’était pas encore ce soir ! il faut pourtant qu’elle se décide ; elle ne peut s’imaginer que je veuille toujours être un amant platonique ; je ne lui ai jamais déclaré, en somme, pareille intention ; elle ne doit pas s’imaginer non plus qu’elle m’ait réduit à tout endurer d’elle sans en rien obtenir ; oh, que de trouble ! L’affilée longue des lumières se rapproche ; d’autres voitures ; c’est le boulevard Malesherbes ; s’avance notre voiture, Léa et moi ; pourquoi plutôt aujourdhui m’accepterait-elle ? depuis un si long temps elle réussit à me congédier gentiment ; mais je ne lui demandais rien, je n’avais l’air de rien lui demander ; alors comment d’elle-même m’aurait-elle prié ? voilà ce qui serait admirable, qu’un jour, elle, elle voulût, qu’elle désirât, elle, et qu’elle aimât ; et près moi, immobile elle est ; hélas, combien lointaine l’espérance ! immobile, indifférente et quelconque, elle demeure ; vaguement devant soi elle regarde ; dans son manteau elle cache ses mains ; elle a négligemment devant soi ses yeux ouverts ; nous allons en cette nuit calme, sans fatigue ; les maisons hautes et mi sombres ont des fenêtres rougement claires ; à gauche, les arbres ; le trot égal, sur la chaussée, du cheval ; le cheval gris blanc qui régulièrement trotte ; ici, elle, silencieuse et immobile, qui rêvasse sans doute, elle, indifférente, quelconque, immobile, immobile et sans amour ; oh, quand le jour où elle se donnera, si non aimante la voici, blanche silhouette et féminine ; mais tout au fond de cette âme n’y aurait-il, humble, ignoré, un très peu de naissante simple amitié ? ma constante dévotion n’a pas pu ne point la toucher : l’amour filtre en le cœur aimé ; le désir sollicite et attire ; c’est un aimant, aimer ; pourquoi au profond de son être une affectuosité ne serait-elle née, apte à grandir, féconde d’un amour ; alors, si en ses paroles comme en ses yeux elle se tait, hors les voix et les regards et hors rien de l’apparent mais en l’intime cordial germerait l’amitié ; berçons-nous en mon souhait le plus chimérique ; quelque jour elle aimerait, l’enfant ; l’enfant qui est assise là et dont le corps longe mon corps ; si frêle, l’enfant insoucieuse qui près moi s’abandonne, dans la nuit fraîche, au songe du ne-pas-penser ; vers le ciel clair d’étoiles. Par les confuses routes, les routes indistinctes des horizons, en l’ondoîment de notre marche de rêve, et sous le bas ronflement harmonique des roues dans les rues, le continu enroulement de l’heureuse voiture où les deux nous allons… à ma Léa amoureusement je parle, afin uniquement que des paroles dans le soir à elle montent, et je parle :

— « Mon amie, à quoi rêvez-vous ? »

Vers moi elle laisse un regard, pâlement, comme sans pensée ; elle se tait ; sur les pavés rudement roule la voiture ; Léa, de nouveau, en face regarde, muette ; elle ne rêve pas, elle ne songe pas, l’ignorante du désir, l’enfant là immobile ; à quoi rêvez-vous ? à rien ; à quoi rêvez-vous ? je ne sais ; à quoi rêvez-vous ? je ne puis ; à quoi et à quoi rêvez-vous ? à rien, je ne puis, je ne sais, je ne rêve et je ne pense, hélas, hélas ; je ne te donnerai pas le rêve, et éternellement seras-tu l’immobile et sans amour ? vaguement devant soi elle regarde ; le ciel clair, moins clair déjà, encore brille ; entre les masses des arbres vogue la voiture ; et se dresse hautement la grise apparence du cocher vieux au dos courbé ; Léa au près de moi demeure ; la pointe de ses bottines transperce ses robes ; et voici que sa voix s’entend.

— « Pourvu que Marie n’oublie pas le feu. »

— « Vous avez froid, Léa. »

— « Un peu. »

— « Serrez-vous contre moi. »

Légèrement elle se serre contre moi, et elle sourit, penchant la tête.

— « Bien » dis-je ; « ainsi vous vous réchaufferez. »

— « D’un côté, oui ».

— « Alors approchez-vous plus. »

— « Voulez-vous être tranquille ! »

Doucement elle me gronde ; nous sommes dehors ; faut de la tenue ; oui, des gens nous regardent ; quel est ce monsieur élégant qui vient à l’encontre de nous, les yeux sur nous ? pourquoi ce monsieur nous regarde-t-il ? il continue ; c’est ennuyeux enfin ; il passe au près de la voiture ; voyons s’il se tourne ; non, il ne se tourne pas ; que nous voulait-il ? est-ce que Léa l’a vu ? elle n’en a pas fait semblant ; voilà un monsieur qui connaît Léa ; je suis sûr qu’il est vexé ; il m’envie, le bonhomme ; dame, tout le monde ne se promène pas en voiture à minuit avec Léa d’Arsay ; le voit-on encore, ce monsieur ? oui, là-bas ; il marche ; ah, il se tourne, il se tourne ; va, mon ami, tu peux attendre sous l’orme.

— « Voici la place Blanche, Léa ; nous serons bientôt chez vous. »

Claquement de fouet dans l’air ; la voiture roule sur les pavés sonorement.

— « Voyez donc, Léa ; on dirait qu’on démolit cette maison. »

— « Qu’est-ce que cette maison ? un café ? »

Mais nous approchons ; chez vous, disais-je ; chez elle donc ? bientôt chez elle ; l’instant décisif alors ?… c’est absurde, se troubler de la sorte, subitement, sans raison ; j’ai à moi la plus jolie jeune femme ; je viens de me promener avec elle ; je vais rentrer chez elle ; que voudrais-je de mieux ? le monsieur de tout-à-l’heure devait enrager ; je suis le plus fortuné des hommes ; ah, mortel, mortel ennui ! je deviens fou ; ne suis-je pas certain d’être heureux, ne dois-je pas l’être ?… déjà la place Pigalle ; et ce cocher qui va à toute vitesse ; le passage Stévens ; dans une minute, sa porte ; mon Dieu, mon Dieu, que va-t-elle me dire, que va-t-elle faire, que vais-je faire ? le cocher ralentit, tourne ; elle va me renvoyer encore ; ah, sa maison, son affolante chambre ; et ce radieux visage… la voiture s’arrête ; Léa se lève, elle descend ; c’est épouvantable, cette angoisse ; ma pauvre amie, enfin voudrait-elle ? Léa ! elle est descendue… quoi ?…

— « Eh bien, vous ne payez pas le cocher ? »

Je ne paie pas le cocher ; c’est vrai ; pardon ; deux francs cinquante ; voilà… Léa sonne à la porte… je suis perdu ; oh… je vous en supplie…

— « Vous me permettez de vous accompagner ? »

— « Si vous voulez. »

Sacrebleu ; pas dommage… la voiture s’en va… parbleu, montons ; quelle heure est-il ? il n’est pas minuit ; nous avons le temps ; quand je rentre tard chez moi, mon concierge me fait attendre des quarts d’heure à la porte ; c’est insupportable.