Les Lettres de Hermann et Dorothée

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Les Lettres de Hermann et Dorothée
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 721-774).
LES LETTRES
DE
HERMANN ET DOROTHEE


HERMANN A DOROTHÉE.

Fontainebleau, 10 septembre 1870.

Nous touchons au terme de cette étonnante campagne, ma bien-aimée ; encore quelques efforts, encore quelques heures de marche, deux étapes au plus, et l’armée allemande aura investi Paris. De la crosse de nos fusils, nous heurterons aux portes de la grande Babylone.

J’avais raison, tu le vois, quand à l’heure de nos adieux, en baisant tes tresses blondes, je prophétisais la victoire ; j’avais raison de compter sur le génie de la Prusse, sur la sainteté de notre cause ; j’avais raison de croire que la France énervée et corrompue ne soutiendrait pas un instant le choc de nos armes. Est-elle assez vaincue, cette nation fanfaronne ? Est-il assez écrasé, ce peuple frivole, turbulent et sénile ? Le voilà livré à notre merci, à notre justice. Humilié, sanglant, il ne lui reste qu’à se soumettre, l’humanité, son intérêt même, le lui conseillent ; mais sur quel bon sens, sur quelle bonne foi compter en ce pays ? Le voilà qui, pour se consoler de sa chute inouïe, renverse l’empire et se donne la fête d’une nouvelle révolution ; on chante à Paris tandis qu’on agonise à Sedan. Comme un vieux débauché sans pudeur qui se paie une dernière orgie au moment d’être saisi par ses créanciers, Paris illumine, s’enivre pour oublier sans doute le châtiment. Nous, soldats de la civilisation et du devoir, nous marchons impassibles ; ministres de la justice, nous avançons terribles et sévères ; déjà nous touchons les murs de la ville coupable, le bruit de nos pas vengeurs fait trembler ce vieux monde qui s’écroule. Le désordre est dans les rues, l’anarchie partout ; loin de songer au repentir, la ville impie s’enfonce dans sa démence et son orgueil, elle prétend résister à nos armes. La légèreté et l’infatuation de ce peuple sont sans remède ; que son sang retombe sur sa tête ! le châtiment sera terrible et mérité.

Nos généraux comptent entrer à Paris avant quinze jours. Nous savons par nos éclaireurs secrets que les travaux de défense sont loin d’être terminés, la plupart des forts même ne sont pas encore armés ; nous serons au cœur de la ville avant que ces insensés voient revenus de leur ivresse. Nous allons fouler en vainqueurs ces rues et ces places publiques où toutes les impuretés se sont donné joyeux rendez-vous ; nous allons porter le fer et le feu au sein de ces corruptions et mettre un terme à des scandales qui déshonorent l’Europe entière. Quelle mission, ma Dorothée, quelle gloire pour les nobles enfans de la Germanie !

Je sens mûrir en moi l’âme d’un Macchabée ; grands-prêtres à la fois et soldats, voilà ce que nous sommes. La victime est prête, et déjà nous aiguisons nos glaives… O ma bien-aimée, bientôt je te reviendrai, sacré deux fois par la gloire et la plus mâle vertu. Je porte fidèlement, suspendue à mon cou, la cornaline taillée en cœur qu’Abel Schiffer m’a remise de ta part avec un paquet de cigares. Remercie tante Emmeline de ses chaussettes et du cacherez en laine de Berlin ; combien je lui en sais gré pendant les longues heures de nuit passées en faction !

As-tu reçu des nouvelles de ta cousine Virginie Flock ? Je voudrais savoir ce qu’elle pense de tous ces événemens et si son enthousiasme pour la France n’a pas enfin baissé de ton.

Je baise tes lèvres pures.

Ton fiancé,

HERMANN SCHLICK.

Meudon, 18 septembre.

La voilà sous mes yeux, immense et splendide, étendue dans sa grâce imposante, avec ses coupoles dorées brillant au soleil, ses dômes, ses tours, ses flèches élancées se détachant sur l’azur du ciel. La voilà, c’est elle, la ville sans rivale, la reine des cités ! Je ne puis en détacher mes regards, et bien d’autres sont là, immobiles et muets comme moi, partagés entre la haine et une sorte de crainte superstitieuse. Cette ville est tout un monde ! son immensité fait peur. L’œil plonge dans cet amas de monumens et de palais, dans les détours infinis de ces rues qui se déroulent et se croisent ; on se demande avec une sorte d’anxiété ce qui peut se passer là-bas, ce que méditent ces deux millions d’êtres enfermés à cette heure dans cette gigantesque prison, quel désespoir les inspire, quelle folie nouvelle agite là-bas ses grelots. Paris vraiment songerait-il à se défendre ? Ce serait un crime et une démence.

Et pourtant le bois de Boulogne à demi rasé met à nu la ligne sévère des remparts hérissés de canons, les forts sont mieux armés qu’on ne le pensait et semblent se préparer à la lutte. Nous distinguons d’ici divers travaux de défense organisés avec une rapidité qui tient du prodige. Dans la ville aussi, les Parisiens, dit-on, s’exercent avec rage au maniement des armes, la garde nationale. s’organise, et le parti de la résistance impose sa loi aux plus irrésolus. Que Dieu protège sa cause et nous vienne en aide ! J’ai Je pressentiment que bien des vaillans soldats de la Prusse ne reverront pas le lieu où ils sont nés. Puissé-je te serrer un jour dans mes bras, ma douce fiancée, ma blonde Dorothée !

Ton fidèle

HERMANN.

P. -S. — Je t’envoie une belle édition de Jocelyn, de Lamartine, que j’ai choisie pour toi dans la bibliothèque d’un château où nous avons passé la nuit avant d’arriver ici. J’ai marqué plusieurs passages que tu liras en pensant que ton ami les a mouillés de ses larmes. La reliure de ce livre est splendide ; ces Français déploient en toutes choses un luxe insensé qui montre à quel point l’idée morale s’est affaiblie chez eux.

DOROTHÉE A HERMANN.

Berlin.

Cher bien-aimé, tes lettres sont la seule joie de mon triste cœur : je les dévore, et les couvre de baisers ; elles sont déjà presque effacées par mes larmes, qui coulent malgré moi quand je veux les relire. Si ce n’était la douceur de les contempler et de tenir entre mes doigts ce papier que tes mains ont touché, je pourrais les laisser, ces chères lettres, en paix dans la cassette où je les serre, car je les sais par cœur et je me les récite à moi-même à chaque heure de mes longues journées ; . c’est ainsi que je cherche à m’abuser sur ton absence. Quand donc cette terrible guerre sera-t-elle finie ? quand donc ce Paris exécrable sera-t-il exterminé ? quand mon doux Hermann reviendra-t-il enfin ?

Tout est changé pour moi depuis ton départ, le soleil lui-même me semble en deuil ; le ciel, les étoiles que nous avons tant de fois contemplés ensemble dans ces beaux soirs au bord de la Sprée, où ta main pressait la mienne, où mon âme devinait la tienne, toute la splendeur de nos nuits d’automne ne m’inspire plus que de tristes pensées. Peut-être ce ciel, ces étoiles, témoins de nos pures tendresses, président-ils, à l’heure où je les regarde, sur quelque champ de carnage à la ruine de mon bonheur. Je vois partout des reflets de sang ; mon cœur est glacé d’épouvante et ne trouve des forces que pour maudire cette nation funeste, cause de tous nos maux. Tant qu’il y aura des Français au monde, la perversité y trouvera un refuge assuré.

Le pasteur Bollman nous a fait ces jours passés un admirable discours sur l’infaillible rigueur des justices de Dieu ; il a dénoncé la France comme le scandale vivant du monde, et appelé sur elle les foudres de la justice vengeresse. Chacun frémissait en l’écoutant : — C’est à l’Allemagne, s’est-il écrié dans une magnifique péroraison, c’est à l’Allemagne qu’il a été réservé d’être en ce siècle d’impiété et de corruption le véritable soldat de Dieu, c’est à ses vertus, à sa haute moralité, qu’était dû cet insigne honneur. Et c’est pour rétablir en ce monde le règne de la justice, pour régénérer par le glaive et le sang la vieille France corrompue, qu’il a plu au ciel de placer à la tête du peuple allemand le grand roi que le monde entier lui envie ! — Il a aussi ajouté des choses admirables et touchantes sur les vertus évangéliques du comte de Bismarck et sur la piété du général de Moltke. L’auditoire était enthousiasmé ; des cris involontaires s’échappaient de nos lèvres, et l’exaspération contre les Français est devenue effrayante.

J’ai reçu hier une lettre de Virginie Flock ; elle est loin d’être désabusée, comme tu l’imagines, de sa passion pour la France. Il paraît du reste qu’à Mayence il y a peu de patriotisme ; c’est à peine si l’on témoigne quelque joie de nos victoires. Ces gens-là ne sont pas dignes d’être Allemands, et je crois qu’ils sont au fond du cœur secrètement atteints de la corruption française.

Quant à Virginie, je cesserai de lui écrire, car son défaut de clairvoyance et de jugement la rend d’une obstination insupportable ; elle s’opiniâtre à défendre la France… C’est à peine si elle convient de nos victoires : — Wissembourg contribuera bien plus à la gloire de la France qu’à la nôtre. Wœrth ne doit pas nous donner d’orgueil ; c’est un succès dont on peut se féliciter, mais dont il ne convient pas de se glorifier outre mesure. Les batailles sous Metz ne sont même pas des succès ; c’est une série d’effroyables combats disputés pied à pied, et dont le dénoûment seul pourra faire des victoires. A Sedan, elle ne peut le nier, nous avons triomphé, et c’eût été, dit-elle, la plus grande victoire peut-être de ce siècle, si nous ne l’avions irrémédiablement déshonorée à Bazeilles. — L’indignation suffoque à lire de pareilles choses, et la plume tombe des mains. — Pendant la première moitié de ce siècle, dit-elle encore, nous avons montré au monde, particulièrement à la France, comment un grand peuple subit la défaite et prépare la revanche ; il nous faut apprendre comment un grand peuple sait porter la victoire. La chose nous est malheureusement nouvelle, et nous montrons partout ce que nous ne sommes que trop en réalité, des parvenus de la victoire. — On devrait sans doute pour leur plaire demander humblement des leçons de grandeur d’âme à la France. Tant d’impertinence révolte à la fin ; je ne reverrai de ma vie cette Virginie Flock, dont le langage, il faut l’avouer, trouve plus d’un écho en Europe et dans l’Allemagne elle-même.

Cher Hermann, la petite Lischen voudrait bien un cadeau de France ; je te prie de ne pas l’oublier. Je ne te demande rien pour moi, ton amour me suffit. Pourtant toutes mes amies sont comblées par leurs maris ou leurs fiancés… La fille du professeur Schrimm a reçu de son frère Rodolphe un trousseau complet et des robes dignes d’une princesse, le tout un peu étroit pour sa taille, qu’elle a fort large, mais elle n’en est pas moins fière. Chaque membre de cette heureuse famille a déjà une grosse part de butin : un piano pour le professeur Schrimm, des literies pour la mère, des bijoux pour la plus jeune fille. Vraiment Rodolphe Schrimm est un garçon d’esprit et de cœur ; il sait ce qui convient à chacun et n’oublie personne. Tout le monde serait fier d’avoir un pareil fils. Lisbeth Turner, qui l’avait rebuté jusqu’à ce moment, vient de lui envoyer par le dernier courrier un anneau de fiançailles avec une lettre d’amitié.

Le jour baisse, ô mon Hermann, il faut que je te quitte, que je rentre dans mon deuil et mon veuvage. Les larmes coulent sur mon visage quand je pense à toi, quand je prononce ton nom, qui s’échappe involontairement de mes lèvres comme la respiration naturelle de mon cœur. Il faut te quitter, rompre pour aujourd’hui ce faible lien que ma plume noue entre ta pensée et la mienne. Hermann, cher Hermann, plaise à Dieu que tu reviennes vite et que les jours de notre douleur soient enfin comptés !

HERMANN A DOROTHÉE.

18 octobre.

Le canon tonne autour de nous ; les obus s’abattent avec leur sifflement sinistre sur nos terrassemens, dans nos tranchées, jusqu’au fond des maisons qui nous servent d’abri. Il ne s’agit plus ici de ces batailles où pendant quelques heures on se trouve aux prises avec d’effroyables périls, mais après lesquelles renaît la sécurité. La mort plane à toute heure et nous tient en éveil. Des blessés, des mourans, des travaux bouleversés et détruits, des maisons trouées, des toits effondrés, voilà l’œuvre de chaque journée. Les Parisiens tirent avec rage, sans souci de ce qu’ils peuvent détruire ; on dirait qu’emportés par la haine, par leur fureur aveugle, ils sont indifférens à leur propre ruine : la mitraille frappe impitoyable partout où se montre un casque prussien. À cette profusion insensée de poudre et de munitions, nous répondons à peine ; nous attendons avec le calme de la force que la fatigue et la faim nous livrent ces insensés. Ils ont beau se débattre et mordre avec rage les barreaux de leur cage, ils n’échapperont pas à l’inévitable destin. Leurs soldats sont indisciplinés ou malhabiles ; dans les rares engagemens qui ont eu lieu déjà, ils ont pu mesurer leur impuissance, et si quelque ombre de bon sens pouvait trouver place dans leur cervelle, ils n’attendraient pas une heure pour capituler ; mais ne leur parlez ni de sagesse ni de prudence, car, ainsi qu’ils le disent, s’ils ne peuvent se sauver eux-mêmes, ils veulent du moins sauver l’honneur… Sauver l’honneur ! Que voilà bien un de ces mots français qui peignent un peuple ! Quand a-t-on vu le peuple le plus fort ou le plus habile, celui dont la volonté triompha, dont les desseins réussirent, n’être pas toujours le plus honoré ? Et quel honneur y a-t-il à s’obstiner dans la défaite, à élargir de ses propres mains la blessure par où fuit le sang de nos veines ? La France a toujours aimé à se payer de mots et de creuses formules. Elle se glorifie de représenter l’idée et d’opposer l’idée à la brutalité du fait, c’est une insupportable prétention ; le réel et le rationnel ne sont-ils pas identiques ? N’est-il pas évident que ce qui est doit être ? Chacun de nous représente à son heure un moment de l’éternelle évolution des choses ; l’humanité marche sans relâche, ce qui était nuit devient jour, le fait devient le droit. Nous, les victorieux, nous concourons au développement nécessaire de l’esprit universel ; ce n’est pas la France vaincue, c’est nous qui représentons à un degré supérieur l’esprit en travail, l’idée devenant fait. La guerre, c’est le tribunal sans appel, le peuple qui sait vaincre a droit à la domination suprême. De même qu’une loi fatale condamne ce qui est faible à disparaître, que les êtres débiles et mal nés qui ne peuvent supporter le combat de la vie rentrent dans le sein de l’éternel Cosmos, et servent d’aliment à ceux qui sont créés pour la lutte et le succès, de même les peuples faibles s’absorbent dans les grands, et leur destinée les condamne.

Laissons la France inventer un droit supérieur au fait, en réalité, ce sont les faits qui jugent le droit ; laissons les gens à imagination se lamenter sur le sort des misérables et des opprimés ; occupons-nous de devenir forts, c’est le devoir de quiconque prétend à vivre. Certes les théories sur le droit des peuples, le droit des gens et la fraternité humaine sont de beaux rêves, qu’il convient de développer dans les livres, parce qu’ils entretiennent l’esprit dans la familiarité de l’idéal et qu’ils peuvent d’ailleurs à certains jours favoriser nos desseins ; mais n’oublions pas qu’il y a quelque chose de supérieur aux devoirs réciproques des hommes, tels que les comprennent et les enseignent les moralistes, ce sont les lois immuables qui régissent le monde. Il faut être bien ignorant pour nier que le succès porte en lui-même un élément de droit et une forte présomption de justice.

21 octobre.

Ma lettre a été interrompue par un obus qui est venu éclater sous ma table de travail, sans me faire même une égratignure ; ta douce pensée m’a protégé. Il nous a fallu déménager promptement, et nous venons de nous installer avec le major Hummel et trois camarades dans un nouveau logis, où nous serons mieux abrités contre les fureurs du Mont-Valérien. C’est une jolie maisonnette, tapie dans un coin de bois touffu et aussi recueillie qu’une chapelle. Elle est habitée par une vieille dame veuve et ses deux petits-enfans. La mère des enfans est morte récemment, le père s’est engagé et se bat, je crois, dans l’armée de la Loire.

Notre arrivée a causé une grande consternation dans la maison, où l’on se flattait sans doute d’échapper aux réquisitions, grâce à l’ombre discrète du bois ; mais on apprendra vite que rien n’échappe à notre vigilance. Nous avons commencé par abattre autour de la maison tous les bosquets, de crainte des surprises, et aussi les grands arbres pour faire des barricades. La vieille dame pleurait en voyant tomber les beaux ormes et les chênes, et le petit garçon, qui doit avoir dix ans au plus, s’est précipité sur nous en voyant pleurer sa grand’mère. Il n’a pas été très difficile, comme tu le penses, de désarmer ce champion, dont la fureur nous divertissait fort. La petite fille, une blondine de sept à huit ans, est d’une rare beauté ; elle est restée assise toute la journée sur une chaise, tenant dans ses bras une belle poupée blonde comme celle que désire Lischen. Chaque fois que l’un de nous approchait, elle frissonnait ; je m’amusais de ses terreurs. — Si vous vouliez m’embrasser, lui ai-je dit, je ne prendrais pas votre poupée. — Elle a levé vers moi un regard timide. C’était une chose curieuse de voir le combat qui se livrait dans son âme entre sa tendresse pour sa fille et sa haine pour le Prussien. Ses petites mains tremblantes caressaient fiévreusement la perruque blonde de sa poupée, ses joues pâlissaient et rougissaient tour à tour. À la fin pourtant elle s’est décidée et a tendu vers moi sa joue d’un air résolu. Au moment où je me baissais pour l’embrasser, je ne sais comment cela s’est fait, ses deux mains se sont trouvées à la fois sur ma figure, et j’ai reçu le meilleur et le plus inattendu des soufflets, après quoi elle s’est sauvée en sanglotant. La haine avait été plus forte que l’amour. Il est vrai qu’elle emportait sa poupée ; mais le sergent Jacob la lui a arrachée et en a cassé la tête contre le mur, pour apprendre aux enfans de ce pays à respecter les soldats allemands.

Que Lischen ne se désole pas ; il y en a d’autres à Paris. Malheureusement je ne sais plus quand nous y entrerons. Nous tournons autour de Paris sans l’entamer, et la ville n’a pas la mine de songer à se rendre. Si cela dure, nous périrons tous de misère sous ses murs. Les camarades sont découragés comme moi, et nos officiers, malgré leur air d’assurance, s’ennuient aussi terriblement. C’est que ce n’est pas une chose gaie d’être là depuis un mois, immobiles au port d’armes, sous une grêle de mitraille. Ce sont tous les jours de nouvelles fosses à creuser et de nouveaux adieux à faire aux pauvres camarades. Pourtant nos chefs ont eu la prévoyance de placer aux postes avancés les Bavarois et les Saxons. C’est un des traits admirables de leur politique d’avoir compris que nos alliés s’attacheraient d’autant plus aux destinées de l’Allemagne qu’ils auraient fait pour elle plus de sacrifices, car l’homme est ainsi, qu’il ne renonce pas aisément à ce qui lui a coûté cher.

Calme donc, ma Dorothée, les anxiétés qui te dévorent, car dans ma nouvelle résidence je cours peu de dangers, et si ce n’était l’absence de ma bien-aimée, je ne serais vraiment pas trop à plaindre. La cave de la vieille dame est excellente et abondamment pourvue ; la cuisinière est habile, et la maison chaude et bien close.

J’enferme dans ma lettre un petit bouquet cueilli pour toi dans les bois ; chacune de ces petites fleurs d’automne te parlera de l’amour d’Hermann. Puissé-je te revoir avant qu’elles soient flétries et tombées en poussière ! Que de fois ton souvenir aimé hante ma pensée ! Que de fois, les pieds dans la boue, le front dans le brouillard, j’ai fait pour nous de beaux plans d’avenir ! C’est dans une maisonnette comme celle-ci que je voudrais vivre avec toi, ma Dorothée ! C’est dans un de ces nids de fleurs et de verdure, dans ce pays d’une grâce splendide, d’une fertilité si prodigue, qu’il serait doux de couler ensemble de longs jours. Malheureusement on ne connaît aux rives de la Sprée ni cette élégance, ni cette richesse, lui cette vie facile et abondante, et c’est là pourtant qu’il faut fixer nos rêves… Quand je pense à notre laborieuse pauvreté, à notre existence si restreinte et si précaire, à nous autres Allemands, à nos maigres régals, et que, promenant ici mes regards autour de moi, je vois ces villages heureux, ces habitations princières, je sens s’élever en moi une tempête d’indignation et de colère, et je pense qu’on ne saurait trop châtier l’insolente prospérité de ces gens-là… Quelque ruines que nous les laissions, ils seront toujours plus riches que nous…

Adieu ; je ne puis songer à ces choses de sang-froid… A quoi pense le ciel d’avoir livré un pareil pays à de telles gens !

HERMANN À DOROTHÉE.

29 octobre.

Hier, après huit jours de patience et d’efforts pour s’habituer à notre présence et satisfaire à toutes nos demandes, la vieille dame chez laquelle nous logions est partie avec ses petits-enfans.

C’est à la suite d’un souper prolongé, pendant lequel le major Hummel et David Fox avaient chanté des hymnes en l’honneur de l’Allemagne et des chansons de toute sorte, que la vieille dame s’est décidée à nous abandonner la maison. C’était pitié de la voir descendre d’un pas tremblotant les degrés du perron avec son visage pâle et son air hautain, sous lesquels pourtant se devinaient bien des larmes. Elle est montée en voiture au bas du perron avec les enfans et la vieille bonne ; je pense qu’ils emportaient sur eux tout ce qu’ils avaient pu cacher de plus précieux, mais le major n’a pas permis qu’ils enlevassent rien du linge, ni du mobilier, ni de la cave.

Au moment où la voiture s’ébranlait, la vieille dame s’est penchée à la portière pour voir une fois encore le toit de sa demeure, puis elle a disparu sans un mot de plainte ou de reproche, et sans un mot d’adieu. J’ai regretté son départ, car j’aime les enfans, et je suis resté longtemps à suivre du regard la voiture qui emportait les exilés ; malgré moi, j’étais un peu triste, et, je ne sais pourquoi, un peu honteux… Il me semblait que le major avait été bien dur, bien exigeant pour cette pauvre famille…

Des cris de joie qui partaient de la maison m’ont tiré de ma rêverie ; je trouvai les camarades occupés déjà à se partager les meubles et le linge. Buffets et tiroirs, tout était ouvert ; chacun tirait à soi avec un entrain furieux… Cela m’a fait songer qu’on ne nous permet pas le pillage des maisons habitées, et j’ai vu combien le major est un habile homme… Sa part du butin était déjà faite, soigneusement ramassée dans sa chambre, ce qui prouve que depuis longtemps il avait fait son choix et marqué dans sa pensée ce qui pouvait lui convenir. Il se promenait maintenant les mains dans les poches, en se dandinant et sifflant entre ses dents des airs de chasse. David Fox riait aux éclats, buvant à tort et à travers toute sorte de vins. — Voilà ce qui arrive aux maisons abandonnées, disait-il en lançant en l’air les bouteilles vides ; la vieille dame était bien libre de rester après tout.

Le gros Wilhelm, à genoux sur le parquet, appareillait avec soin une belle douzaine de mouchoirs de batiste, et les entassait dans son havre-sac, déjà gonflé. Un autre cherchait en jurant l’argenterie absente, et moi, je ne pouvais m’empêcher de songer aux exilés de la veille, au pauvre soldat de la France qui se battait pour son pays pendant que nous dévalisions sa maison. Je n’ai pas eu le temps de m’attarder à ces tristes pensées, car du train qu’ils y allaient les camarades ne m’auraient rien laissé. Je les ai rejoints en soupirant, et, grâce au major, j’ai fait respecter mes droits. Je ne puis te dire ici tout ce qui m’est échu en partage ; pourtant je crois que tu auras du plaisir à recevoir une garniture de Sèvres que je t’envoie. Je doute que Rodolphe Schrfmm lui-même ait rien donné de pareil à sa famille. A présent, je l’espère, tu ne seras plus jalouse et tu sauras que le cœur de ton Hermann vaut bien celui d’un Rodolphe Schrimm.

Embrasse tes parens pour moi, je ne les oublierai pas dans mon prochain envoi.

HERMANN A DOROTHEE.

1er novembre.

Il se passe de grandes choses, mon amie. L’occupation d’Orléans par nos troupes, la capitulation de Metz, qui enlève à la France son dernier espoir et sa dernière armée, la reprise du Bourget, que nous avions perdu et que nous avons dû reconquérir au prix des plus sanglans sacrifices, voilà certes de glorieux événemens. Ce n’est pas tout.

Des bruits d’armistice ont couru, on parlait même de paix, d’intervention officieuse des puissances ; mais rien de cela n’est sérieux et ne se fera… Nous ne sommes pas gens à laisser la proie pour l’ombre, et les Français ne sont pas d’humeur à rien céder tant qu’ils pourront se défendre. Il est donc bien certain qu’on ne s’entendra pas ; cependant le dénoûment est proche, l’heure va sonner où l’habileté de la Prusse, ses immortelles rancunes, triompheront enfin.

Des personnages mystérieux circulent dans nos lignes ; le major Hummel, qui est initié à ces mystères, les accueille, échange avec eux des mots de ralliement, les mène et les ramène. Nous qui voyons ces choses, nous sentons notre cœur battre plus vite à la pensée des trames gigantesques qui enserrent notre ennemi plus sûrement encore que les bras innombrables de notre armée, et dont les réseaux s’étendent dans la ville entière.

Chaque nuit, des signaux, partis des différens quartiers de Paris nous avertissent de ce qui s’y passe, et nous rions et nous chantons et nous trinquons gaîment avec les bons vins de France, en voyant combien nous sommes plus forts, plus intelligens que les Parisiens. Ces gens-là croient sans doute que la guerre se fait toujours comme à Fontenoy ; on dirait que leur nourrice les a bercés avec la chanson de Roland et les histoires de la Table-Ronde. Les temps ont changé, messieurs ; il vous faut compter aujourd’hui avec le génie ténébreux de l’Allemagne. C’est l’esprit qui gagne les batailles, mieux encore que les canons d’acier, l’esprit d’ordre, d’investigation et de calcul. A nous maintenant Paris et ses trésors, ses plaisirs, ses secrètes voluptés, ses délices inconnues, dont la seule pensée fait battre nos cœurs et bouillonner nos cervelles !

Je me suis longtemps promené ce soir avec le major. Il plongeait des regards anxieux dans la brume rougeâtre qui s’étendait sur la Ville comme un voile de pourpre. De temps en temps, il s’arrêtait pour compter les lointaines palpitations d’une petite lueur tantôt bleue, tantôt verte, tour à tour vive et voilée, qui brillait au sud de Paris. Vers le nord, une autre lumière répétait les mêmes signaux. Le major comptait scrupuleusement et laissait par instans échapper des exclamations joyeuses. — Bon ! ça va bien ! Nous les tenons enfin, Hermann, s’écria-t-il en me frappant sur l’épaule, j’ai l’idée ce soir que nous reverrons bientôt notre pays et nos tendres fiancées ; mais auparavant, morbleu, nous irons trinquer au Louvre et nous y mènerons joyeuse vie après tant de misères. Je me sens en appétit et d’humeur à m’amuser un peu. Ne le dis pas à Mina Wurtz, je veux faire le diable à quatre une fois dans ma vie. Nous n’en serons pas moins de bons et honnêtes Allemands pour rentrer à Berlin !

— Vous croyez donc à l’armistice et à la paix ? dis-je pour le sonder.

— Au diable l’armistice, et la diplomatie, et les puissances neutres ! Nous avons bien besoin vraiment de toutes ces paperasseries. Là-bas, c’est là-bas que sont nos vrais alliés. Il regardait Paris avec des regards ardens. — Les Allemands n’ont-ils pas été tous expulsés ? demandai-je timidement.

— Non, non, pas tous ; mais ce ne sont pas les Allemands qui nous feront entrer à Paris.

— Y aurait-il donc des traîtres dans la ville ?

— Des traîtres ! reprit-il en hésitant ; non, non, ce n’est pas précisément cela. Ce sont des gens à grandes idées. Ils ont un certain idéal de société, une certaine façon d’entendre le bonheur de l’humanité, auxquels ils sacrifient tout le reste. S’il leur est démontré que le succès de leurs rêves exige qu’ils renversent le nouveau gouvernement de la France, ils n’hésiteront pas, — pas plus que n’ont hésité au 4 septembre ceux qui tiennent en ce moment le pouvoir.

— Major, dis-je en secouant la tête, en Allemagne nous avons des rêveurs comme ceux-là ; ils ne s’en battent pas moins bien et n’en haïssent que mieux la France.

— En Allemagne, reprit-il en souriant, nous ne sommes plus au temps de Luther, et nos idées ne servent qu’à faire des livres ; elles ne font plus des révolutions. Tout se passe sur le papier, où nous ne craignons pas de pousser nos rêves à outrance, mais, le moment venu d’agir, on ferme le volume, on le serre précieusement au fond d’une armoire, comme un objet curieux dans une vitrine ou comme une vieille pertuisane dans un arsenal. Chez les Français, gens de logique et de passion, tout se passe d’une autre sorte. Ils agissent aussi vite qu’ils pensent, et ne perdent pas une heure pour dégainer, au risque de s’embrocher mal à propos. Il suffit de donner le branle bien à point à quelque idée dangereuse ; c’est à quoi nos amis travaillent. On ne peut pas s’imaginer, mon cher Hermann, quel parti un habile homme tire d’un peuple qui met ses chimères au-dessus du devoir, et qui sacrifie toujours le bon sens à la logique.

La nuit était glaciale et le canon grondait au loin sourdement ; mais, de notre côté, tout était silencieux, car on négociait à Versailles et une trêve avait été consentie pour le passage des parlementaires. Nous jouissions de cette sécurité momentanée ; aussi, malgré le froid, je ne pouvais me décider à rentrer. Les signaux lumineux continuaient cependant : le major ne les perdait pas de vue. On eût dit des feux follets, des esprits de malice, passant et repassant dans la nuit. A la fin, ils s’évanouirent.

Le major attendit quelque temps encore, puis se tournant vers moi : — Allons dormir, mon brave ; nous ferons un punch avant de nous coucher, et nous porterons un toast à la grande Allemagne… Hermann, s’écria-t-il comme s’il ne pouvait se contenir et que son secret lui échappât, à l’heure où je te parle, la révolution gronde dans les rues de Paris ; la commune vient d’être proclamée à l’Hôtel de Ville, le gouvernement est prisonnier. Voilà ce que disaient les petites chandelles de tout à l’heure. Allons dormir, mon brave Hermann, avant huit jours nous serons à Paris. Ah ! que nous avions bien raison de compter sur la canaille ; c’est une meute hurlante, toujours prête à prendre la piste ; mais il faut convenir que le vieux a bien mené la chasse.

En disant ces mots, il étendait la main vers Paris, comme s’il adressait un salut à quelque personne invisible.

O ma Dorothée, ton cœur a-t-il battu en lisant ces lignes ? Devines-tu quels rêves vont bercer mon sommeil ? Rêves de paix, de jeunesse et d’amour, rêves purs et candides comme l’âme de ma bien-aimée, allez consoler le cœur de ma triste fiancée,… allez ! je vous suivrai !

DOROTHÉE A HERMANN.

Berlin, 18 novembre.

Quand finira cette guerre atroce ? Les jours passent, les semaines suivent les jours ; deux mois, deux longs mois se sont écoulés, et l’armée allemande assiège toujours Paris. Toute chance de paix a disparu, les négociations ont échoué ; la révolution sur laquelle tu comptais a misérablement avorté. Toutes nos espérances, une à une, s’évanouissent en nuages de poudre, ou se fondent en vapeurs de sang.

La misère est grande ici, et ajoute ses horreurs aux inquiétudes qui nous dévorent ; l’Allemagne entière est dans les larmes. La ville d’Orléans prise, perdue, reprise, nous a coûté des flots de sang ; la Bavière et le Wurtemberg y ont été décimés. Grâce à Dieu, cette fois encore les soldats de la Prusse ont été retenus loin du péril.

La résistance insensée de la France nous désespère ; toutes les lettres qui nous arrivent du théâtre de la guerre attestent combien nos ennemis sont acharnés et opiniâtres. Les francs-tireurs font beaucoup de mal, ce sont de misérables assassins qui ne méritent que la potence, c’est leur faire trop d’honneur que de les fusiller sans pitié. Le lieutenant Felder écrit à sa mère que les paysans eux-mêmes osent résister et tenter une défense impossible, on voit maintenant combien le fond de ce peuple est méchant et obstiné. Ils obligent l’armée allemande à de terribles représailles, on incendie parfois des villages entiers pour punir la résistance de quelques-uns, et l’on fusille sans merci tout homme pris les armes à la main. Arnold Felder dit que rien n’est plus saisissant et plus beau que l’aspect de ces villages flambant la nuit dans la campagne ; les lueurs rouges se reflètent sur les champs couverts de neige, et font étinceler de mille feux les arbres revêtus de givre. On ne peut se défendre d’une sorte de sombre enthousiasme en lisant de tels récits : la guerre apparaît comme un grand poème d’une tragique beauté… Quand on regarde autour de soi, l’impression est bien différente ; rien que des misères, le deuil et les larmes, et la faim qui s’assied au foyer de la veuve, au chevet du vieillard sans enfant : plus de père, plus de fils, l’aisance et le bien-être disparus avec la joie du logis…

Hâtez-vous donc de prendre Paris, on ne conçoit pas ici que vous tardiez autant ; pourquoi ne pas forcer cette ville à capituler aussi bien que Strasbourg ? Les ménagemens dont on use à son égard sont faits pour irriter le cœur des Allemands. Est-il juste d’avoir plus d’égards pour les souffrances des Parisiens que pour les nôtres ? Ne saurait-on faire comprendre au roi combien cette funeste douceur blesse douloureusement ses fidèles sujets ? Ayez recours au bombardement, si vous ne pouvez venir à bout autrement de cette orgueilleuse ville ; mais, pour Dieu, finissez-en, et revenez au plus tôt. O mon Hermann ! que nous serions heureux l’un près de l’autre ! combien nous jouirions doucement des riches présens que tu m’as envoyés ! J’ai reçu les deux grandes caisses et les précieux objets qu’elles contenaient, je les ai distribués aux membres de la famille selon ton désir. ; tous sont dans le ravissement, et t’envoient un chœur de bénédictions… Hélas ! après m’avoir comblée, tu peux m’être enlevé en un instant. L’amertume de cette pensée me déchire ; je ne trouve le calme nulle part, ta seule présence pourra mettre un terme à mon supplice. Dieu veuille te ramener au plus tôt dans les bras de ceux qui t’aiment !

HERMANN A DOROTHÉE.

Saint-Cloud, 15 novembre.

Il m’est arrivé ces jours-ci de singulières aventures, dont le récit t’intéressera sans doute.

Tu sais que nous sommes à Saint-Cloud entourés de bois qui s’étendent dans toutes les directions et. couvrent le pays jusqu’à Versailles ? Je me promenais seul, il y a quelques jours, quand un homme sans uniforme apparut brusquement, et, traversant la route, entra dans le bois. Il y avait dans l’air de cet homme je ne sais quoi de suspect et de furtif qui m’engagea à le suivre ; mais, bien que j’eusse sensiblement allongé le pas et que l’inconnu n’eût pas paru me voir, la distance se maintenait entre nous toujours la même, si bien que je commençai à trotter doucement, puis, accélérant toujours le mouvement, cela devint une véritable chasse à courre. Par je ne sais quel prodige, ce diable d’homme restait toujours à vingt pas de moi, courant, il est vrai, mais en quelque sorte paisiblement, sans effort, prenant son temps pour traverser les fossés et les mauvais pas, tandis que, moi, haletant, essoufflé, me heurtant aux arbres, je sentais mes forces. décroître à mesure qu’augmentait ma colère. Heureusement que l’homme se dirigeait de façon à rencontrer bientôt la villa où est établie la commandature, et je me réjouissais de penser qu’il allait tomber innocemment dans la souricière. Quel ne fut pas mon étonnement, quand je le vis enfiler sans hésitation la courte avenue, traverser la cour. d’honneur, et monter d’un pas dégagé les degrés du perron, tandis que le soldat de faction m’arrêtait brutalement à la grille ! J’y étais encore quand l’inconnu reparut à une fenêtre du rez-de-chaussée, et me fit signe d’approcher : — Bonnes jambes, s’écria-t-il dès que je fus à portée de l’entendre, mais caractère détestable ! On s’irrite, on s’emporte, on perd des forces parce qu’on manque de mesure, et on perd du temps parce qu’on manque de calme. Dieu me pardonne ! C’est Hermann Schlick ! Qui t’aurait jamais reconnu sous ce masque rouge et boursouflé, mon vieux, mon cher camarade ? Quelle idée aussi de donner la chasse au limier ! — Il me tendait les bras en riant d’un large rire ouvert jusqu’aux oreilles. À ce rire, je reconnus Frederick Meiningen, le fils du maître d’école, avec qui je m’étais lié autrefois à l’université. Je l’avais ensuite perdu de vue ; je savais seulement qu’il s’était fixé en France, et qu’il avait fait fortune.

Il me pria de l’attendre, et bientôt après nous soupions gaîment dans un excellent. cabaret du pays. On ne saurait croire combien de métiers a exercés Fritz et quel heureux gaillard il est maintenant. Journaliste, maître de langues, courtier de commerce, phonographe, il a essayé de tout, et s’est arrangé pour récolter de précieux renseignemens que notre gouvernement lui a chèrement payés. Dans ces derniers temps, Fritz s’est fait naturaliser citoyen de la libre Amérique, en sorte qu’il peut nous continuer, malgré la guerre, ses utiles services. C’est actuellement un parfait gentleman, associé d’une grande maison de commerce de Philadelphie. Il est riche et passionné pour la vie de Paris, qu’il adore, et pour les Parisiennes, qui le lui rendent bien, à ce qu’il assure. Il va se marier au printemps avec la fille d’un général français qui ne se doute guère de la vraie profession de son futur gendre, ni de l’usage que fait celui-ci des confidences et des épanchemens de son beau-père. Rien n’est perdu pour ce diable de Fritz, il tire parti de tout, et quelle sûreté de jugement ! quelle fermeté morale ! quel merveilleux sang-froid ! J’étais confondu de sa désinvolture et de son audace ; je n’ai pu le lui cacher. — S ton beau-père venait à soupçonner un jour la vérité ? lui ai-je dit. — Eh bien ! quoi ? N’est-ce pas au bonheur de sa fille que je travaille en même temps qu’à la grandeur de mon pays et à ma prospérité ? Son honneur est intact. Qu’a-t-il à me reprocher ? Laisse donc ! Nul homme n’est l’ennemi de sa propre fortune ; puis, je ne l’oblige point à me donner sa confiance. Est-ce ma faute s’il m’ouvre à la fois son cœur et les secrets de la France ?

Que répondre à cette logique ?

Fritz me combla de joie, ce soir-là, en me promettant de me faire entrer secrètement à Paris. — J’ai du crédit, me dit-il ; j’obtiendrai de t’emmener.

Dès le lendemain, je le vis paraître à l’exercice, et le capitaine, m’ayant aussitôt fait sortir des rangs, me donna l’ordre de le suivre. Nous nous rendîmes à une petite maison isolée où nous trouvâmes des vêtemens civils de toute sorte ; je choisis, parmi ceux qui convenaient à ma taille, les plus beaux que je pus trouver. De son côté, Fritz chercha dans une liasse de papiers un laisser-passer français s’adaptant à merveille à ma figure et à mon air ; j’y étais désigné comme un commerçant de Rotterdam chargé de préparer le ravitaillement de Paris. Le signalement par malheur portait quarante ans, juste quinze ans de trop. Fritz m’assura qu’à Paris on n’y regardait pas de si près, et que, du moment qu’il s’agissait de ravitailler la ville, on s’inquiéterait peu de savoir si j’étais trop bien conservé pour mon âge. — Le difficile est de franchir les avant-postes, ajouta-t-il. Heureusement l’espace est vaste, je connais les détours, et nous sommes aussi patiens qu’habiles… En avant !

Nous gagnâmes en peu de temps les avancées françaises ; là, sans le secours de Fritz, j’aurais péri mille fois. Nous restâmes d’abord plusieurs heures étendus, sans parler, la face contre terre, dans un fossé, rampant avec précaution et faisant cent pas en une heure, car il y avait tout près de là un poste ennemi. J’eus le temps, pendant cette première étape à plat ventre, de réfléchir aux inconvéniens de l’aventure ; cependant il me fut impossible de concevoir le moindre regret de m’y être engagé. Quelques périls que je dusse courir, pour rien au monde je n’aurais voulu reculer. Je pensais avec une sorte d’orgueil à la jalousie des camarades quand ils apprendraient mon histoire ; pas un d’eux n’eût hésité à prendre ma place, si elle leur eût été offerte.

Tu ne sais pas, ma Dorothée, ce que c’est que Paris pour de pauvres diables qui depuis plusieurs mois vivent exposés au froid, à la pluie, à la mort, privés de tout plaisir, séchant d’ennui, tandis que s’étale sous leurs yeux la ville des délices inconnues, la ville des voluptueuses légendes. C’est alors que l’esprit court fiévreux, dans le dédale de ces rues qui s’entrelacent et se croisent, à la poursuite de mille chimères… Par une étrange fatalité, les anathèmes tant de fois lancés contre l’impure Babylone deviennent comme des aiguillons brûlans, comme des flèches d’or qui harcèlent nos cerveaux surexcités par la fatigue et le péril. Et pourtant ne crains rien, ma bien-aimée, le cœur d’Hermann est à l’abri de ces sortilèges ; il est revêtu d’une invincible armure : ton amour le protège !

A force de ramper, nous arrivâmes à une déclivité de terrain qui nous mit à l’abri ; nous pûmes nous redresser et respirer librement. Mes beaux habits avaient malheureusement subi quelques avaries ; je les réparai de mon mieux. Le terrain qui s’étendait entre nous et les remparts était couvert de gens qui fouillaient le sol pour y recueillir des pommes de terre ; nous nous mêlâmes à eux, et ce fut avec un groupe de ces gens que nous entrâmes dans Paris, armés chacun d’un paquet de légumes. La foule de ceux qui rentraient avec nous était si grande qu’à peine on regarda nos papiers.

Ce ne fut pas sans un frisson que je franchis le seuil de l’immense forteresse et que je vis ces travaux de défense, contre lesquels viendraient se briser tous nos efforts, si nous devions jamais tenter l’assaut. Que te dirai-je de Paris ? J’ai marché plusieurs heures à travers ces rues, ces boulevards, dont les dimensions témoignent du gigantesque orgueil de ce peuple. En parcourant les Champs-Elysées, je rougissais de notre pauvre allée des Tilleuls, qui me paraissait si belle autrefois. Et Tempelhof, et Lustgarten, et la place de Potsdam, et tout ce qui me semblait à Berlin le dernier mot de la magnificence et de l’art, Paris n’en voudrait pas pour ses faubourgs… Voilà la vérité. J’étais littéralement outré de cette ostentation, de cette insolence dans le luxe. C’est sa richesse exagérée qui donne à ce peuple tant de vanité et de suffisance. Que lui resterait-il de son orgueil, si tous ces monumens somptueux, ces trésors de l’art allaient être anéantis ? Qui sait ce qui peut arriver ? La guerre a des nécessités terribles.

— Détruire Paris, répondit Fritz, à qui j’exprimais ces sentimens en toute liberté, ce serait nous vouer, ce serait vouer l’Allemagne entière à un opprobre immortel… Non, non, ce n’est point ainsi qu’il faut s’y prendre.

Je vis qu’il avait une idée. Comme je le pressais : — Chut ! dit-il, on ne nous aime guère ici, et l’on n’est pas tendre pour ceux que l’on soupçonne d’espionnage. Veille donc sur toi, ne gesticule pas avec cet air frénétique, veille surtout sur ta langue et ton diable d’accent. Je te préviens que, si tu te fais prendre, je t’abandonne… La Prusse avant tout ! Nous longions le quai de la Seine, presque en face du jardin des Tuileries, sur la rive gauche, lorsque Fritz se détourna tout à coup en se penchant sur le parapet au moment où passait près de nous une femme vêtue de noir, dont la taille svelte et la démarche légère révélaient la jeunesse. — Tu connais cette dame ? lui dis-je. — Oui, c’est la très jeune veuve d’un financier fort riche et la cousine très aimée d’un diplomate fort pauvre. — Tout va bien alors ! — Pas si bien, car la fortune du financier doit, par clause spéciale, s’envoler tout entière le jour des secondes noces… Je te laisse à penser si la famille de la dame fait bonne garde autour de ses millions.

— Pourquoi t’es-tu détourné ? Tu craignais d’être reconnu.

— Justement ; elle a dû me voir plus d’une fois auprès de son cousin, chez qui j’ai rempli des fonctions aussi intimes qu’instructives, aussi humbles qu’intéressantes, du temps qu’il était attaché à l’ambassade de France à Vienne… Où peut-elle aller à cette heure, si bien enveloppée dans ses voiles et de ce pas rapide ?

Elle avait passé le Pont-Royal, puis, inclinant à gauche, elle se dirigea sans hésiter vers le jardin réservé des Tuileries, dont la grille était ouverte. — Ou je me trompe fort, ou la belle est attendue, dit Fritz en riant.

Il finissait à peine quand un grand jeune homme vêtu de l’uniforme de l’état-major de la garde nationale s’avança vers elle et lui offrit le bras. Un épais brouillard étendait ce jour-là sur Paris ses nuages floconneux et livides ; nous en profitâmes pour nous glisser inaperçus dans le jardin, où nous nous jetâmes derrière un massif.

— J’ai mes raisons, me dit Fritz, pour assister à l’entrevue de ce beau couple. Maurice d’Etreval a des relations ; il est actif, entreprenant, et d’ordinaire bien renseigné. Ce serait le diable s’il ne nous donnait pas entre deux soupirs quelques bons avis ; rien d’indiscret comme un amoureux !

Les deux jeunes gens, après quelques regards furtifs autour d’eux, se persuadèrent sans doute qu’ils étaient seuls ; ils s’arrêtèrent à peu de distance, et le capitaine, prenant les doigts de sa cousine, les porta à ses lèvres. — Vous avez désiré me voir, dit celle-ci ; ce n’est pas un adieu, j’espère !

— Peut-être…

— On va donc se battre ?

— Pas encore ; c’est d’une mission secrète qu’il s’agit.

— Cela m’effraie plus encore qu’une bataille. Vous ne partirez pas seul ?

— Non, Valentine, j’accompagnerai un ami, un savant, qui doit essayer un nouveau système de correspondance entre nous et la province. C’est une invention admirable qui laisse bien en arrière les pigeons, le câble sous-fluvial et les signaux électriques, que l’ennemi intercepte ou que le brouillard dérobe. Malheureusement de mesquines rivalités, l’inertie, l’indécision du pouvoir, entassent obstacles sur obstacles, et retardent notre départ.

— Ce système nouveau, vous le connaissez, Maurice ?

Fritz me poussa du coude ; je suis bien sûr qu’il calculait déjà ce que lui rapporterait cette découverte importante.

— Je le connais, oui sans doute ; mais ceci, chère enfant, c’est un grand secret.

— Et si je vous le demandais, pourtant ?

Le jeune homme hésita ; Fritz et moi, nous respirions à peine.

— Si vous me le demandiez ? Je vous en dirais un autre, Valentine, un autre qui brûle mes lèvres et mon cœur.

— Le diable les emporte, s’écria Fritz si haut qu’il faillit nous faire découvrir, les voilà qui perdent la piste.

La jolie Valentine, semblait rêveuse ; je voyais sa silhouette élégante flotter dans la lourde vapeur jaunâtre qui rampait sur le sol ; à travers les branches dénudées du buisson, je distinguais l’éclat pâle de son visage dans le sombre encadrement de son voile noir…

— Eh bien ! vous vous taisez, Maurice, reprit-elle timidement. — N’avez-vous plus rien à me dire ?

— Hélas ! non, — rien absolument, répondit-il d’un air découragé ; si vous n’avez pas deviné déjà ce que je voulais vous dire, à quoi bon vous l’apprendre !?

La voix de la jeune femme tremblait un peu quand elle reprit avec un rire affecté : — Savez-vous, Maurice, que ceci ressemble au prélude d’une déclaration ? Vous avez donc rompu avec la princesse ?

Il me fut impossible d’entendre le nom de cette princesse.

— Vous aurait-elle signifié votre congé ? Aurait-elle licencié sa fidèle milice ? Seriez-vous mis au cadre de réservé ? Et pourquoi, grand Dieu ?

L’animation de sa cousine amusait le capitaine. — Bon ! dit-il, on se lasse de tout !

— Même d’aimer ?

— Chère enfant, il n’était point là question d’amour ! La princesse est femme d’esprit, elle ne demande rien d’impossible… On cherche à lui plaire, parce que la mode est de lui plaire. Vous ne savez pas ce que c’est que l’instinct de l’imitation ! Panurge lui-même ne s’en est pas douté.

Je ne sais ce que répondit Valentine, car un roulement de tambour couvrit sa voix ; on fermait le jardin. A dire vrai, j’emportais de notre guet-apens un certain malaise de conscience. Quand on n’y est pas habitué, ce procédé d’investigations ne laisse pas de causer à l’imagination quelque vive répugnance. — De quoi te troubles-tu ? s’écria Fritz avec son large rire. Est-ce notre faute si ces étourneaux font l’amour en plein vent ? Entre ennemis, tout est de bonne guerre ! Nous avions d’ailleurs assez sotte figure dans notre bosquet déplumé par ce brouillard glacé ! Que le ciel confonde les amoureux et cette rage de parler pour ne rien dire !

Je pensais à toi, ma chère Dorothée, en quittant le jardin. Ce rendez-vous m’en avait rappelé d’autres, et combien différens ! Que nos instans étaient mieux remplis ! Combien nos discours et nos silences même étaient plus éloquens que ce frivole babillage parisien, où l’esprit a plus de part que le cœur ! Fi donc ! Ce n’est point ainsi que l’on aime à Berlin ! Et je m’indigne des sarcasmes dont Fritz vous accable, vous autres jeunes filles d’Allemagne. — Les Allemandes, dit-il, ont été créées pour remplir sur la scène du monde les rôles de grande utilité. Encore le plus souvent jouent-elles mal leur rôle.

Nous avons dîné à la Taverne anglaise, où la chère était médiocre, car la disette sévit déjà dans la ville assiégée ; s’il plaît à Dieu, les privations deviendront cruelles sous peu-de temps. Les vins sont encore abondans et exquis ; je suis sorti un peu étourdi, et pour terminer la soirée nous avons couru les cafés. Je ne sais trop comment j’ai regagné avec Fritz son domicile ; mais je sais que le lendemain je rentrais sans accident dans nos positions, où mes camarades ne tarissent pas de questions sur la ville merveilleuse. Beaucoup donneraient leur meilleure part de butin pour pouvoir tenter pareille aventure.

DOROTHÉE A HERMANN.

25 novembre.

Ta dernière lettre ne m’a pas réjouie, mon cher Hermann ; je n’aime pas ces promenades dans Paris, et je crains que tu ne conserves le désir d’y retourner. Défie-toi des Français, défie-toi surtout des femmes de ce pays. Je ne crois pas qu’il y ait sous le ciel une plus damnable incarnation de Satan. Ce sont des créatures méprisables avec leurs visages peints et leurs chevelures d’emprunt. J’ai ouï dire que les hommes adorent ces idoles fardées, qu’ils se laissent séduire par leurs grâces apprises, par l’amusement d’une conversation effrontée, par la savante corruption de leur esprit. Pour l’amour du ciel, évite ces dangereuses sirènes ; elles sont capables de tous les crimes… Songe que ma vie est liée à ta vie, mon cœur à ton cœur. Je redouterais pour toi la mort moins encore que l’impur contact des filles de Babylone ; mais de quoi vais-je me troubler ? Ne sais-je pas bien tout ce que l’on âme a de candeur, tout ce que ta tendresse a de sincérité et de profondeur ? La mâle vertu de mon Hermann ne saurait se laisser prendre à des pièges si grossiers.

Je joins à cette lettre un vêtement de flanelle que j’ai cousu de mes mains et quelques cigares que t’envoie l’oncle Gaspard. N’oublie pas ceux qui t’aiment ; je prie Dieu pour toi… Et de grâce surtout ne retourne pas à Paris.

HERMANN A DOROTHÉE.

Saint-Cloud, 27 novembre.

Je trouve ta lettre au retour d’une nouvelle excursion dans Paris, qui cette fois a failli me coûter cher. Rassure-toi pourtant, je reviens sain et sauf, et serai plus prudent à l’avenir… Notre promenade avait commencé hier sous les plus heureux auspices ; nous étions entrés presque sans difficultés à Paris, et nous avions employé notre journée à visiter par un beau soleil d’hiver quelques points stratégiquement intéressans de la ville. Le soir, Fritz se rendait à une réunion publique, il me proposa de l’y accompagner.

La salle où se tenait ce club était une grande pièce consacrée en d’autres temps à des bals publics. Des quinquets fumeux et rares n’y répandaient qu’une insuffisante clarté ; il y avait là une foule grouillante et tapageuse uniformément coiffée de képis ; tout cela ondulait comme une houle au milieu du bruit assourdissant des conversations, des querelles entremêlées de cris et de cyniques boutades. Quelques femmes se trouvaient confondues dans cette tourbe humaine, et leurs voix aiguës se mêlaient au tapage. Une vapeur nauséabonde flottait au-dessus de cette masse d’êtres entassés, agitée par une sorte de mouvement perpétuel, de trépidation sur place, par quelque chose comme un flux et un reflux ; cela ressemblait à une tempête dans un égout.

Je m’aperçus que Fritz avait plus d’une connaissance dans ce vilain monde, car je le vis échanger des sourires, des poignées de main et des signes d’intelligence.

La séance fut ouverte par trois formidables coups de bâton assénés par le président sur l’estrade de planches élevée à l’extrémité de la salle ; l’estrade faillit en être renversée, et les gens qui composaient le bureau en changèrent de couleur.

La parole fut donnée à un citoyen prodigieusement barbu, qui fit irruption à la tribune : ses yeux brillaient sous ses noirs sourcils comme une lanterne dans un buisson. — Citoyens, s’écria-t-il d’une voix creuse, depuis la défaite des bons patriotes au 31 octobre, l’infâme réaction relève la tête. — Il s’étendit longuement sur les misères du peuple, persécuté par ceux qui se disaient ses amis ; il se plaignit de ce que cette fois encore la révolution faite par le peuple n’avait profité qu’à des traîtres. Il dénonça ces vils transfuges qui, parvenus au pouvoir, ne se faisaient pas faute de mitrailler les frères et amis, et appela sur eux les foudres de la justice populaire. Pendant ce discours, interrompu souvent par des applaudissemens, des hurrahs et des trépignemens frénétiques, il trouva le temps de vouer à l’exécration immortelle de l’avenir les gouvernemens passés et présens de la France. Il termina en protestant contre la guerre. — Envoyons, dit-il, aux avant-postes les prêtres et les bourgeois, et réservons-nous pour la république. — Tel fut son dernier mot, accueilli par le délire enthousiaste de l’assemblée et par les cris répétés de vive la république ! vive la commune ! Quelques sifflets et quelques cris isolés de vive la France furent étouffés sous les huées et le tumulte.

Cependant un jeune homme de grande taille et de mine énergique se présenta sur l’estrade. — on parle du peuple, s’écria-t-il d’une voix retentissante, des droits, de la volonté, de la justice du peuple ! Qu’est-ce que c’est que ça, le peuple ? Où le prenez-vous ? De quoi se compose-t-il ? Qui vous a permis de parler en son nom ? Est-ce vous qui êtes le peuple ? Et de quel droit prétendez-vous faire la loi à la France ? Qui êtes-vous pour réclamer la suprématie ? Êtes-vous le nombre ? — Non, car les paysans, que vous méprisez, sont plus nombreux que vous. — Êtes-vous l’intelligence ? — Rien ne le prouve, ni vos creuses déclamations, ni votre crédulité puérile, ni vos forfanteries. — À chaque parole de l’orateur, de violens murmures et des protestations indignées s’élevaient de tous les coins de la salle sans parvenir à l’interrompre ; sa voix s’élevait progressivement et dominait le tumulte ; on eût dit le dialogue de la tempête et de l’ouragan. — Avez-vous plus d’instruction, s’écriait-il d’une voix tonnante, plus de science ? — Non ; les prêtres et les bourgeois sont plus savans que vous. — Avez-vous plus de moralité, plus de vertus que nous ? — Non ; si gangrenée que puisse être notre vieille société française, nulle part le vice ne fleurit plus effronté que dans vos rangs, où la débauche fait rage, où s’étalent l’ivrognerie et l’adultère. — Êtes-vous du moins le dévoûment ? — Non, mille fois non ; car, tandis que nobles et bourgeois marchent à l’ennemi avec la sombre ardeur du désespoir, tandis que les paysans donnent sans murmurer leurs fils pour défendre la patrie, vous vous réservez prudemment pour la république, — Parlez-vous au nom de la misère ? — Non encore, car vous peuplez les théâtres, les bals publics et les cabarets ; vous trouvez de l’argent pour vos vices, quand vos familles meurent de faim. Arrière donc ! la vraie misère n’est pas avec vous. — Mais, qui êtes-vous donc, vous qui voulez être nos maîtres ? Eh bien ! vous êtes la convoitise, la haine et l’envie, vous êtes l’esprit du mal déchaîné, la sainte canaille enfin ! — Ce ne fut pas un cri, ce fut un hurlement, puis un assaut furieux, suivi d’un effroyable craquement ; le bureau fut renversé, et dans un nuage de poussière on entrevit une mêlée confuse de têtes irritées, de bras menaçans. Puis un courant d’air froid pénétra dans la salle, une porte s’ouvrit et se referma.

Le calme rétabli, un nouveau venu parut à la tribune ; les conclusions de son discours, tout opposées à celles du premier orateur, eurent un égal succès ; loin de se désintéresser de la guerre, il fit contre la Prusse une diatribe passionnée, un appel énergique à la haine et à la vengeance. Pendant cette harangue, soulignée par les applaudissemens joyeux et la chaleureuse émotion de l’auditoire, j’étais fort mal à l’aise ; la sueur ruisselait à grosses gouttes sur mon front, et mes doigts crispés déchiquetaient pièce à pièce les poches de mon paletot neuf. Fritz, que je regardais à la dérobée, riait au contraire, et semblait parfaitement satisfait ; mais au fond de ses yeux il y avait quelque chose de froid et d’étincelant comme le reflet d’une lame d’acier.

Cependant l’orateur se complaisait dans son succès. — Si l’on n’y prend garde, s’écria-t-il, les Allemands avec leurs Gretchen finiront par envahir le monde ; c’est une race de rongeurs métaphysiques qui se répand en bataillons serrés sur la surface du globe. Partout où il y a un champ à cultiver, une forêt à défricher, une industrie à exploiter, vous voyez venir l’Allemand famélique avec sa longue et docte compagne. Il s’acclimate, s’installe, s’incruste dans le sol ; il devient l’hôte du logis, l’ami de la maison et bientôt le propriétaire du lieu. Je vous le dis en vérité, l’Allemand aura bientôt infesté l’univers de sa ponte démesurée… — Horrible ! horrible ! dis-je à demi-voix à Fritz ; ces Français ne respectent rien.

J’avais à peine prononcé ces mots, échappés à mon indignation, que je sentis un mouvement autour de moi ; il se fit un de ces frémissemens précurseurs de l’orage. En un instant je fus saisi, lancé à droite et à gauche. Au milieu de ce désordre, de cette inexprimable confusion, j’entendis une voix claire et stridente comme la trompette de l’archange qui criait : — A bas l’espion ! mort à l’espion ! — Mes yeux se tournèrent vers le point d’où partait la voix accusatrice ; . ils s’arrêtèrent sur une femme debout sur l’un des bancs faisant estrade le long du mur. Elle semblait ainsi d’une taille gigantesque ; son visage, que je vois toujours, avait cette pâleur spectrale de la porcelaine que donnent certains fards, des masses épaisses de cheveux d’un rouge sombre inondaient sa tête et ses épaules de leurs boucles et de leurs torsades. Son bras étendu me désignait par un geste implacable. D’un coup d’œil éperdu, je cherchai Fritz autour de moi ; il avait disparu. Je regardais la femme qui m’avait dénoncé comme si ses yeux attiraient les miens par une fascination magnétique. Dans ma mortelle angoisse, je trouvai le temps encore de la voir, de détailler son visage ; elle me parut belle : telles devaient apparaître dans les forêts de la Gaule les farouches prêtresses de Teutatès ou les filles des druides.

Cependant la foule était si compacte que j’étais en quelque sorte porté par le flot ; je ne sais quel choc imprévu me fit trébucher, je tombai sous les pieds de la multitude presque étouffé, écrasé à demi. Je perdis un instant connaissance. On me releva tout ensanglanté, car je m’étais ouvert le front en tombant, et, la fureur de la foule s’irritant par la vue du sang, les brutalités augmentèrent ; je crus ma dernière heure venue. Dorothée, mon âme déjà t’adressait le suprême adieu, quand une voix se fit entendra. — Ne le maltraitez pas, disait-elle avec ce timbre clair et métallique que je reconnus aussitôt ; qu’on le fusille, s’il le mérite, mais ne lui faites pas de mal. — Ce cri de pitié, cette voix qui seule parlait pour moi dans cette détresse affreuse, ébranlèrent tellement mes nerfs que je sentis ; les larmes monter à mes yeux : peu s’en fallut que je n’éclatasse en sanglots.

Je fus arraché à cet attendrissement par l’arrivée d’un personnage qui allait jouer un rôle décisif dans la fin de cette aventure C’était un officier que le bruit et l’agitation populaire avaient attiré là ; il donna l’ordre que je lui fusse amené. Malgré mon trouble, je le reconnus aussitôt ; c’était le capitaine Maurice d’Etreval, celui-là même dont nous avions quelques jours plus tôt surpris le tendre rendez-vous. Il me sembla qu’à sa vue un rayon d’espérance tombait du ciel dans mon âme, et je repris courage lorsque je l’entendis déclarer d’un ton ferme que j’étais son prisonnier, que je serais jugé par une cour martiale, et qu’en attendant il répondait de moi sur sa tête. Malgré quelques murmures et de sourdes protestations, il fit avancer une voiture, s’y installa à mes côtés et donna l’ordre au cocher de nous conduire à la place. Un garde national désigné par la foule monta sur le siège près du cocher. Certes j’étais loin d’être sauvé. À ce moment même, je l’avoue, il me semblait impossible d’échapper à la mort ; j’éprouvai toutefois une sensation presque joyeuse quand je me trouvai assis dans cette voiture, et que l’allure rapide du cheval eut mis un intervalle entre le courroux populaire et moi. La mort qui m’attendait me semblait presque douce et consolante à côté de celle que j’avais entrevue.

Mon compagnon me laissa le temps de me remettre de mon trouble, et m’aida même à essuyer le sang qui m’aveuglait.

— Vous êtes Prussien ? me dit-il ensuite d’une voix brève.

— Je suis de Berlin, répondis-je sans hésiter, un sûr instinct me conseillant de gagner sa confiance par une habile sincérité.

— Vous êtes officier ?

— Soldat de la landwehr.

— Qu’êtes-vous venu faire à Paris ?

— Voir la ville, voilà tout.

— C’est peu vraisemblable ; personne ne saurait accepter une pareille excuse.

— Je ne veux pas vous tromper, capitaine, dis-je de l’air de la plus candide franchise ; un intérêt plus puissant que la curiosité m’attirait en effet. J’ai voulu revoir ici une personne que j’aime plus que la vie… J’ai risqué pour elle ma tête, je ne le regrette pas. — Vous avez aimé peut-être, capitaine ? Vous me comprendrez, vous comprendrez la folie d’un pauvre soldat dont le cœur s’exalte là-bas, dans ces bois où nuit et jour la mort plane et peut frapper à toute heure ; vous comprendrez ce désir insensé de revoir une dernière fois un visage adoré, d’échanger une fois encore un adieu !

Je ne sais comment il se fit qu’en prononçant ces mots ma voix trembla, et qu’une grosse larme roula lentement sur ma moustache. Les émotions de la soirée avaient ébranlé mes nerfs sans doute, et la conviction que je défendais ma vie ajoutait à mes paroles un chaleureux accent de persuasion.

— Si je pouvais vous croire ! dit le capitaine d’un air de regret. Donnez-moi quelque preuve ; cette femme, qui est-elle ? où demeure-t-elle ? Je pâlis à cette question précise, mais mon sang-froid ne m’abandonna pas.

— Capitaine, m’écriai-je avec le ton d’une dignité triste, vous êtes Français et vous demandez le nom d’une femme ! Que vous importe ? Je ne songe point à sauver ma vie ; un soldat est toujours prêt à en faire le sacrifice.

Je me croisai les bras et m’enfonçai dans le coin de la voiture avec l’apparence résolue et calme d’un homme qui vient de faire son testament, qui se trouve en règle avec Dieu et le monde. J’étais loin d’être tranquille pourtant au fond du cœur ; je calculais que la voiture roulait rapidement, et que chaque minute en s’envolant m’arrachait une chance de vie.

Mon compagnon semblait soucieux et me regardait à la dérobée, je crus sentir que son observation m’était favorable. — Vous avez d’honnêtes figures en Allemagne, dit-il en souriant, ce qui fait qu’on se trompe souvent sur votre compte. Nous nous sommes, en effet lourdement mépris en France, et vous avez dû bien rire de notre naïveté. Moi, je n’en rougis pas, car je ne déteste pas les dupes !

J’étais résolu à tenter quelque effort pour me sauver. — J’ai une mère là-bas et un vieux père, lui dis-je ; aurez-vous la générosité, monsieur, quand cette triste guerre sera finie, d’écrire aux deux pauvres vieillards ? Vous leur direz que leur fils unique est mort victime d’une funeste méprise, et vous les consolerez, s’il se peut.

— Je leur écrirai ; n’avez-vous rien de plus à me demander ? Cette jeune femme,… votre amie…

— Qu’elle ignore tout ! m’écriai-je. Je la quittais tout à l’heure si heureuse, si confiante ! Qu’elle ne sache jamais ce que m’a coûté la joie de la revoir, et que le ciel épargne à celle que vous aimez l’horreur d’une pareille séparation !

Le capitaine était attendri. — Je voudrais pouvoir vous sauver, reprit-il d’une voix altérée ; malheureusement c’est impossible ! J’ai répondu de vous sur ma tête, et le garde national qui est là ne serait point homme à me faire crédit.

Il baissa la glace, et mit la tête à la portière pour cacher son trouble sans doute ; il continua de regarder ainsi au dehors avec tant d’attention et de persistance qu’à la fin j’en ressentis un battement de cœur. Nous arrivions justement à un carrefour où, le lourd défilé de quelques fourgons d’artillerie embarrassant la voie, le cocher dut ralentir l’allure de ses chevaux. Le capitaine, se penchant alors tout à fait en dehors, se mit à l’interpeller vivement, et engagea une discussion sur la direction qu’il avait prise. Je profitai de l’incident, j’ouvris lestement la portière du côté opposé et mis un pied sur le trottoir ; cela se fit d’autant plus facilement que le bruit retentissant des fourgons empêchait de rien entendre. Je n’hésitai pas, et, m’élançant hors de la voiture, je m’enfonçai vivement dans une petite rue étroite et mal éclairée où je me dissimulai de mon mieux dans l’ombre des maisons.

Je ne tardai pas à entendre s’élever derrière moi une sourde rumeur, et des voix confuses qui criaient : Arrêtez ! arrêtez ! J’eus le courage de garder encore devant quelques rares passans une allure indifférente ; mais bientôt je ne fus plus maître de moi, ma volonté et ma raison cédèrent à la fois à la peur insensée qui m’emporta tout à coup dans une fuite furieuse.

Je tombai une première fois ; je me relevai aussitôt et repris ma course. Je tombai de nouveau, et cette fois je restai étendu sur le sol.

La nuit allait finir ; les becs de gaz agonisaient quand un passant attardé parvint, après de longs efforts, à me remettre sur mes jambes. Mes idées étaient confuses, mes sens comme paralysés ; il crut que j’étais ivre et s’offrit à me reconduire. Ce ne fut pas sans peine que, je retrouvai dans ma cervelle le nom et l’adresse de Fritz. Nous n’étions pas fort éloignés de sa demeure heureusement.

Ce pauvre Fritz était sur pied lorsque je me présentai à sa porte ; l’inquiétude et le chagrin l’avaient empêché de dormir. Il faillit me prendre pour un spectre quand il m’aperçut tout pâle, contusionné et sanglant, appuyé contre le chambranle de la porte. Sa joie fut grande quand il me reconnut. — Je te croyais perdu, s’écria-t-il en m’embrassant avec transport, et, bien que ce fût ta faute, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était aussi un peu la mienne.

— Je craignais qu’il ne te fût arrivé malheur, lui dis-je ; qu’es-tu donc devenu ? Comment t’es-tu sauvé de cet enfer ?

— De la façon la plus simple ; je t’ai mis le premier la main au collet, et j’ai crié plus fort que les autres : C’est un Prussien ; arrêtez-le !

— Grand merci de ton zèle, m’écriai-je avec aigreur.

— Réfléchis donc, reprit-il en me frappant amicalement sur l’épaule ; j’avais sur moi des papiers compromettans qu’il fallait sauver à tout prix. D’ailleurs je t’avais prévenu.

Il me fit asseoir près du feu, et, débouchant un flacon de vin de Champagne, il m’en versa plusieurs rasades qui produisirent un effet merveilleux, le lui racontai toute l’aventure, et la nuit s’acheva plus gaîment qu’elle n’avait commencé. Fritz riait de bon cœur de la générosité de Maurice d’Etreval ; . il ne tarissait pas d’épigrammes. — Voilà ce qu’on appelle la discipline en France, disait-il en se frottant les mains, une affaire d’inspiration et de sentiment ! Chacun se fait juge et agit selon ses lumières ou son cœur ; le sentiment individuel l’emporte, et le pays devient, ce qu’il peut. On est humain, on est magnanime, et l’on est battu ! Nous trinquâmes de si grand cœur que le flacon y passa, et non pas tout seul ; cette jolie liqueur, gaie et légère, limpide et Monde, eut bientôt dissipé le souvenir de ma cruelle soirée, ou plutôt elle l’encadra dans une sorte de nimbe lumineux, pareil à cette vapeur dorée qui plane le soir sur nos plaines sablonneuses pendant l’été.

DOROTHÉE A HERMANN.

Il arrive ici de terribles nouvelles ; on dit que vous vous êtes battus sous Paris pendant trois jours. Le sang allemand a coulé par flots. Le chiffre des victimes est si grand que personne n’ose le dire. Et je n’ai pas de nouvelles de toi. O Dieu ! les larmes m’aveuglent, et la plume tremble dans mes doigts.

On assure que l’ennemi a été refoulé dans ses murs, que nous avons triomphé à Champigny comme ailleurs, mais à quel prix ! Et que m’importe cette victoire sanglante, si mon bien-aimé n’est plus !

Les plus funestes pressentimens m’assiègent ; ton chien a hurlé toute la nuit ; sa voix lamentable pleurait dans les ténèbres, et moi, frissonnante, éperdue, le visage baigné de larmes, je criais vers Dieu dans mon angoisse, et je t’appelais en te tendant les bras… Oh ! réponds-moi. Un mot, un seul, qui me prouve que tu vis encore ! Hâte-toi, ou je meurs.

HERMANN A DOROTHÉE.

Sous Paris, 24 décembre.

En vérité, ma chère Dorothée, tu ne te modères pas assez ; la femme d’un soldat doit avoir l’âme plus ferme et ne pas s’abandonner au désespoir parce qu’un chien a hurlé la nuit, parce qu’il y a sous la voûte des cieux deux armées en présence qui échangent des horions et se font le plus de mal qu’elles peuvent. Ne dirait-on pas que tous les boulets de France sont à mon adresse, que les chassepots ont pour mission spéciale de mettre en joue le fantassin Hermann Schlick ? C’est vraiment un enfantillage, ta lettre n’est qu’un sanglot de la première ligne à la dernière. Certes je n’ai rien de plus précieux au monde que ta tendresse, et je bénis Dieu qui m’a fait don d’un cœur tel que le tien ; mais, si tu n’y prends garde, ton amour deviendra un cantique de Jérémie… Ta précédente lettre avait déjà des airs d’homélie : du moins était-elle escortée d’excellens cigares et d’une houppelande de flanelle que lui servaient de passeport.

Je t’en prie, renonce à toutes tes exagérations ; je n’aime guère les conseils et encore moins les larmes. — Ta tirade contre les femmes de Paris est vraiment bouffonne ; tu te figures sans doute qu’il n’y a que des courtisanes ici ? Comme si nous n’en avions pas à Berlin ! Contente-toi de m’aimer de tout ton cœur sans t’inquiéter si fort de ce que je fais…

C’est aujourd’hui la nuit de Noël ; j’ai attendu pour te répondre que toute la famille fût réunie, afin de me joindre à vous pour célébrer la fête… Dis à chacun ce que tu imagineras de plus convenable pour la circonstance, les nécessités du service me réclament ; mais tu connais mes pensées comme les tiennes.

Je t’envoie une bague d’émeraude pour ton cadeau de Noël ; j’espère qu’elle te plaira, car elle est, je crois, d’un grand prix… C’est encore un fruit de la guerre.

Le froid est terrible ici, et le canon fait rage au nord-est de Paris. Peut-être s’est-on battu de ce côté ; mais ne t’inquiète pas pour moi, je vais célébrer la Noël à Paris ; Fritz est là qui m’attend.

Adieu ! Je vis et je t’aime ; n’est-ce pas assez pour sécher tes larmes ?

DOROTHÉE A VIRGINIE FLOCK.

18 janvier.

Il faut que je te confie mes peines, qui sont grandes ; dans ma tristesse, c’est vers toi que je me tourne. N’avez-vous pas été, ton frère et toi, les compagnons de mon enfance, les amis de mon adolescence ? Quels qu’aient été nos dissentimens au début de la guerre, ils ne peuvent briser des liens si étroits, une affection aussi ancienne que la nôtre. C’est donc à toi que je veux ouvrir mon triste cœur… Depuis près d’un mois, je n’ai pas de nouvelles d’Hermann ; c’est-à-dire que, depuis ce temps, il ne m’a pas écrit, car j’apprends par des lettres étrangères qu’il est en bonne santé, frais, dispos et gai. Comment expliquer son silence, sinon par l’ingratitude et l’oubli ? Je sais qu’il va souvent à Paris ; qui peut l’y attirer ainsi ? Quels déplorables plaisirs trouve-t-il dans cette ville maudite ? — Je crains de le savoir ; sa dernière lettre, que j’ai reçue vers Noël, est un modèle de dureté et d’injustice ; jamais amant écrivit-il à sa fiancée en un tel langage ? C’est à peine s’il ne tourne pas en dérision mon amour, qu’il rebute par son indifférence et ses railleries… Je t’envoie du reste toute notre correspondance ; tu jugeras de ses torts et des miens. Prie ton frère d’écrire à Hermann ; qu’il tâche de savoir ce qui s’est passé dans son cœur. Je pleure nuit et jour ; tout mon bonheur s’est écroulé en quelques semaines, je ne vois plus que cendres et que ruines autour de moi. La résistance de Paris tient du prodige : elle me désespère. En Allemagne, l’exaspération est au comble ; des milliers de voix suppliantes s’élèvent vers le roi demandant à grands cris l’écrasement de Paris.

Le bombardement, il est vrai, est déjà commencé, mais nous craignons qu’on n’ait encore trop de ménagemens… On s’est décidé si tard à user de rigueur. Il est temps que le roi écoute enfin les gémissemens de ses fidèles sujets ; l’Allemagne est lasse de souffrir.

HERMANN A DOROTHÉE.

Garches, 21 janvier.

Encore une bataille entre Garches et Montretout, la dernière sans doute. Cette bataille pèsera sur mon souvenir plus lourdement que toutes les autres… Que ne puis-je retourner en arrière, plonger dans le gouffre du passé, en arracher l’heure à peine engloutie, faire revivre ce qui n’est plus ! Hélas ! comme Macbeth voyait sur sa main le sang de l’hôte assassiné, ainsi je vois la tache rouge sous mes pas. Ah ! Dorothée, il est dur de laisser périr celui qui vous a sauvé la vie, et de ne pouvoir crier : — Ne va pas là, malheureux, c’est un piège ! — J’ai vu en ce jour maudit le capitaine Maurice d’Étreval courir à la mort, et je n’ai pu l’arrêter. La nuit tombait ; j’avais été détaché en vedette avec Pierre Auffrich et le sergent Jacob ; nous regagnions nos lignes quand un groupe de cavaliers déboucha brusquement tout près de nous.

— Le corps du général de Bellemare ? demanda l’officier, qui dans l’ombre nous prit pour des amis.

— A droite, répondit hardiment Jacob.

Le capitaine hésita. — Êtes-vous sûr ? dit-il en se tournant vers moi, comme pour me prendre à témoin.

J’avais frémi au son de sa voix, je l’avais reconnu ; je ne pus supporter son regard, et, tremblant, atterré, je laissai tomber ma tête sur ma poitrine ; il prit ce geste pour un assentiment, car, sans attendre, il s’élança à toute bride dans la direction indiquée ; l’escorte s’ébranla sous ses pas, et la terre retentit sous le galop des chevaux.

— En voilà un dont les dépêches n’arriveront pas à destination, s’écria Jacob en riant. Maintenant il faut déguerpir, nous autres, et lestement.

Je ne pouvais me soutenir. Pourquoi la fatalité avait-elle jeté sur ma voie celui-là seul que j’aurais voulu épargner ? Pourquoi la rude, la cruelle, l’implacable. discipline avait-elle fermé mes lèvres ? J’avais craint de perdre mes deux compagnons, et maintenant j’avais le cœur déchiré de remords ; l’oreille tendue, la respiration haletante, j’écoutais le galop des chevaux qui s’enfonçaient dans le chemin creux, et dont le bruit allait en s’affaiblissant.

Une soudaine décharge de mousqueterie me fit dresser les cheveux sur la tête. Je roulai à terre comme foudroyé. La fusillade continuait sur la droite ; je pouvais distinguer les feux nourris de nos fusils Dreyse, et les répliques de plus en plus faibles des mousquetons français ; bientôt ils se turent, il n’y avait plus de combattons.

— Allons ! voilà qui est fini, s’écria Jacob ; viendras-tu maintenant ? Que la peste étouffe le poltron !

— Il m’avait sauvé la vie, murmurai-je d’une voix étranglée, et je l’ai laissé massacrer… Je voudrais n’être jamais né !

Je ne dormis guère ce soir-là. Le pauvre Maurice d’Étreval m’assiégea dans ma tente, où je vis toute la nuit défiler des spectres. Vainement je m’efforçai de me justifier. Durant cette longue insomnie, agitée de sinistres visions, je passai du remords à l’apologie, sans trouver le repos, aussi incapable de me condamner que de m’absoudre. Il n’est pas bon de se trouver aux prises avec de telles pensées, et je saluai avec reconnaissance le lever du jour, qui vint mettre en fuite les fantômes.

Une triste besogne nous attendait au réveil. Les Français firent demander leurs blessés, peu nombreux d’ailleurs, et leurs morts. Que de visages amis j’aperçus ce matin-là couchés sur la terre dure, blêmes et rigides sous le froid de la mort ! Je saluais avec attendrissement ces bonnes figures allemandes, la veille encore placides et joviales. Je touchais pieusement ces mains décolorées qui m’avaient, si peu d’heures auparavant, rendu de cordiales étreintes, et je faisais d’étranges remarques sur tous ces visages pâles. Officiers et soldats étaient douchés pêle-mêle dans l’égalité suprême ; mais combien ils différaient ! Autant il y avait de hauteur, de dureté, de froid dédain gravés et pour ainsi dire figés dans les traits immobiles des chefs, autant les autres avaient encore une expression de candeur et de bonhomie… Il semblait que ce fussent deux races, dont l’une faite pour obéir, l’autre pour commander. Les morts français n’étaient pas moins remarquables ; leurs visages contractés avaient une expression si énergique et si ardente, que nous en étions saisis ; presque tous ces hommes avaient gardé dans la mort l’attitude du combat ; les membres semblaient lutter encore, l’œil éteint ajustait dans le vide, l’action avait en quelque sorte survécu à la vie. Il était là, le pauvre capitaine Maurice, couché par terre, le buste un peu redressé et appuyé contre un arbre ; le bras levé semblait tenir encore l’épée ; mais l’arme avait échappé à sa main défaillante et gisait brisée en deux tronçons. Près de lui, une femme en deuil, une ombre sanglotait agenouillée ; sa main, sur le bras du jeune officier, s’efforçait d’en fléchir l’inflexible rigidité. Elle lui parlait doucement à travers ses larmes, comme s’il eût pu l’entendre.

Quand les brancardiers s’approchèrent pour enlever le corps, j’aperçus le visage de Valentine, car elle avait rejeté en arrière son voile, sans craindre d’exposer aux regards ses paupières rougies et ses joues marbrées par les larmes… Je me rappelai, en contemplant ces traits ravagés par l’angoisse, le jour où je l’avais vue, à travers la brume, passer comme une apparition légère, avec ses airs tendres et coquets… Était-ce bien la même femme que je retrouvais là, seule, sur un champ de bataille, au milieu des soldats, ne s’inquiétant guère de cacher sa douleur, ni le secret de ses larmes ! Elles savent donc aimer, ces frivoles Françaises ! Il y a donc un cœur sous ces riches parures ! Pauvre Valentine ! pauvre capitaine !

DOROTHÉE A HERMANN.

30 janvier.

La paix est signée ; gloire à Dieu et à la grande Allemagne ! La paix est signée ! Chacun répète la nouvelle sans oser encore y croire ; pourtant les dépêches sont officielles. On s’embrasse, on se félicite ; tous nos amis sont venus m’apporter leurs complimens. Ta vieille nourrice prépare déjà les gâteaux de fête. La joie est partout, — dans mon cœur excepté… J’ai peur, je ne sais pourquoi, et je mêle mes larmes à celles des veuves et des orphelins… Reviendras-tu tel que tu étais au départ, aussi fidèle, aussi aimant ? Tout me dit que tu as changé, — tes lettres si rares, si froides, ce ton distrait, en quelque sorte dégagé du passé, et, plus que tout encore, tes voyages fréquens à Paris et les plaisirs que tu trouves dans cette ville maudite… Se pourrait-il que ces poupées de France te fassent oublier ta fidèle amie ? Nous ne savons pas en Allemagne, il est vrai, nous ajuster avec un art si parfait, ni plaisanter agréablement sur les plus graves questions, ni promettre tant de choses en accordant si peu.

Je ne voulais t’envoyer qu’un cri de joie et d’espérance ; ce n’est pas ma faute si l’amertume de mon âme déborde malgré moi… Ma mère s’inquiète ; elle est fort irritée contre toi. Toute la famille est indignée, et te juge sévèrement. Je t’en prie, rassure ta pauvre Dorothée ; que ta prochaine lettre rende la joie à mon cœur, qu’elle soit le rameau d’olivier que la colombe apporta dans l’arche. Je ne demande qu’à croire, à être heureuse, à t’aimer.

HERMANN A DOROTHÉE.

Montmorency.

J’ai changé de garnison, et n’y ai point perdu ; la forêt est charmante, et depuis l’armistice nous recevons ici les plus aimables visites. La vie n’est point trop triste fort heureusement, car je prévois que notre station sous Paris ne touche point à sa fin. Ne vous hâtez donc pas de préparer les gâteaux de fête ; une partie de l’armée seulement rentre en Allemagne, et tout me porte à croire que je ne serai pas des premiers rapatriés. Vous me ferez un crime sans doute, vous autres, de ce peu d’empressement, mais en vérité je ne suis point coupable ; tâchez donc de prendre votre mal en patience, et de ne pas m’accuser légèrement…

Quant à toi, ma chère Dorothée, je te conseille de ne point plaisanter sur les poupées parisiennes, que tu ne connais pas : elles sont fort aimables, elles ont autant de vertu qu’on en a à Berlin ; il est vrai qu’elles lisent peu la Bible, ce qui fait qu’elles n’ont pas la tentation de comparer leur cœur à l’arche de Noé…

Tu feras bien, ma chère enfant, de renoncer aux épigrammes contre les femmes de France comme aussi aux comparaisons bibliques ; borne ton ambition à rester douce et tendre. C’est ainsi que tu as su me plaire, et que tu réussiras à fixer le cœur de ton fidèle Hermann.

BALTHAZAR FLOCK A HERMANN SCHLICK.


Mayence, 18 février.

Que se passe-t-il donc ? Ta Dorothée écrit à ma sœur pages sur pages, toutes pleines du plus touchant désespoir. Elle se plaint que tu ne l’aimes plus, et elle en voit la preuve aussi bien dans tes longs silences que dans la dureté de tes lettres. J’ai tenté de la rassurer, de tout expliquer à ton avantage ; pourtant l’inquiétude me gagne à mon tour. Se pourrait-il que le sage et vertueux Hermann, si fier de sa vertu et de sa sagesse, si hautain pour les faiblesses d’autrui, si assuré dans ses propres forces, se pourrait-il vraiment qu’il se fût laissé séduire par les folles perversités de la grande Ninive ! Se pourrait-il qu’il eût oublié ses sermens, trahi son amour, et qu’il n’opposât aux reproches les plus passionnés comme aux plus tendres protestations que de piquantes railleries ou d’injurieux silences ! Il y a quelque malentendu qu’il est de mon devoir d’éclaircir, parle donc, dis la vérité ; tout vaut mieux que le doute. Tu connais ma vieille amitié, et tu sais que tu peux te fier à moi… Si tu le désires, j’apaiserai Dorothée et t’obtiendrai son pardon, car elle t’aime et son cœur plaide en ta faveur.

Ma sœur t’envoie son souvenir cordial.

HERMANN A BALTHAZAR FLOCK.

Montmorency, 27 février.

Je me doutais bien que Dorothée te ferait part de ses griefs contre moi ; la manie qu’elle a de se plaindre ne pouvait manquer de se traduire par d’abondantes confidences à mes dépens. Le joli personnage qu’elle me fait jouer à tes yeux, et que j’ai sujet de lui rendre grâce ! Me voici transformé par elle en une sorte de docteur Faust égaré dans les délices du Valpurgis.

Il est dur de voir son caractère et son honneur à la merci des folles imaginations d’une jeune fille jalouse. Au fond, elle ne peut porter contre moi aucune accusation sérieuse, et son mécontentement tient surtout au plaisir que je trouve à visiter Paris. Le grand crime vraiment et la damnable curiosité ! Un soldat n’est pas un moine, et, pourvu que le cœur se garde pur, il importe peu qu’on boive un verre de bon vin de France à la santé d’une jeune et charmante dame ou à celle d’un vilain camarade barbu. Si d’heureuse fortune passe un joli minois, est-il si mal de lui décocher un sourire ? Mérite-t-on la mort pour répondre galamment à de piquans propos, et pour montrer à ce peuple si fier de ses grâces qu’on ne lui cède en rien dans l’art de plaire ! Le patriotisme trouve son compte à de certaines petites aventures sans conséquence, et Dorothée a tort de se montrer si revêche. Je ne vois pas ce qu’il y aurait de si flatteur pour elle à être aimée d’un lourdaud incapable de faire agréer les vœux même d’un vainqueur. Tout cela n’est qu’un jeu, un pur passe-temps, qui n’effleure ni le cœur, ni la raison. Fie-toi à Hermann Schlick pour rester maître de lui et pour savoir secouer à temps les bagatelles importunes. On est soldat, on est victorieux, et l’on s’amuse quelquefois ; cela ne tire pas à conséquence. On n’en reste pas moins au fond un honnête professeur allemand et un fiancé irréprochable. J’embrasse ta sœur et je te salue.

HERMANN A BALTHAZAR.

Montmorency, 2 mars.

Je te répète, que tu t’inquiètes mal à propos, et que je ne ferai pas tort à Dorothée d’un atome de mon cœur ; mais, pour l’amour du ciel, ne me parle pas toujours d’elle, tu me ferais prendre en grippe les félicités qui m’attendent à Berlin. Qu’elle m’écrive, si elle m’aime, je lui répondrai ; je n’ai point d’excuses à lui faire ni de pardon à solliciter. Ses défiances me blessent, ses inquiétudes me fatiguent. Eh ! parbleu ! je m’amuse comme les autres, voilà tout, moins que les autres même. Par quelle fatalité suis-je ainsi harcelé de reproches et de sanglots ? Comment ai-je mérité de voir une famille entière ameutée contre moi ? Ne te joins pas à mes persécuteurs, mon bon Balthazar, je t’en prie, car je serais forcé de te refuser ma confiance, et je veux au contraire, puisque tu me le demandes, te raconter toutes mes aventures… Il n’y a rien d’ailleurs dont j’aie tant à rougir.

Puisque tu as lu ma correspondance avec Dorothée, tu te rappelles sans nul doute qu’un soir à Paris je courus péril de mort dans un club où je fus reconnu pour un soldat prussien, et que je faillis être bel et bien fusillé… Il m’était resté de cette soirée un souvenir ineffaçable, et, parmi toutes les figures hideuses ou terribles qui s’étaient gravées dans mon esprit, il en était une qui se détachait plus nette et plus vivante que les autres. C’était le visage à la fois implacable et gracieux d’une femme ; bien des fois j’avais revu dans mon sommeil, avec une indicible angoisse, cette fille à la chevelure ardente, me désignant dans la foule où je cherchais vainement à me cacher à son regard, pareille à ces walkyries néfastes dont le doigt désigne dans la mêlée celui qui doit mourir… Je m’étais juré de la retrouver, et j’avais perdu vainement bien du temps à sa recherche, lorsqu’un soir je me trouvai tout à coup face à face avec elle. Ce fut dans un café du boulevard, hanté par les gentilshommes de la bohème, qu’eut lieu le 8 janvier dernier notre rencontre. Elle était assise entre plusieurs jeunes gens à une table voisine de la mienne. Elle attisait dans un vase d’argent la flamme d’un punch. Les reflets de cette lueur bleuâtre lui faisaient une fantastique auréole : ses cheveux d’un rouge sombre se tordaient comme des flammes infernales sur son front d’une pâleur de spectre ; ses lèvres entr’ouvertes et souriantes laissaient voir deux rangées de petites dents blanches et aiguës. Cette figure me saisit tellement que je demeurai sans voix, sans respiration, les yeux fixés sur elle. — Que regardes-tu donc ? me demanda Fritz.

— C’est elle, dis-je à voix basse. Il se retourna.

— Tiens ! c’est Fidelis ! s’écria-t-il, une étoile du quartier Latin émigrée aux grands boulevards.

— Avec qui donc est-elle ?

— Avec son mari, le capitaine Magelonne, et des amis sans doute.

— Quoi ! elle est mariée !

— Oh ! dit Fritz en riant, je ne sais pas si l’on a dérangé le maire pour ce mariage-là ; en tout cas, rassure-toi : c’est un monde où le divorce n’est ni rare ni difficile.

Fritz m’apprit que le capitaine Magelonne était une sorte d’étudiant en médecine de dixième année, écrivailleur de petits journaux infâmes et fort mêlé à la politique ténébreuse des clubs. — Vilain monde, ajouta Fritz, mais utile à connaître pour moi ; ces gens-là sont de précieux instrumens à l’occasion.

Il me raconta des choses singulières à ce sujet, que je ne puis redire ; mais en Allemagne vous entendrez bientôt parler de terribles saturnales. Pendant les confidences de Fritz, j’observais Fidelis ; elle servait le punch et buvait à longs traits la liqueur enflammée. De minute en minute, sa gaîté devenait plus bruyante, et quand elle partit, il ne lui restait rien de son aspect surnaturel. Elle n’en était pas moins charmante à mes yeux, et le regard noyé de volupté et de langueur qu’elle laissa distraitement tomber sur moi au passage me fit agréablement oublier le coup d’œil menaçant dont j’étais resté autrefois foudroyé. Fritz me promit de me procurer son adresse, et dès le lendemain il tint parole. Me souvenant alors de quelques paroles échappées la veille à Fidelis sur les privations que lui imposaient la disette générale et le rationnement, je courus chez un traiteur en renom, où je payai dix louis un dindon fort maigre que je portai chez elle, dans une maison meublée de la rue Pigalle. Je déposai le précieux objet sur le seuil de la porte avec ma carte, et, sonnant avec force, je me hâtai de redescendre l’escalier… J’étais à moitié peut-être, quand la porte s’ouvrit ; j’entendis un cri de surprise et quelques exclamations d’une voix qui me fit battre le cœur, puis l’ébranlement infligé au parquet par deux petits pieds joyeux bondissant d’enthousiasme à la vue de la manne miraculeuse. L’âme de saint Vincent de Paul n’eut jamais, j’en suis sûr, d’attendrissement comparable à celui que je ressentis à la pensée du succulent dîner qu’allait faire, grâce à moi, cette charmante personne. Une seule chose troublait ma joie, c’était l’image importune du capitaine Magelonne, que je voyais obstinément attablé près d’elle.

Je restai plusieurs semaines ensuite sans pouvoir retourner à Paris : Fritz se chargea seulement, une fois ou deux, de porter ma carte rue Pigalle avec quelque souvenir agréable.

Survint l’armistice, je courus chez Fidelis… Ne me demande pas pourquoi ; elle était devenue mon idée fixe, et nous autres Allemands, quand une idée nous possède, nous y appliquons toute la force et la ténacité de notre esprit. J’étais résolu à connaître une de ces étoiles du boulevard, également célèbres par leurs charmes et leurs vices, par le mal qu’elles font et les passions qu’elles attisent. Je voulais braver le péril et en triompher ; je voulais, je veux encore pouvoir dire à Dorothée. : — Me voici, je reviens pur et fidèle comme au jour de nos adieux ; j’ai traversé la fournaise sans être consumé. Mon cœur est fait d’un métal incorruptible, je te l’offre. J’aurais pu, comme d’autres, sacrifier aux idoles de la volupté, j’ai repoussé leurs impures faveurs d’une âme dédaigneuse, et j’ai le droit de porter haut la tête.

Cette ambition ne part pas, j’imagine, d’un cœur vil ou parjure. Je courus donc rue Pigalle et gravis tout d’une haleine les quatre étages, sans me demander comment j’expliquerais ma visite. Au premier coup de sonnette, un pas brusque retentit à l’intérieur, et la porte s’ouvrit. — Que voulez-vous ? s’écria Magelonne d’une voix irritée. De l’argent, sans doute ? Allez au diable ! Je n’en ai pas. — Et il ferma la porte. Je sonnai de nouveau. — Je ne demande pas de l’argent, je ne demande que la faveur de présenter mes hommages à Mme Magelonne et de faire la connaissance d’un homme de votre valeur, Je lis votre journal, monsieur, et suis de vos admirateurs. Je n’ai pas une grande fortune ; cependant, si je pouvais vous être utile, je suis tout à votre service.

Il m’avait regardé avec attention pendant que je parlais. — En vérité, dit-il en souriant, vous avez de l’argent ! Eh bien ! mon cher, vous êtes un phénomène. Prêtez-moi cinq louis ; les temps sont durs, et la république est une maigre nourrice !

Il se hâta d’enfouir dans sa poche les cinq pièces d’or que je lui tendais, enfonça son képi sur sa tête, et sortit sans plus de cérémonie…

Resté seul, je frappai discrètement à une porte ; ne recevant aucune réponse, j’ouvris et j’entrai. Mon premier regard rencontra Fidelis, qui, debout devant la cheminée, les yeux fixés sur la glace, semblait méditer profondément sur l’effet d’un chapeau surmonté d’un grand panache vert, dont la forme et les dimensions l’inquiétaient sans doute. — C’est un cèdre du Liban que ce panache ; quelle idée tu as eue d’acheter cela pour moi !

— Madame,… dis-je timidement.

Elle se retourna. Je la saluai avec tous les dehors d’un profond respect en lui présentant ma carte. — L’homme aux bourriches ! Ah ! monsieur, que je suis aise de vous voir ! s’écria-t-elle. Asseyez-vous donc ; prenez ce fauteuil. Sonora, cédez la place !

La vilaine petite bête qui répondait au joli nom de Sonora n’abandonna pas la place sans protester. Tandis que Fidelis s’efforçait de rallumer deux tisons de bois vert isolés dans les cendres de la cheminée, je jetai un coup d’œil autour de moi. La pièce où nous étions, vraie chambre garnie d’étudiant, témoignait d’une aisance médiocre et d’un immense désordre. Mes yeux revinrent à Fidelis. Sa toilette était en rapport avec ce qui l’entourait : une robe de soie fanée et un tartan anglais à carreaux verts et bleus faisaient toute sa parure. Son teint se ressentait un peu du grand jour et du froid qui régnait dans la chambre ; pourtant il gardait encore une certaine délicatesse que faisaient ressortir la nuance sombre de ses vêtemens et la couleur éclatante de sa chevelure. Elle me parut toujours jolie, et mes yeux, qui suivaient ses mouvemens, s’arrêtèrent avec admiration, au moment où elle s’assit en face de moi, sur un petit pied élégamment chaussé d’une pantoufle écarlate ; le bas, d’une finesse transparente, s’ajustait sur la jambe ronde avec la précision et le moelleux éclat du marbre. Cette vue me remit brusquement en mémoire certains souliers à lacets que j’avais contemplés, non sans attendrissement, aux pieds de Dorothée un jour que je la vis accourir à ma rencontre et descendre l’escalier tournant qui conduit à sa chambre. Pauvre Dorothée ! la comparaison faillit me rendre ingrat envers le passé. — A quoi songez-vous donc ? demanda Fidelis étonnée de mon silence. Je lui racontai notre première rencontre au club, et elle rit à belles dents à l’idée que j’aurais pu, grâce à elle, être mis en pièces ; puis elle redevint sérieuse à la pensée que mes présens se seraient engloutis avec moi dans une fosse. — A quoi tiennent les choses de ce monde ! s’écria-t-elle avec un soupir, et dire que bien des gens prétendent qu’il n’y a rien là-haut !

J’appris dans la conversation que le capitaine Magelonne ne rentrerait que fort tard, étant ce soir-là chargé de la présidence de je ne sais quel mystérieux congrès. Je m’enhardis jusqu’à inviter à dîner la belle Fidelis, qui accepta fort obligeamment, et je passai près d’elle une soirée délicieuse.

Je ne te dirai pas ce qu’il m’en coûta, car les bienfaits du ravitaillement ne se font point encore sentir, et tu serais effrayé de ce qu’il faut d’argent pour se rendre agréable, d’autant plus que ma jeune amie semble fort indifférente aux considérations de cet ordre, et qu’elle prend sans doute Hermann Schlick pour un banquier inépuisable. Je la reconduisis jusqu’à sa porte, où elle me congédia avec infiniment de grâce, en m’encourageant à revenir souvent ; malheureusement mes modestes ressources ne suffiraient pas à satisfaire les caprices de cette charmante personne, et le plus sage sera donc de me tenir à distance.

Voilà toute l’aventure ; conviens qu’elle ne justifie pas les alarmes de Dorothée, ni l’indignation de sa mère, ni les malédictions de la dynastie entière des Schaunitz. S’il y a des gens qui s’obstinent à découvrir des montagnes dans les nuages, je n’y peux rien.

HERMANN A BALTHAZAR.

Montmorency, 6 mars.

Eh bien ! nous n’entrons point à Paris ! On s’est contenté d’envoyer timidement quelques milliers d’hommes camper deux jours et deux nuits dans un petit coin de la ville, et les Parisiens pourront se vanter éternellement d’avoir intimidé l’armée victorieuse. La garde nationale est restée en armes autour de nous, avec ses canons braqués sur le sommet des buttes Montmartre. Ne dirait-on pas qu’elle traite avec nous de puissance à puissance ? En revanche, les soldats désarmés ont été soumis aux plus dures conditions du vainqueur. Cela fait peine de voir ces braves gens, qui se sont si bien battus, ces jeunes mobiles dont l’élan a plus d’une fois fait reculer nos vieilles troupes, passer tristes, humiliés, abattus, et traîner le long des rues leur désœuvrement irrité, tandis que les gardes nationaux paradent effrontément à leurs côtés avec leurs fusils et leurs galons et leurs insolentes bravades… Il semble qu’on ait pris plaisir à dresser des arcs de triomphe aux Parisiens avec les fourches caudines sous lesquelles passait l’armée ! — Le grand navire va sombrer à la fin, me disait Fritz l’autre jour, pendant que nous parcourions ensemble les boulevards mal éclairés, déchus, souillés d’une nuée d’uniformes en lambeaux… Le moment va venir où nous verrons des hauteurs voisines s’entredévorer entre eux les naufragés de la Méduse… Regarde ces visages ; ils portent sur le front les paroles fatidiques, le mystérieux Mané, Tecel, Pharès.

Il me montrait un groupe de ces hommes à képi qui infestent la malheureuse ville. — Tu te réjouis, lui dis-je ; pourtant tu aimais la France, tu te plaisais à Paris ?

— Sans doute ; que faire à cela ? Quand la besogne est commencée, il faut bien qu’elle s’achève… Qui n’aime les bois, l’ombre et la majesté des grands arbres ? mais, si l’on entreprend un défrichement, s’arrêtera-t-on avant que la cognée ait fait son œuvre et que la forêt soit par terre ? Il y a des transformations qui sont fatales ; de quoi servirait mon humble contradiction ? Arrêterait-elle d’une heure la marche du destin ? L’homme intelligent prévoit les grandes évolutions de l’histoire, et l’homme sage les seconde de toute la force de son bras, de toute l’énergie de sa volonté.

C’est ainsi que Fritz Meiningen a toujours le cœur à la hauteur des circonstances. C’est vraiment un homme d’un esprit et d’un caractère remarquables ; mais je te parle de mille choses et j’oublie de répondre à tes questions. —- Oui, sans doute, j’ai revu Fidelis. Je ne cherche pas à m’en défendre… Je l’ai revue hier. C’était une partie convenue, arrangée d’avance ; depuis trois jours, je n’y pensais pas sans un frémissement, j’en avais des palpitations comme un écolier à ses débuts… En vérité, ce n’était pas la peine… Elle a commencé par m’entretenir uniquement de Magelonne et de l’amour qu’elle ressent pour cet être ténébreux et néfaste. Comme il n’est point agréable d’entendre louer un rival, et surtout un rival qu’on méprise, j’ai trouvé que je perdais un peu mon temps… J’ai tenté alors de l’arracher aux vulgaires séductions de ce Magelonne en l’entraînant à ma suite sur les cimes bleues de l’idéal… J’ai essayé de lui faire comprendre les chastes délices de l’amour pur, mille fois supérieures aux voluptés subalternes qui ne sont pas dignes d’elle. J’ai développé habilement les charmes du subjectif en matière de sentiment ; je l’ai suppliée de m’accorder dans ce domaine illimité une place où personne ne vînt me la disputer, et où je pusse jouir en paix de sa délicieuse beauté. Elle m’écoutait attentivement tout en dressant sa petite chienne à se tenir sur ses pattes et à faire la belle pour avoir du sucre. Je crus voir qu’à la fin son attention se fatiguait ; elle étouffa un bâillement. — En France, m’a-t-elle dit, nous ne connaissons pas beaucoup l’objectif ni le subjectif, ou du moins nous leur donnons d’autres noms ; le premier, nous l’appelons un amant, et le second,… ne vous fâchez pas, le second est un franc imbécile… Je doute que le rôle vous tente,… pourtant ce sera comme vous voudrez.

J’ai vu qu’elle n’avait rien compris du tout à la théorie du subjectif, et je craignis de l’avoir ennuyée. Pour la consoler, je tirai de ma poche un petit écrin que j’avais découvert dans une maison de Montmorency, et pris à son intention. Fidelis l’ouvrit et y aperçut une paire de boucles d’oreilles de turquoises et d’opales qu’elle accueillit avec transport. Elle s’en para aussitôt et revint près de moi se faire admirer. — Je n’ai jamais rien eu de si joli, dit-elle en balançant la tête pour entendre le bruit des longues pendeloques. Il faut que vous soyez bien riche pour faire de pareils cadeaux ; je ne sais comment s’y prend Magelonne, il n’a jamais d’argent, lui. — N’y a-t-il plus rien là ? continua-t-elle en enfonçant vivement les doigts dans la poche de mon paletot.

Il n’y avait rien assurément ; par malheur, elle accrocha dans ce mouvement ma chaîne de montre, et fit sortir de sa cachette une petite pierre fort simple, une cornaline taillée en cœur que je tenais de Dorothée. — Qu’est-ce cela ? s’écria-t-elle, un cœur ! Ah ! traître, c’est quelque gage d’amour… Vous avez donc une maîtresse là-bas ? Mais, non, c’est impossible ! Une fiancée alors ?

— Pourquoi pas une maîtresse ? dis-je, un peu piqué.

— Oh ! mon Dieu, je n’en sais rien, reprit-elle d’un air d’innocence ; seulement je pensais,… j’imaginais que le subjectif s’accommoderait mal avec de tels objets subalternes.

Que voilà bien l’esprit des femmes de ce pays ! Elles n’entendent rien au transcendant, mais elles s’arrangent pour y puiser des épigrammes. C’est un spectacle curieux que la dextérité avec laquelle elles s’emparent des choses les plus graves comme de jouets dont elles jonglent à notre nez jusqu’à nous étourdir ; rien n’égale la prestesse de leurs répliques, sinon l’imprévu de leurs attaques.

Pour nous, penseurs allemands, chargés de notre lourd bagage scientifique, entravés par notre respect traditionnel pour l’idée, n’est-il pas attristant de voir cette frivolité française escalader d’un pas si leste les sommets les plus nuageux de la métaphysique, butiner dans l’abstrait comme dans un parterre de roses ? L’esprit reste saisi de mélancolie devant cette audacieuse voltige où le cœur et la logique souffrent également ; mais les gens de ce pays ne se soucient que de rire. Pourvu qu’ils rient, ils sont heureux, et, s’ils sont heureux, ils rient : c’est un cercle magique d’où nous sommes à jamais exclus, nous autres, rêveurs et philosophes.

J’oublie de dire la fin de l’aventure. Il arriva que la petite cornaline, laide et mal taillée, le maigre bijou sans valeur, fit négliger les précieuses boucles d’oreilles. Soit caprice, soit jalousie, ou pur instinct de tyrannie, elle s’est obstinée à réclamer la pauvre pierre que je m’étais juré de ne jamais quitter. J’eus beau m’en défendre, prier, protester… Je ne sais comment cela s’est fait, mais elle a gardé la cornaline ; elle a tout gardé du reste, et je l’ai quittée, dépouillé, humilié, repentant et furieux.

HERMANN A BALTHAZAR.

24 mars.

La bête fauve est déchaînée ! Le sang coule dans Paris, la terreur y règne. On a proclamé la commune, assassiné des généraux, massacré sur la place Vendôme une foule désarmée. La révolution triomphe dans la ville. C’est la guerre civile après l’invasion ; les jours prédits sont arrivés enfin ! Ce sont les funérailles de la grande nation ; nous pouvons à cette heure chanter l’hymne du triomphe !

Les événemens vont se dérouler avec une impitoyable logique. Paris insurgé, armé de fusils, de canons, retranché derrière des positions formidables, Paris peut résister à l’armée de Versailles, — pauvre armée abattue par les revers, en proie à l’indiscipline. Quelques soldats ont déjà levé la crosse, et passé aux rebelles ; qui peut dire ce que feront les autres ? La France n’a qu’une ressource, se jeter dans nos bras pour y chercher un refuge contre elle-même. Nous attendons, impassibles à ses portes, que le moment soit venu pour nous d’intervenir et d’imposer l’ordre au peuple en délire sur les ruines de la grande cité. Tel sera, tel est déjà le prodigieux dénoûment de cette guerre.

HERMANN A BALTHAZAR.

6 avril.

J’ai couru hier à Paris, où nous entrons maintenant sans peine et presque sans précaution. Si la population continue à se montrer hostile, en revanche nous trouvons près des nouvelles autorités de la ville de puissans appuis. On nous ménage, on nous flatte ; il y a comme un traité secret d’alliance.

Ma première visite a été pour la rue Pigalle, où j’ai appris que Fidelis habite maintenant le faubourg Saint-Germain. A l’adresse indiquée, j’ai trouvé un hôtel princier où trônent dans des salons dorés des laquais en livrées éclatantes… J’ai cru d’abord à quelque méprise, mais le personnage à aiguillettes qui me précédait m’a répété que c’était bien la citoyenne Magelonne que j’allais voir. Les aboiemens de Sonora, qui faisait rage au bruit de mes pas, m’ont averti que nous approchions du sanctuaire, et bientôt je me suis trouvé en face de Fidelis nonchalamment étendue sur une chaise longue dans un salon de satin bleu ; elle était vêtue d’une robe flottante de velours pourpre avec de grandes manches ouvertes, d’où ses beaux bras, voilés de flots de dentelles, se détachaient avec le suave éclat de l’albâtre. Le corsage échancré laissait voir aussi sous la neige de la valenciennes une poitrine éblouissante… Elle me tendit la main en souriant, tout en s’efforçant de maintenir dans ses cheveux une aigrette de perles dont elle essayait l’effet devant un miroir à chevalet placé près d’elle… Je lui rappelai qu’à ma première visite je l’avais trouvée déjà essayant une coiffure.

— Ah ! oui, le fameux plumet vert, m’a-t-elle dit en riant ; nous avons changé tout cela, mon brave Tédesque (c’est un petit nom d’amitié qu’elle me donne).

— Vous avez donc changé de fortune ? demandai-je.

— Heureusement ! Nous sommes maintenant des personnages. Magelonne a découvert qu’il s’entend à toute sorte de fonctions importantes ; il s’occupe en ce moment de finances… Moi, j’ai des chevaux, des voitures, des laquais, — ils sont un peu familiers, mais je suis bonne fille ; — j’assiste à toutes les cérémonies publiques, je passe même des revues avec ma collègue de la guerre, et ce soir nous allons au concert des Tuileries.

— Je vois que vous vous amusez beaucoup. N’avez-vous aucune crainte sur l’issue de la lutte avec Versailles ?

— Versailles ! nous n’y pensons jamais. — D’abord, moi, je ne connais pas la politique. Et puis pourquoi voulez-vous qu’on renverse la commune ? C’est un gouvernement aussi bon qu’un autre. Je ne vois que des gens qui s’amusent.

— Et d’autres qui se font tuer ; on s’est battu ces jours-ci.

— Les soldats sont faits pour se battre, et les gardes nationaux aussi ; on les paie pour cela… Rassurez-vous ; les Prussiens n’ont pas pu prendre Paris, les ruraux ne le prendront pas non plus… On le ferait plutôt sauter que de le rendre.

— Vous dites cela tranquillement ?

— Je répète ce que j’entends dire… Au fait, ajouta-t-elle en souriant avec finesse, je ne crois pas qu’il soit aussi facile de faire sauter Paris que ceci (et du bout de son pied elle lança au fond du boudoir une délicieuse petite babouche brochée d’or)… Je me précipitai pour l’aller ramasser, mais je fus devancé par Sonora, qui, croyant à quelque jeu, s’empara de la pantoufle, et se mit à la tirailler en tout sens au grand divertissement de sa maîtresse. Je voulus la lui reprendre, et, dans ma lutte avec cette impertinente petite bête, je touchai du doigt un objet de forme singulière qu’elle portait suspendu à son collier d’argent…

— Le cœur de Dorothée ! Ah ! Fidelis, m’écriai-je avec une douloureuse indignation, ingrate Fidelis ! que vous ai-je fait pour que vous soyez si cruelle ? Se peut-il que vous me traitiez d’une si indigne manière ! Quelle leçon pour ma simplicité ! Je suis bien puni de m’être montré si faible, et de vous avoir sacrifié la plus chère tendresse de ma vie ! Adieu ; je ne vous reverrai jamais !

— Hermann, murmura-t-elle ; c’était la première fois qu’elle me nommait ainsi, et ce simple mot fit tomber ma colère… Cher Hermann !

— Non, dis-je sans retourner la tête en portant la main sur le bouton de la porte, un tel mépris est un trop cruel outrage ; je ne saurais le supporter. — Adieu !

— Au moins rendez-moi ma pantoufle, s’écria-t-elle.

Elle était encore là au milieu de la pièce, la petite babouche, un peu froissée par les empressemens de Sonora, avec ses arabesques d’or et sa doublure capitonnée comme un écrin. Je détournai la tête, et pourtant il arriva que sans le vouloir je la ramassai. — Voici votre pantoufle, madame ; veuillez me rendre en échange le pauvre bijou si cruellement profané par vous… Le sacrifice vous coûtera peu sans doute.

— Ah ! que vous connaissez mal la pauvre Fidelis, s’écria-t-elle vivement ; j’écraserai ce ridicule bijou plutôt que de vous le rendre… Je ne puis souffrir vos Gretchen, avec leurs joues couleur de groseilles et leurs cheveux jaune-paille… Si vous me préférez cette fille de Berlin, ne venez pas troubler mon repos par vos protestations de dévouaient… Je veux être votre unique amie !

— Aimez-moi donc, lui dis-je, et ne vous montrez plus si cruelle.

Elle se mit sans répondre à caresser la petite chienne, qui s’était réfugiée dans ses bras ; j’essayai alors avec une feinte violence de m’emparer de la cornaline ; mais elle me repoussa en folâtrant, et déploya dans ce jeu tant de grâce et d’enjouement, des façons si engageantes et des manœuvres si habiles, que je la quittai cette fois encore sans avoir rien obtenu qu’un baiser pris au vol sur le bout de ses doigts… Hélas ! elle se joue de moi, et je m’aperçois avec terreur que mon cœur se trouble à ces badinages perfides. Le démon de la volupté, sous les traits charmans de Fidelis, s’est chargé de venger Dorothée. Je le sens, et n’ai plus le courage de rompre ma chaîne… Te le dirai-je aussi ? le souvenir de Dorothée m’inspire désormais un invincible ennui ; je pressens ses reproches, son mépris hautain, l’âpreté de son chagrin ; elle a au plus haut point le pédantisme de la vertu, qui est le plus insupportable de tous… Le sort en est jeté ; je suis amoureux de Fidelis…

HERMANN A BALTHAZAR.

30 avril.

Paris a un aspect hideux ; la violence et l’arbitraire y sèment la terreur. Chaque jour on arrête les personnages de quelque importance, on emprisonne les réfractaires. D’innombrables comités s’organisent et se disputent le pouvoir. Les chefs se haïssent, se jalousent, se redoutent ; ils se dénoncent entre eux et s’arrachent des lambeaux de popularité dont ils se drapent aux yeux de la foule atterrée ou idiote. Le plus audacieux commande jusqu’à ce qu’un autre, plus rusé ou plus infâme, le précipite du pouvoir au cachot des victimes… On élève des barricades dans les rues, des camps retranchés dans les places ; on mine les égouts, les maisons : c’est une prise de Saragosse qu’on prépare à l’armée de Versailles. Les menaces, les injures, les dénonciations, l’appel à la haine, au pillage et au meurtre, remplissent les journaux et les proclamations de ceux qui tiennent Paris à la gorge ; cette patrie de l’esprit et de la grâce est devenue un repaire de brigands… Elle me ferait horreur, si je n’étais attiré dans ses murs par le désir de voir Fidelis. Son mari a quitté les finances et passé à la guerre ; il est général, chargé de défendre les abords de Paris du côté de Neuilly. Ne t’imagine pas que Mme Magelonne ait songé un instant à l’abandonner dans cette fonction périlleuse ; elle s’est transportée à Courbevoie, où se trouve le quartier-général de son mari. Elle monte à cheval, porte des vêtemens d’amazone avec écharpe et cocarde rouges ; elle joue à l’héroïne. Au fond, c’est la même mobilité enfantine, avide d’émotions, de plaisirs et de parures. On s’amuse beaucoup au quartier-général ; on y soupe, on y danse, — on y fusille au besoin, car Magelonne est inflexible sur la discipline. Sa dureté implacable, jointe à un air d’austère fanatisme, exerce un véritable prestige autour de lui. Ses hommes le redoutent et l’admirent ; il semble qu’une sorte de logique instinctive leur persuade que celui qui verse le sang avec une telle résolution n’hésiterait pas à sacrifier le sien.

J’ai peu de confiance dans la valeur de ces chefs qui parlent toujours de vaincre ou de mourir, et qui ne paraissent jamais au feu ; je ne crois pas davantage à ce patriotisme qui annonce déjà la revanche, pousse à la haine nationale, et qui en tête-à-tête me serre les mains et m’emprunte de l’argent. Ce Magelonne m’inspire une aversion insurmontable. Tu comprends que mes seules ressources ne suffiraient pas à satisfaire son avidité ; heureusement Fritz trouve son intérêt à ce que je sois bien avec ces gens, il me donne sans compter. Les ordres du jour de Magelonne sont des chefs-d’œuvre d’imposture, de forfanterie et d’impudence. Il est du reste égalé, sinon surpassé par tous les autres chefs de la commune. Chacunment avec une effronterie qui n’a d’égale que leur convoitise et leur férocité.

HERMANN À BALTHAZAR.

16 mai.

Il y avait hier joyeux souper chez le général Magelonne ; les dames, galamment parées, concouraient à la joie du festin. J’étais invité, et j’admirais combien, malgré les échecs déjà subis et l’approche menaçante des troupes de Versailles, tout ce monde semble peu se douter que les choses puissent changer, que cette prospérité insolente puisse s’écrouler dans le sang… On se resserre sous les murs de Paris, on recule pas à pas, chaque jour on perd du terrain ; mais l’on continue à festoyer gaîment. Sont-ce des fous ou des fourbes ? sont-ils aveugles ou jouent-ils un rôle ?

Hier encore, le général Magelonne annonçait une grande victoire des troupes fédérées à Issy, et déclarait au milieu des hurrahs frénétiques que le triomphe de la commune est assuré. Le croit-il réellement, et ceux qui l’ont applaudi le croyaient-ils eux-mêmes ? Un trait remarquable de ces époques troublées par les révolutions, c’est que le sens de la vérité se perd ; on trompe les autres et l’on finît par se tromper soi-même. On ment, et l’on devient la dupe de ses propres mensonges. L’orgie de cette nuit s’est prolongée jusqu’au matin ; les vapeurs du vin, le tabac, la fatigue, m’avaient alourdi, et je me suis assoupi un instant. La fraîcheur de l’aube, pénétrant tout à coup dans la salle du banquet, m’a réveillé. Après quelques instans passés à me reconnaître au milieu de ce champ de bataille d’un nouveau genre, je me suis aperçu que le vide s’était fait autour de moi ; Fidelis s’était retirée avec quelques-unes des dames, les autres dormaient dans des poses d’un abandon significatif ; les hommes ronflaient, étendus sur la table ou dessous parmi des flacons brisés et des chaises renversées ; les lampes s’étaient éteintes l’une après l’autre avec une acre odeur qui restait suspendue dans l’air. Quelques bougies achevaient de se consumer dans les candélabres, mêlant leur lumière tremblotante au jour terne et pâle qui filtrait par une fenêtre entr’ouverte. Dans cette fenêtre, Magelonne se tenait debout ; seul, il veillait encore, exposant son front découvert au froid du matin comme pour en chasser l’assoupissement ; son visage était contracté et soucieux. Il a tourné la tête en m’entendant remuer et m’a fait signe d’approcher. — J’ai un service à vous demander, m’a-t-il dit de sa voix dure et basse.

— À vos ordres, général.

— Il nous faut envoyer un homme sûr à Londres pour y recueillir les souscriptions de nos frères d’Angleterre. Ne pourriez-vous procurer un sauf-conduit pour traverser les lignes allemandes ?

— À quel nom ? demandai-je.

— Le nom en blanc, répondit-il en détournant la tête avec un peu d’embarras.

— J’essaierai, général.

— C’est que la chose est pressante et ne souffre pas de délai.

— Je vais m’en occuper aujourd’hui même.

Je viens de courir chez Fritz, qui m’a promis de me procurer le sauf-conduit. — Ce ne sera pas le premier, a-t-il dit en riant ; ces messieurs de la commune sont gens habiles et de grande précaution. — A propos, a-t-il ajouté au moment de sortir, tu sais la nouvelle ? La colonne Vendôme vient de tomber ! — Il se frottait les mains comme un homme qui a bien rempli sa journée. — O sinistres marionnettes ! ô Parisiens ! peuple de Vandales et de fous !

Montmorency, 22 mai.

Une nouvelle foudroyante se répand parmi. nous : l’armée française, dit-on, est entrée hier soir à Paris. Personne ne veut le croire. On s’interroge, on doute, on raconte des faits contradictoires ; d’où vient la nouvelle ? qui l’a transmise ? Personne ne le sait, et cependant le bruit court et se propage dans nos lignes.

On discute la vraisemblance d’une si étonnante victoire, des paris s’engagent. On se passionne, on se rassure : le drapeau rouge flotte toujours sur les buttes Montmartre ; nulle apparence de combat sur ces hauteurs. Le jour tombe peu à peu, l’impatience de savoir grandit avec la nuit ; le bruit de l’entrée à Paris prend de la consistance ; rien de précis encore. On ne se lasse pas de regarder, les yeux restent rivés sur le grand sphinx de pierre ; on aperçoit sur différens points de la capitale des colonnes de fumée qui s’élèvent et forment d’immenses cônes renversés dont les vastes bases s’élargissent et se rejoignent ; un voile opaque et noir s’étend sur Paris. Tout à coup des lueurs jaillissent de ces sombres nuages ; le ciel s’enflamme et rougit… Paris brûle ! Paris est en feu ! Un cri d’horreur involontaire s’échappe d’abord de nos lèvres ; puis une âpre curiosité nous retient, une sorte de plaisir sauvage, une haine farouche enfin assouvie, la joie féroce de l’arène et du cirque… Nous restons oppressés, haletans, devant le gigantesque bûcher où se consume la capitale du vieux monde. Quelques-uns parmi nous applaudissent à la flamme qui dévoie, d’autres prennent leurs verres et boivent à la ruine de Paris, à la gloire de l’Allemagne. Le ciel ressemble à une immense fournaise ; c’est un spectacle d’une épouvante horrible, et le silence de la nuit le rend plus sinistre encore. A la distance où nous sommes, aucun bruit n’arrive, ni les cris, ni les pleurs, ni les prières qui s’élèvent du brasier vers le ciel. Que se passe-t-il dans cet enfer ? La pensée de Fidelis me torture, il faut que je sache s’il reste encore un être vivant dans ces ruines.

Paris, 24 mai.

J’ai pu pénétrer dans la ville, mais les renseignemens que j’ai recueillis jusqu’à cette heure sont confus et vagues. Aucune nouvelle de Fidelis ni de Magelonne ! On dit que l’armée de Versailles occupe toute la rive gauche ; d’autres assurent qu’elle tient aussi une partie de la rive droite ; le bruit de la fusillade est incessant. Le canon qui tonne au-dessus de nos têtes, le tocsin sonné à toute volée, composent une harmonie d’une étrange horreur. On entend par momens d’épouvantables détonations. Tous les coins de Paris flambent à la fois ; le ciel est obscurci d’une épaisse fumée noire, une pluie de cendres retombe sur la ville, des tourbillons de papiers brûlés roulent dans les airs comme des volées de feuilles mortes… On se heurte aux barricades, on trébuche sur des cadavres. Deux fois j’ai été arrêté par les soldats de l’émeute et forcé de travailler aux barricades ; c’est miracle que j’aie pu leur échapper. Je me suis réfugié dans une rue dont j’ignore le nom, au haut d’une maison où je ne connais personne. De pauvres femmes affolées m’ont recueilli ; elles attendent, palpitantes au fond de leurs demeures, le dénoûment de l’horrible lutte. Elles n’osent approcher des fenêtres, dont les volets sont ouverts et les rideaux enlevés par ordre.

Un instant, j’ai voulu mettre la tête à la croisée ; de toutes les maisons voisines, des fusils aussitôt se sont braqués sur moi, je n’ai eu que le temps de me jeter à terre pour éviter la mort. Presque toute la rue est occupée par les rebelles. Cependant la fusillade se rapproche et devient effrayante ; j’apprends que nous sommes voisins d’une barricade. Des groupes d’insurgés passent en désordre et s’enfoncent en courant dans les rues voisines ; la fusillade crépite incessante, furieuse. De nouvelles bandes de fédérés paraissent et s’évanouissent. Au tumulte de leur fuite succède un grand silence ; il y a dans l’air comme un frémissement d’attente. Nous écoutons, oppressés, l’oreille tendue ; malgré moi, je partage l’émotion commune, et, sans faire de vœux pour l’armée de Versailles, j’assiste à cette lutte comme à un drame où les meilleurs acteurs sont les plus applaudis. L’anxiété devient une torture ; je me glisse en rampant jusqu’à la fenêtre, et là, n’osant ouvrir, collé contre le mur, le cou tendu, je plonge mes regards dans la rue déserte. Pas une âme, on dirait une ville morte. Pourtant tout au bout de la rue, à l’angle de la dernière. maison, un éclair vient de luire, quelque chose d’étincelant a frémi dans l’ombre de la rue étroite. Le silence est accablant. L’éclair grandit et s’allonge, une tête d’homme apparaît, attentive comme à l’affût, et tout à coup j’aperçois le pantalon rouge et la capote grise. De toutes parts un grand cri s’élève : la ligne ! vive la ligne ! D’un bout de la rue à l’autre, on n’entend que ce cri : vive la ligne !

Toutes les fenêtres sont ouvertes, les mouchoirs s’agitent, on tend les bras et l’on pleure. En un clin d’œil, la rue est pleine de soldats. On dit que le drapeau tricolore flotte sur les hauteurs de Montmartre ; mais la lutte n’est pas finie. La révolution s’est retirée sur Belleville ; c’est là que je vais chercher Fidelis. 26 mai.

Je l’ai rejointe enfin à travers mille obstacles, mille périls ; je voulais la décider à fuir, la conduire en lieu sûr. Elle s’y refuse. — Êtes-vous fou ? m’a-t-elle dit ; j’ai du monde à dîner ce soir. Allons, venez, mein herr ; vous m’aiderez à me coiffer, car j’ai perdu ma femme de chambre dans la bagarre. Savez-vous seulement faire une natte ?

Elle a déroulé sa splendide chevelure, et m’a montré à la disposer en deux lourdes nattes dans lesquelles elle a entrelacé des rubans bleu-pâle ; puis elle les a relevées sur sa tête avec de longues épingles de jais. Elle m’a quitté ensuite pour aller revêtir une robe de soie de ce même bleu. — Voyez ! m’a-t-elle dit en rentrant, j’ai voulu, pour vous faire honneur, mettre ce soir les boucles d’oreilles de turquoises et d’opales que vous m’avez données… On dit cependant que les opales portent malheur… Le croyez-vous ? À ce moment, Magelonne est entré ; il avait le visage rouge, animé, le regard brillant. — Tout va bien ! s’est-il écrié d’une voix forte, comme s’il voulait se faire entendre au-delà des murs. Les Versaillais sont refoulés ; ils n’avancent plus. Encore un effort, et nous reprendrons l’offensive ; courage ! la partie n’est pas perdue.

Les invités sont arrivés, et le festin a commencé. Le nouveau quartier-général était une grande maison isolée au sommet d’une de ces hautes collines où s’étagent, à l’est de Paris, les quartiers populaires. De la salle du banquet, percée de larges fenêtres, les regards plongeaient sur la ville immense étalée à nos pieds ; mille lumières brillaient dans la nuit, et les foyers mal éteints des incendies fumaient sous nos yeux. Il y avait une sorte d’affectation théâtrale dans le soin qu’on avait pris d’ouvrir les volets, d’enlever les rideaux des fenêtres pour étaler aux regards des convives ce Paris sanglant, mutilé, vrai champ de carnage où depuis quatre jours la mort fauchait sans relâche ; il y avait dans cette espèce de festin des funérailles un monstrueux défi à l’humanité et à la patrie, une féroce volupté de bête fauve. Cette audace impie, cette impudence sacrilège, étaient faites pour plaire à ces hommes de sang ; on buvait, ou chantait, on s’étudiait à paraître insouciant. Il y avait une cynique gaîté qui riait du lendemain et ébauchait des chansons ; il y avait un sombre enthousiasme de parade, qui glorifiait les crimes déjà commis et prophétisait de nouvelles ruines. On ne craignait pas de parler des otages en badinant galamment avec les dames, tandis que les bombes passaient au-dessus de nos têtes avec leur sinistre bruit de ferraille, et, tombant au hasard sur les monumens et dans les rues, portaient de nouveaux coups à la ville égorgée.

A toute minute, des estafettes entraient, apportant des messages, on les invitait à boire, et le général d’une main fiévreuse ouvrait la dépêche ; le plus souvent il se taisait. Parfois un tressaillement nerveux agitait les muscles de sa face. — Raoul Rigault, fusillé ! disait-il d’une voix sourde ; Delescluze, massacré ! — Il se levait alors, et, prenant son verre, il buvait « à la mémoire des grands citoyens tombés pour la cause du peuple ; » puis l’orgie poursuivait son odieux vacarme. Il y avait pourtant des minutes de silence, où les masques tombaient tout à coup ; on se regardait furtivement, d’un œil sombre ; il semblait que le poids d’une invisible épée suspendue sur ces têtes les courbât tout à coup ; une haleine froide passait sur cette fièvre et faisait un instant frissonner ce délire.

La nuit allait finir ; la salle s’était remplie peu à peu de gardes nationaux, de garibaldiens, de soldats transfuges. Le général se leva. — Citoyens, voici le jour venu. C’est à cette heure qu’il faut vaincre. Jurons tous de mourir plutôt que de nous rendre. Montrons à l’ennemi ce que peut faire le courage d’un peuple !

— Nous vaincrons, ont crié cent voix…

— Mourons ! ont dit les autres.

Cependant on se regardait avec stupeur ; le découragement était visible.

— A quoi bon se faire casser la tête ? a dit une voix ; nous savons bien que tout est perdu.

— Qui dit cela ? s’est écrié Magelonne avec un emportement terrible ; qui donc désespère à l’heure du combat ? Qu’ils sortent des rangs ceux qui ont peur, qu’ils aillent implorer la clémence des Bretons et des soldats du pape !

Vive la commune ! vive la république ! hurlait la foule. Et ce cri, gagnant les escaliers et les cours, est allé grossissant au dehors comme un souffle d’ouragan.

Le tambour battait, les clairons sonnaient ; les derniers soldats de la commune se groupèrent pour la lutte suprême. Magelonne avait mission de défendre les hauteurs du Père-Lachaise, la dernière forteresse de la révolte expirante.

— Et vous ? dis-je à Fidelis, qui, pâle et fatiguée après cette nuit de débauche, contemplait avec nonchalance le réveil de ces hommes dont la plupart ne devaient pas voir se coucher le soleil, — qu’allez-vous faire ?

Elle me regarda comme étonnée de ma question, puis ses yeux se portèrent sur Magelonne.

— Je ne les quitte pas, me répondit-elle.

— C’est à la mort que vous marchez.

— Peut-être ! reprit-elle avec son rire insouciant ; Magelonne croit encore au succès.

— Il vous trompe, m’écriai-je, comme il trompe tous ces misérables ! Que lui en reviendra-t-il de les faire massacrer inutilement ?

Elle parut touchée et s’approcha de Magelonne ; j’entendis qu’elle lui parlait de mettre bas les armes. II. haussa les épaules avec impatience et lui tourna le dos ; Fidelis revint vers moi. — Quel temps radieux ! Venez, Hermann ; le spectacle en vaudra la peine.

Tout en parlant, elle releva sa longue robe de soie bleue et la rattacha dans sa ceinture, puis elle couvrit ses épaules nues d’une casaque d’étoffe sombre. Une de ses compagnes lui offrit un revolver. — Non, non, reprit-elle en détournant la tête ; je n’aime pas le sang ni la guerre… Ah ! qu’un bal me plairait davantage ! — Et, fredonnant une valse, elle fit en dansant le tour de la table ; puis s’arrêtant à l’autre bout de la salle : — Viens-tu ? me dit-elle avec un mouvement de tête qui m’électrisa. — Je m’élançai à son appel ; mais Fidelis se déroba. — Un peu moins d’emportement, s’il vous plaît, mein herr, l’heure des plaisirs est passée. — Voyez donc ! comme il est tendre à la tentation ! s’écria-t-elle en s’adressant à ses amies, qui riaient de ma déconvenue. — Et l’on prétend que les Allemands sont vertueux ! C’est bien la faute des Allemandes !

On se mit en marche : voici le départ ; adieu ! Je suis Fidelis comme l’ombre suit le soleil.

HERMANN A BALTHAZAR.

Sainte-Pélagie, 29 mai.

Pris parmi les insurgés et jeté en prison avec quelques-uns des plus marquans, le 26 au soir, je me suis fait réclamer par mes chefs et vais être mis en liberté dans quelques heures. Je veux employer mes derniers instans de captivité à te raconter la fin de ma tragique aventure. Tu as appris déjà par les journaux comment s’est écroulé dans le sang et la boue l’édifice monstrueux de la commune de Paris. Je vais te dire ce que j’ai vu, ce que j’ai fait, ce que j’ai souffert dans cette grande catastrophe. Je n’essaierai pas de te décrire la bataille ; je n’ai vu que Fidelis, elle seule occupait ma pensée. L’image de la mort planant sur cette tête charmante a troublé ma lucidité habituelle.

Je m’étais réfugié avec elle dès le commencement de la journée dans un coin élevé du Père-Lachaise, d’où nous embrassions à peu près toute l’étendue du champ de bataille. D’abord les insurgés résistèrent avec assez de vigueur ; ils perdaient relativement peu de monde. Les troupes assaillantes ne se hasardaient qu’avec lenteur et précaution dans les rues étroites de ces quartiers hérissés de bini-cades. Leur action cependant devint bientôt plus pressante, et l’espace commença de se resserrer autour des fédérés. Ils durent abandonner successivement leurs positions avancées et se concentrer peu à peu autour du cimetière. Protégés par ces formidables hauteurs et par les batteries dont elles étaient couronnées, ils se flattaient de résister longtemps. On s’était animé à l’odeur de la poudre, à la vue du sang, au bruit des balles qui bourdonnaient dans l’air et de la mort qui frappait sans relâche ; toute trace d’abattement avait disparu. Le courage naturel au peuple de ce pays, son goût inné pour la guerre, faisaient taire les appréhensions. Les rangs cependant s’étaient éclaircis, la plupart des chefs avaient disparu, — morts peut-être ou prisonniers. Personne ne commandait, on se battait au hasard. Magelonne seul encourageait encore par sa présence les combattans. Debout près de nous, au point le plus élevé du cimetière, au milieu d’un état-major peu nombreux, il assistait d’un œil attentif à la défaite de ses derniers soldats. On dut bientôt abandonner les abords du cimetière et se retirer à l’intérieur ; mais le mur d’enceinte tenait encore. La résistance commençait à fléchir pourtant, la fatigue devenait visible. Il y avait des défections, quelques-uns jetaient leurs armes, et se couchaient sur les tombes pour y mourir en repos. Magelonne s’avança vers les combattans. — Courage ! s’écria-t-il d’une voix éclatante, une heure encore ! Tenez une heure, et nous sommes sauvés. Nos frères de La Villette ont repoussé l’ennemi, ils viennent à notre secours. Courage ! je vais vous amener des renforts !

Il y avait tant d’énergie dans son geste et sa voix, que pour la première fois je me pris à l’admirer ; je sentis naître en moi une sympathie pour cette constance et cet indomptable courage. Je me reprochais de l’avoir mal jugé. — Chaque homme dans la vie a son heure, et cet homme a trouvé la sienne, me disais-je en le regardant avec une sorte d’émotion s’éloigner d’un pas ferme et d’une allure hautaine pour chercher un secours impossible…

Fidelis aussi le suivait d’un regard attendri : — Pourvu qu’il revienne à temps, disait-elle en voyant tomber un à un les derniers combattans.

Le temps passait, le secours promis n’arrivait pas. Les malheureux insurgés, cernés, traqués, assaillis de toutes parts, allaient être débordés, les munitions s’épuisaient ; les gémissemens des blessés, les imprécations des mourans, s’élevaient en une lamentation immense et se mêlaient aux bruits farouches du combat.

Bientôt apparut un enfant tout haletant, couvert de sang et de poussière. — Un ordre du général, s’écria-t-il en agitant un large pli…

— Enfin ! dit Fidelis, saisissant le papier… Elle l’ouvrit, et devint toute pâle ; ses lèvres tremblantes pouvaient à peine parler. Le général est mort, dit-elle d’une voix sourde… C’est son dernier adieu, Elle froissa la lettre entre ses doigts sans verser une larme. Il y eut un frémissement parmi les combattans : — Vengeons-le, dirent quelques voix, et ils allèrent se faire tuer.

— Il est mort, dis-je doucement à Fidelis, rien ne vous retient plus ici ; il faut maintenant songer à votre sûreté…

— C’est justement ce qu’il m’écrit, répondit-elle avec un sourire amer en me tendant le billet de Magelonne, qui était ainsi conçu : « Tout est perdu ! il faut filer au plus vite. Je vais t’attendre dans les lignes prussiennes ; tâche de me rejoindre, pendant que nos hommes tiennent encore. »

— Il n’y a pas de temps à perdre, dans quelques minutes il sera trop tard. Venez, je vous sauverai !

— Et ceux-ci ? dit-elle en montrant les derniers combattans. Elle se retourna vers l’enfant. — Sauve-toi, s’écria-t-elle. Va dire au général que je l’attends ici ; il m’y trouvera, s’il revient.

L’enfant partit en courant ; il n’avait pas fait dix pas qu’une balle l’étendit mort.

En ce moment, une clameur terrible s’éleva du bas du jardin. Les soldats venaient de franchir le mur d’enceinte, et s’élançaient au pas de course pour enlever les points culminans. Il y eut alors une inexprimable confusion ; les insurgés éperdus fuyaient dans toutes les directions, l’épée dans les reins ; un flot nous entraîna. Les balles pleuvaient autour de nous comme les grêlons au mois d’avril ; des cris, des plaintes, des menaces, se croisaient dans l’air. J’entraînai Fidelis en la tenant par la main ; un groupe d’insurgés fuyait avec nous. — Rendez-vous ! Halte ! cria une voix sonore… Mais aussitôt une effroyable décharge retentit ; quelques insurgés tombèrent. L’un d’eux roula dans mes jambes, et m’entraîna dans sa chute…

Je restai quelques instans étourdi, ne sachant si j’étais ou non blessé… Quand je revins à moi, les soldats étaient loin. Je me dégageai péniblement du cadavre dont les bras s’étaient crispés autour de moi, et dont le sang inondait mes vêtemens… Le premier objet qui frappa mes regards, ce fut le corps de Fidelis, étendu sur la terre à quelques pas de moi. Je retrouvai des forces pour courir vers elle, la prendre dans mes bras et la porter derrière un tombeau de marbre qui nous cachait en l’abritant. Le mouvement la ranima ; elle ouvrit les yeux. — Je le croyais brave, murmura-t-elle d’une voix faible : qui aurait pu penser qu’il fût lâche ? — La bataille est finie, n’est-ce pas ?

— Tout est fini.

— Tant mieux ! je vais mourir tranquille.

— Vos blessures ne sont peut-être pas mortelles, dis-je pour la tromper, car elle avait la poitrine fracassée par un éclat de mitraille.

— Oh ! je ne regrette rien. Hier j’aurais pleuré, si l’on m’avait dit que je mourrais ce soir ;… mais à présent j’ai assez de la vie, je suis lasse de voir couler le sang. C’est une belle mort pour moi que la mort d’un soldat.

Elle fut prise d’étouffemens. Je parvins à la dresser debout contre le marbre du mausolée, où je la soutins avec effort ; sa tête fléchissait comme un fruit trop mûr. Pourtant elle reprit haleine. — J’aurais voulu faire une prière avant de mourir, dit-elle, mais je n’en sais pas ; on ne m’a appris que des chansons.

J’avais les yeux pleins de larmes, elle s’en aperçut. — Pauvre Tédesque ! vous m’aimiez donc ? Je suis bien fâchée de m’être si souvent moquée de vous !

— Je ne m’en suis point aperçu, répondis-je en pleurant.

Elle fut alors reprise de suffocation. — Vous le voyez, les opales portent malheur ! n’en donnez jamais à votre fiancée, murmura-t-elle en se laissant glisser entre mes bras qui ne purent la retenir ; elle tomba. — C’est un lâche, s’écria-t-elle encore ; je voudrais ne l’avoir jamais aimé ! Ce furent ses dernières paroles.

BALTHAZAR A HERMANN SCHLICK.

Mayence, 25 mai.

Pendant que tu prodigues au ménage Magelonne ton temps, et tes soins, que tu t’efforces de gagner à prix d’or la confiance du mari et l’amour de la femme, que tu consacres à cette noble entreprise ton âme innocente et la haute culture de ton intelligence, ta Dorothée, lasse de souffrir, découragée de ses pleurs inutiles, de ses plaintes mal accueillies, s’est enfin décidée à chercher quelques distractions dans les devoirs de la charité ; elle consacre aux blessés ses jours inoccupés et son cœur désabusé. On m’écrit qu’elle est admirable de zèle, de dévoûment ; elle puise des forces inattendues dans son étonnante activité, et reprend à vue d’œil le goût de la vie et la sérénité perdue. Si j’en crois ce qu’on dit, elle aurait trouvé quelque chose de plus encore, — de tendres consolations qu’elle ne cherchait sans doute pas. Certain blessé français ne serait point étranger à son heureuse renaissance, et notre farouche haine nationale serait ébranlée dans l’âme de ton amie. On me parle aussi du petit cousin Joseph Schaunitz, qui a perdu deux doigts de la main au siège de Metz, et oublie ce désagrément en courtisant ta Dorothée ; ce Joseph a bien des chances d’être agréé à ta place. Enfin tu peux perdre le souci de tes anciens engagemens et calmer les remords qui te poursuivent peut-être dans tes nouvelles amours. Pour peu que tu tardes quelques semaines à revenir, tout souvenir du passé aura disparu dans l’âme de Dorothée, et l’on te remerciera sans doute de ton inconstance propice.

Je reprends cette lettre, interrompue depuis quatre jours par les nouvelles de France. Je viens de recevoir le récit que tu me fais des derniers événemens. La comédie a fait place au drame, et peu s’en est fallu que tu n’aies péri au dénoûment.

En vérité, l’aventure est un peu folie, et, puisqu’enfin tu t’en es tiré sain et sauf, permets-moi d’en rire à mon aise. Tu ne t’attends pas, je suppose, à ce que je m’attendrisse sur le sort de tes funestes amis et sur la fin tragique de ta Fidelis : quelque soin que tu aies pris de l’idéaliser, il n’en reste pas moins vrai qu’elle était de la sinistre bande, qu’elle avait part dans les profits et par là même dans les crimes de la commune. Qu’elle n’ait pris d’ailleurs ni la torche ni le fusil, cela importe guère, pure affaire de tempérament ! Elle n’en trouvait pas moins dans l’antre du monstre « bon souper, bon gîte, et le reste. » Elle a su mourir, c’est le seul acte tolérable de sa vie. Que la terre lui soit légère !

Mais de grâce, mon cher Hermann, laisse-moi me divertir quelque peu à ton sujet. Est-ce bien toi vraiment, toi, l’homme prudent et réfléchi, qui t’es laissé prendre au Père-Lachaise, avec les insurgés, comme un rat dans une ratière ? Est-ce bien toi, l’homme sage, avisé par excellence, qui t’es fait berner par une Circé de boulevard ? Est-ce bien toi, le plus économe et le plus rangé des professeurs de grec, qui as jeté sous ses pas les louis d’or de ta bourse et les florins de la Prusse ? L’épopée finie, te voilà maintenant redevenu Hermann Schlick, comme devant.

Par bonheur, il te reste ta vertu, car vous autres, Allemands de la Prusse, vous avez cette rare bonne fortune, — à défaut d’autre, — de demeurer vertueux dans les occasions où le commun des mortels cesse de l’être. Quand un homme met dans sa poche la bourse de son voisin, il est jugé : c’est un fripon ; s’il dépouille son hôte, c’est un rare gredin. Si quelque Français se livre aux voluptés faciles, c’est un débauché ; s’il courtise une femme mariée, c’est un fils de Bélial… Vous autres, Allemands de la Prusse, vous faites toutes ces choses et beaucoup d’autres encore, et vous n’en êtes que plus vertueux — d’après ce précepte sans doute de l’apôtre, « que tout est pur pour les purs. »

Aussi je m’attends à te voir reprendre bientôt sans hésiter ta place parmi les saints de Berlin et l’implacable sévérité qui sied à tant de vertu ; mais, ô mon ami Schlick, mon bon camarade, permets-moi de rire un peu quand nous nous rencontrerons tête à tête, et que, les coudes sur la table, nous nous raconterons à huis-clos nos petites équipées de jeunesse. J’ai pour mon compte lutiné quelques bergères sur les bords enchantés de notre vieux Rhin ; j’ai commis là plus d’un joyeux larcin dont j’avais, sur ma foi, gardé quelque remords. Depuis notre annexion salutaire au saint empire d’Allemagne, je me sens allégé de ces peccadilles, car c’est un sort digne d’envie que d’être sujet de la Prusse, et ceux qui rêvent une plus grande félicité dans ce monde sont de grands niais, en vérité !

HERMANN A DOROTHÉE.

Montmorency, 1er juin.

Ne serait-il pas temps, ma chère Dorothée, de mettre fin au cruel malentendu qui nous a fait souffrir l’un et l’autre depuis de longues semaines ? J’espérais que ton cœur trouverait pour moi des paroles de paix et d’amour, je n’attendais qu’un mot pour tomber à tes pieds et t’appeler dans mes bras ; mais tu as cessé de m’écrire, et je ne sais que penser…

On m’assure que tu te portes à merveille, que tu passes tes jours et tes nuits au chevet des blessés, et que tu n’en ressens aucune fatigue. Si je voulais prêter l’oreille aux méchans propos, je pourrais croire même que ton zèle de charité t’a emportée au-delà du nécessaire ; je pourrais te demander compte avec une juste sévérité de cette conduite si peu mesurée. Je préfère recourir à l’indulgence. Oublions le passé ; je ne veux me souvenir que de ta tendresse et de nos jours heureux.

Je vais bientôt rentrer en Allemagne ; notre départ est prochain. Je quitterai sans regret ce pays, où je n’ai rencontré que la plus injuste haine des Français contre notre nation et la plus barbare rancune. Je quitterai sans remords ce Paris, où je ne laisse que des ruines, cette patrie des voluptés, où mon cœur a su se garder pur et sans tache. Je vais rentrer au foyer domestique la tête haute, comme un honnête et loyal Allemand, sans peur et sans reproche. Je reviendrai fidèle, fidèle à nos chastes amours, à nos sages projets d’avenir.

J’ai couru de grands dangers dont le récit vous fera frémir, vous tous qui m’aimez. Je me suis trouvé à Paris pendant les dernières convulsions de la commune, j’ai assisté et pris part en quelque sorte à l’effroyable lutte qui a duré six jours, et n’ai point reçu de blessures. J’en bénis le Dieu tout-puissant !

Pourtant, ce n’est pas sans dommages que je suis sorti de la bataille ; j’y ai fait une perte sensible, celle du bijou symbolique que tu m’avais envoyé comme gage de notre indissoluble union. Ce précieux talisman m’a été dérobé, ainsi que toutes mes économies, si laborieusement amassées pendant la guerre. Je m’attriste de revenir près de vous aussi pauvre qu’au départ ; mais ton désintéressement m’est connu, je me consolerai dans tes bras des disgrâces d’une injuste fortune. A bientôt, ma chère âme ; je secoue la poussière de Ninive, et, les yeux humides de douces larmes, je tends les bras vers toi, ô grande Allemagne, patrie de l’idéal, ô Vaterland !


P. ALBANE.