Les Lettres de Mme de Grignan/01

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LES LETTRES
DE
MADAME DE GRIGNAN

I.
De 1671 à 1677

Les vacances sont le temps des longues lectures, des lectures libres et variées, qui, sans trop éloigner de l’étude, devenue une habitude impérieuse avec l’âge, procurent cependant le repos par la diversion. Sainte-Beuve disait que, si vous voulez connaître vraiment Mme de Sévigné, il faut avoir deux mois de loisir à la campagne, lire alors ces lettres charmantes d’un bout à l’autre, sans en passer une seule, et tous les jours quelques-unes. Peu à peu vous entrez dans les sentimens de celle qui les a écrites ; vous pensez, vous aimez, vous pleurez avec elle ; toute sa société vous devient familière ; vous prenez part aux conversations, aux petites médisances, aux racontages de la cour, comme si vous en étiez ; vous ne laissez échapper aucun trait d’esprit, aucun trait de génie : c’est une amie, c’est une parente ; il semble que, de retour à Paris, vous allez la rencontrer et causer avec elle. Ceux qui ont lu Mme de Sévigné de cette manière ne se demandent plus si elle a aimé sa fille, si elle a écrit pour être imprimée, si elle est une écolière de Voiture, comme on l’a dit. Ces assertions légères sont la preuve infaillible que l’on n’a pas lu ce dont on parle, que l’on ne connaît que la lettre sur le mariage de Mademoiselle, comme ceux qui n’ont jamais lu de Buffon que la phrase sur le cheval. Les longues lectures demandent de longs loisirs : ce n’est que pendant les vacances que l’on peut lire Saint-Simon, Clarisse Harlowe, la Correspondance de Grimm : je n’ose pas dire la Correspondance de Voltaire, car j’avoue, à ma honte, qu’elle m’a toujours ennuyé. Que de livres avons-nous lus de cette manière, sans trop distinguer le bon et le mauvais et en ne cherchant que ce qui nous amuse : histoire et littérature, mémoires, correspondances, voyages, romans et comédies, mais surtout rien de contemporain, car le contemporain ramène toujours plus ou moins de trouble et compromet la paix de la solitude et des bois. Le passé, en effet, a quelque chose de calmant, et c’est le calme que nous demandons surtout à la campagne et aux loisirs des vacances.

Parmi les lectures récentes que nous avons faites de cette manière, l’une des plus intéressantes et des plus piquantes a été la lecture des Lettres de Mme de Grignan. Eh quoi ! dira-t-on, avez-vous retrouvé ces lettres à sa mère, dont on n’a jamais vu une seule ? Comme l’heureux M. Capmas, auriez-vous mis la main sur un manuscrit inconnu de Mme de Sévigné contenant les lettres de sa fille ? L’altière comtesse aurait-elle caché quelque part ces lettres mystérieuses, afin qu’un jour on pût les découvrir et les remettre à côté de celles de sa mère ? En aucune manière. Tout porte à croire que, si les lettres de Mme de Grignan n’ont pas été retrouvées, c’est qu’on ne les retrouvera jamais, c’est qu’elles ont été détruites par elle-même, et détruites précisément pour éviter la comparaison que l’on aimerait tant à pouvoir faire. La correspondance des deux dames est remplie de cette comparaison, du moins de la part de Mme de Grignan ; elle ne cesse de déprécier son propre style et son propre esprit en les opposant à l’esprit et au style de sa mère. Mme de Grignan parait avoir compris une des premières le génie de Mme de Sévigné et avoir deviné sa gloire future. Le soin avec lequel elle a conservé les lettres maternelles prouve qu’elle a prévu leur publication ; mais ce qui le prouve encore plus, c’est la disparition de ses propres lettres. Ces lettres étaient restées en la possession de Mme de Sévigné, qui, bien sûr, les avait gardées avec un soin jaloux. A sa mort, elles ont dû rentrer entre les mains de sa fille. Pourquoi celle-ci les eût-elle détruites si elle n’eût prévu la destinée brillante de celles de sa mère et si elle n’eût voulu éviter de paraître à son désavantage dans une si belle société ? La pensée toute filiale que ses propres lettres pouvaient servir à éclaircir et à vivifier les lettres maternelles ne pouvait avoir grande influence sur une personne médiocrement tendre et très orgueilleuse. Nous ne voulons pas lui prêter le sentiment peu gracieux de l’envie et de la jalousie à l’égard de l’esprit maternel ; mais nous pensons qu’amie du grand en toutes choses et sentant bien qu’elle ne serait pas au premier rang, elle ne voulut pas être au second ; et ce fut par excès d’amour-propre qu’elle tomba dans cet excès d’humilité. Quant à supposer que la destruction serait l’œuvre de Mme de Simiane ou du chevalier Perrin, nous ne pouvons admettre cette hypothèse. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la main qui ait détruit ces lettres, nous pensons qu’il y a eu là un mauvais calcul. Sans doute, Mme de Grignan n’eût pas égalé la gloire de sa mère, mais elle l’eût partagée. Elles eussent été inséparables dans la postérité. La comparaison d’ailleurs ne peut être évitée ; seulement elle a lieu sans preuves et sans pièces, et la comtesse est condamnée par défaut. Nul doute que ces lettres supprimées n’eussent plus de mérite que Mme de Grignan ne le disait. Sans avoir l’agrément ni la rare éloquence des lettres maternelles, elles devaient avoir leur originalité et leur prix.

Et cependant nous avons voulu lire et nous avons lu les lettres de Mme de Grignan, du moins ce qui en reste, et il en reste beaucoup plus qu’on ne serait tenté de le croire. Nous les avons lues où elles sont encore, c’est-à-dire -dans les lettres de Mme de Sévigné elle-même. Toute correspondance suppose toujours deux auteurs qui se répondent l’un à l’autre. Ici surtout, nous avons affaire à une mère curieuse et soucieuse de l’esprit de sa fille et lui rappelant sans cesse tout ce que celle-ci lui écrivait d’aimable et de charmant. Il est vrai que ce sont la plupart du temps des allusions plus que des citations, et que la curiosité est plutôt excitée que satisfaite. Mais les citations n’y manquent pas ; les analyses sont souvent claires et précises, et combien d’auteurs anciens dont nous n’avons pas de fragmens plus complets et plus exacts ! Ce sont donc les Fragmenta de Mme de Grignan que nous nous proposons de rassembler ; et, à l’aide de ces fragmens, nous essaierons de restituer et de reconstruire la correspondance détruite.

Après tout, lors même qu’on ne verrait, dans ce prétendu travail d’érudition et de reconstruction qu’un prétexte pour repasser d’un bout à l’autre et résumer à un point de vue nouveau la correspondance de « la délicieuse marquise, » comme l’appelait Walpole, on nous pardonnera ce détour. Si nous n’avons pas la comtesse de Grignan elle-même, nous l’aurons traduite et peut-être embellie par Mme de Sévigné, et peut-être cela vaudra-t-il mieux encore. Inutile de dire que nous avons recueilli tous nos textes dans la collection des Grands Écrivains de la France de M. Ad. Régnier, c’est-à-dire dans l’édition de M. de Montmerqué, en utilisant la publication particulière de M. Capmas. Une table incomparable, où un tel travail était en quelque sorte fait d’avance, une notice excellente de M. Paul Mesnard, qui, en éclaircissant dans le dernier détail la biographie, de Mme de Sévigné, nous fait suivre en même temps année par année celle de sa fille ; des notes d’une érudition prodigieuse, un texte excellent, ou du moins aussi parfait qu’il pouvait être avec les manuscrits que M. de Montmerqué avait entre les mains, c’étaient là des matériaux que nous ne pouvions nous dispenser de consulter. Sans doute, pour lire Mme de Sévigné dans les bois, il faut une édition plus portative ; mais, pour parler d’elle avec autorité et la citer avec exactitude, il n’y a plus aujourd’hui d’autre source que celle-là.


I

Ce serait une erreur de croire qu’il ne nous reste absolument aucune lettre de Mme de Grignan. De ses lettres à sa mère, aucune, à la vérité ; mais nous en avons un certain nombre d’autres, une vingtaine à peu près, dont quelques-unes à son mari, deux à sa fille, avec des fragmens, plusieurs à des amis, et enfin quelques lettres d’affaires[1]. Ces débris peuvent nous donner quelque idée de ce qu’ont dû être les lettres de Mme de Grignan, non complètement toutefois, car nulle femme n’écrit à sa mère comme elle écrit à sa fille, à son mari, et à ses amis.

Nous n’avons qu’une lettre de Mme de Grignan avant son mariage, lorsqu’elle était encore Mlle de Sévigné. C’était l’époque où elle brillait de son plus grand éclat, où elle désespérait les cœurs par sa « tigrerie[2], » où on l’appelait « la belle lionne, » où enfin La Fontaine lui dédiait la jolie fable du Lion amoureux et l’appelait « toute belle, à l’indifférence près. » Elle dansait aux ballets de la cour ; l’on crut un instant qu’elle avait attiré les regards du roi, et le triste Bussy-Rabutin ne se gênait pas, pour regretter que le roi n’eût pas pris une maîtresse dans sa famille. Le billet que nous avons de cette époque ne reflète aucune de ces impressions : ce n’est qu’un billet de bel esprit, un peu froid et contourné, mais agréable, à l’adresse de l’abbé Le Tellier, le frère de Louvois. Celui-ci, parti pour l’Italie, avait menacé Mlle de Sévigné d’avoir la hardiesse de lui écrire ; mais il n’en avait rien fait. C’est la jeune fille qui est obligée de faire les avances, et l’on devine les délicatesses que ce rôle peut provoquer. « J’étais accoutumée, dit-elle, à la liberté que vous deviez prendre de m’écrire, et je ne saurais m’accoutumer à celle que vous prenez de m’oublier. » Elle ne veut pas mettre ses intérêts entre les mains de Mme de Coulanges : « Il ne faut point confondre tant de merveilles, et je ne prendrai point de chemins détournés pour me mettre au nombre de vos amis. » On voit que nous avons affaire à une élève de l’hôtel de Rambouillet, où l’on jouait à la galanterie, même avec les abbés.

Nous la voyons ensuite, au moment de son mariage, en picoterie avec Bussy-Rabutin, le cousin et l’ami si indélicat de sa mère. La question était de savoir lequel des deux écrirait le premier à l’autre, de M. de Grignan ou de Bussy : l’un pour annoncer le mariage, ou l’autre pour l’en féliciter. Chacun faisait valoir ses droits. Les deux dames, la mère et la fille, écrivirent chacune de leur côté pour justifier et défendre M. de Grignan. Il est curieux de comparer les deux styles et de voir comment l’une et l’autre plaident la même affaire : d’un côté, la bonté et la bonne grâce de Mme de Sévigné, qui tourne tout en riant et qui cherche à adoucir les choses en s’adressant à l’amitié ; de l’autre, la raideur de Mme de Grignan, soutenant les prétentions de son mari, si d’accord avec la fierté naturelle de sa propre humeur. Voici le mot de Mme de Sévigné : « Mme de Grignan vous écrit pour monsieur son époux. Il jure qu’il ne vous écrira point sottement, comme tous les maris ont accoutumé de faire à tous les parens de leur épousée. Il veut que ce soit vous qui lui fassiez vos complimens sur l’inconcevable bonheur qu’il a de posséder Mme de Grignan. Comme il dit tout cela fort plaisamment et d’un bon ton, et qu’il vous aime et vous estime, je vous prie, comte, de lui écrire une lettre badine, comme vous savez si bien faire ; vous me ferez plaisir à moi, que vous aimez. » On voit que la charmante marquise essaie de dorer la pilule. La comtesse ne fait pas tant de façons : « M. de Grignan ne vous a point écrit ; et, bien loin de comprendre qu’il dût commencer, il a trouvé très mauvais que vous n’ayez pas daigné lui faire compliment, parce qu’il s’est trouvé si heureux, qu’il croyait tout le monde obligé de le féliciter. Voilà des raisons ; et je suis assez vaine pour être bien aise de vous le dire moi-même. » Bussy, en recevant ces deux billets, ne paraît pas y avoir vu de différence. Les chatteries de Mme de Sévigné ne le touchèrent pas ; et il traite, sans façon, ces deux lettres de « fort aigres » et de « ridicules. »

Nous avons plusieurs lettres de Mme de Grignan à son mari ; et ces lettres suffisent pour donner l’impression fidèle, nous le croyons, des rapports qui ont existé entre les deux époux. Il ne faut s’y attendre à rien qui ressemble à de l’amour. Un homme d’un âge mûr, et deux fois veuf, avec de grandes filles, n’était pas précisément un héros de roman et n’avait rien qui pût parler bien vivement à l’imagination d’une jeune femme belle et brillante. D’ailleurs, Mme de Grignan ne paraît pas avoir eu plus que sa mère l’âme tournée à la passion de l’amour. Le dérivatif que Mme de Sévigné trouvait dans l’amour maternel, Mme de Grignan le rencontra dans l’amour du pouvoir et des grandeurs. Mais, à défaut de passion, on découvre, dans les quelques lettres que nous possédons, un ton d’amitié et même de cordialité vive et franche qui rassure et qui satisfait. C’était, après tout, un bon ménage. « Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher comte ; je suis à vous avec toute la tendresse possible. Je vous conjure d’en être bien persuadé et de ne point changer l’opinion que vous avez d’avoir à vous une si jolie personne. Je voudrais être aussi jolie comme il est sûr que je suis à vous. » Elle plaisantait agréablement sur leurs galanteries réciproques : « Je sais que vous avez le meilleur goût du monde et que vous verrez d’aussi jolies femmes que je verrai de jolis hommes ; nous aurons là, le soir, de jolies relations à faire de nos journées. » En réponse sans doute à quelques légèretés conjugales, elle répondait sans trop de façons : « Vous m’avez mandé mille folies que j’écoute sans y vouloir répondre présentement. Vous pouvez penser que je prendrai mieux mon temps, afin de ne scandaliser personne. » Même de loin, Mme de Grignan conservait le gouvernement de la maison ; on devine la femme de tête et d’autorité à un ton de commandement qui s’impose même au mari : « Il est vrai que votre maison n’a jamais été mieux réglée. Témoignez à vos gens que vous en êtes content et que vous voulez qu’ils continuent. N’augmentez point les appointemens d’Anfossi (l’intendant). Laissez-moi le soin des gratifications ; il sera content et vous n’y perdrez rien. Je suis fort satisfaite de ce garçon-là. J’ai fait écrire Bonrepos pour la réponse du palais et pour le franc-salé. Je pense que vous devez être satisfait sur l’une et sur l’autre affaire. Je ne vous mènerai donc point de maître d’hôtel : vous êtes content de tout ; c’est assez. » Quelques récits de cour, quelques bavardages bien tournés, voilà ce que l’on trouve encore dans les lettres de Mme de Grignan à son mari.

Il est curieux de comparer les lettres de Mme de Grignan à sa fille avec celles que sa mère lui écrivait à elle-même ; mais elles sont trop peu nombreuses pour pouvoir donner des résultats bien rigoureux. Cependant quelle différence de ton ! Que nous sommes loin de cette expansion, de cet abandon, de cette douceur et de cette tendresse dont témoigne chaque lettre de Mme de Sévigné ! Ici, l’amour maternel semble froid et compassé : « Je suis bien touchée de vos sentimens, écrit-elle, et de pouvoir faire votre joie et votre peine par la manière dont je vivrai avec vous ; je n’en saurais changer quand votre cœur fera son devoir : c’est lui qui est ma règle et qui détermine mes démonstrations. Vous êtes devenue si raisonnable que je puis vous répondre de moi, parce que je me réponds de vous. » Cette antithèse si savante est-elle une parole du cœur ? Est-il dans la nature des choses que l’amour maternel se règle, dans ses démonstrations, sur celles de l’amour filial ? Cependant les lettres de Mme de Grignan à sa fille n’étaient pas toujours d’un ton aussi sévère et d’une tendresse si parcimonieuse. Quelquefois elle s’abandonnait et daignait causer d’une manière vive et piquante. À son tour, elle était à Paris, tandis que sa fille restait en Provence, et elle lui écrivait, comme autrefois sa mère, des nouvelles de la cour. Elle laisse alors éclater ce talent de narration que Mme de Sévigné admire souvent, et dont il nous reste si peu de traces. Elle assiste à la toilette de la duchesse de Bourgogne, alors presque enfant encore, et elle décrit ce tableau avec un brio, une couleur, un mouvement tout à fait charmant : « Votre princesse, écrit-elle, a le plus joli, le plus brillant, le plus aimable petit minois ; un esprit fin, amusant, badin au dernier point. Rien n’est plus plaisant que d’assister à sa toilette et de la voir se coiffer et manger un pain au pât ; elle se frise et se poudre elle-même ; elle mange en même temps ; les mêmes doigts tiennent alternativement la houppe et le pain au pât ; elle mange sa poudre et graisse ses cheveux ; le tout ensemble fait un fort bon déjeuner et une charmante coiffure. » Voilà pour la duchesse de Bourgogne. Voici maintenant le pendant ; c’est le portrait de la duchesse de Bourbon. On dirait un tableau de Boucher : « La chambre est parfumée ; c’est l’air de Vénus qui descend des cieux, accompagnée des grâces qu’une divinité pourrait avoir dans le commerce des mortels ; sa beauté n’a jamais été dans un si haut degré de perfection. Avouez que la princesse de votre mère[3] pourrait bien être celle de tout le monde. » N’y a-t-il pas là un reflet de l’imagination maternelle, et n’avons-nous pas le droit de regretter tant de récits charmans que Mme de Sévigné signale dans les lettres de sa fille, et dont celui-ci, un peu recherché peut-être, peut nous donner quelque idée ?

Dans une autre lettre à Mme de Simiane, la savante comtesse défend contre sa fille le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître et sur lequel les avis étaient partagés. On peut juger ici de la différence de talent entre les deux mères. Quand il s’agit d’un livre sur lequel Mme de Sévigné n’est pas d’accord avec sa fille, elle esquive la discussion et s’en tire par un trait vif, plaisant ou aimable. Ici, au contraire, Mme de Grignan creuse, discute, prouve ; c’est une leçon, et même sur un ton médiocrement aimable ; on voit que la philosophe ne supportait pas volontiers la contradiction. Quoi de plus innocent que ce que disait sans doute Mme de Simiane ? c’est que la peinture des amours de Calypso et d’Eucharis ne sont pas trop d’accord avec le caractère d’un archevêque, et c’était l’opinion de Bossuet. Mais Mme de Grignan, qui en tout était assez libre penseuse, n’était pas de cet avis : « Ce n’est point un archevêque, disait-elle, qui a fait l’île de Calypso ni Télémaque ; c’est le précepteur d’un grand prince qui devait à son disciple l’instruction nécessaire pour éviter tous les écueils de la vie humaine, dont le plus grand est celui des passions. Il voulait lui donner de fortes impressions des désordres que cause ce qui paraît le plus agréable. » Elle se plaint à sa fille du « ridicule » que celle-ci avait jeté sur le Télémaque ; elle lui cite l’exemple des pères de l’Oratoire, et même de Port-Royal, qui font lire aux jeunes gens les poètes anciens « quoique pleins d’une peinture terrible des passions ; » tandis que, « dans Télémaque tout est délicat, pur et modeste. M. d’Andilly a traduit le IVe et le VIe livre de l’Enéide ; personne ne l’obligeait à mettre en langue vulgaire la peinture de la passion la plus forte et la plus funeste qui ait jamais été. » Elle s’arrête enfin, un peu honteuse d’un plaidoyer si vif en matière si peu grave ; mais elle en rejette le tort sur sa fille, en mêlant d’une manière assez étrange le vous et le tu : « Je vous réponds bien sérieusement, ma fille, j’en suis honteuse ; car tant que tu parleras en enfant, je ne dois pas prodiguer la raison et le raisonnement[4]. »

Il ne faudrait pas trop tirer avantage contre Mme de Grignan des deux lettres que nous avons d’elle sur la mort de sa mère, et qui sont d’un style compassé et laborieux. Ce n’est pas là, dira-t-on, le langage vif et spontané de la douleur. Si surtout on se servait contre elle de ce qu’elle a copié dans une de ces lettres les phrases qui étaient déjà dans l’autre, on abuserait d’une sorte d’indiscrétion de la postérité : car des lettres écrites à des personnes différentes, très éloignées l’un de l’autre ne devaient pas être montrées. Ce sont là évidemment des lettres de convention ; mais nous ne croyons pas qu’il y ait lieu à en tirer aucune conséquence contre le cœur de Mme de Grignan. Plus la douleur est profonde chez les personnes concentrées, plus elle a de la peine à s’épancher, surtout pour des indifférens. Laisser parler le cœur est souvent impossible à certaines natures ; elles ont honte de dire ce qu’elle sentent. Mme de Grignan avait au plus haut degré ce trait de caractère. Elle avait une impuissance et une stérilité d’épanchement dont il ne faut pas lui faire un crime, car elle en a eu conscience et elle en a souffert toute sa vie. Personne ne doutera qu’elle n’ait éprouvé une profonde douleur de la mort de son fils sur lequel s’étaient concentrées toutes ses affections et ses espérances ; et cependant la lettre qu’elle a écrite à ce sujet à Mme de Guitaut cache l’émotion plus qu’elle ne l’exprime : « Un cœur comme le vôtre, madame, écrit-elle, comprend aisément l’état déplorable où je suis et ne saurait lui refuser sa compassion. Il est très vrai que les seules réflexions chrétiennes peuvent soutenir en ces dures occasions ; mais que je suis loin de trouver en moi ce secours si désirable ! Je ne sais penser et sentir que très humainement, et pleurer et regretter ce que j’ai perdu. » Dans sa douleur, Mme de Grignan a encore assez de fierté pour ne pas affecter plus de religion qu’elle n’en a. C’était une personne peu expansive, mais c’était une personne vraie, comme disait sa mère. C’était cette vérité même qui ne lui permettait pas l’éclat de la douleur devant des indifférens.

Revenons à des lettres plus mondaines et plus riantes. Il y en a une à Mme de Coulanges, d’un extrême agrément, et où notre auteur déploie un talent descriptif des plus distingués, non pas sans doute dans le style de George Sand, mais à la manière de Fénelon. Voici, par exemple, le village de Mozargues dépeint en perfection : « Si vous vouliez, madame, une chambre dans cette bastide, vous vous délasseriez de la vue de nos bois, et vous verriez différens amphithéâtres richement meublés de dix mille maisons de campagne rangées comme avec la main ; vous verriez la mer d’un côté dans toute son étendue, et de l’autre resserrée dans des bornes qui forment un canal fort magnifique : c’est assurément une jolie solitude. » Tel est le cadre du tableau : voyons-y vivre les habitans ; ici l’imitation ou le souvenir de Télémaque paraît sensible : « Il n’y a rien à craindre dans ce lieu que de vivre trop longtemps ; on n’y voit que des personnes qui meurent à cent dix ans ; on ne connaît point les maladies ; le bon air, les bonnes eaux font régner non-seulement la santé, mais la beauté. Dans ce canton, tous ne voyez que de jolis visages, que des hommes bien faits ; et les vieux comme les jeunes ont les, plus belles dents du monde. S’il y a un peuple qui arrive à l’idée du peuple heureux représenté dans Télémaque, c’est celui de Mozargues ; le terrain est travaillé et cultivé comme un jardin ; aussi tout le peuple est riche autant qu’il convient, c’est-à-dire qu’il abonde dans le nécessaire, sans que personne sorte de son état ; tous les hommes sont habillés en matelots et les femmes en paysannes ; la gaîté suit nécessairement la santé et l’abondance, de sorte que les jours de repos, après avoir prié dans l’innocence de leurs cœurs, ils dansent si parfaitement qu’aucun bal ne saurait faire tant de plaisir à voir. » N’est-ce pas là une jolie description de l’âge d’or, tel que le dépeignent les poètes, avec le plaisir de la réalité en plus ? Cette justesse et sobriété de pinceau ne viennent-elles pas d’une bonne école ? Sans doute le pinceau maternel a plus de couleur et plus de traits inattendus ; mais ce tableau n’en est pas moins un morceau achevé qui en fait regretter bien d’autres.

Dans une autre lettre adressée non à madame, mais à M. de Coulanges, nous voyons la cartésienne, entichée de l’automatisme des bêtes et toute prête à dire comme Malebranche frappant sa chienne : « Vous savez bien que cela ne sent point ? » M. de Coulanges avait promis d’apporter un chien à Pauline ; Mme de Grignan le prie de n’en rien faire : « Nous ne saurions aimer, disait-elle, que des créatures raisonnables ; et de la secte dont nous sommes, nous ne voulons pas nous embarrasser de ces sortes de machines ; si elles étaient montées pour n’avoir aucune nécessité malpropre, à la bonne heure ! mais ce qu’il en faut souffrir les rend insupportables. »

Indépendamment des lettres plus ou moins étendues que nous venons de résumer, on a publié au XVIIIe siècle quelques fragmens[5], dont plusieurs ont du caractère et de la tournure, dont quelques autres sont un peu alambiqués. De ce dernier genre est la pensée suivante, adressée à sa fille : « Quoique nous n’ayons pas grand’chose à nous dire, cela ne vous dispense pas de m’instruire de ce qui vous regarde, puisque votre silence ne me dispense pas de sentir pour vous bien de l’amitié. » Ce n’est pas de ce ton et de ce style que Mme de Sévigné se plaignait de l’absence de détails qui la chagrinait souvent dans les lettres de sa fille. En revanche, parmi ces fragmens se trouvent des pensées sérieuses fortement exprimées : « La jeunesse a ses peines comme les autres âges, et plus rudes à proportion de ses plaisirs : c’est une compensation que la justice divine observe pour la consolation et humiliation de tous les mortels, afin qu’ils soient tous égaux et n’aient rien à se reprocher. » Quelques-unes de ces pensées ont de l’éclat et du tour et font penser à La Bruyère : « Je m’afflige de l’anéantissement des grandes maisons : c’est une parure de moins au monde. » Puis tout à coup, un rayon de lumière qui vient on ne sait d’où : « Adieu, ma fille ; le soleil dore nos montagnes ; les troupeaux bondissent dans les champs ; la joie et la vigilance animent tous les acteurs. » Y avait-il donc dans cette âme austère qui paraît n’avoir jamais aimé passionnément que deux choses, la pensée et les grandeurs, y avait-il quelque coin perdu où dormait un éclair de poésie que rien n’a éveillé, et que l’amour eût éveillé peut-être, si elle eût connu cette passion ? Ce sont là des mystères comme il y en a dans toutes les âmes, et ce sont ces profondeurs inconnues qui les rendent si intéressantes. Il y a là certainement de ces coins cachés dans Mme de Grignan ; il y avait en elle une source intermittente qui n’a jamais pu couler en abondance et avec liberté.

Mais il est temps d’arriver à notre véritable sujet, à savoir la correspondance de la fille et de la mère[6]. Ici, rien ne reste, absolument rien, tant on a pris soin de nous dérober toute espèce de traces. Nous n’avons plus d’autres témoin que Mme de Sévigné elle-même. C’est elle qui parlera pour sa fille ou qui la fera parler. Comme nous voulons essayer non un portrait de Mme de Grignan, mais une véritable restitution de ses lettres, nous suivrons simplement l’ordre de la correspondance, en relevant successivement les débris qui se présenteront à nous.

II

Mlle de Sévigné épousa le comte de Grignan en l’année 1670 ; après son mariage, elle resta encore quelques mois auprès de sa mère. Mais enfin, il fallut partir pour la Provence, dont son mari était gouverneur ; elle quitta Paris dans les premiers jours de février 1671 ; et pendant sa route même, elle commença à écrire à sa mère quelques lettres que celle-ci dut recevoir vers le 9 ou le 11 du même mois. Ces premières lettres paraissent n’avoir été que l’expression des sentimens de chagrin et de tendresse qu’une si cruelle séparation devait naturellement provoquer. Quelque froide que l’on suppose avoir été Mme de Grignan, cependant, sous l’empire de certaines circonstances, son cœur ressentait des élans d’émotion vraie, qui se contenaient en présence de sa mère. Les personnes naturellement froides et qui ont une certaine honte à s’épancher, le font plus facilement la plume à la main. Sans doute, une mère comme Mme de Sévigné est portée à tout idéaliser dans l’objet de sa passion. Elle voulait absolument trouver dans sa fille un écho à ses propres sentimens ; elle lui prêtait sa propre richesse ; mais peut-on croire que des lettres indifférentes eussent suggéré ces tendres paroles d’une mère reconnaissante : « Vous m’aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d’une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance… Je n’en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le cœur. » Elle les trouve « si tendres et si naturelles qu’il est impossible de ne pas les croire. » En même temps, la femme de goût et d’esprit, qui même en parlant à sa fille, et en toute abondance du cœur, n’a jamais négligé, et a même peut-être un peu recherché l’art d’écrire, caractérisait d’un trait juste et vif le genre de talent qui devait distinguer Mme de Grignan, et qui est précisément celui que nous sommes portés à lui attribuer, à savoir : « une noble simplicité. » — « Vos lettres, dit-elle ailleurs, sont pleines de justesse et d’agrément. »

Dès ces premières lettres nous trouvons déjà quelques paroles textuelles et caractéristiques qui sont de Mme de Grignan elle-même. Elle cherchait à expliquer à sa mère pourquoi, en sa présence, elle restait souvent froide, muette, silencieuse : « Vous étiez, disait-elle, le rideau qui me cachait. » Ces mots trahissent bien des sentimens secrets. Devant le brillant, l’enjouement inépuisable, l’éclat de sa mère, la fille se sentait éclipsée, éteinte ; le sentiment de son infériorité la glaçait, la renfermait en elle-même ; elle s’effaçait et peu à peu le froid se glissait en elle, même dans l’intimité. Séparée de sa mère, Mme de Grignan retrouvait la liberté ; sa plume avait plus d’aisance et plus de naturel que sa voix ; elle retrouvait en elle quelque source vive. Mais même alors, la comparaison avec sa mère, son infériorité de génie ne cessait d’obséder sa conscience ; jusque dans la postérité, elle eut peur de cette comparaison ; et aujourd’hui encore, Mme de Sévigné est le rideau qui nous la cache.

Nous voyons aussi dans ces premières lettres que la jeune comtesse entrait dans les détails les plus particuliers de son voyage. C’est ainsi qu’elle écrivait qu’à je ne sais quelle station, Adhémar son beau-frère lui avait cédé son lit. Mme de Sévigné ne manque pas l’occasion de tirer de là quelques plaisanteries gaillardes et fort bien tournées. Sa fille avait-elle la première suggéré ce genre de plaisanterie ? Nous n’en savons rien, cela n’aurait rien d’invraisemblable. Mme de Grignan, malgré tout son sérieux, avait dans l’esprit et dans l’imagination beaucoup de drôlerie, et nous en verrons d’assez nombreux exemples. Son genre de gaîté cependant ne paraît pas avoir été le même que celui de sa mère ; nous chercherons plus tard à le caractériser ; mais tout d’abord, on voit la gaîté et la plaisanterie se mêler au chagrin. Il s’agissait d’un certain M. Busche, conducteur de chevaux, qui avait emmené Mme de Grignan ; et ce récit était, paraît-il, très plaisant : « Il était bien juste que ce fût vous la première qui me fissiez rire après m’avoir fait tant pleurer., » Seulement c’est pour nous une déception assez irritante de savoir que la narration était si plaisante et de ne pas savoir en quoi elle consistait. Toujours est-il que le récit était « original » et qu’on y trouvait ce qui « s’appelle des traits dans le style de l’éloquence. »

Nouvelles lettres, et mêmes expansions qui paraissent à la fois ravir et étonner Mme de Sévigné. « Méchante ! pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors ? Vous avez peur que je ne meure de joie. » En même temps, même approbation pour le style : « Vous écrivez extrêmement bien ; personne n’écrit mieux ; ne quittez jamais le naturel ; » Mme de Grignan continuait le récit de son voyage ; elle s’était arrêtée à Moulins et avait visité le fameux tombeau de Montmorency. Elle rencontrait dans cette visite les demoiselles de Valençay, nièces du duc, qui plus tard se souvenaient de l’avoir vue là, et le rappelaient à Mme de Sévigné : « Elles se souviennent, dit celle-ci six ans après, 16 mai 1676, que vous poussiez de grands soupirs dans cette église ; je pense que j’y avais quelque part… On dit que Mlle de Guénégaud vous disait : Soupirez, soupirez, madame ; j’ai accoutumé Moulins aux soupirs qu’on apporte de Paris. » Puis elle racontait à sa mère, de manière à l’effrayer, le passage de nuit qu’elle avait fait d’une haute montagne près Tarare, et si rude que « ses parties nobles en avaient été toutes culbutées. » Elle ne paraît pas avoir été très frappée du Rhône, et elle trouvait que « le fleuve était composé d’eau comme les autres. » Cependant, ce fleuve, qui lui paraissait d’abord si insignifiant, ne fut pas pour elle sans danger ; et elle doit avoir raconté avec émotion et pittoresque l’épreuve qui l’y attendait ; car Mme de Sévigné nous en fait éprouver le contre-coup en en résumant le récit : « Ah ! ma bonne ! quelle peinture de l’état où vous avez été ! .. Et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage ; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l’être encore plus que vous, au lieu d’attendre que l’orage soit passé ! .. Ce Rhône qui fait peur à tout ce monde, ce pont d’Avignon où l’on aurait tort de passer, en prenant de loin toutes ses mesures ; un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l’eau ? » A ces récits de circonstance Mme de Grignan joignait des réflexions toutes personnelles et assez bizarres. C’est ainsi qu’elle se plaignait de sa beauté et des gênes qui en résultaient pour elle ; Mme de Sévigné lui renvoie sa pensée en lui disant : « Il est vrai que la dignité de beauté où vous avez été élevée n’est pas une petite fatigue. » Ici, c’est probablement la mère qui parle ; mais c’est la fille qui avait écrit « qu’elle était fâchée que son nez ne fût pas de travers. »

Mme de Grignan paraît avoir eu le don et le goût des narrations. Dans une autre lettre, elle racontait son entrée à Arles ; ici elle a dû se donner carrière, car toutes les orgueilleuses faiblesses de son âme avaient été chatouillées et flattées par cette sorte d’entrée triomphale : « Vous êtes là comme la reine, » lui écrit sa mère. La comtesse avait savouré avec tant de délices l’éclat de cette fête qu’elle en avait oublié son mari : « Vous ne me parlez guère de lui ; c’est de ce détail que je serais curieuse. » Mme de Grignan étant très rieuse, sa mère lui demandait si elle éclatait de rire quand on la haranguait. Mais elle prenait trop au sérieux son rôle de reine pour se laisser dominer par « cette incommodité à laquelle, elle était sujette. » Même entrée à Aix, même oubli du mari. Cette fois, la gaîté de la comtesse prend le dessus, elle commence à rire d’elle-même : « Vous me représentez ce triomphe très plaisamment. » Elle rit de ces embarras et de « ces civilités déplacées. » Il y avait « une description de l’habit des dames d’Aix qui valait tout ce qu’une description peut valoir. » Enfin, au pont d’Avignon, nouveau péril, nouvelle narration. Mme de Grignan avait encore voulu passer ce pont en barque, et M. de Grignan, après avoir d’abord résisté à ce caprice, avait dit de guerre lasse : « Eh bien ! vogue la galère ! » — « En vérité, ma fille, vous êtes quelquefois capable de mettre au désespoir. » Malgré tout son esprit, Mme de Grignan se défiait d’elle-même et de son talent de narratrice. Il fallait que sa mère la rassurât en lui affirmant, au contraire, que personne n’était plus attachante. Il nous est difficile d’en juger, puisque l’original nous manque ; mais il nous semble toutefois que l’on peut, à travers ces traductions maternelles, deviner le brillant et la vivacité du récit primitif.

Nous voyons dans les lettres suivantes que la comtesse avait été un peu piquée que sa mère eût remarqué l’omission qu’elle avait faite de son mari dans les lettres précédentes, et elle parait avoir pris un peu au sérieux cette remarque. Mme de Sévigné n’était pas sans inquiétude sur les conséquences de ce mariage de raison, et elle ne demandait qu’à être tranquillisée sur les bons rapports des deux époux : » La province ne serait pas supportable sans cela. » Ces rapports n’étaient pas d’une tendresse vive et passionnée, mais nous avons vu qu’ils étaient convenables et même affectueux. Mme de Sévigné essaie de réchauffer cette froideur relative par ces paroles charmantes : « Conservez la foi de son cœur par la tendresse du vôtre. »

Quelles ont été les vraies pensées, les pensées intimes de Mme de Grignan en matière de religion ? Rien ne serait plus intéressant à savoir, rien n’est plus difficile à démêler. Mais comment s’expliquer ce jugement porté par Ninon et que Mme de Sévigné rapporte en ces termes : « Qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! Elle trouve que votre frère a toute la simplicité de la colombe, il ressemble à sa mère ; c’est Mme de Grignan qui a tout le sel de la maison et qui n’est pas si sotte d’être dans cette docilité. » Et quelqu’un ayant voulu défendre sur ce point Mme de Grignan devant Ninon, celle-ci le fit taire et « dit qu’elle en savait plus que lui. » Comment Ninon pouvait-elle se prononcer avec cette assurance ? D’où savait-elle les opinions de Mme de Grignan, si ce n’est peut-être par les confidences du chevalier de Sévigné, qui devait être sur ce point mieux informé que personne, peut-être même que sa mère ? On peut croire que ce sont là des exagérations de salon ; mais pourquoi Mme de Sévigné les réfute-t-elle d’une manière si vague ? pourquoi Mme de Grignan ne répond-elle rien, du moins à ce qu’il semble, à une inculpation aussi hardie ? Pas un mot d’allusion dans les lettres suivantes. D’ordinaire, cependant, la mère et la fille se répondent chapitre par chapitre. Un détail aussi intéressant et aussi vif ne peut avoir été passé sous silence que par le désir de ne point s’expliquer. Et cependant Mme de Grignan faisait ses dévotions, allait en retraite, et sa mère lui conseillait de ne pas se creuser l’esprit : « Les rêveries, dit-elle, sont quelquefois si noires qu’elles font mourir[7]. »

Sans pouvoir décider jusqu’à quel point Mme de Grignan était libre penseuse, nous savons certainement qu’elle avait un esprit fier et hardi qui allait droit au fond des choses et qui, même dans les relations de la vie, appliquait des vues dignes de Machiavel, dans un style que Mme de Sévigné déclarait « digne de Tacite. » C’est ainsi qu’en parlant de l’évêque de Marseille, qui fut la constante pierre d’achoppement que le comte de Grignan rencontra devant lui dans son gouvernement de Provence, elle disait : « Nous lui avons juré une amitié dont la dissimulation est le lien et notre intérêt le fondement.. » La bonne et charmante Mme de Sévigné n’eût jamais trouvé d’elle-même un trait si acéré ; mais elle déclare « qu’elle n’a jamais rien vu d’aussi beau. » Notre philosophe paraît aussi avoir soutenu cette opinion hardie : « qu’il n’y a point d’ingratitude dans le monde, » doctrine nouvelle à laquelle sa mère opposait la vieille doctrine, l’une étant à l’autre « comme Aristote à Descartes. »

Toute raisonneuse qu’elle était, on a déjà dit que la comtesse aimait à rire ; malheureusement ses plaisanteries nous échappent la plupart du temps, et Mme de Sévigné se contente d’y faire allusion sans les reproduire : « Il y a plaisir de vous envoyer des folies, vous y répondez délicieusement. » — « Je ne sais rien de si plaisant que ce que vous m’écrivez là-dessus ; je l’ai lu à M. de La Rochefoucauld ; il en a ri de tout son cœur. » — « M. de La Rochefoucauld est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines[8] : il y a plaisir à vous mander des bagatelles ; vous y répondez très bien, on voudrait bien aussi vous comprendre. » — « L’endroit où vous dites que M. de Grignan a deux côtes rompues l’a fait éclater[9]. » Elle disait encore plaisamment qu’elle devenait rouge quand elle pensait aux péchés des autres. On voudrait bien aussi comprendre la plaisanterie relative au cardinal Grimaldi : « Votre peinture du cardinal Grimaldi est excellente : cela mord ; il est plaisant au dernier point et m’a fait bien rire. » Le genre d’esprit de Mme de Grignan paraît avoir été quelquefois une sorte d’humour qui n’était pas tout à fait dans l’esprit de son siècle, quelque chose de dur, de fort et de hardi, comme lorsque, peignant la méchanceté de Mme de Marans, « elle parle des punitions qu’elle aura dans l’enfer. » Mme de Sévigné n’a jamais de ces traits violens et cruels, mais elle les trouve admirables chez sa fille, et elle les relève aussitôt et les corrige avec une grâce charmante : « Mais savez-vous bien que vous irez avec elle ? Vous continuerez à la haïr[10]. Songez que vous serez toute l’éternité ensemble. »

Bientôt la comtesse écrit à sa mère qu’elle a des langueurs et des malaises et que « de méchantes langues » interprètent ces symptômes comme des signes de grossesse. Mme de Sévigné se déclare du parti des médisans. Cependant elle va à Marseille et s’y fait conduire en litière, quoiqu’elle eût coutume de dire qu’elle n’aimait les litières que « quand elles étaient arrêtées. » Elle écrit à sa mère une lettre sur Marseille, et celle-ci lui répond : « Jamais narration ne m’a tant amusée. » La voici en raccourci : « Vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du hou des galériens ; vous y avez reçu des honneurs comme une reine, et moi plus que je ne vaux ; je n’ai jamais vu une telle galanterie que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je crois que Marseille vous aura paru beau ; vous m’en avez fait une peinture extraordinaire qui ne déplaît pas ; cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serais fort aise de voir cette sorte d’enfer. Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu’on ne voit pas ici. » On devine par ce passage que Mme de Grignan avait été moins frappée de la beauté de la ville que de l’horreur du bagne. Marseille lui avait paru un enfer. Il faut que la description ait été énergique pour que Mme de Sévigné en fût frappée à ce point.

En autre récit que nous voudrions avoir est celui d’un monsieur qui, rendant visite à Mme de Grignan, et voulant faire honneur à Mme de Sévigné, dépeignait l’esprit de celle-ci comme « juste et carré, composé et étudié. » Cette contre-vérité fait beaucoup rire Mme de Sévigné et avait aussi donné envie de rire à la comtesse : « Je vous ai plainte de n’avoir personne à regarder. » On apprend par la même lettre que Mme de Grignan dédaignait un peu légèrement La Fontaine : c’était un écrivain trop frivole pour elle ; Mme de Sévigné la relève assez vivement sur ce point. C’était d’ailleurs une sorte d’ingratitude envers celui qui lui avait dédié une de ses plus charmantes fables.

En même temps qu’elle écrivait à sa mère, elle écrivait aussi à son frère, et la lettre dont il est question (7 juin 1671) devait avoir pour sujet les folles amours, pour ne pas dire les grossières débauches du chevalier. Mme de Sévigné avait averti sa fille, dans des termes d’une crudité extraordinaire, de la manière dont son fils avait passé la semaine sainte. Il est probable que Mme de Grignan, de son côté, ne se gênait pas beaucoup avec son frère ; car sa mère lui répond : « La lettre que vous avez écrite à mon fils n’est pas fricassée dans la neige ; vraiment elle est fricassée dans du sel à pleines mains ; depuis le premier mot jusqu’au dernier, elle est parfaite. »

Les lettres de Mme de Grignan étaient peut-être un peu sèches ; et sa mère se plaint souvent « de la haine qu’elle a pour les détails. » Il est un sujet cependant sur lequel Mme la gouvernante, comme on l’appelait en Provence, n’était pas parcimonieuse de détails : c’est la description du château de Grignan et de son rôle de châtelaine ; rien ne répondait mieux à ses besoins et à ses idées de grandeur. A défaut de la cour, où elle eût voulu briller au premier rang, Mme de Grignan se consolait par l’éclat d’une existence quasi souveraine dans un palais magnifique ; elle devait en parler d’abondance ; et l’on sent encore l’écho de sa propre fierté et de son cœur glorieux dans le récit que Mme de Sévigné lui en renvoie : « Vous me représentez, dit-elle, un air de grandeur et de magnificence dont je suis enchantée… C’est un grand plaisir d’être, comme vous êtes, une véritable grande dame. »

D’une lettre à l’autre, il n’y a pas évidemment à chercher de transitions. Les sujets se succèdent selon le hasard de la plume. Il s’agissait, par exemple, des lectures de Mme de Grignan. C’était Pétrarque, c’était Tacite. Il paraît que soit à cause de ses nombreuses occupations, soit par goût naturel, Mme de Grignan ne lisait pas autant que sa mère et s’arrêtait souvent au milieu de sa lecture : « Si vous demeurez à la moitié de Tacite, je vous gronde ; vous ferez tort à la majesté du sujet. » — « Auriez-vous été assez cruelle pour laisser Germanicus au milieu de ses conquêtes ? » Enfin, résumant cette sorte de critique en un trait dernier, Mme de Sévigné lui disait : « J’achève les livres et vous les commencez. » Sans lire autant que sa mère, Mme de Grignan cependant se piquait de bel esprit, et elle proposait à sa mère d’en faire « commerce. » Celle-ci lui envoyait en conséquence des maximes et des sentences. Mme de Grignan en envoyait aussi quelques-unes de temps en temps. Elle moralisait à l’exemple de La Rochefoucauld. Elle remarquait, à propos des inquiétudes suscitées par la pensée de l’avenir, que Il notre inclination se change insensiblement et s’accommode à la nécessité. » Dans les Fragmens cités plus haut des lettres à sa fille, elle disait à peu près dans le même sens : « Vous savez que je connais la richesse des privations ; le bonheur de s’y accoutumer est le plus réel de la vie. » Elle disait à sa mère « qu’il faut avoir une robe selon le froid. » C’était une leçon indirecte et assez peu gracieuse à l’endroit de la faiblesse maternelle. Aussi cette mère sensible, tout en admirant en elle « un fond de raison et de courage, » refusait de s’appliquer cette maxime de haut stoïcisme, et elle disait tendrement et délicatement : « Je n’ai point de robe pour ce froid-là. ». Les plus légers incidens fournissaient aux deux dames des pensées ingénieuses et des idées générales. Une erreur de date suggérait à Mme de Grignan cette plaisanterie, que sa mère relevait et reprenait spirituellement en ces termes : « Je suis de votre avis ; c’est une légèreté de changer tous les jours : quand on se trouve bien des 21 ou des 16, pourquoi changer ? Ne suivez pas mon exemple et celui du monde corrompu qui suit le temps et change comme lui. » Nous voyons aussi que la mort du duc de Guise avait suggéré à Mme de Grignan des réflexions que sa mère trouve « admirables. » Malheureusement nous ne savons pas en quoi elles consistaient. Elle critiquait une maxime de La Rochefoucauld. Cette maxime condamnait ceux qui croient être sages en se privant de toute folie. La froide raison de Mme de Grignan ne comprenait pas qu’un grain de folie pût entrer dans la sagesse. Elle entendait cette pensée dans le sens d’une morale relâchée. Mme de Sévigné, qui avait d’abord combattu l’opinion de sa fille, y revient ensuite : « Si on a voulu louer les fantaisies, c’est-à-dire les passions, l’exacte philosophie s’en offense. Épictète n’aurait pas été de son avis. » Il paraît que c’était bien là le sens vrai de la maxime ; car « M. de La Rochefoucauld l’a enlevée dans le sens relâché que votre philosophie condamne, » De son côté, la comtesse avait aussi ses maximes ; elle parlait de l’espérance « d’une manière divine. » Elle insistait sans doute sur cette vérité que l’espérance est plus douce que la réalité ; car elle signalait « le malheur du bonheur. » Aux maximes se joignaient les comparaisons. Elle comparait la tranquillité dont on jouit à la campagne « au pain et à l’eau, » et les plaisirs du monde « aux ragoûts ; » mais elle craignait que cette comparaison ne fût « ridicule ; » Elle disait plaisamment que lorsqu’on est trop accablé par les bienfaits d’autrui, il n’y a qu’à se jeter bravement dans l’ingratitude : « C’est la vraie porte pour en sortir honnêtement quand on ne sait plus où donner de la tête[11]. » Elle écrivait aussi des choses assez singulières sur sa beauté, qu’elle trouvait « inutile, » et en concluait « qu’il vaut autant être grosse : c’est un amusement. Voilà une belle raison ! » Elle demandait à sa mère ce si elle aimait toujours la vie, » et Mme de Sévigné répondait que, malgré les chagrins de la vie, « elle est encore plus dégoûtée de la mort. » En passant, un jugement sur Bajazet. Elle trouvait la pièce froide ; c’est en retour de ce jugement que sa mère lui écrivait : « Je voudrais vous envoyer la Champmeslé pour échauffer la pièce. »

Mme de Grignan professait encore une philosophie forte et élevée à l’égard des grandeurs de la cour, peut-être un peu comme le renard de la fable. Elle attribuait à sa propre indifférence ce que Mme de Sévigné attribue à la force de sa raison et de son esprit ; mais celle-ci n’eût pas voulu que cette philosophie allât trop loin : « Il faut un peu agir, disait-elle, afin que votre philosophie ne se tourne pas en paroles et que vous puissiez revoir un pays (la cour) où les nues seront au-dessus de vous. » Mme de Sévigné fait souvent allusion à cette philosophie un peu trop stoïque que sa fille professait avec hauteur et peut-être aussi avec quelque dureté, aie lui disait : « La morale chrétienne est un remède à tous les maux ; mais je la veux chrétienne ; elle est trop cruelle et trop inutile autrement. » Cependant, toute philosophe qu’elle était, Mme de Grignan n’était-elle pas quelquefois plus exigeante et plus rigoriste en matière de dogme que Mme de Sévigné (si toutefois c’est à elle que s’adressaient les mots suivans) : « Vous aurez peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que d’un ordre du roi et de la sainte Écriture. » La philosophie s’alliait chez Mme de Grignan au bel esprit : elle était de l’hôtel de Rambouillet plus encore que sa mère ; elle avait des scrupules de purisme qui nous étonnent et qu’elle lui communiquait. Par exemple, elle était choquée de ce terme de Nicole : l’enflure du cœur. On ne voit pas trop pourquoi ce mot déplaisait aux deux dames : car il a quelque chose de beau et de fort ; mais on n’était pas loin du temps des précieuses.

Les lettres suivantes contenaient quelques plaisanteries dont la réponse nous donne le reflet. Mme de Grignan racontait que, pour se débarrasser d’un importun, pendant qu’elle voulait écrire, elle lui avait persuadé qu’il voulait faire la siesta et l’avait mis sous clé. Elle dépeignait les dames de Provence avec « leurs habits d’oripeaux » et faisait de leurs figures un portrait peu flatteur : « Quels chiens de visages ! lui écrit sa mère ; je ne les ai jamais vus nulle part. » Elle comparait M. de Chaulnes et M. de Lavardin au soleil et à la lune, dont l’un se lève quand l’autre se couche ; et, quant à elle-même, « elle était toujours sur l’horizon, » toujours en occupation et en représentation ; et elle craignait que, lorsqu’elle voudrait se reposer, « il n’en fût plus temps ! » Étant grosse, elle craignait « la mode de Provence, » qui était « de faire deux ou trois enfans » au lieu d’un. Elle contait une histoire merveilleuse d’un quasi-sorcier, nommé Auger, auquel, malgré toute sa philosophie, elle ne laissait pas de croire. Mme de Sévigné n’était pas trop rassurée sur l’origine de ces prodiges et craignait que « ces miracles du solitaire ne le conduisissent du milieu de son désert dans le milieu de l’enfer. » Enfin, mêlant à tous ces bavardages des renseignemens sur sa santé, elle décrivait « l’étonnement de ses entrailles sur la glace et le chocolat. » Elle recevait la visite de Coulanges ; et, quelque aimable qu’il fût, elle était bien aise de le voir partir : elle aimait mieux le voir s’en aller le lendemain que de demeurer avec lui toute sa vie : « Cette éternité vous fait peur ! » Tous ces détails paraissaient puérils à Mme de Grignan. Elle les appelait des fadaises. Pour sa mère, au contraire, ces fadaises étaient douces : « Hélas ! si vous les haïssez, vous n’avez qu’à brûler mes lettres. » Nous avons vu que Mme de Grignan était grosse ; et, comme toutes les mères, elle attendait un fils. Autrement, elle serait « aussi attrapée que la señora qui mit au monde une fille[12]. » L’enfant vint au monde. Mme de Grignan plaisante sur l’amour maternel : « Est-ce que l’on aime cela ? » Elle décrivait l’enfant : il était blond, il avait de grands yeux. Quant au nez, il n’était pas encore dessiné : « Il restait entre la crainte et l’espérance. » Mme de Sévigné remarque que cela est plaisamment dit et que « cette incertitude est étrange. »

Les deux correspondantes continuent à se parler réciproquement de leur style et de leur plume. Il ne faut pas trop s’étonner de cette préoccupation de forme et de style dans des lettres intimes. La longueur des distances, la rareté des voyages, l’absence de papiers publics, donnaient aux correspondances d’alors une tout autre importance qu’à celles d’aujourd’hui. On écrivait sur les affaires publiques ; on se communiquait les nouvelles ; on pensait en commun ; enfin les lettres étaient des événemens. Or, aussitôt qu’un genre d’écrit prend de l’importance, le style y devient une nécessité et une loi. Il suffisait que ces lettres fussent de temps en temps prêtées et montrées pour qu’on cherchât à les parer un peu. Il ne faut pas oublier non plus que la société polie ne faisait que de naître, et avec elle la bonne langue et le bon style. De même qu’on mettait du goût dans la conversation, de même il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’on cherchât à en mettre dans les correspondances. Il ne faut pas conclure de là que les lettres de Mme de Sévigné soient des morceaux de littérature préparés d’avance pour les pensions de demoiselles. Au contraire, c’est avant elle que les lettres étaient des morceaux d’apparat et de convention : telles étaient les lettres de Voiture et de Balzac. La grande nouveauté de Mme de Sévigné a été d’appliquer un style exquis à des lettres vraies portant sur les réalités mêmes et non sur des sujets de rhétorique. Ne nous étonnons donc pas de voir Mme de Grignan préoccupée sans cesse de la crainte de mal écrire et que ses lettres ne parussent ennuyeuses à sa mère. Celle-ci passe son temps à la rassurer : « Si votre lettre m’avait ennuyée, outre que j’aurais mauvais goût, il faudrait que j’eusse bien peu d’amitié pour vous. » Elle lui cite l’opinion des juges les plus compétens : « M. de La Rochefoucauld vous mande que si la lettre que vous avez écrite ne vous paraît pas bonne, c’est que vous ne vous y connaissez pas. » Mme de Grignan se rabaissait par vanité et impatientait sa mère : « Quel plaisir trouvez-vous à dire du mal de votre personne et de votre esprit ? » Elle craignait de devenir provinciale ; et les beaux esprits qu’elle avait raillés à Paris grandissaient à distance dans son imagination et lui faisaient peur : « Vous êtes bonne quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits… Prenez garde que l’éloignement ne vous grossisse les objets ; c’est un effet ordinaire. » Elle lui citait l’opinion d’un bon juge, Mme Scarron : « Elle aime votre esprit et vos manières ; et quand vous vous retrouverez ici, ne craignez point de n’être point à la mode. » Mme de Grignan comparait souvent ses lettres à celles de sa mère ; et Mme de Sévigné lui renvoyait ses complimens ; et quelle que pût être la partialité d’une mère, cependant nous ne pouvons croire que celle-ci pût se tromper complètement lorsqu’elle écrivait : « Vous avez des pensées et des tirades incomparables ; il ne manque rien à votre style ; d’Hacqueville et moi nous étions ravis de certains endroits brillans ; et même dans vos narrations l’endroit qui regarde le roi, et votre colère contre Lauzun, contre l’évêque, ce sont des traits de maître[13]. » Quel que fût d’ailleurs le mérite intrinsèque de ces lettres, elles étaient délicieuses aux yeux d’une mère : c’était d’elles que celle-ci disait ce mot charmant : « Je n’ose les lire de peur de les avoir lues. »

Mme de Grignan se laissait aller en écrivant à plus d’abandon et de tendresse qu’on n’est tenté de le croire. Elle sentait vivement le prix d’une affection comme celle de sa mère et elle le lui témoignait : « Vous êtes contente de mon amitié et vous me le dites de manière à pénétrer de tendresse un cœur comme le mien ; vous voyez tout ce qui s’y passe ; vous découvrez que la plus grande partie de mes actions se fait en vue de vous être bonne à quelque chose. » Cette tendresse par lettres ne peut manquer de rappeler à sa mère les froideurs du passé ; mais c’est pour lui pardonner en faveur du présent : « J’admire votre humeur ; elle est au-delà de tout ce qu’on peut souhaiter ; si vous en avez une autre moins commode, il faut lui pardonner en faveur de celle-là, » et avec une délicatesse charmante, elle prenait sur elle la moitié de la faute : « Il faut pardonner aussi à ceux à qui vous vous découvriez assez peu pour ne pas laisser voir clairement toutes ces bonnes qualités. » Cependant, à côté de ces tendresses, il y avait des témoignages de philosophie stoïque qui effrayaient un peu Mme de Sévigné : « Vous avez une vertu sévère qui n’entre pas dans les faiblesses humaines… Ma raison n’est pas si forte que la vôtre. » Mme de Grignan s’habituait à la pensée de rester toute sa vie en Provence, et elle paraissait considérer cet avenir avec fermeté : « Ce que vous me mandez de ce séjour infini me brise le cœur. »

On sait que ces deux dames ne se faisaient pas faute de toucher légèrement à la gaillardise. Mme de Grignan commençait une de ses lettres en demandant à sa mère de deviner ce qu’elle avait fait la nuit : « J’ai tremblé depuis les pieds jusqu’à la tête, répond sa mère ; je croyais que tout fût perdu ; il se trouve que vous avez attendu votre courrier et que vous avez bu à la santé du roi. J’ai respiré. » Voici un exemple du genre d’esprit un peu froid, mais plaisant, de Mme de Grignan ; elle disait que toute sa toilette était toute naturelle : « Cheveux frisés naturellement avec le fer, poudrés naturellement avec une livre de poudre, du rouge naturel avec du carmin ; cela est plaisant. » Elle envoyait à sa mère une citation « adorable » de son voyage triomphal à travers la Provence. « Je crois lire un joli roman dont l’héroïne m’est chère ; cette promenade dans les plus beaux lieux du monde, dans les délices de tous vos admirables parfums, reçue partout comme la reine,.. ce morceau de votre vie est si extraordinaire et si nouveau et si loin de pouvoir être ennuyeux que je ne puis croire que vous n’y trouviez du plaisir. » Néanmoins ces éternels parfums ennuyaient et fatiguaient Mme de Grignan. Elle eût voulu s’en restaurer « sur un panier de fumier. » Et elle tirait de là cette maxime, c’est « qu’il n’y a point de délices qui ne perdent ce nom quand l’abondance et la facilité l’accompagnent. » Une autre maxime du même ton, et plus désenchantée, est celle-ci, « qu’il faut se désaccoutumer de souhaiter quelque chose. » Très souvent, malheureusement pour nous, les allusions de Mme de Sévigné aux lettres de sa fille sont des rébus dont nous n’avons pas le mot et qui irritent la curiosité sans la satisfaire : « J’ai reçu votre aimable volume ; jamais je n’en ai vu un si divertissant… Jamais les amans de Mme de Monaco n’ont tant fait pour elle… Ce que vous dites du premier et du dernier est admirable… Vous me parlez bien plaisamment de la famille d’Harcourt. » Ainsi tout cela était plaisant et divertissant au dernier point, mais nous ne savons pas en quoi.


III

Le mercredi 13 juillet 1672, Mme de Sévigné quitta Paris pour aller trouver sa fille en Provence, et le commerce de lettres fut interrompu pendant plus d’un an. C’est seulement vers le mois d’octobre 1673 que la correspondance recommence. Mme de Sévigné avait espéré ramener sa fille avec elle ; mais celle-ci s’y était nettement refusée : « Vous savez par quelles raisons et par quels tons vous m’avez coupé court là-dessus. » Quand elle se sent un peu piquée par la froideur de sa fille, Mme de Sévigné prend le parti de l’admirer et d’attribuer à sa sagesse ce qui venait peut-être d’une autre cause : « Il a fallu que tout ait cédé à la force de vos raisonnemens. » On s’étonne aussi un peu, et peut-être une mère avait-elle le droit de s’étonner que Mme de Grignan lui dît qu’elle comptait bien que les honneurs dont elle était comblée « ne changeraient rien à l’affection maternelle. » Ces honneurs, ces succès, ces triomphes remplissaient l’âme de Mme de Grignan : « Votre lettre me paraît d’un style triomphant ; vous aviez votre compte quand vous l’avez écrite ; vous aviez gagné vos petits procès ; vos ennemis paraissaient confondus ; vous aviez vu partir votre époux à la tête d’un drapello eletto ; vous espériez un beau succès d’Orange. » Peut-être cette grandeur de province la rendait-elle moins pressée de revoir Paris, car Mme de Sévigné la sermonne un peu là-dessus : « Ne décidez rien ; ne faites rien d’opposé à votre retour. » Elle craignait les dépenses d’un grand voyage et reprochait assez durement à sa mère de ne pas tenir compte d’une aussi grande dépense. Mme de Sévigné lui renvoyait ses propres paroles : « Vous me demandez, lui dit-elle, s’il est possible que moi, qui devrais songer plus qu’une autre à la suite de votre vie, je veuille vous embarquer dans une excessive dépense qui peut donner un grand ébranlement au poids que vous soutenez déjà avec peine[14] ? » C’était blesser au cœur une mère si tendre et si attentive : « Non, mon enfant, répond celle-ci, je ne veux point vous faire tant de mal. »

Cependant Mme de Grignan, à son tour, vient à Paris : nouvelle interruption de la correspondance depuis février 1674 jusqu’en mai 1675. Aussitôt partie, elle écrit à sa mère, et c’est d’abord, comme toujours, pour s’épancher et pour se faire pardonner : elle avait sans cesse de ces retours et de ces scrupules. Elle fait allusion aux petites difficultés qui avaient pu altérer leur commerce ; elle s’inquiète du chagrin et de la tristesse que sa mère paraissait en ressentir. Mme de Sévigné, de son côté, la tranquillisait par ce mot charmant : « Ne soyez jamais en peine de ceux qui ont le don des larmes. » Cependant elle s’était contenue au départ pour ne pas laisser éclater tous ses sentimens. Mme de Grignan lui avait soufflé une bouffée de « philosophie ; » qu’elle admirait sans oser s’en plaindre. Après les premiers épanchemens de la séparation, cette philosophie continuait par lettres. La fille sermonnait la mère : « Vous me dites des merveilles de la conduite qu’il faut avoir pour se gouverner dans ces occasions ; j’écoute vos leçons et je tâche d’en profiter. » Bientôt d’autres pensées viennent se mêler à celles-là. Mme de Grignan s’ennuyait des arbres de Provence ; elle regrettait les arbres du Nord, qui reverdissent au printemps : « Ce que vous dites des arbres qui changent est admirable ; la persévérance de ceux de Provence est triste et ennuyeuse : il vaut mieux reverdir que d’être toujours vert. » C’est là une pensée charmante, dite d’une manière charmante ; peut-être la façon est-elle de Mme de Sévigné ; mais le fond est de Mme de Grignan. C’est encore une pensée ingénieuse et touchante que celle-ci : « Vous dites une chose bien vraie, c’est que les jours qu’on n’attend point de lettres sont employés à attendre ceux qu’on en reçoit. » Au milieu de ces belles et ingénieuses pensées, Mme de Sévigné relevait avec soin tous les traits qui indiquaient chez sa fille quelque sensibilité naturelle : « Vous m’avez fait plaisir de me parler de mes petits-enfans ; je crois que vous vous divertirez à voir débrouiller leur petite raison. »

Il est fort question, dans les lettres de Mme de Sévigné, et, par conséquent, dans celles de sa fille, d’une affaire de cassolette à laquelle on ne comprend pas grand’chose, si ce n’est que le cardinal de Retz, parent des deux dames, voulait en faire présent à Mme de Grignan. Celle-ci, par une fausse fierté, se refusait à recevoir un si riche présent. Mme de Sévigné la reprend là-dessus et ne voit dans ce scrupule « qu’une vision de générosité. » Elle dit qu’il y a des cas où « c’est une rudesse et une ingratitude de refuser. » Elle demande « ce qui manque au cardinal pour avoir le droit de faire un tel présent. « Il est parent ; il est âgé ; il donne tout à ses créanciers ; il se fait un plaisir de donner une curiosité, un souvenir qui vaut à peine cent écus : c’est là « un excès de gloire. » C’est « un défaut qui blesse la société. » On ne peut s’empêcher d’être de l’avis de Mme de Sévigné en cette circonstance. Et cependant un excès de gloire, une vision de générosité n’est pas, après tout, un excès trop commun[15].

Malgré toute sa philosophie et la réputation de libre penseuse que lui faisait Ninon, Mme de Grignan allait à confesse ; mais on devine que c’était un peu à contre-cœur pour une âme fière comme la sienne : « Nous ne trouvons point que de l’humeur dont vous êtes, vous puissiez jamais aller à confesse : comment aller parler à cœur ouvert à des gens inconnus ? » Au lieu de raconter ses péchés, elle disait à son confesseur : Mon père, qu’il fait chaud ! Son esprit critique trouvait à redire même à l’amitié humaine ; elle riait a de la pauvre amitié, » et trouvait que « c’était lui faire trop d’honneur que de la prendre pour un empêchement à la dévotion et un obstacle au salut. » Elle se défendait en même temps d’avoir été « oppressée » par l’affection de sa mère. Elle cherchait à expliquer ses froideurs et ses apparentes résistances : « Vous expliquez très bien cette volonté que je ne pouvais deviner, parce que vous ne vouliez rien. »

Puis revenaient les complimens réciproques sur les lettres de l’une et de l’autre. On ne peut contester à Mme de Grignan d’avoir admiré sérieusement les lettres de sa mère. Elle les trouvait vives et agréables et disait qu’elles n’étaient point « figées[16]. » Sa mère lui renvoyait son compliment : « Je vis hier une de vos lettres entre les mains de l’abbé de Pontcarré ; c’est la plus divine lettre du monde. Il n’y a rien qui ne pique et qui ne soit joli ; il en a envoyé une copie à l’éminence ; car l’original est gardé comme la châsse. » Il paraît que le sel était ce qui distinguait l’esprit de Mme de Grignan, comme la grâce et le charme celui de la mère ; elle pouvait même quelquefois s’élever jusqu’à l’éloquence. On sait combien la mort de Turenne a inspiré Mme de Sévigné. Sa fille lui avait répondu avec la même émotion, et l’on voudrait bien avoir cette autre oraison funèbre pour la comparer à la première : « Je voudrais mettre tout ce que vous m’écrivez de M. de Turenne dans une oraison funèbre. Vraiment votre lettre est d’une beauté et d’une énergie extraordinaire. Vous étiez dans ces bouffées d’éloquence que donne l’émotion de la douleur. » Cette émotion était assez vive pour qu’elle pût lui dire que le « cardinal de Bouillon ne lirait pas cet endroit sans pleurer. » Le mot de Saint-Hilaire, raconté par Mme de Sévigné, avait fait « frissonner » sa fille. Son âme, qui était d’une trempe mâle et élevée, avait été ébranlée par la mort d’un si grand homme.

On est trop heureux de rencontrer de temps à autre quelques passages que l’on peut considérer comme textuels et qui sont alors de vrais fragmens. Son procès étant gagné, Mme de Grignan écrit à sa mère « qu’elle s’ennuie de ne plus être agitée par la haine. » Elle envoie a Corbinelli « toutes ses animosités. » Elle fait un éloge admirable d’un magistrat « dont la justice est la passion dominante. » Elle disait que sa mère « s’était remariée en Provence. » Elle « criait après ce temps qui lui emportait toujours quelque chose de sa belle jeunesse. » Elle aurait voulu que sa mère « vit son cœur ; » elle en serait contente ; et Mme de Sévigné, qui la connaît, lui répond : « Vous n’êtes point une diseuse ; vous êtes sincère. » C’est encore à Mme de Grignan qu’appartient cette pensée ingénieuse, sur laquelle Mme de Sévigné revient souvent : c’est « qu’on ne voit personne demeurer au milieu d’un mois parce qu’on ne saurait venir à bout de le passer. » Elle voulait dire par là « qu’on se tire de l’ennui comme des mauvais chemins et que personne ne demeure au milieu d’un mois parce qu’il n’a pas le courage de l’achever. C’est comme de mourir, vous ne voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. » Avec le cours du temps, l’un des sujets les plus habituels des réflexions de Mme de Grignan, c’est l’espérance : « L’espérance est si jolie, » disait-elle. Elle avait sur l’absence et l’inconstance des pensées assez pessimistes : « L’absence dérange bien des amitiés. » Mme de Sévigné la relève sur ce point et trouve que « l’absence ne fait d’autre mal que de faire souffrir. » Elle ignorait, pour sa part, ce que sa fille appelait « les délices de l’inconstance. »

Une circonstance se présenta qui mit encore en évidence ce qu’il y avait de mâle et de fort dans le caractère de Mme de Grignan. Il s’agissait de signer quelque chose pour son mari. Tous ses amis de Paris, le cardinal, sa mère elle-même, lui conseillaient de ne pas signer. Mme de Grignan n’écouta qu’elle-même et les inspirations de sa conscience ; elle signa. Mme de Sévigné lui en exprime son admiration : « Vous me parlez de cette héroïque signature que vous avez faite pour M. de Grignan. Quand on a l’âme aussi parfaitement belle et bonne que vous l’avez, l’on ne consulte que soi. N’avez-vous pas vu combien vous avez été admirée ? N’êtes-vous pas plus aise de ne devoir qu’à vous une si belle résolution ? Vous ne pourriez mal faire : si vous n’aviez pas signé, vous faisiez comme tout le monde aurait fait ; en signant, vous faisiez au-delà de tout le monde ; enfin, mon enfant, jouissez de la beauté de votre action. »

La question des lectures était un grand sujet de conversation entre les deux dames et aussi de gronderie de la part de Mme de Sévigné. Sa fille lisait en ce moment le livre de Josèphe ; mais, suivant son habitude, elle restait au milieu : « Ce serait une honte dont vous ne pourriez pas vous laver de ne pas finir Josèphe ; si vous saviez ce que j’achève, vous vous trouveriez bien heureuse d’avoir à finir un si beau livre. » — « Je suis ravi que vous aimiez Josèphe ; continuez, je vous en prie ; tout est beau, tout est grand ; cette lecture est digne de vous ; ne la quittez pas sans rime ni raison. » — « Ne lisez-vous pas toujours Josèphe ? Prenez courage, ma fille, et finissez miraculeusement cette histoire. » — « Ne voulez-vous point achever Josèphe ? » — Malgré toutes ces recommandations et objurgations, nous ne pouvons pas savoir si Mme de Grignan a jamais fini la lecture de Josèphe, tant elle était réfractaire à l’achèvement d’une lecture. Singulier travers chez une femme si sérieuse et d’un goût si vif pour les choses de l’esprit. Il est vrai que Mme de Grignan n’aimait pas les histoires, que ce fussent, d’ailleurs, des histoires romanesques ou véridiques. Elle préférait de beaucoup les livres de morale. Aussi se plaisait-elle aux Essais de Nicole, que sa mère aimait tant et qu’elle lui avait envoyés : « Vous me ravissez d’aimer les Essais. » Mais tandis qu’elle partageait le goût de sa mère pour ce livre, ce qui « ravissait » le bien bon, elle avait un contradicteur dans le chevalier de Sévigné, qui, en cela, montrait un goût peut-être plus juste et plus fin que sa mère et que sa sœur. Il s’étonnait avec raison que celle-ci « qui s’y connaissait bien et qui aimait tant les bons styles, pût mettre en comparaison le style de Port-Royal et celui de M. Pascal… M. Nicole met une quantité de paroles dans le sien, qui fatigue et qui fait mal au cœur à la fin : c’est comme qui mangerait trop du blanc-manger. » Il poussait même la sévérité trop loin lorsqu’il disait que le Traité de la connaissance de soi-même paraissait « distillé, sophistique, galimatias et par-dessus tout ennuyeux. » Si Mme de Grignan aimait Nicole, elle parait avoir encore plus aimé Montaigne, car son frère ajoutait : « Pour vous adoucir l’esprit, je vous dirai que Montaigne est racommodé avec moi. » En même temps qu’elle lisait les moralistes, elle posait elle-même des questions de morale et elle demandait « si celui qui est en colère et qui le dit est supérieur au traditor qui cache son venin sous de belles et de douces apparences[17]. » Le chevalier lui demande si cette question regarde Mme de Lafayette, que Mme de Grignan n’aimait pas, qui n’était peut-être pas d’une parfaite sincérité. Cependant, Mme de Grignan insistait et défendait son goût pour Nicole. Mais le chevalier ne cédait pas, et reprochait à sa sœur son goût pour le quintessencié : « Je vous dis que le premier tome des Essais de morale vous paraîtrait tout comme à moi, si la Marans et l’abbé Têtu ne vous avaient accoutumée aux choses fines et distillées. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les galimatias vous paraissent clairs et aisés[18]. Pascal, la Logique, Plutarque et Montaigne parlent tout autrement ; celui-ci parle parce qu’il veut parler et souvent il n’a pas grand’chose à dire. » Qui a raison dans ce débat ? Peut-être les deux parties. Le chevalier parle en homme de goût et en homme du monde. Il n’y a pas en effet à comparer pour le goût et pour l’esprit Nicole aux Provinciales. Mais Mme de Grignan lisait les Essais en philosophe et Mme de Sévigné les lisait en chrétienne ; et, à ce double point de vue, il y avait beaucoup à profiter dans ce livre, que les délicats comme Mme de Lafayette n’aimaient pas. Il faut remarquer, d’ailleurs, une légère inadvertance du chevalier, qui oppose, comme modèle de bon style, la Logique aux Essais, sans avoir l’air de savoir que les parties les plus agréables de la Logique de Port-Royal sont précisément de Nicole et qu’il oppose ainsi l’auteur à lui-même. Au reste, Mme de Sévigné résistait sur ce point à son fils : « Quand vous avez cru que le sentiment de certaines gens me ferait changer, vous m’avez fait tort. »

Beaucoup de passages se rapportent à l’amour tendre de Mme de Sévigné pour sa fille ; tantôt elle sentait vivement cet amour et faisait des efforts pour y répondre ; tantôt elle semble lui faire la leçon au nom d’une philosophie un peu chagrine. Mme de Grignan paraissait dire que c’était à l’amour de faire des excès de passion et que l’amitié devait se tenir dans une plus juste mesure, et, peut-être en tirait-elle quelque leçon à sa mère sur l’excès de son amour maternel. C’est au moins ce que l’on peut conjecturer d’après le passage suivant : « Je ne saurais m’appliquer à démêler les droits de l’autre[19] ; je suis persuadée qu’ils sont grands ; mais quand on aime d’une certaine façon et que tout le cœur est rempli, je pense qu’il est difficile de séparer si juste. Je ne trouve pas qu’on soit si fort maîtresse de régler les sentimens de ce pays-là ; on est bien heureux quand ils ont l’apparence raisonnable. Je crois que, de toute façon, vous m’empêchez d’être ridicule ; je tâche aussi de me gouverner assez sagement pour n’incommoder personne. » Ce passage ne peut avoir deux sens : évidemment la pauvre mère est obligée de défendre contre sa fille la violence de sa passion maternelle ; elle espère ne pas être ridicule ; elle tâche de ne pas importuner. Cependant Mme de Grignan ne peut s’empêcher d’être sensible à un si grand amour : « Vous êtes donc persuadée que j’aime ma fille plus que les autres mères ? » Cet amour, selon Mme de Grignan, avait été pour sa mère. « un préservatif, » et Mme de Sévigné entrait dans cette pensée en disant : « Il faudrait plus d’un cœur pour aimer tant de choses à la fois, » par allusion à la princesse de Tarente, qui lui avait envoyé un chien nommé Fidèle, nom « que ses amans n’avaient jamais mérité de porter. » Mais M’ne de Grignan, de son côté, avait été si infidèle dans sa passion pour le chocolat que sa mère feignait de craindre pour elle-même : « Je ne sais si je ne dois point trembler : puis-je espérer d’être plus aimable et plus parfaite ? Il vous faisait battre le cœur : peut on se vanter de quelque fortune pareille ? Vous devriez me cacher ces sortes d’inconstances. »

On regrette d’avoir à dire que Mme de Grignan plaisantait avec sa mère des exécutions de Bretagne : « Vous me parlez fort plaisamment de nos misères ; nous ne sommes plus si roués ; .. la penderie me paraît maintenant un vrai rafraîchissement. » Cependant ces plaisanteries elles-mêmes étaient-elles bien des plaisanteries, et n’avaient-elles pas quelque dessous de cartes ? « Ce que vous me dites de M. de Chaulnes est admirable. Il fut hier roué vif un homme qui confessa d’avoir eu dessein de tuer le gouverneur : pour celui-là, il méritait bien la mort. » N’est-ce pas dire qu’il y en avait eu d’autres qui ne la méritaient pas ? Qu’écrivait donc d’admirable Mme de Grignan sur M. de Chaulnes ? N’était-ce pas quelque comparaison avec la Provence, si paisible sous M. de Grignan ? On aimerait à croire que cette ironie était affectée et cachait un blâme secret. N’y a-t-il pas quelque chose de semblable dans cette allusion aux affaires de Provence ? « J’admire que vous ayez réussi à faire ce que vous voulez : c’est que vous êtes fort aimés. Nous sommes étonnés de voir qu’en quelque lieu du monde on puisse aimer un gouverneur[20]. » En Provence, les populations étaient paisibles : c’était avec les autres autorités qu’on était à couteaux tirés. La municipalité d’Aix était, suivant Mme de Grignan, « une caverne de larrons. » Mais elle aimait mieux la guerre que la paix. Elle était « pour la paix générale, » c’est-à-dire pour la continuation de la guerre ; mais « cette humeur guerrière » ne plaisait pas à Paris. On n’a jamais aimé en haut lieu les administrateurs de province qui vous font des affaires. Ces petites discordes paraissaient fastidieuses au ministre ; aussi Mme de Sévigné, avec son tact de Parisienne, avait soin de n’en rien dire à M. de Pomponne, amico di pace e di reposo. Quelquefois on n’avait pas de nouvelles à raconter : « Nous avons bien besoin, comme vous dites, de quelque événement, aux dépens de qui il appartiendra. » Quelquefois aussi les nouvelles étaient fausses : « Vous me dites des choses admirables : je les lis, je les admire, je les crois, et tout de suite vous me mandez qu’il n’y a rien de plus faux. » A défaut de nouvelles, vraies ou fausses, on disait des bagatelles. Mme de Sévigné avait reçu un petit chien de la princesse de Tarente, et elle avait un moment négligé sa chienne Marphise pour le nouveau-venu. Mme de Grignan en plaisante avec sa mère et l’accuse d’avoir fait la coquette : « Ce que vous me dites sur Fidèle est fort plaisant et fort joli : c’est la vraie conduite d’une coquette que celle que j’ai elle. » Un trait plus vif et plus osé était la comparaison des confesseurs et des amans : « Vous avez trouvé fort plaisamment d’où vient l’attachement qu’on a pour les confesseurs : c’est justement la raison qu’on a pour parler dix ans avec un amant, car, avec ces premiers, on est comme Mlle d’Aumale, on aime mieux dire du mal de soi que de n’en pas parler. »

Voici encore un résumé de lettre qui fait bien regretter l’original : « Ne vous retenez point quand votre plume veut parler de la Provence ; ce sont mes affaires ; mais ne la retenez en rien quand elle a la bride sur le cou ; elle est comme l’Arioste : on aime ce qui finit et ce qui commence ; le sujet que vous prenez console de celui que vous quittez et tout est agréable. Celui du froc aux orties que l’on jette tout doucement pour plaire à Sa Sainteté et le reste est une chose à mourir de rire ; .. je ne crois pas qu’il y ait rien au monde de plus plaisant : vous êtes plus gaie dans vos lettres que vous ne l’êtes ailleurs. » Mme de Grignan se plaignait d’être toujours accablée de société. Elle s’étonnait qu’on ne comprit point « qu’elle pût souhaiter d’être séparée de cette bonne compagnie. » Elle avait « soif d’être seule. » Elle racontait l’histoire d’une vieille veuve qui épousait un jeune homme ; sur quoi Mme de Sévigné répliquait : « C’est un grand bonheur de ne pas être coiffée de ces oisons-là : il vaut mieux les envoyer paître que de les y mener. »

Le 17 janvier 1676, Mme de Sévigné est atteinte de ce rhumatisme dont elle eut tant à souffrir pendant une année. Grâce aux distances, ce n’est que dans sa lettre du 9 février que Mme de Grignan annonce qu’elle a reçu la nouvelle et exprime ses inquiétudes. Représentons-nous cet effet cruel des distances, que nous ne connaissons plus. En quelques heures, on communiquerait aujourd’hui, par le télégraphe, des Rochers à Grignan ; en deux jours, Mme de Grignan serait venue retrouver sa mère. Mais alors les lettres elles-mêmes ne pouvaient donner aucune sécurité ; car, tandis qu’elles faisaient le chemin, la maladie pouvait s’aggraver et prendre une terminaison fatale ; et réciproquement on souffrait et on s’affligeait quand la maladie était guérie. Rappelons-nous ces douloureuses épreuves dont souffraient nos pères quand nous sommes tentés, par un raffinement esthétique, de mépriser les progrès matériels de notre temps, et disons-nous que ces progrès sont aussi des progrès moraux, des progrès pour le cœur. Cependant, la maladie de Mme de Sévigné s’était assez rapidement améliorée ; elle s’inquiète des inquiétudes de sa fille : « Nous craignons la lettre où vous allez faire de grands cris sur le mal que j’ai eu… Vos frayeurs commencent justement dans le temps qu’il n’y a plus de sujet d’en avoir. » La lettre arrive : « Voilà justement ce que nous avions prévu ; je vois vos inquiétudes et vos tristes réflexions dans le temps que je suis guérie. » Pendant tout le temps de la maladie de sa mère, c’est le chevalier de Sévigné qui tient la plume, tantôt écrivant sous sa dictée, tantôt la remplaçant. Dans ce rôle de secrétaire, son caractère et son esprit se montrent sous le jour le plus charmant. Il aime tendrement sa mère sans ombre de jalousie, et il aime sa sœur, quoiqu’il la sache la préférée ; il fait tous ses efforts pour ménager sa sensibilité, sans cependant lui cacher la vérité ; il s’amuse de son esprit : c’est lui qui a hérité de la grâce de sa mère ; c’est sa sœur qui en a pris le sérieux et la force.

Pendant que Mme de Sévigné se rétablissait lentement aux Rochers, Mme de Grignan avait, de son côté, ses épreuves et ses misères. Elle accouchait prématurément à huit mois, par suite d’une imprudence, et sa mère croyait tout d’abord que l’enfant était mort : « Quel dommage d’avoir perdu encore un pauvre petit garçon ! » Le frater, comme on l’appelle, tire occasion de cet événement pour faire valoir sa propre sagesse, que d’ordinaire on n’estimait guère : « Pour moi, disait-il, je n’accouche pas à huit mois. » Cependant l’enfant n’était pas mort, et, pendant quelque temps, la mère et la fille se bercent de l’espoir de le conserver. Il s’agissait de savoir si l’enfant était bien de huit mois. De là, entre ces dames, des questions, des supputations assez plaisantes : « Je n’ose espérer que vous vous soyez trompée ; vous êtes plus infaillible que le pape. » —… « Je me fie fort à vos supputations, et je trouve vos réponses fort plaisantes. » — «… Je vous prie de compter les lunes pendant votre grossesse ; si vous êtes accouchée un jour seulement sur la neuvième, le petit vivra. » — « Vous me marquez le 15 juin ; nous avons supputé les lunes jusqu’au 11 février ; il est de deux jours dans la neuvième : c’est assez. » A défaut de ces supputations plus ou moins complaisantes, on se consolait avec des contes de bonne femme. On disait à Aix qu’il n’y a rien de si commun que les enfans venus à huit mois. « La rareté des enfans de neuf mois m’a fait rire. » Malgré toutes ces belles espérances, le pauvre enfant végéta pendant un an, et mourut à la fin de juin 1677. C’était le troisième enfant que perdait Mme de Grignan.

A défaut des journaux et des gazettes, les lettres, à cette époque, donnaient les nouvelles du temps. Mme de Grignan envoyait celles du Midi ; Mme de Sévigné celles du Nord : « Nous avons été bien aises d’apprendre par vous les nouvelles de Messine ; vous nous avez paru original[21] à cause du voisinage. » Mais quelles nouvelles que celles qui arrivaient huit jours après l’événement ! « Que vous êtes plaisans, vous autres, de nous parler de Cambrai ! Nous aurons pris encore une ville avant que vous sachiez la prise de Condé. » Mme de Grignan, avec son esprit positif, aurait volontiers trouvé là un prétexte pour abréger la correspondance ; mais sa mère lui répond : « Ne nous mettons point dans la tête de craindre les contre-temps de nos raisonnemens ; c’est un mal que l’éloignement cause et à quoi il faut se résoudre ; car, si nous voulions nous contraindre là-dessus, nous ne nous écririons plus rien. »

Le seul fils que Mme de Grignan ait conservé, c’est le marquis de Grignan. Il est souvent question de lui dans la correspondance. La mère était inquiète de le voir trop timide et avait peur qu’il ne devînt poltron. Mme de Sévigné la tranquillisait sur ce point : « Je vous prie que sa timidité ne vous donne aucun chagrin,.. ce sont des enfances ; .. ne vous impatientez point à cet égard. » On craignait aussi pour lui du côté de la taille, un côté du corps était plus fort que l’autre. Les instructions de Mme de Sévigné étaient très sages : « On vous conseille de lui donner des chausses pour voir plus clair à ses jambes… Il faut qu’il agisse et qu’il se dénoue. Il faut lui mettre un petit corps un peu dur qui lui tienne la taille. Ce serait une belle chose qu’il y eût un Grignan qui n’eût pas la taille belle ! » Cependant la taille se remet, et la timidité commence à passer. « Vous me le représentez fort joli, fort aimable. Cette timidité vous faisait peur mal à propos. » On lui avait mis des chausses, et cela seul l’avait rendu brave : « Ils sont filles tant qu’ils ont une robe. » Sa mère se divertissait à commencer « sa petite éducation. » — « Vous prenez le chemin d’en faire un fort honnête homme. Vous lui faites un bien extrême de vous amuser à sa petite raison naissante : cette application à le cultiver lui vaudra beaucoup. » Mme de Grignan s’inquiétait encore de ne pas trouver son fils assez vif, assez spirituel ; il avait plus de sens que d’esprit : « J’aimerais mieux, répond Mme de Sévigné, son bon sens et sa droite raison que toute la vivacité de ceux qu’on admire à cet âge et qui sont des sots à vingt ans. Soyez contente du vôtre, ma fille, et menez-le doucement comme un cheval qui a la bouche délicate. »

Il était aussi question souvent des filles dans la correspondance. L’aînée venait d’être mise au couvent, où, suivant la tradition des nobles familles de ce temps-là, elle devait rester plus tard comme religieuse. Mme de Sévigné en avait « le cœur serré. » Mme de Grignan parait avoir eu plus de courage, quoiqu’elle-même ne craignît pas d’appeler le couvent « une prison. » L’enfant avait dissimulé « sa petite douleur. » La mère en avait probablement fait autant : « Vous avez un courage qui vous sert toujours dans les occasions. » L’enfant s’habitua assez vite à cette séparation ; car Mme de Sévigné écrit avec une admiration qui n’est pas sans quelque nuance de critique : « L’inhumanité que vous donnez à vos enfans est la chose la plus commode du monde. Voilà, Dieu merci, la petite qui ne songe plus ni à père ni à mère. » Tandis que l’aînée des filles, Marie-Blanche, était au couvent, la plus jeune, Pauline (plus tard Mme de Simiane), était restée auprès de sa mère : c’était sur elle seulement que le sentiment maternel de Mme de Grignan trouvait à se répandre : elle s’en amusait. « Pauline me paraît digne d’être votre jouet. » Elle trouvait en elle sa ressemblance, sauf « un petit nez carré » qui lui venait de sa grand’mère. « Je trouve plaisant que les nez des Grignan n’aient voulu permettre que celui-là, et n’aient pas voulu entendre parler du vôtre. »

Au milieu de ces conversations de famille, la moraliste et la philosophe ne faisaient jamais défaut chez Mme de Grignan, et Mme de Sévigné admirait sa philosophie : « Les réflexions que vous faites sur les sacrifices que l’on fait à la raison sont fort justes et fort à propos dans l’état où nous sommes ; il est bien vrai que le seul amour de Dieu peut nous rendre heureux en ce monde et en l’autre. Il y a très longtemps qu’on le dit ; mais vous y avez donné un tour qui m’a frappée. » La mort du maréchal de Rochefort, qui meurt à quarante ans au milieu des honneurs qu’il a désirés, suggérait à Mme de Grignan des réflexions philosophiques sur « la liberté que prend la mort d’interrompre la fortune. » Elle demandait à sa mère « si elle était dévote. » Elle-même était lasse, « non de la dévotion, mais de n’en point avoir. » A propos de M. de Rochefort, elle faisait remarquer « qu’il avait seulement oublié de souhaiter de ne pas mourir si tôt. » Elle n’aimait pas l’expression de Nicole, le moi. Elle trouvait avec Chapelain « une nuance de ridiculité dans cette expression. » Qu’eût-elle dit de l’usage que nous en faisons aujourd’hui ? Elle parlait « des ridicules qui venaient des défauts de l’âme, » et Mme de Sévigné n’entendait pas très bien ces paroles, mais elle les expliquait en disant qu’il « faut mettre au premier rang du bon ou du mauvais tout ce qui vient de ce côté-là ; les sentimens du cœur me paraissent seuls dignes de considération. » La mort et la confession de la Brinvilliers étaient aussi un sujet de réflexions sérieuses exprimées sous une forme plaisante. Mme de Grignan ne voulait pas croire qu’elle pût aller en paradis : « Je crois que vous avez contentement. Sa vilaine âme doit être séparée des autres. » Elle trouvait « qu’assassiner était une bagatelle en comparaison d’être huit mois à tuer son père, à recevoir ses caresses et toutes ses douleurs, où elle ne répondait qu’en doublant la dose. » Elle mêlait à ses lettres des théories cartésiennes que Mme de Sévigné n’entendait pas bien. Celle-ci chargeait Corbinelli de lui répondre ; « Corbinelli vous répondra sur la grandeur de la lune et sur le goût amer ou doux. Il m’a contentée sur la lune, mais je n’entends pas bien le goût. Il dit que ce qui ne nous parait pas doux est amer ; je sais bien qu’il n’y a ni doux ni amer, mais je me sers de ce qu’on nomme doux et amer pour le faire entendre aux grossiers. » Mme de Grignan avait écrit à Corbinelli une lettre que sa mère trouvait « la plus agréable qu’on puisse voir. » Celle-ci promet de la montrer au père Le Bossu, qui est son Malebranche, pour avoir son avis ; mais Corbinelli assure que « Mme de Grignan en sait plus qu’eux tous. » Au milieu de toute cette philosophie, elle trouvait encore matière à rire et à faire rire sa mère : « Vous êtes la plus plaisante créature du monde avec votre sagesse et votre sérieux ; si vous vouliez prendre soin de ma tête, je serais immortelle. » Une des plus piquantes de ces anecdotes qui souvent nous échappent est celle que Mme de Sévigné reproduit en ces termes : « Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut dans l’église cette chanson gaillarde dont elle se confessait : rien au monde n’est plus nouveau ou plus plaisant. Je trouve qu’elle ne pouvait faire autrement ; le confesseur la voulait entendre puisqu’il ne se contentait pas de l’aveu qu’elle lui en avait fait. Je vois le bonhomme pâmé de rire le premier de cette aventure. Nous vous mandons souvent des folies, mais nous ne pouvons vous payer celle-là. »

Enfin, vers la fin de 1676, une grande question était débattue : celle d’un voyage à Paris. Mme de Grignan était suspendue entre le oui et le non, et, en bonne cartésienne, elle écrivait que « l’incertitude ôte la liberté. » Elle disait qu’elle entend d’un côté une voix qui lui crie : « Ah ! ma mère ! ma mère ! » et de l’autre une voix qui la retient à Grignan. Et elle restait, suspendue « comme le tombeau de Mahomet. » Cependant le oui l’emporte ; la résolution est prise, et Mme de Grignan part pour Paris, où elle reste six mois. La correspondance s’arrête du 13 décembre 1676 jusqu’au 8 juin 1677. — Reposons-nous aussi, avec ces dames, et suspendons ici la première partie de ce travail.


PAUL JANET.

  1. Voir surtout le t. X des Lettres de Mme de Sévigné. (Édition Régnier.)
  2. Une des devises inscrites sur les arbres des Rochers était celle-ci : Oh ! que j’aime la tigrerie !
  3. Mme de Simiane appelait sa princesse la duchesse de Bourgogne, et Mme de Grignan avait pris pour la sienne la duchesse de Bourbon.
  4. On voit par ce passage que les parens disaient tu à leurs enfans tant qu’ils étaient enfans, et vous, quand ils étaient devenus adultes.
  5. Ces fragmens ont été publiés dans le Mercure de France (juillet 1763, par l’abbé Trublet, qui les tenait du chevalier Perrin.
  6. Pour ne rien négliger de ce qui nous a été conservé de Mme de Grignan, nous devrions parler du petit écrit intitulé : de l’Amour de Dieu (Lettres, t. XI), qui traite de la question du quiétisme et surtout de la querelle de Bossuet et de Fénelon. Ce morceau devrait nous permettre d’apprécier le talent philosophique de Mme de Grignan ; mais si nous devions la juger sur ce document, nous avouerons que le jugement ne lui serait pas très favorable. Ce petit travail n’est pas bon ; il est obscur, alambiqué ; impossible de savoir si l’auteur est pour Bossuet ou pour Fénelon ; c’est une prétention assez mal justifiée de trouver une moyenne entre les deux. Bref, il n’y a là ni agrément ni lumière. N’en parlons donc pas et bornons-nous aux lettres, dont les débris, si mutilés qu’ils soient, lui font beaucoup plus d’honneur.
  7. Voir aussi la lettre à son frère, du 11 août 1671.
  8. Il s’agit de chanoines nègres qui chantaient la messe à l’état de nature.
  9. Allusion d’un goût douteux à la mort des deux premières femmes de M. de Grignan.
  10. Dans une plus ancienne édition, on lit : « si vous continuez à la haïr, » ce qui offre un sens plus clair.
  11. Voir aussi 23 mars 1672 et 24 décembre 1673.
  12. Allusion à un conte de La Fontaine : l’Hermite, 1669.
  13. Voir encore la lettre du 9 mars 1672, du 8 décembre 1673 et du 8 janvier 1674.
  14. Ces paroles sont en italiques dans Mme de Sévigné.
  15. Mme de Grignan voulait même refuser d’avance ce que le cardinal comptait faire pour elle quand il aurait payé ses dettes ; Mme de Sévigné lui demande de ne pas prendre de mesures de si loin. (Lettre du 26 juin 1675.)
  16. Voilà un de ces passages ou il est difficile de savoir si l’expression est de la mère ou de la fille : « Je suis ravie que vous aimiez mes lettres ; il est vrai que pour figées, elles ne le sont pas. » Est-ce une expression renvoyée ou une expression traduite ? Nous penchons pour la première hypothèse.
  17. Le chevalier de Sévigné résumait la même question faite par sa sœur, mais en d’autres mots : « La question que vous faites des gens qui évaporent leur bile en discours impétueux et ceux qui la gardent sous des faux semblans. » On voit par là qu’il n’est pas facile de retrouver le texte primitif dans les réponses du correspondant.
  18. Il faut avouer que le petit traité de l’Amour de Dieu, le seul écrit qui nous reste de Mme de Grignan, ne justifie que trop ce goût que lui reproche son frère pour le galimatias.
  19. Mme de Sévigné et Mme de Grignan donnaient en plaisantant le nom de l’autre à l’amour en l’opposant à l’amitié.
  20. Voir aussi, 11 décembre 1675 : « Vous jugez superficiellement de celui qui gouverne celle-ci quand vous croyez que vous feriez de même ; non, vous ne feriez point comme il a fait ; le service du roi même ne le voudrait pas. »
  21. C’est-à-dire, de source première, sâchant les choses d’original. (Note de l’édition Régnier.)