Les Liaisons dangereuses/1782/Avertissement de l’éditeur

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Amsterdam (Première partiep. 5-8).

AVERTISSEMENT
DE L’ÉDITEUR.


Nous croyons devoir prévenir le Public, que, malgré le titre de cet Ouvrage & ce qu’en dit le Rédacteur dans ſa Préface, nous ne garantiſſons pas l’authenticité de ce Recueil, & que nous avons même de fortes raiſons de penſer que ce n’eſt qu’un Roman.

Il nous ſemble de plus que l’Auteur, qui paroît pourtant avoir cherché la vraiſemblance, l’a détruite lui-même & bien mal-adroitement, par l’époque où il a placé les événements qu’il publie. En effet, pluſieurs des perſonnages qu’il met en ſcene ont de ſi mauvaiſes mœurs, qu’il eſt impossible de ſuppoſer qu’ils aient vécu dans notre ſiecle ; dans ce ſiecle de philoſophie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun ſait, tous les hommes ſi honnêtes & toutes les femmes ſi modestes & ſi réſervées.

Notre avis eſt donc que ſi les aventures rapportées dans cet ouvrage ont un fonds de vérité, elles n’ont pu arriver que dans d’autres lieux ou dans d’autres temps ; & nous blâmons beaucoup l’Auteur, qui, ſéduit apparemment par l’eſpoir d’intéreſſer davantage en ſe rapprochant plus de ſon ſiecle & de ſon pays, a oſé faire paroître ſous notre coſtume & avec nos uſages, des mœurs qui nous ſont ſi étrangeres.

Pour préſerver au moins, autant qu’il eſt en nous, le Lecteur trop crédule de toute ſurpriſe à ce ſujet, nous appuierons notre opinion d’un raiſonnement que nous lui propoſons avec confiance, parce qu’il nous paroît victorieux & ſans réplique ; c’eſt que cependant nous ne voyons point aujourd’hui de Demoiselle, avec soixante mille livres de rente, se faire Religieuse, ni de Présidente, jeune & jolie, mourir de chagrin.