Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 1

La bibliothèque libre.
Amsterdam (Première partiep. 19-23).

LES LIAISONS
DANGEREUSES.

LETTRE Iere.

Cécile Volanges à Sophie Carnay, aux Ursulines de…


Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, & que les bonnets & les pompons ne prennent pas tout mon temps ; il m’en restera toujours pour toi. J’ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble, & je crois que la superbe Tanville[1] aura plus de chagrin à ma premiere visite, où je compte bien la demander, qu’elle n’a cru nous en faire toutes les fois qu’elle est venue nous voir in fiocchi. Maman m’a consultée sur tout ; elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J’ai une Femme-de-chambre à moi ; j’ai une chambre & un cabinet dont je dispofe, & je t’écris à un secrétaîre très-joli, dont on m’a remis la clef, & où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m’a dit que je la verrois tous les jours à son lever ; qu’il suffisoit que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, & qu’alors elle me diroit chaque jour l’heure où je devrois l’aller joindre l’après midi. Le reste du temps est à ma disposition, & j’ai ma harpe, mon dessin, & des livres comme au Couvent ; si ce n’est que la Mère Perpétue n’est pas là pour me gronder, & qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être toujours à rien faire : mais comme je n’ai pas ma Sophie pour causer & pour rire, j’aime autant m’occuper.

Il n’est pas encore cinq heures ; je ne dois aller retrouver Maman qu’à sept : voilà bien du temps, si j’avois quelque chose à te dire ! Mais on ne m’a encore parlé de rien ; & sans les apprêts que je vois faire, & la quantité d’Ouvrieres qui viennent toutes pour moi, je croirois qu’on ne songe pas à me marier, & que c’est un radotage de plus de la bonne Joséphine[2]. Cependant Maman m’a dit si souvent qu’une Demoiselle devoit rester au Couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât, que puisqu’elle m’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.

Il vient d’arrêter un carrosse à la porte, & Maman me fait dire de passer chez elle tout de suite. Si c’étoit le Monsieur ? Je ne suis pas habillée, la main me tremble & le cœur me bat. J’ai demandé à la Femme-de-chambre si elle savoit qui étoit chez ma mere : « Vraiment, m’a-t-elle dit, c’est M. C*** ». Et elle rioit. Oh ! je crois que c’est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu’à un petit moment.

Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile ! Oh ! j’ai été bien honteuse ! Mais tu y aurois été attrapée comme moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un Monsieur en noir, debout auprès d’elle. · Je l’ai salué du mieux que j’ai pu, & suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l’examinois ! « Madame, a-t-il dit à ma mere, en me saluant, voilà une charmante Demoiselle, & je sens mieux que jamais le prix de vos bontés ». A ce propos si positif, il m’a· pris un tremblement, tel que je ne pouvais me soutenir ; j’ai trouvé un fauteuil, & je m’y suis assise, bien rouge & bien déconcertée. J’y étois à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête ; j’étois, comme a dit Maman, toute effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant ;… tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d’un ·éclat de rire, en me disant : « Eh bien ! qu’avez-vous ? Asseyez-vous, & donnez votre pied à Monsieur ». En effet, ma chere amie, le Monsieur était un Cordonnier. Je ne peux te rendre combien j’ai été honteuse : par bonheur il n’y avoit que Maman. Je crois que, quand je serais mariée, je ne me servirai plus· de ce Cordonnier-là.

Conviens que nous voilà· bien savantes ! Adieu. Il est près de six heures, & ma Femme-de-chambre dlt qu’il·faut que je m’habille. Adieu, ma chere Sophie ; je t’aime comme si j’étois encore au Couvent.

P. S. Je ne sais par qui envoyer ma Lettre : ainsi j’attendrai que Joséphine vienne.

Paris, ce 3 Août 17**.
  1. Pensionnaire du même couvent.
  2. Tourriere du Couvent.