Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 6

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Amsterdam (Première partiep. 42-48).

Lettre VI

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil.


Il n’est donc point de femme qui n’abuse de l’empire qu’elle a su prendre ! Et vous-même, vous que je nommai si souvent mon indulgente amie, vous cessez enfin de l’être, & vous ne craignez pas de m’attaquer dans l’objet de mes affections ! De quels traits vous osez peindre madame de Tourvel ! . . . . quel homme n’eût pas payé de sa vie cette insolente audace ? à quelle autre femme qu’à vous n’eût-elle pas valu au moins une noirceur ? De grâce, ne me mettez plus à d’aussi rudes épreuves ; je ne répondrois pas de les soutenir. Au nom de l’amitié, attendez que j’aie eu cette femme, si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que la seule volupté a le droit de détacher le bandeau de l’amour ?

Mais que dis-je ? A-t-elle besoin d’illusion ? non ; pour être adorable il lui suffit d’être elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal ; je le crois bien : toute parure lui nuit ; tout ce qui la cache la dépare. C’est dans l’abandon du négligé qu’elle est vraiment ravissante. Grâce aux chaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabiller de simple toile me laisse voir sa taille ronde & souple. Une seule mousseline couvre sa gorge ; & mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déjà saisi les formes enchanteresses. Sa figure, dites-vous, n’a nulle expression. Et qu’exprimeroit-elle, dans les moments où rien ne parle à son cœur ? Non, sans doute, elle n’a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois & nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vuide d’une phrase par un sourire étudié ; &, quoiqu’elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l’amuse. Mais il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre l’image d’une gaîté naïve & franche ! comme, auprès d’un malheureux qu’elle s’empresse de secourir, son regard annonce la joie pure & la bonté compatissante ! Il faut voir, sur-tout au moindre mot d’éloge ou de cajolerie, se peindre, sur sa figure céleste, ce touchant embarras d’une modestie qui n’est point jouée ! . . . Elle est prude & dévote, & de là, vous la jugez froide & inanimée. Je pense bien différemment. Quelle étonnante sensibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jusque sur son mari, & pour aimer toujours un être toujours absent ? Quelle preuve plus forte pourriez-vous désirer ? J’ai su pourtant m’en procurer une autre.

J’ai dirigé sa promenade de manière qu’il s’est trouvé un fossé à franchir ; &, quoique fort leste, elle est encore plus timide : vous jugez bien qu’une prude craint de sauter le fossé[1] ! Il a fallu se confier à moi. J’ai tenu dans mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs & le passage de ma vieille tante avoient fait rire aux éclats la folâtre Dévote : mais, dès que je me fus emparé d’elle, par une adroite gaucherie, nos bras s’enlacerent mutuellement. Je pressai son sein contre le mien ; &, dans ce court intervalle, je sentis son cœur battre plus vite. L’aimable rougeur vint colorer son visage, & son modeste embarras m’apprit assez que son cœur avoit palpité d’amour & non de crainte. Ma tante cependant s’y trompa comme vous, & se mit à dire : « L’enfant a eu peur » ; mais la charmante candeur de l’enfant ne lui permit pas le mensonge, & elle répondit naïvement : « Oh ! non, mais...... » Ce seul mot m’a éclairé. Dès ce moment, le doux espoir a remplacé la cruelle inquiétude. J’aurai cette femme ; je l’enlèverai au mari qui la profane ; j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore. Quel délice d’être tour à tour l’objet & le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiègent ! ils ajouteront à mon bonheur & à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie. Que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter, &, qu’agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu’alors, j’y consens, elle me dise : « Je t’adore » ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré.

Soyons de bonne foi ; dans nos arrangemens, aussi froids que faciles, ce que nous appellons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je ? je croyois mon cœur flétri ; & ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d’une vieillesse prématurée. Mde de Tourvel m’a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès d’elle, je n’ai pas besoin de jouir pour être heureux. La seule chose qui m’effraie, est le temps que va me prendre cette aventure ; car je n’ose rien donner au hasard. J’ai beau me rappeler mes heureuses témérités, je ne puis me résoudre à les mettre en usage. Pour que je sois vraiment heureux, il faut qu’elle se donne ; & ce n’est pas une petite affaire.

Je suis sûr que vous admireriez ma prudence. Je n’ai pas encore prononcé le mot d’amour ; mais déjà nous en sommes à ceux de confiance & d’intérêt. Pour la tromper le moins possible, & sur-tout pour prévenir l’effet des propos qui pourroient lui revenir, je lui ai raconté moi-même, & comme en m’accusant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce qu’il lui en coûtera pour le tenter. Elle est loin de penser qu’en plaidant, pour parler comme elle, pour les infortunées que j’ai perdues, elle parle d’avance dans sa propre cause. Cette idée me vint hier au milieu d’un de ses sermons, & je ne pus me refuser au plaisir de l’interrompre, pour l’assurer qu’elle parlait comme un prophete. Adieu, ma très-belle amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource.

P. S. A propos, ce pauvre chevalier s’est-il tué de désespoir ? En vérité, vous êtes cent fois plus mauvais sujet que moi, & vous m’humilieriez si j’avois de l’amour-propre.

Du Château de . . ., ce 9 Août 17**.


  1. On reconnoît ici le mauvais goût des calembours, qui commençoit à prendre, & qui depuis &a fait tant de progrès