Les Liaisons dangereuses/Lettre 145
Lettre CXLV.
Sérieusement, vicomte, vous avez quitté la présidente ? vous lui avez envoyé la lettre que je vous avais faite pour elle ? En vérité, vous êtes charmant, & vous avez surpassé mon attente ! J’avoue de bonne foi que ce triomphe me flatte plus que tous ceux que j’ai pu obtenir jusqu’à présent. Vous allez trouver peut-être que j’évalue bien haut cette femme, que naguère j’appréciais si peu ; point du tout : mais c’est que ce n’est pas sur elle que j’ai remporté cet avantage ; c’est sur vous : voilà le plaisant, & ce qui est vraiment délicieux.
Oui, vicomte, vous aimiez beaucoup madame de Tourvel, & même vous l’aimez encore ; vous l’aimez comme un fou ; mais parce que je m’amusais à vous en faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée. Vous en auriez sacrifié mille, plutôt que de souffrir une plaisanterie. Où nous conduit pourtant la vanité ! Le sage a bien raison, quand il dit qu’elle est l’ennemie du bonheur.
Où en seriez-vous à présent, si je n’avais voulu que vous faire une malice ? Mais je suis incapable de tromper, vous le savez bien ; & dussiez-vous, à mon tour, me réduire au désespoir & au couvent, j’en cours les risques, & je me rends à mon vainqueur.
Cependant si je capitule, c’est en vérité pure faiblesse : car si je voulais, que de chicanes n’aurais-je pas encore à faire ! & peut-être le mériteriez-vous ? J’admire, par exemple, avec quelle finesse ou quelle gaucherie vous me proposez en douceur de vous laisser renouer avec la présidente. Il vous conviendrait beaucoup, n’est-ce pas, de vous donner le mérite de cette rupture sans y perdre les plaisirs de la jouissance ? & comme alors cet apparent sacrifice n’en serait plus un pour vous, vous m’offrez de le renouveler à ma volonté. Par cet heureux arrangement, la céleste dévote se croirait toujours l’unique choix de votre cœur, tandis que je m’enorgueillirais d’être la rivale préférée ; nous serions trompées toutes deux, mais vous seriez content ; & qu’importe le reste ?
C’est dommage qu’avec tant de talent pour les projets, vous en ayez si peu pour l’exécution ; & que par une seule démarche inconsidérée, vous ayez mis vous-même un obstacle invincible à ce que vous désirez le plus.
Quoi ! vous aviez l’idée de renouer, & vous avez pu écrire ma lettre ! Vous m’avez donc crue bien gauche à mon tour ! Ah ! croyez-moi, vicomte, quand une femme frappe dans le cœur d’une autre, elle manque rarement de trouver l’endroit sensible, & la blessure est incurable. Tandis que je frappais celle-ci, ou plutôt que je dirigeais vos coups, je n’ai pas oublié que cette femme était ma rivale, que vous l’aviez trouvée un moment préférable à moi, & qu’enfin, vous m’aviez placée au-dessous d’elle. Si je me suis trompée dans ma vengeance, je consens à en porter la faute. Ainsi, vicomte, je trouve bon que vous tentiez tous les moyens : je vous y invite même, & vous promets de ne pas me fâcher de vos succès, si vous parvenez à en avoir. Je suis si tranquille sur cet objet que je ne veux plus m’en occuper. Parlons d’autre chose.
Par exemple, de la santé de la petite Volanges. Vous m’en direz des nouvelles positives à mon retour, n’est-il pas vrai ? Je serai bien aise d’en avoir. Après cela, ce sera à vous de juger s’il vous conviendra mieux de remettre la petite fille à son amant, ou de tenter de devenir une seconde fois le fondateur d’une nouvelle branche des Valmont, sous le nom de Gercourt. Cette idée m’avait paru assez plaisante, & en vous laissant le choix, je vous demande pourtant de ne pas prendre de parti définitif, sans que nous en ayons causé ensemble. Ce n’est pas vous remettre à un terme éloigné, car je serai à Paris très incessamment. Je ne peux pas vous dire positivement le jour ; mais vous ne doutez pas que, dès que je serai arrivée, vous n’en soyez le premier informé.
Adieu, vicomte ; malgré mes querelles, mes malices & mes reproches, je vous aime toujours beaucoup, & je me prépare à vous le prouver. Au revoir, mon ami.