Les Liaisons dangereuses/Lettre 46
Lettre XLVI.
Que vous est-il donc arrivé, mon adorable Cécile ? qui a pu causer en vous un changement si prompt & si cruel ? que sont devenus vos serments de ne jamais changer ? Hier encore, vous les réitériez avec tant de plaisir ! qui peut aujourd’hui vous les faire oublier ? J’ai beau m’examiner, je ne puis en trouver la cause en moi, & il m’est affreux d’avoir à la chercher en vous.
Ah ! sans doute vous n’êtes ni légère, ni trompeuse ; & même dans ce moment de désespoir, un soupçon outrageant ne flétrira point mon âme. Cependant, par quelle fatalité n’êtes-vous plus la même ? Non, cruelle, vous ne l’êtes plus ! La tendre Cécile, la Cécile que j’adore, & dont j’ai reçu les serments, n’aurait point évité mes regards, n’aurait pas contrarié le hasard heureux qui me plaçait auprès d’elle ; ou si quelque raison que je ne peux concevoir l’avait forcée à me traiter avec tant de rigueur, elle n’eût pas au moins dédaigné de m’en instruire.
Ah ! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma Cécile, ce que vous m’avez fait souffrir aujourd’hui, ce que je souffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puisse vivre & ne plus être aimé de vous ? Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un seul mot, pour dissiper mes craintes, au lieu de me répondre, vous avez feint de craindre d’être entendue ; & cet obstacle qui n’existait pas alors, vous l’avez fait naître aussitôt, par la place que vous avez choisie dans le cercle. Quand, forcé de vous quitter, je vous ai demandé l’heure à laquelle je pourrais vous voir demain, vous avez feint de l’ignorer, & il a fallu que ce fût madame de Volanges qui m’en instruisît. Ainsi ce moment toujours si désiré qui doit me rapprocher de vous demain, ne fera naître en moi que de l’inquiétude ; & le plaisir de vous voir, jusqu’alors si cher à mon cœur, sera remplacé par la crainte de vous être importun.
Déjà, je le sens, cette crainte m’arrête, & je n’ose vous parler de mon amour. Ce je vous aime, que j’aimais tant à répéter quand je pouvais l’entendre à mon tour ; ce mot si doux qui suffisait à ma félicité, ne m’offre plus, si vous êtes changée, que l’image d’un désespoir éternel. Je ne puis croire pourtant que ce talisman de l’amour ait perdu toute sa puissance, & j’essaie de m’en servir encore[1]. Oui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expression de mon bonheur. Songez que vous m’avez accoutumé à l’entendre, & que m’en priver, c’est me condamner à un tourment qui, de même que mon amour, ne finira qu’avec ma vie.
- ↑ Ceux qui n’ont pas eu occasion de sentir quelquefois le prix d’un mot, d’une expression, consacrés par l’amour, ne trouveront aucun sens dans cette phrase.