Les Limites de l’art

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Petite collection de l’Ermitage.

ANDRÉ GIDE

LES LIMITES DE L’ART
CONFÉRENCE
PETITE COLLECTION DE L’ERMITAGE
XXIX, RUE BOISSIÈRE, PARIS

MCMI


À Maurice Denis




Mesdames et Messieurs[1],



Si je viens vous parler ici des limites de l’art, ce n’est point, soyez-en d’avance convaincus, que j’aie quelque prétention à les reculer ou à les rapprocher, fut-ce durant le temps de cette causerie ; et si le titre que j’y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma hardiesse, je vous l’affirme, n’est pourtant point d’avoir choisi ce titre : elle est de parler à des peintres.


Nous ne sommes plus au temps où quelques échappés de l’atelier de Rouault pouvaient redire avec Gautier le : « ut pictura poësis » d’Horace ; mais si les littérateurs d’aujourd’hui ont compris le danger, le non-sens tout au moins, de prétendre se servir de sa plume comme d’un pinceau, les peintres n’ont pas moins bien compris de leur côté que le « ut poësis pictura » serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature et peinture se sont heureusement désalliées, et je ne viens pas ici pour m’en plaindre ; au contraire. Il est d’avance bien reconnu que je n’entends rien à votre métier et que vous n’entendez rien au mien. Vous cultivez votre jardin, nous le nôtre ; nous voisinons un peu parfois ; — c’est tout.

Pourtant, si vous m’avez amicalement convié à venir aujourd’hui vous parler, et si je le fais avec joie, ce n’est pas pour de simples raisons de voisinage : nous sommes plusieurs à penser qu’il n’est pas bon que les artistes d’un même pays, absorbés chacun dans leur art, méconnaissent qu’au-dessus des questions particulières à la littérature et à la peinture, il y a telles questions d’esthétique plus générale, — de celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, par exemple, — et devant lesquelles nous pouvons ensemble oublier un instant, vous, Messieurs, que vous êtes peintres, moi que je suis littérateur, pour nous souvenir mieux, que nous sommes, et malgré toutes les différences de métier, les uns et l’autre des artistes.

Voilà pourquoi, si j’aborde aujourd’hui devant vous de telles généralités, je dis que ce n’est point hardiesse, mais modeste crainte, au contraire, de n’avoir pas, pour tout sujet plus spécial, la compétence nécessaire.




Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant un des épais volumes du cours de « philosophie positive », je fus frappé par un curieux passage. Il s’y agit de louer la science ; Auguste Comte s’entend à cela et loue bien — peu le passé, plus le présent, presque infiniment l’avenir, — je dis « presque » car tout aussitôt, par saine horreur de l’hyperbole et souci de précision, Comte, après avoir d’abord vaguement esquissé ce que, de la science, l’avenir paraît pouvoir espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances ne sauraient être infinies. Il est, écrit-il, (à peu près, car je cite de mémoire), presque aisé d’en prévoir dès à présent les limites et d’indiquer quelles terres lui resteront toujours fermées ; on sait par exemple que la science n’atteindra jamais…, savez-vous l’exemple qu’il cite ? la composition chimique des astres. Une génération s’écoulait, puis, simplement, sans grand bruit, l’analyse spectrale s’emparait de ces mêmes astres, et la science franchissait les bornes assignées.

De cette page du positiviste, où je trouve malgré tout plus à admirer qu’à sourire, est née, avec le titre et l’idée de cette causerie, une défiance de moi plus grande encore, comme l’étrange avertissement que, prétendre fixer d’avance des limites au pouvoir de l’intelligence humaine était folie — folie aussi présomptueuse en son genre que prétendre prévoir et dessiner d’avance les futures manifestations de ce pouvoir, et que de les croire infinies.


Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant des investigations et des précisions nouvelles, chaque nouvelle découverte servant de moyen à son tour ; mais précisément pour cela, et parce qu’ainsi chaque effort nouveau s’additionne, chaque effort ancien s’y confond et s’anonymise, de sorte que l’on n’y considère jamais en chaque partie que la plus récente victoire, — l’on peut donc dire (et c’est presque une tautologie) que les limites de la science se reculent toujours dans le sens même de son progrès. La question est : jusqu’où ira-t-elle ?


En art, la question se pose d’une manière très différente. Le mot « progrès » y perd tout sens, et, comme l’écrivait naguère Ingres : on ne peut entendre dire de sang-froid et lire « que la génération présente jouit, en les voyant, des immenses progrès que la peinture a faits depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. » La question ne sera donc plus : jusqu’où la peinture, la musique, la littérature iront-elles ? mais, plus vaguement encore : iront-elles ? et l’on y peut encore moins oser donner une réponse.

Il ne s’agit plus, pour l’artiste de valeur, de prendre appui sur l’art d’hier pour tâcher d’aller au delà, et de reculer des limites, — mais de changer le sens même de l’art et d’inventer à son effort une nouvelle direction. Et si, par contre, l’œuvre des artistes passés conserve sa parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble d’abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres, chaque génie nouveau semble remettre le problème de l’art même en question. Après un Jean-Sébastien Bach, on pense : telle est la musique ; survient un Beethoven, un Mozart, après lesquels on peut encore dire : Voilà donc la musique — à moins que, déjà prévenu, l’on ne pense : Qu’est-ce que la musique ? et que l’on ne comprenne enfin que la musique n’est ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven ; que chacun d’eux ne saurait limiter que lui-même et que la musique, pour continuer d’être, doit être sans cesse autre chose que ce qu’elle n’était que par eux.

Cependant, méconnaissant qu’il n’y a plus rien à tenter de ce côté et que l’artiste de génie n’indique la direction que de lui-même, semble guider mais ne guide qu’à lui, et se dresse devant l’élan de qui le suit comme une toile de fond devant la marche de l’acteur, certains pensent découvrir d’après lui quelque secret du beau, quelque recette, ou plutôt, pensent que la réussite du maître va les dispenser d’un effort et que puisque le maître trouve, il n’importe plus de chercher ; ce n’est pas précisément qu’ils l’imitent, ils s’en défendent bien du moins, mais ils suivent sa direction ; c’est un remous puissant qui les entraîne en son sillage ; et bien mieux, le maître s’étant tu avant eux, ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de l’audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d’essayer d’un autre côté. C’est par eux que la forme d’un maître devient formule, aucune intérieure nécessité ne la motivant plus. C’est par eux, c’est sur eux que la nuit se fait sans qu’ils s’en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil couché, voient encore l’astre au lieu du couchant obscurci — quand déjà derrière eux, à l’autre pôle de l’art, un soleil rajeuni, radieux, se relève.


La vérité (c’est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà, jamais au delà du génie.

Ce territoire qu’en allant toucher ses frontières, le génie laisse derrière lui, cette contrée, d’où chacun doit partir, quelle est-elle ? — quel est le lieu commun des chefs-d’œuvre ? la chose toujours disponible ?




Dois-je m’excuser ici, Messieurs, de ne m’apprêter à vous dire rien que de banal et de simple ? Comment choses si délibérément générales ne seraient-elles pas très simples et connues ? Et si j’ose pourtant les redire c’est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération nouvelle se pose à nouveau le problème ; qu’elle n’accepte jamais toute trouvée la solution que ceux d’avant-hier et d’hier lui en apportent, et qu’elle n’oublie point que tous ceux du passé, qu’elle admire, sont précisément ceux qui l’ont eux-mêmes, d’abord et péniblement recherchée. Le Laocoon de Lessing est œuvre qu’il est bon tous les trente ans de redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux grandes époques ; elle semble encore souvent nous manquer ; trop amoureux souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l’aigu sentiment de ce qui nous manque, de nos défauts ; et je vois hélas ! aujourd’hui plus d’artistes que d’œuvres d’art, car le goût de celles-ci s’est perdu, et l’artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa peinture ou ses vers, il a montré qu’il est artiste, considérant la part de la raison, de l’intelligence et de la volonté, la composition en un mot, comme négligeable et banalisante — car l’abominable discrédit où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l’on appelait, ce que l’on n’ose plus appeler sans sourire, « les grands genres », est cause que les peintres n’osent plus faire de tableaux, que les littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d’un an dans leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique, l’impressionnisme, la poésie d’occasion.




Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c’est simplement la Nature… Ah ! Messieurs, vais-je donc vous parler moi aussi, de ce fameux retour à la nature ? dont il semble, à entendre certains, que ce soit l’unique secret de tout art, et que l’on ait tout dit, disant cela !

Retour à la nature !… mais qu’est-ce dire ? À quoi d’autre peut-on retourner ? Que trouver hors de soi sinon sans cesse et partout la nature ? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien ?


Le vrai retour à la nature, Messieurs, c’est le définitif retour aux éléments : la mort. Mais, tant qu’il reste à l’homme encore un peu de volonté de vie, un peu d’être, n’est-ce donc pas pour lutter contre ? et n’est-ce pas, artiste, pour s’opposer à la nature et s’affirmer ?

Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux « naturels » — extérieur et intime — s’opposent, et que c’est selon celui-ci que celui-là se façonne et s’informe. Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que l’autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir, sans lequel l’œuvre d’art n’est plus — ou prétend-on que tout l’art ne soit donc plus que réalisme ?

Cette opinion, formulée en tout son excès, n’a personne pour la défendre, je l’espère ; mais n’est-ce pas là qu’on en vient en disant que l’artiste doit être absent de son œuvre, que l’objectivation est une des conditions de l’art ; de sorte que s’il était possible d’atteindre le but proposé, toute personnalité s’effaçant devant la chose représentée, une œuvre ne différerait plus d’une autre que par le sujet relaté, et l’artiste se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque vaine contingence — à moins que, trop peu désireux d’éterniser n’importe quoi, il choisisse… mais de quel droit même le choix ? Et qu’appelle-t-on « interprétation » sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus détaillé, qui, comme le choix du « sujet », vient toujours indiquer, sinon ma volonté, du moins ma préférence…

Ah ! ne pensez-vous pas, Messieurs, qu’il convient de faire de ce choix même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l’affirmation même de l’art, — de l’art qui n’est point dans la nature, de l’art qui n’est point naturel, l’art que l’artiste seul impose à la nature, impose difficilement.


Mais ici précisons encore :

Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous savez qu’on a fait : l’œuvre d’art, c’est un morceau de nature vu à travers un tempérament. Dans cette spécieuse formule, ni l’intelligence, ni la volonté de l’artiste n’entrent en jeu. Cette formule ne saurait donc me satisfaire.

L’œuvre d’art est œuvre volontaire. L’œuvre d’art est œuvre de raison. Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison parfaite ; formant un tout, elle doit pouvoir s’isoler et reposer, comme hors de l’espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante harmonie, Que si, peinture, elle s’arrête au cadre, ce n’est point parce que cadre il y a, mais tout au contraire il y a cadre parce qu’ici elle s’arrête. Et le cadre n’est là, soulignant cet arrêt, que pour faire cette isolation plus marquée.

Dans la nature, rien ne peut s’isoler ni s’arrêter ; tout continue. L’homme y peut essayer, proposer la beauté ; la nature aussitôt s’en rend maîtresse et en dispose. Et voici bien l’opposition que je disais : Ici, l’homme est soumis à la nature ; dans l’œuvre d’art au contraire, il soumet la nature à lui. — « L’homme propose et Dieu dispose », nous a-t-on dit ; ceci est vrai dans la nature ; — mais je vais résumer l’opposition que j’indique en disant que, dans l’œuvre d’art, au contraire : Dieu propose et l’homme dispose ; et tout prétendu producteur d’œuvres d’art qui n’est pas conscient de ceci est tout ce que l’on veut : pas un artiste.

Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo qu’un des deux membres de la formule, et vous aurez les deux grandes hérésies artistiques qui toujours à neuf s’entrebattent pour ne vouloir comprendre que c’est de leur union même et de leur compromission seulement que l’art peut naître.


Dieu propose : c’est le naturalisme, l’objectivisme, appelez-le comme il vous plaît.


L’homme dispose : c’est l’à-priorisme, l’idéalisme…


Dieu propose et l’homme dispose : c’est l’œuvre d’art.


Pourquoi faut-il qu’à chaque nouvelle fausse « école » l’intransigeance absurde des partis vienne voir le salut dans l’adoration exclusive d’une des deux parties de la formule ? Hier : l’homme dispose ; aujourd’hui : Dieu propose… Et tantôt l’on semble ignorer que l’artiste a tous droits pour disposer ; tantôt qu’il ne doit disposer que de ce que la nature lui propose.

Car, si je parlais tout à l’heure de l’artiste comme faisant opposition à la nature, et semblais voir en l’œuvre d’art tout d’abord une affirmation, — serait-ce pour prôner à présent l’individualisme, et ne nous serons-nous arrachés d’un excès que pour nous précipiter vers un autre ? Qu’est-ce qu’un artiste individualiste ? Qu’est-ce qu’un artiste anti-individualiste ? Qu’il laisse à d’autres les « convictions ». Elles lui coûtent trop cher à lui et elles le déforment trop. L’artiste n’est ni d’un camp ni de l’autre ; il est à tout point de rencontre ; il est à tout point de conflit.


L’art est une chose tempérée. Et certes je ne veux non plus dire par là que l’œuvre d’art la plus accomplie serait celle qui se tiendrait à la plus égale distance de l’idéalisme et du réalisme ; non certes ! et l’artiste peut bien se rapprocher autant qu’il osera d’un des deux pôles, mais à condition qu’il ne quittera pas du talon le second ; un sursaut de plus, il perd pied.

« On ne montre pas sa grandeur, disait Pascal, pour être à une extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en remplissant l’entre-deux ».

Et les limites de l’art que nous renoncions vite à chercher tant que nous les demandions extérieures, ces limites, Messieurs, qui ne sont point obstacles ni défi, nous les découvrons tout intimes : ce sont les limites d’extension.

Il est un point d’extrême tension, passé lequel l’œuvre brusquement cède et se décompose, — ou n’a jamais été composée. — Les limites ne sont qu’en l’artiste ; heureux celui qui les élargit en lui, qui les recule et qui, comme devrait vouloir chacun d’eux, soumet le plus possible à lui, le plus possible de nature.




Mesdames et Messieurs,


Si, malgré que vous sachiez déjà tout cela, je me suis donc permis de le redire, c’est que, vous qui pensez cela, vous restez en très petit nombre, c’est que le nombre des faux artistes et des hérétiques est grand.


Été 1901.

  1. Cette conférence fut préparée pour l’exposition des artistes indépendants ; un contretemps subit m’empêcha, à mon grand regret, de la prononcer. J’en donne ici le canevas.