Les Linottes/X

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(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 136-149).

X


Ce soir-là eut lieu à huis clos, ainsi qu’Hamiet en avait décidé, la dernière répétition de Madame Brimborion. Elle fut singulièrement houleuse, vu le chiquage survenu entre Stéphen Hour et Pouperol à la suite d’une observation imprudemment présentée par celui-ci à celui-là sur le ton d’aménité particulier à son genre d’éloquence, l’intervention conciliatrice de Maudruc qui était sorti de l’aventure avec, sur l’œil droit, un coquart fâcheusement détourné de sa destination, et enfin l’expulsion de Hour qu’un quadrille de machinistes mobilisés pour la circonstance avaient empoigné par les membres tant supérieurs qu’inférieurs et déposé sur le trottoir, devant l’entrée des artistes, comme une paillasse hors d’usage. Or, cet homme considérable s’étant redressé sur ses pieds puis acheminé vers le Faubourg Montmartre en affirmant que le thermomètre péterait sous la poussée de l’alcool le jour où on le repincerait au sein de cette bande de crapules, Cozal se dit que le moindre de ses devoirs était d’accompagner Hélène qui ne pouvait sans imprudence regagner seule la Butte à cette heure tardive, et de la déposer rue de Lorient avant de réintégrer lui-même les solitudes de la Villa Bon-Abri.

Il monta donc à la loge de l’actrice.

— Toc, toc !

— Qui est là ?

— Moi.

— Qui, vous ?

— Cozal ! On peut entrer ?

— Je crois bien qu’on peut entrer ! Seulement, je vous préviens : je suis en chemise. Pas dans ce sens, la clé. Donnez le tour à gauche. À gauche, donc !… À gauche, on vous dit !… – Dieu ! que les hommes sont maladroits ! Madame Tourdebec, s’il vous plaît, bien aimable d’aller ouvrir, ou ça n’en finira jamais. Merci, Madame Tourdebec. Bonsoir, vous.

— Bonsoir Hélène.

— Quelque chose ne va pas ? Vous venez me gronder ?

— Vous gronder !… Si je commettais ce crime, j’en garderais l’éternel remords. Non. Je viens tout bonnement mettre mon bras à la disposition du vôtre. Il est tard, les rues ne sont pas sûres, et on se doit aide et assistance entre vieux Montmartrois comme nous.

— Quel chic type vous faites ! dit Hélène touchée. Vous n’avez que de gentilles pensées ! J’accepte avec grand plaisir. Alors, tout de bon, là, sérieusement, ça va comme vous désirez ? Vous n’êtes pas trop mécontent de votre petite interprète ?

— C’est-à-dire, répondit le jeune homme, que tout le succès sera pour vous ; que vous êtes adorable, c’est bien simple ; et que je vous mangerais de baisers si je ne craignais d’être indiscret.

— Sans blague ? fit-elle alors. Une minute, en ce cas ; le temps de tremper mon nez dans l’eau.

En une cuvette géante où un ménage de canards eût pu barboter à son aise, elle plongea jusqu’aux épaules. Ainsi vue de dos, la croupe saillante, elle apparut un instant comme sans tête, toute rose en haut par la chair de ses bras, toute noire en bas par ses bas de curé dont on sentait à travers la chemise se prolonger le deuil à mi-cuisses. S’étant redressée, elle déchaîna un vacarme d’inondation et elle demeura aveuglée, battant l’air de ses mains éperdues avec des cris aigus de moutard débarbouillé à l’eau de puits :

— Misère en Prusse, que c’est froid ! Brr ! Brr ! Brr !… Madame Tourdebec, la serviette !… Vite, vite, Madame Tourdebec !

Déjà, elle était devant Cozal, lui présentant sa joue rebondie, séchée en un tour de main, et que la fraîcheur de l’eau avait enluminée en ton de pomme d’api.

Lui, l’embrassa de tout son cœur.

— Bon petit chat ! murmura-t-il.

Puis, à demi-voix :

— Ah fichtre ! Ah sapristi ! Ah diable ! je n’aurais jamais cru cela de vous !

— De moi ? demanda Hélène. De moi ? Qu’est-ce que vous n’auriez jamais cru ?

Elle le regardait, intriguée des airs entendus qu’il prenait, du rire malin et mystérieux dont il compliquait son mutisme. Brusquement elle comprit, à voir sur le clair-obscur de son jeune corps bâiller l’échancrure de sa chemise, tandis que lui, s’émerveillant, appréciait : « Très bien ! très joli ! » comme un spectateur bien placé qui goûte le jeu d’une comédienne ou applaudit au cinéma le relief d’une projection bien venue. Elle eut pour la forme le petit cri d’une Diane surprise, qui s’en fiche ; d’ailleurs résignée, d’un mot, aux petites traîtrises des choses : « Ah ! et puis, qu’est-ce que ça peut faire ? Vous êtes mon auteur, après tout ! » : envisagé particulier dont le poète de Madame Brimborion prisa très fort la sagesse.

— Mais oui, mais oui, dit ce bon jeune homme une paternité dans la voix. L’auteur et le médecin, ça ne compte pas ! – C’est égal, vous vous y entendez, à cacher le dessous de vos cartes ! En voilà, une petite sournoise !

Historiographe consciencieux des faits et gestes des fantoches dont nous achevons de crayonner les silhouettes, nous pousserons le culte du vrai jusqu’à reconnaître qu’Hélène eût pu utiliser ses bas comme cuissards sans que les mailles tendues à l’excès courussent le risque d’éclater. Elle pensa défaillir d’orgueil aux sous-entendus de ces propos empreints de la plus vile flagornerie, et elle réfugia tant bien que mal son embarras bien naturel dans un méli-mélo confus de coq-à-l’âne.

— Oui, c’est gentil… – Asseyez-vous donc… – d’être venu… – Pas cette chaise-là… – N’est-ce pas que je les dis comme il faut… – Elle a un pied qui remue… – mes couplets… – et l’autre qui ne va guère… – des granules ?… – D’ailleurs, la pièce est charmante !… – Je vous fais attendre… Pardon !… J’en ai pour cinq minutes au plus.

Un sopha bas longeait le mur de la loge : il la reçut assise, toute dansante. Elle saisit le petit pantalon qui chevauchait le dossier d’une chaise prochaine : un pantalon de linon blanc où serpentaient, en mauve suave, des faveurs de boîtes de dragées. D’un coup de reins qui la mit les quatre fers en l’air, elle en passa à la fois les deux jambes, ripostant gaiement : « Bah ! tant pis ! Vous n’en perdrez pas la vue ! » aux exclamations faussement scandalisées de Cozal, qui commençait à trouver drôle le parti pris systématique où s’entêtait cette ingénue de montrer son derrière sans discontinuer.

Puis, tandis qu’un genou à terre, Mme Tourdebec la chaussait, lui encapuchonnait les pieds de ses hautes bottines délacées, elle se lissa les bandeaux devant un petit miroir de poche juste assez vaste pour qu’elle pût, tour à tour, y refléter chacun de ses yeux, le joli écrin de ses quenottes, et son nez troussé d’une chiquenaude, opération délicate qui, un instant, l’absorba.

Enfin :

— Hop ! Voilà qui est fait ! dit-elle en sautant sur ses pieds. Mon corsage, et je suis à vous !

Du menton, Cozal approuva. À vrai dire, un bruit de mots vagues, sans signification précise, avait seul frappé son oreille, car toute sa pensée était retournée à Marthe et c’est vraiment sans la moindre émotion des sens qu’il avait souri tout à l’heure à la maigre nudité de sa petite camarade. Pour en avoir désespéré, la soudaine revenue de Marthe Hamiet l’avait quelque peu ahuri, mais surtout elle avait fait naître, en sa conscience pavée des meilleures intentions, des impressions aussi enchevêtrées et fleuries que les haies de son petit jardin ; car nous ne saurions trop répéter à quel point il était le contraire d’un méchant, l’antipode d’un cœur sec, l’inverse d’un ingrat. Oui, il avait cela d’excellent qu’il détestait ses erreurs et qu’il haïssait à l’égal de sa plus mortelle ennemie son aisance à y retomber. N’importe ; Marthe Hamiet avait trop fait, cette fois ! Son cœur sautait en sa poitrine au souvenir des pauvres beaux yeux baignés de larmes souriantes ; du pauvre, et doux, et cher visage qui s’était venu cacher, honteux, en son aisselle ; de la pauvre et bien-aimée voix qui lui avait murmuré à l’oreille : « Tout est bien puisque je te retrouve ; aimons-nous et n’en parlons plus. » Au comparé, par réflexion, de tant de noblesse chez elle et de tant de vilenie chez lui, il eut, de son âme, cette opinion qu’ont de leur cervelle les pochards au lendemain d’une cuite mémorable : un petit tas de boue nauséabond. Un dégoût lui vint aux lèvres. L’idée de retourner à de nouvelles trahisons le bouleversa comme une insulte ; il se vit plus abject que le chien de l’Écriture, obstiné à son vomissement, et la révolte fut immense, du bon vouloir qui était en lui !

Pouah !

À ce moment :

— Quand vous voudrez, fit Hélène. Eh bien ? Et alors ? Vous dormez ?

Il tressaillit.

— Je vous demande pardon.

— Voyons, reprit Hélène égayée, il faut vous faire une raison. Si on lui a coupé la tête à l’infortuné Louis XVI, ce n’est ni ma faute, ni la vôtre… Allons, en route. Il est une heure du matin. – Bonsoir, Madame Tourdebec.

L’un suivant l’autre, ils sortirent. Un boyau de corridor éclairé de quinquets dont les réflecteurs de fer-blanc prenaient la lumière sans la rendre, les jeta rue Grange-Batelière.

Là :

— Vous devez être lasse, dit Cozal ; depuis le temps que vous êtes sur vos jambes. On va fréter une auto, hein ?

Mais elle s’effara.

— Une auto ! – Pourquoi donc faire, une auto ?

Elle avait des instincts de grisette, des idées tout à fait arr êtées sur l’argent, exclusivement fait pour être consacré à se payer des rigolades, des gâteaux ou des belles affaires. À la question qu’il lui posa ensuite : « Avez-vous soif ?… Avez-vous faim ? », elle répondit n’avoir ni faim ni soif, ceci avec une discrétion charmante de petite pauvre respectueuse de la médiocrité des camarades.

— Je n’ai besoin de rien.

— Bien vrai ?

— Parole d’honneur ! Donnez-moi le bras et rentrons.

Cozal dut obéir. Il lui offrit son bras, qu’elle prit ; et près l’un de l’autre, sans se hâter, ils s’acheminèrent vers Montmartre sous un clair firmament d’automne, où la lune jouait à saute-mouton de nuage en nuage.

Tout en marchant, elle jacassait, revenue à sa composition du rôle de Madame Brimborion dont elle donna les tenants et les aboutissants, les pourquoi et les parce que. Elle n’y mettait d’ailleurs aucune prétention : fillette ravie de jouer la comédie, qui ne se lasse pas d’en rabâcher sa joie et volontiers arrêterait les passants pour leur crier : « Je débute demain ! » comme une échappée de couvent persécute les gens autour d’elle à rabâcher vingt fois par heure : « Je vais à mon premier bal dimanche. »

— Ce n’est bien sûr pas, fit-elle, parce que je joue le rôle de Madame Brimborion, mais je suis sûre d’un grand succès !

— Oui ?

— J’en mettrais ma main au feu. Elle est si jolie, cette pièce !… Tenez, une chose qui me ravit, c’est quand le chevalier me presse sur son cœur en disant qu’il avait voulu souffler la noirceur en mon âme mais qu’il n’a pas osé le faire parce que je lui fais l’effet d’une rose incomprise !… Je ne peux pas l’entendre me dire cela sans avoir envie de pleurer ; je crois toujours que c’est arrivé, que le chevalier m’aime pour de bon et que je suis une rose pour de vrai. C’est bête, c’est ridicule ; mais c’est plus fort que moi !


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Elle s’interrompit, soupira ; puis, après un instant de silence :

— Oh ! reprit-elle, avoir un amoureux… un vrai !… un amoureux qui vous câline, vous berce, vous dit de ces choses tendres, tendres, qu’on ne comprend pas toujours très bien, mais qui sont… — Comment dirai-je ?… — qui sont comme quand on vous sourit !… Je vous fais rire, hein ! Je suis stupide ?

Le coup de clarté d’un bec de gaz lui avait dénoncé le coin de lèvres de Cozal, que soulevait une moquerie.

Lui se récria :

— Quelle bête d’idée !… Vous dites là des choses charmantes, au contraire ! Seulement…

— Seulement ?

— Seulement, vous ne le tiendriez pas, votre amoureux idéal, que vous l’auriez déjà trompé avec un autre.

— C’est une erreur, fit-elle gravement.

Incrédule, il sourit.

— Ah ! ouat !

Hélène fit halte, pour le coup.

Et solennelle :

— Je vous le jure, Robert !

Sans qu’il sût au juste pourquoi, il éprouva un grand charme à l’entendre l’appeler ainsi, de son prénom. Il appuya contre son cœur les deux petites mains accrochées à son bras.

— Je vous crois, chère enfant, dit-il.

Et, comme « l’enfant », encouragée, parlait des potins, mensongers, dont sa bonne renommée payait, hélas ! les frais, déplorait la facilité de la foule en général et de Cozal en particulier à les prendre pour argent comptant sans se donner la peine d’en contrôler les sources, il convint qu’il avait eu le tort de s’en remettre aux apparences et il en montra de vifs regrets, soulevant cette fois jusqu’à ses lèvres les deux petites mains qu’il baisa en manière d’amende honorable. Comme beaucoup de cyniques inconscients, il était, quand il s’y mettait, d’une naïveté à rendre des points à Jocrisse ! trop évidemment femme lui-même pour que le fatras des vagues lyrismes, des poétiques aspirations, ne trouvât pas en lui de complaisants échos. Ainsi, aiguillés dans le sens de ce qu’on pourrait appeler le quiproquo sentimental, longuement ils philosophèrent, causant de la bêtise de la vie où, à la recherche les uns des autres, les gens de cœur errent à tâtons, comme de pauvres aveugles atteints de cécité et même privés de la lumière, chantant le plaisir que l’on goûte à échanger des idées entre personnes sympathisantes, traitant de la douceur d’aimer, de l’agrément de se comprendre et d’autres sujets fort touchants. Il commençait à la trouver très gentille, et, qu’il le fît exprès ou non, à ralentir étrangement le pas.

Bien sûr, rien n’était changé à ses belles résolutions, et ses serments de fidélité demeuraient vierges de toute lézarde, mais enfin il en est du mot « fidélité » comme de pas mal d’autres mots : affaire d’interprétation !… D’abord, primo et d’un, une fois n’est pas coutume ; puis il n’y a pas tromperie au sens précis du mot quand on conserve assez d’empire sur soi-même pour rester mentalement fidèle, l’instant psychologique venu, à la dame de ses pensées, (point sur lequel il était sûr de lui) ; enfin, le sentiment très exact que la petite camarade ne demandait qu’à donner des marques éclatantes de sa bonne camaraderie l’acculait, comme en une impasse, à la nécessité de passer pour un daim — de quoi Marthe eût été la première à rougir ! — ou de cueillir en toute hâte un fruit pressé d’être croqué : conclusion parfaitement logique et qu’achevait de faire triompher la certitude chez le logicien de n’être pas pincé, cette fois, la main — si j’ose dire ! — dans le sac.

Or, comme la lointaine église de Clignancourt égrenait trois coups de gong dans le calme de la nuit :

— Vraiment, ce n’est pas raisonnable ! fit Hélène que, depuis vingt minutes, il tenait debout devant sa porte. Il faut aller faire dodo.

— Déjà !

— Comment déjà ? Voilà trois heures qui sonnent !

— Et quand il en serait quatre !… Après ? Vous n’êtes pas pressée, que diable !… Vous vous lèverez plus tard demain.

— Pour ça, impossible, mille regrets ! J’ai rendez-vous à neuf heures chez Landolff. Mon corsage du trois bride dans le dos, que c’en est une désolation !

— Ah ! diable, c’est grave ! Je ne vous retarde plus, en ce cas. Bonsoir, Hélène.

— Bonsoir, Robert.

Elle lui tendit sa main, qu’il prit et qu’il garda.

— Alors, questionna-t-il, à demain ?

Stupéfaite :

— Certainement, à demain ! répondit-elle. Vous pensiez que j’avais l’intention d’aller faire un petit voyage et de laisser mon rôle jouer tout seul !

— C’est vrai, au fait ! Je vous demande pardon, mon petit chat ; je suis complètement idiot.

— Non, mais vous dormez debout.

— Je commence à le croire.

— Vous savez ce qui vous reste à faire !

— Oui. À demain, donc !

— À demain.

— À demain. Dormez bien, if you please !

Thank you ! Ne faites pas de mauvais rêves.

— Merci !

— Bonsoir, Robert.

— Bonsoir, Hélène.

Cependant, dans la main à peine close de Cozal, la main d’Hélène demeurait ; petite captive consentante, prisonnière de bonne volonté, qui se trouve très bien où elle est et que ne tourmente pas l’impatience de reprendre la clé des champs.

— À propos ! fit soudain le jeune homme ; vous n’avez pas peur, j’espère ?

— Peur !… Peur de quoi ?

— Mon Dieu, une femme seule… ; la nuit… ; dans un quartier si désert !

— Je tire mon verrou, ne vous faites pas de bile.

— Ah ! vous avez un… ?

— Tiens, parbleu !

— À la bonne heure !

— C’est plus sûr.

— Oui.

— Dame, vous comprenez… la nuit…

—… dans un quartier si désert…

—… une femme seule !… Tandis que comme ça, au moins…

—… Vous êtes plus tranquille.

— Tout juste.

— Et moi aussi, bien entendu.

— Et vous aussi, bien entendu. Nous sommes plus tranquilles tous les deux.

— Eh bien, voilà.

— Eh bien, voilà.

— Alors… oui ?

— Quoi alors, oui ?

— Une, deusse, troisse, ça y est ?

— Qu’est-ce qui y est ?

— On regagne chacun son plumard.

— Ça me paraît indiqué.

— Je crois aussi.

— N’est-ce pas ?

— Dame, il me semble.

— Évidemment.

— À demain, alors ?

— À demain !

— Bonsoir, Hélène.

— Bonsoir, Robert.

C’était bien fini, cette fois. Sur une dernière poignée de main, ils prirent congé l’un de l’autre ; et, le dos l’un à l’autre tourné, ils s’en furent chacun dans un sens. Mais, comme Hélène chassait devant soi le lourd panneau de sa porte entr’ouverte :

— Excusez-moi, lui dit Cozal qui était revenu sur ses pas ; je vais peut-être être indiscret… Est-ce que vous ne pourriez pas me donner un verre d’eau ? Je crève de soif, figurez-vous !

Un verre d’eau !…

— Comment donc ! fit-elle. Prenez ma main et suivez-moi. Refermez la porte doucement !… Là !… Faites attention ; il y a une marche !… Pas de bruit, surtout !… Marchez sur la pointe du pied !… Ne réveillez pas le concierge… Chut ! Chut !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsqu’il eut bu :

— Ah ! fit Cozal avec un soupir soulagé, reposant au marbre de la cheminée son verre resté plein aux trois quarts.

Hélène s’était approchée ; elle le fixait dans les yeux d’un drôle d’air.

— Vous aviez bien soif, pauvre ami ?

Ayant pris un temps :

— Non, dit-il.

Ils se regardèrent, ils se sourirent. Derrière le cou de Robert Cozal, Hélène croisa ses mains gantées. Une veilleuse qui brûlait à ras d’huile, dans un coin, projeta sur le mur l’ombre énorme du muet baiser qu’ils échangèrent.

Jeunesse ! Jeunesse ! Jeunesse !…

Une heure plus tard, sur la frêle épaule de la petite, le jeune homme posa son front. Elle le laissa faire, docile, heureuse de sa douce victoire, souriant à ces pâles paupières qu’elle avait closes. Et déjà, dans la brume du rêve qui devient sommeil, il revivait la minute, l’inoubliable minute, connue le matin au côté de Marthe, quand il eut la vague conscience d’une bouche qui frôlait la sienne, d’un baiser qui se posait là, à fleur de lèvres, comme une invitation au repos pleine de gratitude et de sollicitude tendres…

— Bonsoir, Robert.

— Bonsoir, Hélène.

Et il tomba au néant.