Les Lionnes pauvres/Acte III

La bibliothèque libre.
Les Lionnes pauvres
Théâtre completTome 4 (p. 65-92).
◄  Acte II
Acte IV  ►


ACTE TROISIÈME


Bal chez Henriette. — Boudoir donnant sur les salons.
Cheminée au fond, entre deux portes ; canapé à droite.


Scène PREMIÈRE

SÉRAPHINE, BORDOGNON, entrant par le fond à droite.
Séraphine, achevant une glace.

Vous êtes compromettant, savez-vous ?

Bordognon.

Est-ce ma faute si vous êtes adorable et si je vous adore ?

Séraphine.

Voulez-vous bien vous taire… (Entrent deux jeunes gens par le fond à gauche.) ou ne pas parler si haut.

Bordognon.

Parlons bas, j’aime autant ça.

Il la fait asseoir sur le canapé.
Premier Invité, à son voisin, montrant Séraphine.

Est-elle jolie, hein ?

Deuxième Invité.

Jolie femme et jolie toilette ! quelque duchesse en maraude !…

Troisième Invité

Une duchesse ! où ça ?

Deuxième Invité

Devant toi… Bordognon la serre de près.

Troisième Invité.

Une duchesse ? c’est la femme de mon principal, mon PPL, un maître clerc invétéré, une espèce de crétin qui mourra dans la cléricature finale.

Premier Invité.

Il est donc riche ?

Troisième Invité.

Il a ses appointements.

Premier Invité.

Avec quoi paye-t-il les toilettes de sa femme, alors ?

Troisième Invité.

Il a la corne d’abondance.

Deuxième Invité.

Et moi qui n’osais pas l’inviter !

Troisième Invité.

Bêta. (Allant au canapé, à Bordognon.) Présente-moi donc !

Bordognon.

M. Léopold du Rand… en deux mots.

Troisième Invité.

Madame daignera-t-elle m’accorder la faveur d’une valse ?

Séraphine, consultant son carnet de bal.

Une valse, monsieur… la onzième.

Deuxième Invité, bas à Bordognon.

Il aura le temps d’aller se coucher, et de revenir pour le cotillon.

Troisième Invité.

La onzième, madame, on ne la dansera pas. Si l’on vous demandait… une petite substitution de nom sur ce joli carnet… (Il lui prend doucement le carnet des mains.) Ne pourrait-on pas effacer M. Verdier, par exemple !

Séraphine.

Un ami de mon mari !

Bordognon.

Il n’y a pas à hésiter alors.

Séraphine.

Qu’est-ce qu’il dira, ce pauvre M. Verdier ?

Bordognon.

Cela dépendra de son caractère… Je ne me trompe pas : « De la valse élégante le signal enchanteur, — comme disent les poètes, — a retenti. »

Troisième Invité, offrant son bras à Séraphine.

Celle-ci m’appartient donc.

Henriette, entrant.

Vous êtes en retard, messieurs… on vous attend. (À Bordognon.) Et toi, pour cette fois je t’invite, monsieur mon frère.

Ils sortent tous, chuchotant, se pressant sur les pas de Séraphine.
Bordognon, à Henriette.

Asseyons-nous, alors.



Scène II

BORDOGNON, HENRIETTE.
Henriette.

Puisque nous sommes seuls, apprends-moi donc quelle est cette dame que tu m’as amenée et qui fait émeute dans le salon ?

Bordognon.

Émeute ?

Henriette.

Certainement, émeute. J’ai cru entendre sur son passage des ricanements, des chuchotements dont je ne me rends pas compte. Elle me semble un peu sûre de sa gentillesse, mais convenable en somme ?

Bordognon.

Autrement te l’aurais-je présentée ?

Henriette.

Comment se nomme-t-elle déjà ?

Bordognon.

Madame Pommeau.

Henriette.

Je ne me souviens pas de l’avoir jusqu’ici rencontrée.

Bordognon.

Elle va cependant partout et dans tous les mondes…

Henriette.

Comme les gens qui ne sont d’aucun… Qu’est-ce qu’il fait M. Pommeau ? Il n’est pas clerc d’huissier, je suppose…

Bordognon, se récriant.

Oh ! — il est clerc de notaire.

Henriette.

En Californie ?

Bordognon.

À Paris ; maître clerc.

Henriette.

Et sa femme a de ces toilettes-là ?… Ah çà, mon cher ami, c’est pour te bien mettre dans les papiers du mari que tu m’amènes cette personne, hein ? Aussi te trouvais-je avec elle d’une grâce…

Bordognon.

Moi ?… Vous êtes toutes les mêmes : pour peu qu’un homme soit poli auprès d’une femme pas trop laide…

Henriette.

Bon apôtre ! Je m’explique à présent le genre d’ovation dont celle-ci est l’objet. Si je te confie jamais un billet d’invitation !…

Bordognon.

Qu’est-ce qui te prend ? Je te demande un peu ce que t’a fait cette pauvre femme !

Henriette.

Elle m’a fait… que sa présence ici m’embarrasse, me met mal à l’aise vis-à-vis de mes invités ; que dans sa situation, situation dont son étalage a fait chercher le mot, on ne porte ni robes ni dentelles comme les siennes !… Elle se met trop bien pour elle et pour les autres.

Bordognon.

Elle n’est pas mieux mise que toi

Henriette.

Mais j’ai quatre-vingt mille livres de rente, moi !

Bordognon.

À l’enseigne des Trois Olives !

Henriette.

Ces gens-là n’ont pas le sou, et l’élégance est un luxe courant plus dispendieux que l’autre à Paris. Vous autres hommes, vous n’y voyez pas plus loin que vos yeux ; nous, nous voyons jusque chez la modiste, chez la couturière, et mettons un chiffre où vous ne placez qu’un compliment ! Entre femmes, la toilette est comme la démarche, une sorte de franc-maçonnerie. À l’ourlet d’un jupon nous savons qui nous sommes, et ces exagérations de mise qu’on nous reproche tant, ne sont que la ligne de démarcation entre nous et ces petites bourgeoises qui tentent de nous approcher de trop près.

Bordognon.

Aristocrate !

Henriette.

Le moyen, avec des traînes de trois mètres de long, de s’empiler quatre dans un fiacre, d’aller au théâtre ailleurs que dans une loge à soi, de rendre une visite autrement qu’en voiture, à moins de ramasser avec sa balayeuse toute la poussière du département ! Il y a moins loin qu’on ne croit du chiffon à l’équipage… La richesse est une caste, par son essence même la moins accessible aux intrus. Un nom s’emprunte, un titre s’achète… mais la contrefaçon même de la fortune, où se vend-elle ?

Bordognon.

Rue des Lombards !… Tu es bien la sœur de ton frère, toi ; mais enfin, vous autres, comment voulez-vous qu’on se mette au bal ?

Henriette.

Une honnête femme ? regarde ! (Lui montrant Thérèse qui entre.) En voilà une !

Bordognon.

Tu ne pouvais pas mieux tomber. Demande-lui des nouvelles de madame Pommeau.

Léon et Thérèse se dirigent vers Henriette.



Scène III

HENRIETTE, THÉRÈSE, LÉON, BORDOGNON.
Henriette, à Thérèse.

Comme vous venez tard, chère madame !

Thérèse.

Je croyais que nous n’arriverions jamais.

Bordognon, à Léon.

Bonsoir, l’homme vertueux.

Léon.

Bonsoir.

Henriette.

Frédéric me parlait justement de vous, au moment où vous êtes entrée.

Thérèse.

De moi, monsieur Frédéric ?

Henriette.

À propos d’une dame qu’il m’a amenée et qu’il prétend être de votre intimité : madame Pommeau ; vous la connaissez ?

Thérèse.

Oui. Son mari a été pour moi le plus excellent des pères, et je le vénère autant que je l’aime, profondément.

Henriette.

Sa femme m’a paru fort jolie, mais un peu évaporée, un peu folle.

Thérèse.

Une enfant gâtée, rien de plus.

Henriette.

Elle a été très remarquée ce soir, et son mari semble bien faire les choses.

Thérèse.

Il l’aime tant !

Henriette.

Elle doit être dans le grand salon…

Thérèse.

Faisons d’abord le tour, je vous prie ; voulez-vous ?

Henriette.

Volontiers… Je ne sais pas où elle a déterré de si belles fleurs au mois de décembre, ce n’est qu’un cri d’admiration.

Thérèse.

Que voulez-vous ? On se ruine pour elle.

Elles sortent en causant. Entre un domestique portant un plateau.



Scène IV

BORDOGNON, LÉON.
Bordognon.

Veux-tu un verre de punch, une glace, quelque chose ?

Léon.

Merci, je ne veux rien.

Bordognon.

Nous avons l’air en train comme un lundi de Pâques, ce soir ; es-tu malade ?

Léon.

Je suis, si tu veux le savoir, dans une anxiété horrible.

Bordognon.

À cause de quoi ?

Léon.

Depuis ce matin je cours après une somme de dix mille francs.

Bordognon.

Qui t’est due ?

Léon.

Que je dois au contraire, et que je ne puis trouver.

Bordognon.

La retraite des dix mille ! Je te crois parbleu bien : la Bourse a tué l’emprunt, mon brave homme ! On ne prête plus ; l’argent, juste châtiment de ses méfaits, travaille aujourd’hui comme un forçat au bagne ; il faut qu’il rende, rende plus en un mois qu’il ne faisait autrefois dans une année ! De placements, plus n’en est question, et les notaires sont dans une débine qui réjouit les agents de change.

Léon.

Tu ne serais pas en état de m’avancer… pour huit jours seulement, pas une minute de plus, je t’en donne ma parole… Il s’agit pour moi d’une dette d’honneur.

Bordognon.

Quand te les faut-il, ces dix mille francs ? dans les vingt-quatre heures ?

Léon.

Demain, avant midi, délai de rigueur.

Bordognon.

Une dette de jeu ?

Léon.

Oblige-moi doublement en ne me questionnant pas.

Bordognon.

À la bonne heure !… Bordognon, mon ami, tire-moi de l’eau, mais ne me demande pas pourquoi je m’y suis jeté. Tu es dur pour ton sauveur, sais-tu ?

Léon.

Je suis forcé de me taire.

Bordognon.

Je ne t’en veux pas. D’ailleurs, ce que tu me dirais, je le sais aussi bien que toi. Je la connais, la scène de l’échéance !… On arrive, pimpant, chez son adorée ; on la trouve rêveuse ; on s’informe imprudemment de ce qui la chiffonne : elle refuse de le dire. Moi, je n’insiste plus dans ce cas-là, mais il y en a qui insistent ; je pourrais t’en citer qui insistent jusqu’à ce que la belle éplorée, entre deux larmes — deux perles, à en juger par ce qu’elles coûteront — leur avoue tout bas, bien bas, plus près de la joue que de l’oreille, qu’elle n’a plus qu’à se briser la tête contre son oreiller. Sur ce, on se frotte les yeux avec son mouchoir, comme on bat le briquet pour obtenir du feu : on se désole, on est bien honteuse de débattre ces vilaines questions-là avec le chéri de son cœur, mais ce n’est qu’un emprunt, et patati, patata… monsieur console, endosse le billet, et Léon Lecarnier, que voilà, vient demander dix mille francs à Frédéric Bordognon, que voici.

Léon.

Je te jure…

Bordognon.

Défiance entière et…

Léon.

Eh ! quand il serait vrai qu’un créancier menaçât de perdre par un esclandre une femme relevant de moi à un titre ou un autre, en la sauvant ne ferais-je pas mon devoir, et qu’aurais-tu à dire ?

Bordognon.

Ce que j’aurais à dire, malheureux ! Que tu as une femme à toi, un enfant à toi, une maison à toi, et que tu n’as pas le droit de brûler chez une autre le bois que tu coupes chez toi. — En veux-tu encore ? Eh bien, je te dirais que je ne puis pas toujours servir de compère à tes folles prodigalités, d’instrument à tes abominables fredaines ; que tu es un garnement, que tu es… que tu es bête pour ton âge ! Ne te fais donc pas de mauvais sang, elle s’en tirera sans toi.

Léon.

Sans moi ! mais ce billet, mon point d’honneur de galant homme l’a cautionné pour moi, ma situation, ma conscience ne me permettent pas de reculer. Tu me comprends à ton tour. Bref, je veux rompre, et de pareils commerces, par cela même qu’ils ne sont pas avouables, ne se dénouent honorablement que par une probité… une probité de voleur !

Bordognon.

Ah ! tu es décidé à une rupture ?

Léon.

Cette fois, l’occasion est trop belle pour la perdre.

Bordognon.

Très décidément décidé ?

Léon.

Ce n’est pas de l’argent, c’est une rupture que je cherche. Je t’en supplie, prête-moi ces…

Bordognon.

Eh bien ! mon cher, très décidément aussi je ne les ai pas. (À part.) Ou je suis un jouvenceau, ou elle s’en tirera sans lui.

Un Invité, entrant à gauche.

Frédéric, ta sœur te réclame.

Bordognon.

Ah ! très bien ! merci !

Léon.

Frédéric !… je t’en prie…

Bordognon, frappant sur son gousset.

Si je les avais… — mais…

Il sort.



Scène V

LÉON, THÉRÈSE.
Léon.

Est-ce moi que tu cherches ?

Thérèse.

Il fait trop chaud là dedans, je viens respirer un peu…

Léon.

As-tu besoin de quelque chose ?

Thérèse.

Si tu pouvais m’obtenir un verre d’eau…

Léon.

Oui ! je reviens.

Il sort.



Scène VI

THÉRÈSE seule.

J’étouffe ! Je ne voyais qu’elle dans ce salon ! Elle est venue s’asseoir près de moi ; je lui parlais, et c’était moi qui baissais les yeux ; j’ai senti que si je rencontrais son regard, j’éclaterais !



Scène VII

THÉRÈSE, POMMEAU.
Thérèse.

Ah ! c’est vous ! — Vous êtes pâle…

Pommeau.

Pâle ! moi ! pourquoi ? Non, rien, un peu de fatigue… il est tard… mais parlons de toi. Je suis allé deux fois pour te voir sans te trouver. Où en es-tu avec ton mari ?

Thérèse, s’efforçant de sourire.

Vous aviez raison, j’étais folle. À peine étiez-vous parti que le portefeuille était retrouvé, ce maudit portefeuille.

Pommeau.

Que te disais-je ?

Thérèse.

Et quant à la note de la modiste, elle concernait tout bonnement une élégante de province, dont le mari, client et camarade du mien, trouve commode de faire toucher ses factures chez nous.

Pommeau.

Tu vois bien !… Tout est pour le mieux.

Il remonte.
Thérèse, à part.

Qu’a-t-il donc ?

Pommeau, désignant de la main dans le salon à côté.

Thérèse, tu connais ces deux vieilles dames, assises auprès de la cheminée du salon ?

Thérèse.

Madame Lefèvre et madame Deschamps, oui, excellentes personnes toutes deux.

Pommeau.

Ah !… Combien dépenses-tu par an dans ta maison ?

Thérèse.

Singulière question à faire dans un bal !

Pommeau.

Mais, enfin ?

Thérèse.

Vous le savez, une trentaine de mille francs.

Pommeau.

Et tu vis plus modestement que nous !

Thérèse.

Mais, à quel propos ?…

Pommeau.

Rien… une idée !

Pommeau.

J’étais tout à l’heure près de ces deux dames, qui ne me connaissent pas : elles regardaient Séraphine danser, et l’une disait à l’autre : « Voilà une petite personne qui fait parler d’elle. » L’autre a répondu : « On dit que ce n’est pas son mari qu’elle ruine. »

Thérèse.

C’est là ce qui vous trouble ? En êtes vous encore à tenir compte des commérages du monde ? Quand les femmes ne prêtent plus à la médisance, elles s’y adonnent.

Pommeau.

Ces deux-là sont l’indulgence même, disais-tu ?

Thérèse.

Mettons que je les calomniais.

Pommeau.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’elles semblaient parler par ouï-dire. — On le dit donc ? C’est donc vraisemblable ?

Thérèse.

Eh ! mon ami, le monde n’est pas dans le secret des procédés économiques de Séraphine ; c’est là le danger de cette industrie que vous admiriez l’autre jour ; elle lui donne l’apparence de dépenser beaucoup, et comme on sait que vous n’êtes pas riche, on cherche une explication à l’élégance de votre femme ; la malignité est heureuse de trouver celle-là !

Pommeau.

Sais-tu ce qu’elles ajoutaient ? qu’en parlant à Séraphine, tu avais l’air embarrassée de la connaître.

Thérèse.

Moi ! Rentrons dans le salon, je vais lui donner le bras.

Pommeau.

Je t’en prie !… Voilà qui me rassure plus que tout le reste.

Ils sortent par le fond à gauche.



Scène VIII

HENRIETTE, Invités, puis BORDOGNON, entrant par la droite.
Henriette.

Tenez, vous êtes insupportables ! les vilains garçons avec leur affreux baccarat.

Premier Invité.

Une toute petite partie de rien du tout, madame.

Bordognon, entrant un verre d’eau à la main.

Le pur baccarat des salons ! je me joins à ces messieurs.

Henriette.

Tu jouerais ta chemise, toi…

Bordognon.

Sur parole ! — Qui est-ce qui a demandé un verre d’eau ? (À un invité.) Tiens ! bois cela, toi, il ne faut rien perdre. Maintenant, dressons l’autel !

Tous.

Oui, oui !

Un Invité, mettant un candélabre sur la table.

Le trépied !

Bordognon.

Les victimes sont prêtes ?

Tous.

Oui, oui !

Bordognon, prenant les cartes qu’il mêle.

Aiguisons le couteau.

Tous se rangent autour de la table, le jeu s’organise.
Léon, à part, assis au premier plan.

Où frapper d’ici à demain ? Comment lui annoncer à elle… Des pleurs ! des récriminations ! Est-ce ma faute ? — Si encore je l’aimais !

Henriette.

Surtout soyez sages !

Bordognon, à Henriette.

N’aie pas peur, ces messieurs et moi nous sommes convenus de ne partir que de cinq francs, pas un centime (À part.) au-dessous.

Henriette.

À la bonne heure, mais j’ai l’œil sur vous. (Sortant.) Vous verrez qu’ils finiront par me demander à fumer.

Bordognon.

La maréchaussée est partie. Maintenant, messieurs, il y a cinquante louis. Qui les tient ?

Un Invité.

J’en fais dix !

Un Invité.

J’en fais vingt !

Un autre Invité.

Le jeu est fait !

Premier Invité.

Le pur baccarat des salons !

Bordognon, qui tient la banque.

Le jeu est fait ? — Neuf. — Enlevez !

La partie est en train. Entre Séraphine.



Scène IX

BORDOGNON, Invités, LÉON, SÉRAPHINE.
Séraphine, bas à Léon.

Eh bien ?

Léon.

Je ne les ai pas.

Séraphine.

Vous ne les avez pas ?

Léon.

J’ai couru tout Paris, frappé à toutes les portes, peine inutile ! je n’ai pas trouvé un sou !

Séraphine.

Qu’est-ce que je vais devenir ?

Un des Joueurs.

Il y a soixante louis en banque ! Qui les tient ?

Un autre joueur.

Banco !

Séraphine.

Cette marchande qui vient demain… mon mari… malheureuse !

Léon.

Je ne sais plus où donner de la tête.

Séraphine.

Et moi donc ! je suis perdue !

Léon.

Que voulez-vous que je fasse ?

Un des Joueurs.

Il y a cent vingt louis.

Séraphine, bas à Léon, lui montrant la table.

Banco !

Le Joueur.

Personne ne tient ?

Léon.

Banco ! (Le coup se joue en silence.) Pour moi, monsieur.

Séraphine, avec joie.

Ah !

Elle s’approche du jeu de façon à ne pas être remarquée.
Bordognon.

Ces satanés avocats ! ils n’ont qu’à siffler, l’argent leur vient.

Un des Joueurs.

Il y a seize cents francs ! je passe.

Bordognon.

Seize cents francs ?… je prends la main… les voici !

Un des Joueurs.

Banco !

Bordognon, après avoir gagné.

Trois mille deux cents. (Faisant trébucher l’or sur la table.) Allons Lecarnier, mon ami, la chasse est ouverte.

Léon.

Laisse-moi respirer.

Bordognon.

Poltron ! Personne ne tient ? je passe !

Troisième Invité.

Je prends la main.

Bordognon, quitte la table et va trouver Séraphine à gauche.

Voulez-vous que, nous soyons de moitié, madame ?

Séraphine.

Merci, monsieur.

Un des Joueurs.

Vingt-cinq louis !…

Bordognon, à Séraphine.

Vous semblez cependant vous intéresser très fort au jeu.

Séraphine.

Oui, cela me fait l’effet d’un steeple-chase.

Bordognon.

Parions alors.

Séraphine, la tête tournée vers les joueurs.

Je veux bien.

Bordognon.

Vous tenez pour Léon, je parie qu’il perdra.

Séraphine.

Que parions-nous ?

Bordognon.

Une discrétion.

Séraphine, suivant toujours le jeu du coin de l’œil.

C’est dangereux avec vous, je ne vous crois pas trop discret.

Bordognon.

Comme la tombe, madame, et plût à Dieu que vous voulussiez bien me mettre à l’épreuve.

Séraphine.

Je n’ai rien à vous confier, grâce au ciel !

Bordognon.

Eh bien ! moi, madame, je suis moins cachotier que vous ! je suis prêt à vous faire tous les aveux qu’il vous plaira d’entendre…

Séraphine.

Vous m’en feriez trop que je ne croirais pas.

Bordognon.

Je ne vous demande que d’en croire un.

Séraphine.

Allez donc voir où en est notre pari. (Bordognon s’approche du jeu. — Séraphine à part.) Il prend bien son temps pour me faire la cour !

Bordognon, revenant à elle.

Léon gagne ! Je suis distancé, mais nous n’en sommes encore qu’au premier tour… Si je perds, je serais curieux de savoir ce que vous me demanderez.

Séraphine.

Tout simplement une loge de Gymnase pour demain… Et vous ?

Bordognon.

Moi, je compte vous étonner par mon hypocrisie.

Séraphine.

Je ne vous connaissais pas ce défaut…

Bordognon.

Je me le suis procuré pour faire passer les autres.

Séraphine.

Ce n’est pas une sinécure que vous lui donnez là.

Bordognon.

Vous me croyez plus méchant que je ne suis… je cache une âme fièrement tendre sous des dehors badins ; j’ai des trésors de dévouement…

Séraphine.

À la caisse d’épargne ?

Bordognon.

En attendant un meilleur placement.

Léon.

Il y a cinq mille francs, messieurs !

Bordognon, à Séraphine.

Décidément, le sort se déclare pour vous…

Léon.

Personne ne dit mot ?

Un Invité.

Ma foi non ! Nous sommes à sec.

Bordognon.

Le combat va cesser, faute de combattants.

Séraphine, très inquiète.

Ces messieurs ne jouent plus ?

Léon.

Voyons, messieurs, voyons, courage !

Séraphine, à part.

S’arrêter avec une si belle veine !

Léon.

Ne me forcez pas à faire charlemagne.

Séraphine, à Bordognon.

Ils ne sont guère aventureux, ces jeunes gens.

Léon.

J’ai passé sept fois, la main est usée.

Bordognon.

Il n’y a que les hommes de trente-sept ans, madame !… Banco !

Séraphine.

Vous êtes un brave, monsieur Frédéric.

Bordognon.

Quand on combat sous les yeux de sa dame…

Séraphine, à part.

Ô mon Dieu ! faites que je gagne !

Séraphine est appuyée contre un meuble : le coup se prolonge en silence.

Bordognon.

Aux innocents les mains pleines ! c’est pour moi.

Séraphine, à part.

Je suis perdue !

Léon.

Tu as de la chance, toi !



Scène X

Les Mêmes, THÉRÈSE.
Thérèse, à Léon.

Quand tu voudras partir…

Léon.

Je vais demander une voiture.

Il sort.



Scène XI

THÉRÈSE, SÉRAPHINE, sur le devant de la scène ;
BORDOGNON, Joueurs au fond.
Thérèse.

Un mot, je vous prie. — Votre mari est inquiet : certains propos sont arrivés à lui… prenez garde de lui donner l’éveil.

Séraphine.

Cela vous gêne donc bien qu’on me fasse la cour ?

Thérèse.

J’ai dissipé ses soupçons, car ce dont il s’agit ici, ce n’est pas seulement son repos, mais sa vie. Profitez de l’avertissement.

Séraphine.

M. Frédéric vous paraît donc bien dangereux ?

Thérèse.

M. Frédéric ?

Séraphine.

Ses galanteries n’ont rien de sérieux, rassurez-vous… je vous laisse le champ libre !

Thérèse, la foudroyant du regard.

Vous êtes la maîtresse de mon mari !

Séraphine.

Ce n’est pas vrai !

Thérèse, à voix basse et stridente.

Votre chapeau est payé… par moi ; ne remettez plus les pieds chez moi, vous m’entendez ; inventez un prétexte de brouille, à votre choix, ce n’est pas trop exiger, je pense… (Lui touchant le bras du bout de son éventail.) — Levez donc la tête, on vous regarde !

Elle sort.
Un Invité.

Combien gagnes-tu ?

Bordognon.

Combien je gagne ?… Dix mille francs ! (Séraphine tourne instinctivement la tête vers lui. — Bordognon, à part.) C’était bien pour elle !