Les Lions de mer/Chapitre 16

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 175-183).


CHAPITRE XVI.


D’un saut il fut à sa place et il vogua sur la mer bleue et profonde.
La Fée coupable.



Roswell était à peine sur la glace qu’un son effrayant frappa son oreille. Il vit sur-le-champ qu’une pression extérieure avait rompu en deux parties la plaine de glace, et qu’un changement allait avoir lieu qui serait le salut ou la ruine du schooner. Il allait s’élancer pour rejoindre Dagget, lorsqu’il s’arrêta en s’entendant appeler par un homme de sa chaloupe.

— Ces plaines, capitaine Gar’ner, vont se rejoindre, et notre chaloupe sera bientôt brisée, à moins que nous ne la fassions sortir de l’eau.

Il suffit d’un coup d’œil pour convaincre le jeune capitaine de l’exactitude de cette appréciation. La plaine de glace sur laquelle il se trouvait s’avançait lentement et rapprochait sa rive du rivage de glace qui lui était opposé. La passe, par laquelle la chaloupe était venue, se fermait, et l’on entendait le craquement et le brisement des deux bords de glace qui se rencontraient. La pression était si terrible qu’il se détachait des morceaux de glace aussi gros que de petites maisons.

Il n’y avait pas de temps à perdre, et l’on traîna la chaloupe sur la glace dans l’endroit qui parut offrir le plus de sûreté.

— Nous pourrons avoir de la peine à remettre la chaloupe à flot, Stimspn, dit Roswell, et il nous en coûtera une nuit hors de nos lits.

— Je ne sais pas, Monsieur fut la réponse. Il me semble que la glace s’est rompue près de ces rochers ; et s’il en est ainsi, schooner, chaloupe, équipage, nous irons tous à la dérive dans la baie, car je suis sûr qu’il y a un courant qui va de ce point vers notre île ; je m’en suis aperçu en ramant.

— Cela peut être, les courants vont dans tous les sens. Thomson et Todd, continua Roswell, restez ici, pendant que nous autres nous irons trouver le schooner du Vineyard. Il semble être là dans une mauvaise passe, et il n’y aura que de la charité à l’en faire sortir.

Roswell n’avait que trop raison. Le Lion de Mer du Vineyard avait essayé de s’ouvrir une route à travers une passe qui se trouvait entre deux grandes plaines de glace, lorsqu’il vit que cette glace se rejoignait et qu’il courait le danger d’être pris entre les deux plaines.

Dagget était un homme de ressources et d’une grande énergie de caractère. Voyant que la glace se rejoignait de tous côtés, devant comme derrière, et qu’il n’y avait pas moyen d’échapper, il ne songea plus qu’à adopter le seul moyen qui lui restât pour sauver son vaisseau. Il choisit un endroit où une courbe, formée par le bord de la plaine de glace qui se trouvait sous le vent, offrait à son vaisseau un asile momentané, il y fit entrer son schooner et l’y mit à l’ancre. Puis, il s’empressa de couper la glace, d’abord au moyen de haches, ensuite de scies, dans l’espoir de creuser une ouverture qui, en raison de sa dimension et de sa forme, pût recevoir la coque du vaisseau, et en empêcher ainsi la destruction.

Il y avait plusieurs heures que lui et son équipage travaillaient dans ce but, lorsqu’à leur joie et à leur grand étonnement, ils furent tout à coup rejoints par Roswell et ses hommes. Le fait est que l’équipage du Vineyard avait été si absorbé par le danger qu’il courait, et chaque individu si occupé de son devoir, que pas un n’avait aperçu la chaloupe ou même quelqu’un de l’équipage d’Oyster-Pond, jusqu’au moment où Roswell appela Dagget, et annonça sa présence par sa voix.

— Voilà vraiment du bonheur, capitaine Gar’ner, dit Dagget en secouant la main de Roswell avec beaucoup de cordialité, oui, du bonheur ! J’espérais bien vous rencontrer quelque part près de ce groupe d’îles, car elles se trouvent là précisément où feu mon oncle m’a donné à penser, par ses cartes, qu’on pourrait rencontrer des veaux marins ; mais je n’espérais pas vous rencontrer ce matin. Vous voyez ma position capitaine Gar’ner, et le danger terrible qui nous menace !

— Mais vous avez déjà pris quelques précautions. Comment avez-vous fait pour réussir a creuser cette ouverture où vous avez fait entrer le schooner ?

— Eh ! nous aurions pu réussir moins bien, quoiqu’il eût été plus agréable de mieux nous en tirer encore. Ce n’est qu’une aventure de mer ordinaire, tant que nous pouvons travailler au-dessus de l’eau, et vous voyez que nous avons creusé pour le schooner un beau bassin jusqu’à l’eau ; mais plus bas, ce serait un travail inutile. La plaine de glace a quelque trente pieds d’épaisseur, et il ne pourrait être question de s’y ouvrir un passage au moyen de la scie. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en couper des morceaux diagonalement. J’aime à croire que sous ce rapport, nous nous sommes déjà mis en mesure de caler le schooner, de manière à ce qu’il puisse se relever, pour peu qu’on le pousse avec vigueur. J’ai entendu parler de ces choses-là, capitaine Gar’ner, quoique je ne puisse pas dire les avoir vues.

— Il ne faut pas trop compter là-dessus cependant, il est certain qu’il faut couper cette glace ; et qu’il est possible que vôtre schooner soit soulevé, comme vous paraissez l’espérer. A-t-on fait quelque chose pour donner plus de solidité au bois du vaisseau ?

— Pas encore, quoique j’y aie aussi pensé. Mais qu’est-ce que le vaisseau le plus solide qui ait jamais flotté sur la mer, contre la pression d’une si énorme plaine de glace ? Ne vaudrait-il pas mieux continuer de couper ?

— Vous pouvez continuer de vous servir de la scie et de la hache, moi je m’occuperai à donner quelque solidité aux parois du vaisseau. Indiquez-moi les espars et les planches dont vous pouvez vous passer, et nous verrons ce qu’il y aura à faire. Au moins, mes garçons, pouvez-vous travailler maintenant avec la certitude que vos vies sont en sûreté ; mon schooner est à six lieues de vous environ, aussi en sûreté que s’il était dans un bassin. Voyons, capitaine Dagget, montrez-moi vos espars et vos planches.

Quoique moins expansifs que les marins anglais, les matelots américains savent aussi bien que ceux qui font plus de bruit, combien certains services méritent de reconnaissance. Les hommes du Vineyard ressentaient beaucoup de gratitude et de joie du secours qui leur arrivait, et, de part et d’autre, on se mit à l’ouvrage avec zèle et activité.

La tâche de Roswell Gardiner était à bord du schooner du Vineyard, tandis que l’équipage de Dagget continuait d’être sur la glace.

Ce dernier se remit à couper et à scier la plaine de glace. Quant à Gardiner, il remplit avec beaucoup d’intelligence le devoir qu’il s’était imposé. On coupa des espars la longueur qui était nécessaire, on plaça intérieurement des planches sur les parois du vaisseau, dans sa partie la plus large en face les unes des autres, et on les assujettit de proche en proche, par des espars qui formaient les coins, de manière à donner une solidité nouvelle à la construction du schooner. En une heure environ, Roswell eut terminé sa tâche, tandis que Dagget ne voyait guère ce qu’il pouvait faire de plus. Ils se rencontrèrent sur la glace pour se consulter, et pour examiner l’état des choses autour d’eux. La plaine de glace la plus éloignée, celle qu’on pouvait appeler extérieure, n’avait cessé d’empiéter sur la plaine de glace voisine et intérieure, brisant les bords de l’une et de l’autre, tellement que les points où elles se rejoignaient étaient marquée par une longue ligne de morceaux de glaces brisés qui s’étaient reportés violemment à la surface, et qui formaient de hautes piles dans l’air. Il y avait encore, cependant, des intervalles libres entre les deux plaines de glace, grâce à l’irrégularité de formes des deux plaines, et Dagget espérait que la petite baie où il avait conduit son schooner ne serait pas entièrement bloquée avant qu’un changement de vent où de marée empêchât la terrible pression dont il était toujours menacé.

Il n’est pas facile, pour ceux qui ont été habitués à ne considérer les objets naturels que sous leurs aspects les plus familiers, d’apprécier le poids énorme qui lentement dérivait au-devant du schooner. Le mouvement de cette masse de glace était lent, mais il avait un caractère de grandeur par sa continuité et sa puissance. Et lorsqu’on a vu sur le rivage d’un lac ou d’une rivière la force avec laquelle s’avance un glaçon poussé par une brise ou un courant, on peut se former une idée de la majesté du mouvement d’une plaine de glace qui avait des lieues de diamètre, et qui recevait l’impulsion d’un vent de l’Océan, de courants et de lourdes montagnes de glace qui dérivaient vers cette vaste plaine. Il est certain que le grand mobile était à une distance éloignée, et que ceux qui se trouvaient autour du schooner pouvaient difficilement s’en rendre compte, cependant, ces derniers appréciaient le caractère du danger qui, à chaque minute, semblait plus imminent et plus terrible. Les deux plaines se rapprochaient toujours et avec une puissance irrésistible qui menaçait le malheureux, vaisseau d’une destruction prochaine. L’espace d’eau qui se trouvait près du schooner s’était déjà tellement rétréci, qu’une demi-heure pouvait suffire pour que la glace couvrît celui qui restait encore libre.

— Quel bruit ! s’écria Dagget. Est-ce l’éruption d’un volcan ?

Dagget fut d’abord disposé à croire que ce son était produit par quelques convulsions intérieures. Mais il ne fut pas longtemps de cette opinion, et il s’empressa de dire :

— C’est la glace. Je crois que la pression l’a fait rompre sur les rochers de cette île. S’il en est ainsi, la plaine de glace qui se trouve sous le vent, disparaîtra aussitôt que l’autre plaine approchera.

— Je ne crois pas, dit Roswell, les yeux fixés sur l’île ; car la plaine qui est le plus au vent en recevra toute l’impulsion, comme aussi celle des montagnes de glace. Cela peut diminuer la violence du coup, mais je ne crois pas que cela puisse le détourner.

L’opinion de Roswell se trouva confirmée par tout ce qui arriva ensuite, jusqu’à ce que le bord de la plaine de glace extérieure vînt toucher les œuvres vives du schooner ; mais après quelques instants de vive anxiété causée par le craquement de la coque même du navire, il arriva qu’en raison de la forme du navire, qui était très-fine, le schooner reçut de la glace qui s’étendait sous sa quille une commotion subite comme s’il avait été tout à coup délivré de sa prison. Le mouvement fut terrible ; et plusieurs hommes d’équipage ne purent s’empêcher de tomber. En effet, le schooner était délivré, car un moment de plus, et il était en pièces. Il se trouvait maintenant dans le bassin que son équipage lui avait préparé par de longues heures de travail.

— Nous le sauverons, Dagget ! nous le sauverons, s’écria Roswell avec une vraie cordialité, oubliant dans ce moment d’effort généreux tout sentiment de rivalité. Je sais ce que vous voulez, mon garçon ; je l’ai compris tout d’abord. Cette haute terre est le point que vous cherchez, et sur le rivage nord de cette île sont des éléphants, des lions, des chiens, des sangliers de mer, et d’autres animaux en assez grand nombre pour remplir tout schooner qui sortît jamais du Viheyard.

— Voilà ce que j’aime, dit Dagget donnant une poignée de main amicale à Gardiner ; la chasse de veaux marins doit toujours se faire en société, et un vaisseau ne peut pénétrer seul dans des latitudes aussi élevées. Il arrivera des accidents aux hommes les plus prudents, comme il m’en est arrivé à moi-même ; car, pour dire la vérité, nous l’avons échappé belle !

Le lecteur se souviendra que l’homme qui parlait ainsi se trouvait en face de son vaisseau couché sur la glace, et dans une position qui aurait désespéré la moitié des marins de cette partie du monde. Il en était ainsi de Dagget. À sept mille lieues de chez lui, seul dans une mer inconnue et ne sachant pas s’il trouverait jamais le parage qu’il cherchait, cet homme s’était ouvert un chemin parmi des montagnes et des plaines de glaces avec moins d’hésitation peut-être qu’un fashionable n’en éprouve à traverser une rue légèrement mouillée par la pluie. Dans le moment même où la glace venait d’atteindre son vaisseau avec tant de violence, il se félicitait d’avoir découvert une pêcherie d’où il ne pouvait revenir qu’en rencontrant les mêmes dangers. Quant à Roswell, il rit un peu de l’opinion que Dagget venait d’exprimer sur la chasse des veaux marins ; car il était intimement persuadé que l’homme du Vineyard aurait gardé le secret, s’il en avait été seul maître.

— Eh bien, eh bien, dit-il, oublions le passé ! Vous m’avez secouru à Hatteras, et je vous ai rendu ici quelques services ! Vous connaissez la règle dans notre profession, Dagget le premier arrivé, le premier servi. Je suis arrivé le premier, et j’ai écrémé l’affaire pour cette saison, quoique je ne veuille pas dire du tout que vous arriviez trop tard.

— J’espère que non, Gar’ner. Il serait vexant d’avoir eu toute cette peine pour rien. Combien avez-vous recueilli d’huile ?

— Toute ma cale est remplie. Ce sont les peaux qui nous produiront le plus.

Cette nouvelle excita la convoitise de Dagget, et on put le voir aux regards qu’il lançait.

— C’est du bonheur, reprit-il, si tôt dans la saison ! Ces animaux commencent-ils à se montrer effarouchés ?

— Pas plus que le premier jour où nous les avons chassés. J’ai eu soin de ne confier cette opération qu’à des hommes expérimentés, et je leur ai donné l’ordre rigoureux d’alarmer le moins possible ces animaux. Si vous voulez remplir votre schooner, je vous conseille de prendre les mêmes précautions, car la fin de la saison commence à approcher.

— Je passerai l’hiver ici, dit Dagget du ton le plus résolu, s’il n’était pas tout à fait sérieux. J’ai eu assez de peine à découvrir ce groupe d’îles, et nous autres gens du Vineyard, nous ne pouvons nous faire à l’idée d’être vaincus.

— Ce serait bien une autre affaire, répondit Roswell en riant, si vous restiez ici l’hiver. Le Lion de Mer du Vineyard ne suffirait pas pour vous chauffer, et il vous faudrait l’été prochain revenir sur vos tonneaux, ou rester toujours ici.

— J’espère qu’on aurait l’espoir de vous y revoir, reprit Dagget en regardant son compagnon, comme s’il était sérieusement décidé à exécuter une résolution aussi désespérée. Il est rare qu’un chasseur de veaux marins oublie un pays comme celui que vous venez de décrire.

— Je pourrais revenir, dit Roswell, et je pourrais ne pas revenir, — ajouta-t-il en pensant à Marie ; car il se demandait si elle pourrait encore le tenir en suspens, dans le cas où il aurait réussi dans son voyage ; — cela dépendra d’autrui plutôt que de moi-même… Mais, capitaine Dagget, il faut nous occuper de votre schooner. Il faut qu’il soit dans la baie avant la nuit.

En ce moment les deux plaines de glaces étaient à plusieurs brasses l’une de l’autre ; la plus petite, ou celle sur laquelle se trouvait le vaisseau, dérivait rapidement vers la baie sous l’influence du vent et du courant, tandis que la plus grande plaine avait été arrêtée par les îles. La plaine la moins grande avait beaucoup perdu de sa surface, parce qu’elle avait été brisée par les rochers, quoique le fragment qui s’en était détaché eût plus d’une lieue de diamètre, et fût d’une épaisseur qui dépassait plusieurs mètres.

Quant au Lion de Mer du Vineyard, il était comme sur un banc de rochers. L’impulsion de la grande plaine de glace avait été si irrésistible, qu’elle l’avait soulevé en dehors des eaux, comme deux ou trois hommes tireraient un simple canot sur une grève. Heureusement pour le schooner, cette force, était venue d’en bas. Il en résultait que le vaisseau n’avait pas eu à supporter de grandes avaries.

— Si l’on pouvait l’enlever de là, dit Dagget, aussi facilement qu’il y a été mis, ce ne serait pas une grande affaire. Mais le voilà sur une glace qui a au moins vingt pieds d’épaisseur, et qui semble aussi dure que de la pierre.

Gardiner conseilla de faire usage de la scie pour pratiquer aux extrémités du schooner deux entailles profondes dans la glace, avec l’espoir que le poids du vaisseau viendrait en aide aux travailleurs et le ferait rentrer, comme disent tes journaux, dans son élément natal. Il n’y avait pas, en effet, autre chose à faire, et l’on suivit le conseil de Gardiner. On parvint, après de grands efforts, à pénétrer jusqu’à l’eau ; on entendit alors un craquement dans la glace ; le schooner se redressa lentement et se trouva lancé dans la mer comme s’il l’avait été d’après tous les principes de la science.

Cet heureux résultat de plusieurs heures de travaux arriva au moment où la plaine de glace se trouvait dans le centre de la baie. Hasard revenait en ce moment du volcan, et il s’arrêta pour parler aux étrangers. Il rapportait qu’en effet il y avait là un volcan, et un volcan en éruption, mais qui n’avait rien de remarquable. La stérilité et une froide grandeur caractérisaient toute cette région. Au moment du coucher du soleil, Gardiner pilota son compagnon dans le port, et les deux Lions de Mer se trouvèrent mouillés à côté de l’autre.