Les Lions de mer/Chapitre 3

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 16-26).


CHAPITRE III.


Tout ce qui brille n’est pas or, souvent vous l’avez entendu dire ; plus d’un homme a vendu sa vie, rien que pour voir mon apparence.
Shakespeare. Le Marchand de Venise.


À peine le diacre fut-il sorti, qu’il se rendit à l’humble demeure de la veuve White. La maladie de Dagget était un dépérissement général, mais sans beaucoup de souffrance. Il était assis sur un vieux fauteuil, et il se trouvait encore en état de causer. Il ne savait pas quel danger il courait, et peut-être se flattait-il en cet instant de vivre encore plusieurs années. Le diacre entra au moment même où la veuve venait de sortir pour aller visiter une autre commère de sa connaissance, qui demeurait dans le voisinage, et qu’elle avait depuis longtemps l’habitude de consulter. Elle avait aperçu le diacre de loin, et elle profita de cette occasion pour traverser la route, comprenant par une sorte d’instinct que sa présence n’était pas nécessaire pendant les conférences des deux hommes. Quel était le sujet de ces entretiens intimes, la veuve White ne parvenait pas à s’en rendre exactement compte mais on pourra voir ce qu’elle imaginait d’après sa conversation avec sa voisine, la veuve Stone.

— Voilà encore le diacre ! s’écria la veuve White, tandis qu’elle se précipitait dans la chambre où se trouvait son amie. C’est la troisième fois qu’il vient chez moi depuis hier matin. Qu’est-ce que cela peut signifier ?

— Oh ! Betsy, il visite les malades, c’est la raison, qu’il donne de ses nombreuses visites.

— Vous oubliez, que c’est le jour du sabbat ! ajouta la veuve White.

— Meilleur le jour, meilleure l’action, Betsy.

— Je sais cela ; mais c’est bien souvent pour un homme que de visiter les malades trois fois en vingt-quatre heures !

— Oui, ç’aurait été plus naturel de la part d’une femme, il faut l’avouer, repartit la veuve Stone un peu sèchement. Si le diacre avait été femme, j’en suis sûre, Betsy, vous n’auriez pas fait tant d’attention à ses visites.

— Je n’y songe guère, reprit la veuve assez innocemment. Mais il est extraordinaire qu’un homme visite autant les malades, et surtout un diacre du meeting.

— Oui, ce n’est pas aussi ordinaire que cela pourrait être, surtout parmi les diacres. Mais, venez, Betsy, et je vous montrerai le texte sur lequel le ministre a prêché ce matin ; il est bien fait pour fixer notre attention, car il est question de nous autres pauvres veuves.

Et les deux femmes passèrent dans une autre chambre, où nous les laisserons discuter les parties saillantes du sermon, au milieu de beaucoup d’interruptions de la veuve White, qui ne pouvait revenir de l’étonnement extrême que lui causaient les visites du diacre Pratt, chez elle, les jours du sabbat, aussi bien que les jours ouvriers.

Cependant les deux hommes causaient aussi ; le diacre Pratt annonçait au malade, avec une certaine affectation, qu’il avait envoyé chercher un médecin pour lui.

— J’en ai fait à ma tête ou plutôt à mon cœur, ajouta le diacre. Il m’était pénible de voir vos souffrances sans chercher à y porter remède. Alléger les peines de l’âme et du corps, comme les tortures de la conscience, n’est-ce pas un des devoirs les plus doux d’un chrétien ? Oui, j’ai envoyé Gar’ner au port, et dans trois ou quatre heures, il sera ici avec le docteur Sage.

— Au moins j’espère que j’aurai les moyens de payer toute cette dépense, reprit Dagget d’un ton de doute qui effraya beaucoup son ami. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que je meure ; mais si je pouvais vivre assez pour retourner au Vineyard, là ma part d’héritage suffirait à tous mes besoins. Je puis vivre encore assez pour voir la fin de l’autre affaire.

Parmi les histoires du matelot, il y en avait une sur laquelle il revenait souvent, à savoir qu’il n’avait jamais reçu sa part de la fortune de son père ce qui était assez vrai, quoiqu’il ne fût pas moins exact de dire que le vieillard n’avait rien laissé qui valût la peine d’être partagé. Il avait été matelot comme son fils, et il avait laissé la fortune d’un matelot. Le diacre réfléchit un moment, et il revint au sujet qu’il avait l’habitude de traiter dans ses conférences secrètes avec Dagget.

— Avez-vous pensé à la carte, Dagget, et regardé ce journal ?

— Oui, Monsieur ; vous avez été si bon pour moi, que je ne suis pas homme à l’oublier.

— Il faudrait me montrer vous-même sur la carte l’endroit où se trouvent ces îles. Il n’y a rien de tel que de voir de ses propres yeux.

— Vous oubliez mon serment, diacre Pratt. Nous avons tous juré sur la Bible de ne pas indiquer le point où se trouvent ces îles, avant l’année 1820. Alors nous aurons la liberté de faire ce que nous voudrons. Mais la carte est dans ma valise, et non-seulement les îles, mais la plage, y sont si clairement indiquées, qu’il n’y a pas de marin qui ne pût les trouver. Je garderai cette valise tant que je vivrai. Que je me rétablisse, et je monterai à bord du Lion de Mer, et je dirai à votre capitaine Gardiner tout ce qu’il aura besoin de savoir. La fortune de celui qui abordera dans l’une de ces îles sera faite.

— Oui, c’est ce que j’imagine, Dagget ; mais comment puis-je avoir la certitude qu’aucun autre vaisseau ne me devancera ?

— Parce que mon secret n’appartient qu’à moi. Nous n’étions que sept sur ce brick. Sur sept, quatre moururent de la fièvre, dans les îles, le capitaine fut précipité dans la mer et noyé pendant une rafale. Il ne restait plus que Jack Thompson et moi, et je crois bien que Jack est l’homme dont on a parlé il y a six mois, comme ayant été tué par une baleine.

— Jack Thompson est un nom si commun qu’on ne peut en être bien sûr. En outre, si l’on admet qu’il a été tué par cette baleine, il a pu dire le secret à une douzaine de personnes avant l’accident.

— Son serment s’y opposait. Jack avait juré comme nous tous, et il n’était pas homme à manquer à sa parole. Ce n’était pas un de ces serments de contrebande qu’on fait à la douane, et dont on pourrait prêter une douzaine tous les matins ; mais c’était un engagement pris sur l’honneur d’un marin, puisqu’il s’agit d’une affaire entre camarades.

Le diacre Pratt ne dit pas à Dagget que Jack pouvait avoir eu d’aussi bonnes raisons que lui-même pour oublier un peu son serment, mais il le pensa.

— Il y a une autre raison de croire que Jack n’a pu trahir le secret, reprit Dagget au bout de quelques instants : c’est que Jack n’a jamais pu mettre le doigt sur la latitude et la longitude, et qu’il ne tenait pas de journal. Et, manquant d’indications précises, ses amis et lui pourraient chercher un an sans trouver aucune des îles.

— Vous croyez que le pirate ne s’est pas trompé en vous parlant de cette plage et du trésor caché ? dit le diacre avec anxiété.

— Je jurerais qu’il a dit vrai, répondit Dagget, comme si j’avais vu la boîte moi-même. Ils étaient forcés de partir, comme vous pouvez le supposer ; autrement ils n’auraient jamais laissé tant d’or dans un endroit si désert mais ils l’y ont laissé, sur la parole d’un mourant.

— D’un mourant ! Vous voulez parler du pirate, n’est-ce pas ?

— Certainement ; nous étions enfermés dans la même prison, et nous eûmes le temps d’en parler plus de vingt fois avant qu’il fût lancé sur sa dernière balançoire. Lorsqu’on reconnut que je n’avais rien de commun avec les pirates, je fus mis en liberté, et je retournais au Vineyard, dans l’espoir d’y trouver quelque navire pour aller à la recherche de ces deux trésors (car l’un vaut l’autre), lorsqu’on m’a débarqué ici. Peu m’importe que le navire parte d’Oyster-Pond ou du Vineyard.

— Sans doute. Eh bien, autant pour vous obliger et vous tranquilliser que pour toute autre raison, j’ai acheté le Lion de Mer, et j’ai engagé le jeune Roswell Gar’ner comme capitaine du navire. Le schooner sera prêt dans huit jours à mettre à la voile ; et si les choses se passent comme vous le dites, ce sera un bon voyage. Tous ceux qui s’y trouveront intéressés auront à s’en réjouir. — Vous n’avez plus maintenant qu’une chose à faire, c’est de me prêter la carte marine pour que je l’étudie bien avant le départ du schooner.

— Est-ce que vous voudriez faire le voyage vous-même, monsieur Pratt ? dit le matelot avec surprise.

— Non, pas en personne, répondit le diacre ; je suis trop vieux maintenant pour faire une aussi longue absence ; mais je risque une partie de ma fortune, et il est naturel que j’y aie l’œil. Or, il vaudrait mieux, suivant moi, bien étudier d’avance la carte marine que de le faire au dernier moment.

— Le capitaine Gar’ner, répondit le marin d’une manière évasive, aura bien le temps d’examiner cette carte avant d’aborder dans aucun de ses ports. Si je dois naviguer avec lui, comme je le pense, rien ne me sera plus facile que de lui indiquer la route et les distances.

Cette réponse produisit un long silence. Pauvre, malade, sans amis, au milieu d’étrangers, Dagget s’était bientôt rendu compte du caractère de M. Pratt, et il avait cherché et trouvé le meilleur moyen d’intéresser celui qui pouvait lui être utile. Après une pause qui fut très-longue, M. Pratt fut le premier à rompre le silence.

— J’ai été fort préoccupé, reprit-il, au sujet de ce trésor. Quand même Gar’ner réussirait à le découvrir, cet argent peut avoir de légitimes propriétaires.

— Ils auraient de la peine à faire valoir leurs droits, si ce que le pirate m’a dit était vrai. Cet or, suivant lui, venait de tous côtés, de bâbord et de tribord. Et tout cela était si mêlé et si confondu, qu’une jeune fille n’aurait pu y distinguer des autres pièces le souvenir de son amant. C’était le butin de trois ans de croisières, et on en avait changé une grande partie dans différents ports pour gagner les douaniers et les officiers du roi. Car il y a des officiers du roi, diacre Pratt, parmi ces b. d’Espagnols, aussi bien que parmi les Anglais.

— Pesez vos termes, ami ; des paroles de ce genre ne sont pas convenables, surtout le jour du Seigneur.

Dagget, roula sa chique sur sa langue, et ses regards eurent quelque chose d’ironique ; mais il supporta cependant avec patience la réprimande que le diacre lui adressait, sans y faire aucune réponse.

Deux fois dans l’après-midi, le diacre Pratt se rendit de chez lui au cottage de la veuve White. De son côté, la veuve White traversa la route non moins souvent pour aller, exprimer son étonnement à la veuve Stone des nombreuses visites de l’homme riche. Lorsqu’il vint la seconde fois, il avait vu le bateau baleinier tourner l’extrémité de Shelter-Island, et, à l’aide d’une longue-vue, il venait d’apercevoir le docteur Sage. Le diacre se hâta aussitôt de retourner au cottage, ayant à dire à Dagget quelque chose qui ne pouvait souffrir de retard.

— Le bateau arrive, dit-il en s’asseyant, et le médecin sera bientôt ici. Avant que le docteur Sage vienne, j’ai à vous donner un conseil, Dagget. Trop parler pourrait vous agiter, surtout quand il s’agit d’affaires importantes, et vous pourriez donner une fausse idée de votre état, si votre pouls galopait et que le sang vous montât au visage pour avoir trop parlé.

— Je vous comprends, diacre ; mon secret est mon secret, et aucun médecin ne me l’arrachera, tant que je saurai ce que je dis. Et puis c’est le jour du Seigneur, ajouta le pharisien, et il ne convient pas de s’occuper ainsi d’intérêts temporels en un tel jour.

Le docteur Sage entra bientôt après. C’était un homme intelligent, fin et observateur. Il avait représenté au congrès le canton où il demeurait. Habile praticien, il eut bientôt reconnu l’état du matelot. Le diacre ne l’ayant pas quitté d’un instant, c’est à lui qu’il fit part de son opinion sur le malade, tandis qu’ils se rendaient à la demeure de M. Pratt.

— Ce pauvre homme touche à sa fin, dit le docteur froidement, et la médecine ne saurait lui faire aucun bien. Il peut vivre un mois, quoique je ne fusse point surpris d’apprendre sa mort dans une heure.

— Croyez-vous donc qu’il soit si près de mourir ? s’écria le diacre ; j’aurais espéré qu’il vivrait jusqu’à ce que le Lion de mer mît à la voile, et qu’un voyage le remettrait.

— Rien ne le remettra plus jamais, diacre, vous pouvez en être sûr. Est-il d’Oyster-Pond ?

— Il vient de quelque endroit du côté de l’est, répondit le diacre, évitant avec soin de dire au docteur d’où l’étranger était venu. Il n’avait ni amis ni connaissances, ici ; je pense que ses effets suffiront pour couvrir toutes ses dépenses.

— S’il n’en était point ainsi qu’il ne soit pas question de ma visite, reprit aussitôt le docteur, qui avait bien compris le motif du diacre en faisant cette remarque. J’ai fait une traversée fort agréable avec le jeune Gar’ner, qui m’a promis de me reconduire. J’aime beaucoup à aller en bateau, et je me trouve toujours mieux de ces excursions maritimes. Si je pouvais mener mes malades avec moi, l’air pur et l’exercice leur feraient le plus grand bien.

— Toujours bon, docteur ; mais Dagget ?

— Cet homme s’appelle-t-il Dagget ? interrompit le médecin.

— Je crois que c’est ainsi qu’il s’appelle lui-même, quoiqu’on ne soit jamais sûr de ce que ces gens-là disent.

— C’est vrai, diacre ; le matelot vagabond, sans feu ni lieu, est presque toujours un grand menteur ; au moins l’ai-je toujours trouvé ainsi. Mais si le nom de cet homme est vraiment Dagget, il faut qu’il soit originaire, du Vineyard. Il y a là une multitude de Daggets. Oui, cet homme doit être du Vineyard.

— Il y a des Daggets dans le Connecticut, j’en suis sûr…

— Nous savons tous que c’est là un nom honorablement connu ; mais le berceau de la race est le Vineyard. Il y a quelque chose du Vineyard dans le regard de cet homme. Je suis sûr qu’il y a longtemps qu’il n’a été chez lui.

Le diacre était à l’agonie. Il voyait se dresser le sujet de discussion qu’il redoutait le plus, il reculait comme devant la pointe d’une épée. Quoi ! avoir à s’expliquer sur le passé du malade, sur sa vie de marin ! À quoi aurait servi toute sa discrétion, toute sa prudence ? Un autre prétendait s’occuper de Dagget ; mais Dagget lui appartenait, c’était sa propriété, sa chose ; ne venait-il pas d’armer un schooner sur la parole de Dagget ? Et le docteur était d’une vivacité, d’une perspicacité vraiment effrayante ; personne ne flairait comme lui un secret. Voilà pourquoi le diacre n’avait pas envie de l’envoyer chercher. Quoi qu’il en soit, le mal était fait, et le diacre pensa qu’il valait mieux en prendre son parti, car la moindre hésitation aurait pu augmenter la défiance du docteur.

— Vous pouvez avoir raison, docteur, reprit le diacre, ces gens du Vineyard sont de grands rôdeurs.

— C’est vrai. J’ai eu l’occasion d’y passer un jour, il y a quelques années, en me rendant à Boston, et j’ai trouvé dans l’île cinq femmes contre un homme. Il faut vraiment avoir de la conscience pour y être une semaine sans commettre le crime de bigamie. Quant aux célibataires, j’ai entendu dire qu’un pauvre diable de cette espèce, qui s’est trouvé malheureusement jeté sur ce rivage, a été marié trois fois dans la même matinée.

Comme le genre d’esprit du docteur était bien connu, le diacre ne croyait pas qu’il fût tout à fait nécessaire de le croire sur parole ; mais il n’était point fâché de le voir dans cette disposition, craignant qu’il n’en revînt à la vie passée de Dagget. Ce moyen réussit, le Vineyard et ses femmes étant pour tout le monde, dans cette partie du globe, un sujet de plaisanterie traditionnel.

Marie était venue sous le porche recevoir son oncle et le médecin. Elle n’avait pas besoin de faire des questions, car l’expression de sa physionomie était parlante.

— Il va bien mal, ma jeune dame, dit le docteur en s’asseyant sur un des bancs, et je n’ai pas d’espoir à donner. Combien de temps a-t-il encore à vivre ? c’est une autre question. S’il a des amis qu’il désire voir, s’il a des affaires à arranger, il faudrait lui dire la vérité, et sans perdre de temps.

— Il y a bien longtemps qu’il n’a entendu parler de ses amis, interrompit le diacre, que sa passion égarait assez pour qu’il ne se tînt plus sur ses gardes, et, qu’il oubliât à quel point il se livrait en avouant qu’il savait où le malade était né ; – il y a bien cinquante ans qu’il n’a été au Vineyard, et qu’on n’y a entendu parler de lui.

Le docteur vit la contradiction dans laquelle le diacre venait de tomber, et cela lui donna à penser ; mais il avait trop de prudence pour se trahir.

— Qu’est devenu le capitaine Gar’ner ? dit-il en promenant autour de lui un regard curieux, comme s’il s’était attendu à le trouver attaché aux cordons du tablier de la nièce.

Marie rougit, mais elle était trop pure pour éprouver un embarras véritable.

— Il est allé au schooner préparer le bateau pour votre retour.

— Et il faut que ce retour ait lieu, ma jeune dame, aussitôt que j’aurai pris deux tasses de votre thé. J’ai des malades au Port qu’il me faut aller voir dans la soirée, et le vent baisse avec le soleil. Que le pauvre homme prenne la potion que j’ai laissée pour lui, elle adoucira ses souffrances et facilitera sa respiration ; mon art ne peut rien faire de plus pour lui. Diacre, ne parlons pas de cette visite ; je suis assez payé par le bon air, par l’excursion que j’ai faite, et par l’accueil de mademoiselle Marie. Je vois qu’elle a du plaisir à me recevoir, et c’est quelque chose entre une si jeune femme et un homme de mon âge. Maintenant, les deux tasses de thé.

On prit le thé, et le docteur se retira secouant la tête, lorsqu’il répéta à la nièce que l’art médical ne pouvait plus rien pour le malade.

— Il faut avertir ses amis, diacre, dit-il pendant qu’ils prenaient le chemin du quai ou le bateau était prêt à partir ; il n’y a pas une heure à perdre. Maintenant que j’y pense, le navire le Brillant, capitaine Smith, va porter à Boston une cargaison d’huile et met demain à la voile. Je n’ai qu’à écrire un mot par ce navire, et il y a dix à parier contre un qu’il s’arrêtera de ce côté avant de passer la barre, et une lettre adressée à qui que ce soit du nom de Dagget ne peut manquer d’arriver à l’un des parents.

Ce projet du docteur donna au diacre une sueur froide, mais il n’osa pas le contredire. Il avait acheté le Lion de Mer, engagé Roswell Gardiner et dépensé une somme d’argent considérable, dans l’espoir de mettre la main sur les doublons, sans rien dire des fourrures, et voilà que tous ses calculs pouvaient être déjoués par l’intervention de parents impertinents et cupides ! À cela il n’y avait de remède que la patience, et le diacre s’efforça d’en faire provision.

Le diacre Pratt n’accompagna pas le docteur au delà des limites de son propre verger. Il n’était pas convenable pour un membre du meeting de sortir le jour du sabbat, et le diacre s’en souvint à temps pour échapper, aux commentaires du voisinage. Il est vrai qu’il pouvait y avoir une exception pour le docteur mais les rigoristes, quand ils entreprennent de veiller à la conscience du prochain, ne s’arrêtent pas ces détails.

À peine le jardinier et le médecin étaient-ils partis, que le diacre retourna au cottage de la veuve White. Là, il fit subir au malade un nouvel interrogatoire long et pressant. Le pauvre Dagget était fatigué de ce sujet de conversation ; mais l’opinion émise par le docteur Sage, que la fin du vieux matelot était prochaine, et la possibilité que des parents arrivassent du Vineyard pour s’informer de ce que l’absent pouvait avoir laissé agissaient puissamment sur l’esprit du diacre. Si l’on réussissait maintenant à connaître les faits les plus importants, le Lion de Mer pouvait gagner assez d’avance sur ses rivaux pour obtenir le résultat qu’on se proposait ; lors même que Dagget divulguerait le secret et qu’un autre vaisseau partirait pour cette expédition. Son propre schooner était prêt à mettre à la voile, tandis qu’il faudrait du temps pour équiper un autre navire.

Mais Dagget ne paraissait pas disposé à être plus communicatif qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Il revint sur le récit qu’il avait fait de la découverte des îles où l’on trouvait les veaux marins, et il insista sur la douceur et le nombre de ces animaux. Un homme pouvait marcher au milieu d’eux sans leur causer la moindre alarme. En un mot, tout ce qu’un équipage, composé de marins de choix aurait à faire, serait de tuer, d’écorcher, et de recueillir l’huile. Ce serait comme si l’on avait à ramasser des dollars sur la plage.

Ce récit excitait au dernier point la cupidité du diacre ; une description un peu animée de baleines et de veaux marins produisant autant d’effet sur l’imagination d’un habitant du comté de Suffolk, ou, à proprement parler, d’un homme de l’extrémité orientale de ce comté, que la peinture d’une prairie couverte de froment pourrait en faire sur l’esprit d’un Wolverine ou d’un Buckeye, ou qu’un compte d’intérêts à tant pour cent en produit sur les sentiments d’un courtier de Wall-Street à New-York. Jamais l’amour de Mammon ne s’était emparé du cœur du diacre avec un tel despotisme. L’histoire du trésor, que Dagget lui redit encore, avec les développements les plus complets, lui faisait à peine une aussi vive impression que les explications données par Dagget sur le nombre et la grosseur des veaux marins.

Dagget ne cachait rien au diacre, à part les latitudes et les longitudes. Toute l’habileté du diacre, et elle était grande, ne put parvenir à arracher au marin ces données sans lesquelles toutes les autres étaient inutiles ; et le vieillard gagna une fièvre presque aussi forte que celle de Dagget pour se rendre maître du secret mais ce fut en vain.

C’était l’heure où le malade était sujet à un redoublement de fièvre, on peut dire que son pouls galopait en ce moment ; il s’était beaucoup animé lui-même, et l’imprudence avec laquelle ils avaient livré leurs cœurs à l’image séduisante de la fortune contribua beaucoup à augmenter le mal. Enfin la fatigue et l’épuisement mirent un terme à une scène qui devenait trop dramatique pour n’être pas révoltante.

Le diacre lui-même, en revenant chez lui, le soir, savait bien que son esprit n’était point dans l’état où il aurait du se trouver le jour du Seigneur, et il craignit de rencontrer le regard tranquille de sa nièce, dont la piété était aussi simple que sincère. Au lieu d’aller la rejoindre et de s’unir aux prières qu’on faisait à cette heure dans la maison, il se promena dans le verger voisin jusqu’à une heure très-avancée. Mammon prenait dans son cœur la place de la Divinité, et l’habitude lui opposait une trop forte barrière pour qu’il osât ouvertement mettre l’idole en présence du vrai Dieu.