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Les Littératures de l’Inde/Partie I

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Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 1-5).

PREMIÈRE PARTIE
LITTÉRATURE SACRÉE


Peut être n’offense-t-on aucune conviction sincère en constatant que la religion a été partout la grande éducatrice de l’humanité. Les moins religieux en conviennent, quelques-uns à regret, mais il leur plaît de songer que son rôle est fini. Ils n’auraient même pas cette mince consolation dans l’Inde, où la littérature et les arts, la science et la philosophie n’ont point encore appris à maudire leur mère. Non seulement l’Inde possède la littérature sacrée la plus vaste, l’une des plus anciennes et des plus intéressantes qu’il nous soit donné de pénétrer ; mais le terme même de « littérature profane », tel que nous l’entendons, n’a point de sens pour elle et n’y trouve d’application que par voie de contraste. Les Grecs ont dressé des autels à Homère ; mais l’idée que l’Iliade fut divinement inspirée n’a pas dépassé chez eux la limite d’une simple métaphore. Dans l’Inde, la grande épopée nationale, bien postérieure aux Védas, passe, couramment pour l’œuvre du compilateur mythique des Védas et jouit auprès des croyants d’une autorité presque égale ; il n’est aucun livre, ancien ou moderne, qui ne se place expressément sous les auspices d’une divinité ; toute représentation dramatique, quelques légèretés qu’on y exhibe, commence et finit par une prière : et les recueils classiques de sentences épanouissent de précieux bouquets de stances où la beauté féminine triomphe sous ses traits les moins voilés, pour se clore sur une section consacrée à la gloire de l’ascétisme et à la méditation de l’Âme suprême. Étrange pays, où la morale ne se sépare point de la religion, et où l’érotisme fait partie de la morale !

C’est qu’il n’est pas notre frère de race, à un degré du moins aussi rapproché que la communauté de langue l’avait tout d’abord fait supposer. Sans doute, les Âryas parlant le présanscrit, venus du nord-ouest, qui vers l’an 2000 avant notre ère se répandirent dans les deux plaines contiguës de l’Indus et du Gange, étaient de même sang que les ancêtres des Germains et des Celtes, de même sang que ces Hellènes à qui en définitive tout l’Occident doit sa culture ; mais, sous la protection même du régime des castes, comment ce sang serait-il demeuré plus pur que le nôtre durant cette longue suite de générations ? Il s’est mélangé d’éléments indigènes : les faibles peuplades soumises étaient moins intelligentes et réfléchies, plus sensitives et impulsives, que leurs conquérants blancs, et par croisement et par emprunt ceux-ci reçurent leur empreinte. Qu’on joigne à ces influences celle d’un climat qui précipite la maturation et alanguit les produits, qui exaspère les nerfs et déprime le vouloir : et l’on comprendra peut-être comment ces parents éloignés nous ressemblent si peu, comment ils ont réalisé, inconsciemment et de bonne heure, dans leur mode de penser, ce que le nôtre, avec sa logique impeccable el bornée, n’a atteint que par un tardif effort de retour sur soi-même, — l’identité des contradictoires. — Pourtant, si peu qu’on les ait fréquentés, on se familiarise assez vite avec eux : ils nous dépaysent bien moins, en tout cas, que les Sémites, dont nous ne nous sommes assimilé l’esprit qu’en le transformant au gré du nôtre. Le fond, après tout, est le même de part et d’autre ; seul nous déconcerte, en nous éblouissant, le lacis capricieux que les siècles ont brodé sur ce canevas uniforme.

Si demain une fouille heureuse mettait au jour un temple grec, intact encore dans son ordonnance intérieure, nous nous y reconnaîtrions sans peine, et l’admiration seule y suspendrait par endroits notre pas. Ici, rien qui détonne, rien qui semble offusquer la sereine majesté de l’habitant divin, ou démentir l’idée que nous nous faisons d’un culte véritable, grave jusque dans ses grâces et harmonieux jusque dans sa ferveur. Mais c’est aux confus abords et au demi-jour subtil d’une pagode orientale qu’il nous faut accoutumer notre regard. Entrons, mille spectacles nous y attendent : un dieu sanglant qui secoue des chapelets de crânes ; non loin, une figure couchée, au sourire énigmatique ou béat ; puis un monstre bienveillant qui cligne de petits yeux malicieux au dessus d’une trompe d’éléphant ; de l’or, des fleurs, des parfums et de la bouse de vache ; un extatique effrayant de maigreur, immobile sur son piédestal, hérissé, les membres tors, les yeux blancs ; une danse lascive de bayadères ; un escalier de crypte déroulant la spirale infinie de ses bas-reliefs de rêve, que les fumées de l’encens font palpiter d’une vie obscure, et au bas, peut-être, un vieux prêtre qui nous dira, s’il nous juge dignes de ses leçons, que tout cela est mensonge, que l’Unité absolue se joue en des formes changeantes, et qu’il n’y a point de Dieu, mais qu’il faut adorer Dieu. Ne nous y trompons pas, cependant : c’est bien un temple que nous abordons, mais un temple qui enferme toute la cité. La religion ne se borne pas à nous accueillir au seuil de la littérature hindoue : parfois invisible et partout présente, jamais importune néanmoins, — car elle n’a point de dogmes, et il suffit, pour s’en faire bien venir, de la saluer au passage, — réputée immuable, mais en réalité s’accommodant avec une souplesse inouïe à toute nouvelle condition d’existence et pliant ensuite à sa guise tous les modes de la pensée et de l’art, elle nous suivra jusque dans les moindres détours de la route à parcourir. Ainsi seulement, et si nous nous pénétrons à loisir de ses aspects variés et pittoresques, nous parviendrons à établir, entre nos frères d’Orient et nous, cette sympathie intellectuelle et cette communion d’âmes sans laquelle les plus ingénieux essais d’histoire littéraire ne sont que dilettantisme aimable et vains amusements d’une passagère curiosité.