Les Livres (Gilkin)

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La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 84-86).




LES LIVRES



Les livres, les beaux livres lus
Dans la fuite des heures brèves,
Les livres par le cœur élus
Nous enveloppent de leurs rêves.

Doux, amers, joyeux ou cruels,
Chantant la tendresse infinie,
Les profonds plaisirs sensuels
Ou la souffrance et l’agonie,

Leurs charmes subtils et puissants
Mieux que les haschischs balsamiques
Éblouissent l’âme et les sens
De mille visions féeriques :

— Fendant les vagues, le steamer
Porte vers d’étranges rivages
Des cœurs gonflés d’un spleen amer
Et brûlés de désirs sauvages ;

Par les orients amoureux,
Dans les forêts aromatiques
Dansent pour les rois langoureux
Des bayadères extatiques ;

Plus simplement, tout près de nous,
Sœur de la femme qui nous aime,
Un être familier et doux
Se meurt dans un baiser suprême ;

Puis, c’est le rêve du savoir
Et le chagrin des yeux moroses
Qui dans l’univers veulent voir
La vaste inanité des choses ;

Et c’est, ô poignante rancœur !
La passion qui se déchire
Et dissèque son propre cœur
Dans un effroyable martyre ;

Enfin, c’est le cloaque affreux
Où grouille tout un peuple immonde
De loqueteux, de miséreux,
L’opprobre et la douleur du monde.

— Quintessence des passions,
Surextrait fatal de la vie
Où le jeu des émotions
Se multiplie et s’amplifie,

On peut, sans quitter son fauteuil,
S’injecter mille ans d’existence
Dans l’amour, la gloire ou le deuil
Exaltés en névrose intense.

Ainsi, tout chargés de poison,
Par leurs invincibles magies
Les livres troublent la raison
Et détruisent les énergies,

Car les adolescents chétifs
Qui boivent leurs divins mensonges,
Demeurent à jamais captifs
Dans la molle extase des songes.