Les Livres d'étrennes, 1887

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Les Livres d'étrennes, 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 933-944).
LES


LIVRES D'ÉTRENNES




Ils sont nombreux, cette année, comme l’an dernier, comme toujours, aussi nombreux que jamais, et, quelque plaisir que l’on eût à les feuilleter, ou même à en lire de plus près quelques-uns, ils sont trop. Auteurs, dessinateurs, graveurs ou éditeurs, qu’ils nous pardonnent donc si, pour être non pas certes complet, mais seulement pour essayer de ne faire tort à personne, nous sommes obligé, nous aussi, comme l’art dernier, comme toujours, d’être plus court que nous ne le voudrions. Et, de leur côté, que les lecteurs, s’ils nous trouvent tout de même trop long, ne nous en imputent pas uniquement la faute, — mais à l’abondance de la matière et à l’émulation des éditeurs pour leur plaire.

Parmi tous ces beaux livres, il y en a d’abord deux ou trois dont nous sommes un peu étonné d’avoir à parler dans le temps des étrennes. Tel est le volume de MM. Edmond et Jules de Goncourt sur Madame de Pompadour[1], et tel est celui de M. Pierre Loti : Madame Chrysanthème[2]. MM. de Goncourt ne sont pas beaucoup a à la mode » en ce moment, et la publication de leurs Mémoires, à tous égards quelque peu scandaleux, leur a fait cette année beaucoup de justes ennemis, sans leur attirer, je pense, aucun nouvel admirateur. Il y aurait donc de la cruauté à insister davantage. Mais enfin, si les livres d’étrennes, selon l’antique usage, qui avait bien sa raison d’être, et sans prêcher la vertu ni le renoncement, devraient pouvoir être lus ou feuilletés indifféremment par tout le monde, on eût sans doute mieux fait d’attendre un autre temps et une autre occasion pour publier cette nouvelle édition de Madame de Pompadour. Souhaitons seulement que l’an prochain M. de Goncourt ne nous offre pas une Madame du Barry ! Car alors, il n’y aurait plus de raison, en 1889 de ne pas nous donner la Fille Élisa, avec gravures hors texte, d’après les gravures du temps. Quant à Madame Chrysanthème, nous apprécions, nous estimons, nous aimons trop le talent de M. Pierre Loti, non moins rare et non moins singulier dans ce « roman japonais » que dans le Roman d’un spahi, ou dans le Mariage de Loti, pour ne pas lui dire qu’il s’est aussi, lui, en le publiant dans le temps des étrennes, certainement trompé de date. Et, pourquoi ne le répéterions-nous pas ? puisque nous l’avons déjà dit ici même, il se trompe encore, après Mon frère Yves et Pêcheurs d’Islande, il se trompe d’en revenir au récit de ses amours exotiques. Après Aziyadé, Rarahu ; après Rarahu, Fatougaye ; après Fatougaye, Mme Chrysanthème, c’est vraiment beaucoup de Japonaises, de négresses, de Taïtiennes et de Turques ; c’est aussi beaucoup de confidences ; et dont l’intérêt, trop personnel, n’ajoute rien à celui de ces descriptions qui ont fait de Loti le Bernardin de Saint-Pierre de cette fin de siècle. J’aurais bien encore quelque chose à dire du volume de Gyp, les Chasseurs[3], illustré des spirituels et amusans dessins de Crafty. Beaucoup plus libre, et, pour ce seul motif, bien moins heureux que l’illustration, le texte n’en est point à l’usage des pensionnats de jeunes filles, ni même peut-être de jeunes gens. Mais puisqu’il ne s’agit guère en tout cela que d’une question d’opportunité, passons nous-même, et venons-en bien vite aux livres où nous ne trouverons qu’à louer.

Ce sera sans doute être bien indulgent au nouveau volume de M. Octave Uzanne : le Miroir du monde[4] ; et, de fait, en toute autre occasion, nous nous égaierions volontiers de ce style prétentieux et précieux dont M. Octave Uzanne, pour parler comme l’un de ses auteurs favoris, excelle à « empaqueter sa pensée. » Car, écoutez-le lui-même : sous ce titre énigmatique, M. Ozanne s’est donc proposé de « parfaire une œuvre de polylogie légère, scintillante comme les zigzags du paradoxe, ou inattendue comme les foucades d’un esprit indépendant ; » et cela ne veut rien dire, et nous voilà bien renseignés, et il était bien plus simple d’annoncer qu’on allait parler de tout, sans nous en rien apprendre. Mais les illustrations de M. Paul Avril sont d’un goût si particulier, quelquefois si bizarre, mais souvent si heureux, l’exécution matérielle en est si parfaite, ou « inattendue, » comme dit M. Uzanne, et encore plus ingénieuse, que si ce n’est pas un livre à lire que le Miroir du monde, c’est un des plus agréables albums que l’on puisse feuilleter ; — et c’est quelque chose dans la circonstance.

M. Uzanne, d’ailleurs, est trop homme d’esprit pour s’étonner que nous préférions à son livre ces romans déjà classiques où l’illustration, quelle qu’en soit la valeur, continue cependant, et comme il convient, d’être dominée par le texte. Voici donc les Nouvelles[5] de Mérimée, quelques-unes au moins de ses Nouvelles, illustrées par quatorze artistes différens, dessinateurs ou graveurs, et précédées d’une courte Préface de M. Jules Lemaître. Nous ne reprocherions à cette Préface que d’être trop courte, si son élégante brièveté n’était un hommage à la dédaigneuse délicatesse de l’auteur de Matéo Falcone et de l’Enlèvement de la redoute. Mais si l’illustration du volume est assurément « des plus curieuses pour les amateurs de gravures, » nous sommes de ceux qui aimeraient mieux qu’elle fut tout entière d’une seule main. Voici encore, dans la Bibliothèque des chefs-d’œuvre du roman contemporain, le Roman d’un jeune homme pauvre[6], de M. Octave Feuillet. Sous le prétexte commode que de nouveaux éloges ne sauraient rien ajouter à la réputation de ce roman célèbre, nous pourrions nous borner à en signaler cette nouvelle et très belle édition. Mais nous l’avons relu, puisque l’occasion nous en était offerte, et en le relisant, nous l’avons admiré et aimé encore davantage, et on nous permettra de le dire. Réel et poétique, noble et gracieux, chaste et hardi, spirituel et émouvant, tout ce qu’il était jadis, quand il enchanta pour la première fois les imaginations, le Roman d’un jeune homme pauvre l’est encore ; et, en dépit de M. Zola, ce qu’il est encore après trente ans, on peut être assuré qu’il le demeurera. Et voici encore François le Champi[7]. De tous les « romans champêtres » de George Sand, s’il en fallait choisir un et le mettre au-dessus des autres, ne serait-ce pas celui-ci ? Mais si nous le disions trop haut, et que notre opinion fit fortune, peut-être découragerions-nous les éditeurs, après François le Champi, de nous offrir quelque jour, illustrés par la même main et imprimés avec le même soin, la Mare au diable et la Petite Fadette ; et, en vérité, nous ne sommes pas pour cela assez ennemis d’eux, de George Sand, et surtout de notre propre plaisir.

Il est vrai que les éditeurs nous donnent cette année trop de romans illustrés pour que nous ne puissions voir là qu’un hasard ou une coïncidence. Évidemment le goût public y est, comme l’on dit, et ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. C’est ainsi que, dans cette même Bibliothèque dont nous parlions à l’instant, M. Champollion a très heureusement illustré le Raphaël[8] de Lamartine, et M. G. Cain, plus heureusement peut-être encore, la Cousine Bette[9] de Balzac. Aussi bien quiconque aime les livres connaît le prix de cette belle collection, également précieuse par le choix des auteurs et par l’élégance de l’exécution typographique. Une autre collection, dont les amateurs savent également le prix, c’est celle que poursuit, depuis déjà bien des années, sous le titre de Petite Bibliothèque artistique, l’éditeur Jouaust : elle s’est enrichie cette année d’un premier volume dont il serait inopportun, en ce moment, de rappeler le contenu trop gaulois ; et d’une traduction nouvelle de Mes Prisons[10] de Silvio Pellico, illustrée de dessins de M. Bramtot. — Je n’ai garde par là de vouloir dire ou insinuer que Mes Prisons soient un roman.

Ce n’est pas seulement nos romans que nos dessinateurs illustrent, ce sont encore les romans étrangers. Tel est le fantastique récit d’Adalbert de Chamisso, Peter Schlemihl, ou l’homme qui a perdu son ombre[11], traduit jadis en français par lui-même, — Chamisso, comme on le sait, était d’origine française, — orné de très jolies illustrations de M. Myrbach, et précédé d’une Préface de M. Henry Fouquier. Elle est bien un peu philosophique, cette Préface, et conséquemment un peu prétentieuse, pour ceux du moins qui comme nous, pas plus qu’au Reflet perdu d’Hoffmann, ne sauraient attribuer d’autre portée que celle d’un joli conte au Peter Schlemihl de Chamisso. Mais quoi ! dans une Préface, il faut bien mettre quelque chose ; et quand on n’a rien à y mettre, le talent ne consiste-t-il pas à l’y mettre tout de même ? M. Louis Énault, lui, n’a point mis de Préface, mais seulement une dédicace à son imitation ou adaptation d’une fantaisie d’Auerbach : Ville et Village[12]. Ne connaissant pas cette « fantaisie, » nous dirons donc tout simplement que le sujet nous en a paru de lui-même assez sentimental et larmoyant pour que M. Louis Énault, sans le secours d’aucun Auerbach, l’eût bien trouvé à lui tout seul. Le volume est d’ailleurs fort beau, d’une très belle exécution typographique, et les bois, qui doivent être allemands, en sont remarquables.

Nous arrivons aux livres d’histoire, parmi lesquels il convient d’en signaler deux tout d’abord : les Cahiers du capitaine Coignet et le Napoléon Ier et son Temps de M. Roger Peyre. Les Cahiers du capitaine Coignet[13] ont fait une assez belle fortune, et d’ailleurs très méritée, depuis le jour déjà lointain où M. Lorédan Larchey les publia pour la première fois. Après avoir passé de l’humble et modeste format des livres qui ne sont pas sûrs d’eux-mêmes au format accoutumé des ouvrages de lecture courante, les voici qui s’étalent aujourd’hui dans le format triomphant des livres d’étrennes. Ils ont trouvé d’ailleurs en M. J. Le Blant le plus éloquent interprète qu’il leur fût possible de trouver, le plus original, et cependant, et en même temps, le plus fidèle à la forte et parfois admirable naïveté du texte. Car, il faut savoir lire les Cahiers du capitaine Coignet ; et justement parce qu’ils ne furent point sans doute écrits pour l’impression, il y a une certaine manière de les lire ; mais quand on la connaît, ils nous apprennent beaucoup sur les dernières années de l’ancien régime, sur la révolution, sur l’empire, et beaucoup de choses que l’on demanderait vainement à d’autres livres, mieux composés et plus savans.

Ce que nous en disons n’est pas au moins pour rabaisser le Napoléon[14] de M. Roger Peyre, lequel, s’il mériterait d’être bien accueilli en tout temps, le sera sans doute mieux encore, en cette année 1887, où le Napoléon de M. Taine a été l’occasion de tant et de si vives controverses. Dans ce beau volume, à qui nous ne reprocherons que son épaisseur ou son poids, qui le rendent assez malaisément maniable, ce que le bibliophile Jacob avait fait pour le Moyen âge d’abord, et depuis pour le XVIe, le XVIIe siècle, le XVIIIe siècle, et enfin la révolution, M. Roger Peyre l’a donc fait pour le consulat et l’empire. C’est une histoire pittoresque ou le tableau d’une époque, représentée dans la diversité de ses manifestations, et, autant que possible, d’après le témoignage authentique des documens contemporains. On a ainsi, comme en images, dans une série de beaux volumes exécutés d’après le même plan, illustrés par les mêmes procédés, une suite presque entière, pour ainsi dire, de l’histoire de France. Et c’est pourquoi, bien que celui-ci, si nous en croyons les éditeurs, « forme le couronnement de l’œuvre entreprise par feu Paul Lacroix, » nous espérons que le succès qui ne lui manquera point les persuadera de pousser plus avant encore l’art prochain, et, après un Napoléon, de nous donner une Restauration.

Rapprochons de ce Napoléon Ier le volume de M. Dick de Lonlay : Nos gloires militaires[15], un peu moins « luxueusement, » mais encore fort heureusement et abondamment illustré. Depuis Bouvines et Cérisoles jusqu’à Iéna et Solférino, c’est une succession de récits de batailles que je ne sais d’ailleurs si l’auteur a été très bien inspiré de mettre sous la plume ou dans la bouche d’autant de capitaines Coignet ou de sergens Fricasse. On peut dire cependant, et en songeant à quel public s’adresse M. Dick de Lonlay, que l’artifice, puisqu’il permet de donner au récit plus d’animation, d’intérêt et de vie, n’est pas illégitime. Et on doit ajouter qu’en unissant ainsi dans la commémoration d’un même culte patriotique les souvenirs de la France nouvelle avec ceux de l’ancienne, M. Dick de Lonlay donne un exemple que plus d’un historien, — et d’un homme politique, — devrait avoir le courage d’imiter.

D’autres ouvrages d’histoire ne sont pas, si l’on veut, plus « sérieux, » mais tout de même d’un autre caractère, et surtout d’une valeur à laquelle, si l’illustration n’ôte rien, on ne peut pas dire non plus qu’elle ajoute grand’chose. Quand, par exemple, M. Bida n’aurait pas illustré de ses belles compositions la Jeanne d’Arc[16] de Michelet, cette Jeanne d’Arc n’en resterait pas moins, avec son « excellent Annibal, » l’un des fragmens d’histoire ou d’épopée dont l’étrange et grand historien était lui-même le plus justement fier. On l'a bien vu, depuis que tant d’autres ont tenté après lui de traiter eux aussi ce redoutable sujet. Celui-ci a versé tout entier dans l’hagiographie ; celui-là en a parlé comme de Bertrand du Guesclin ou de Rodrigue de Villandrando ; un autre a cru bien faire de lui donner des traits d’une Mlle  Roland : Michelet seul peut-être, s’il n’a pas représenté Jeanne d’Arc telle qu’elle fut, l’a du moins représentée telle que l’a faite la légende ; et quand il s’agit des Jeanne d’Arc, ce n’est pas l’histoire, c’est la légende qui est la vérité.

Nous aimerions maintenant à parler du second volume de l’Histoire des Grecs[17], de M. Victor Duruy ; mais qu’en pourrions-nous dire que nous n’en ayons déjà dit, ou que nos lecteurs n’en sachent par eux-mêmes et pour l’avoir apprécié dans les rares extraits que nous en avons donnés ici même ? S’il nous est permis cependant, et à mesure que l’œuvre avance vers son terme, d’en signaler l’une des qualités qui nous frappe le plus, c’est la rare indépendance d’esprit ou plutôt encore la singulière liberté de jugement dont ce beau volume nous est un nouveau témoignage. On n’est pas plus maître de ses opinions que M. Victor Duruy, et dans un sujet plus encombré, si l’on peut ainsi dire, d’idées toutes faites, on ne fait pas son choix, et on ne fait pas entrer les siennes propres avec plus de simplicité, de décision et d’autorité.

Après les livres d’histoire, les récits de voyage, qui sont eux-mêmes presque de l’histoire, ou, à tout le moins, de la géographie ; et pour courir d’abord au plus loin, l’Extrême Orient[18]de M. Paul Bonnetain. Ce très beau volume fait partie d’une collection dans laquelle ont déjà paru, l’an dernier, les Environs de Paris, et l’année précédente, l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande. Indo-Chine, Chine et Japon, M. Paul Bonnetain, sur beaucoup d’auteurs de récits de voyages, a cette première supériorité d’avoir vu de ses yeux quelques parties au moins des contrées dont il parle. Mais, s’il a bien vu, c’est une autre question, dont il faudrait, pour être juge, ou avoir soi-même visité l’Orient, ou connaître par d’autres tableaux les qualités descriptives de M. Paul Bonnetains et là-dessus, il faut l’avouer, ni son Opium, ni le Nommé Perreux ne nous ont assez renseigné. Contentons-nous de dire que sa Chine ne ressemble pas trop à celle du général Tcheng-Ki-Tong, c’est une première garantie ; qu’au contraire, son Japon ne diffère qu’à peine de celui de Pierre Loti, c’en est une seconde ; et si nous ajoutons que les récits qu’il nous en faits se lisent facilement et avec plaisir, il n’en faudra pas davantage pour recommander son volume aux curieux. — Nous ne mentionnerons que pour mémoire, ayant à peine en le temps de le feuilleter, le Kurdistan[19]de M. Henry Binder.

M. Camille Lemonnier n’est-il point Belge ? et si ce n’est pas une raison pour qu’il ait bien vu la Belgique, au moins n’en est-ce pas non plus une pour lui disputer le droit de la décrire. N’a-t-il point aussi débuté jadis par des romans d’une violence assez naturaliste ? et si nous préférons d’autres romans aux siens, nous convenons volontiers que c’est une assez bonne école que le naturalisme pour y apprendre l’art de voir et celui de traduire exactement ce que l’on a vu. Toujours est-il que la Belgique[20], dont nous connaissions quelques fragmens par le Tour du monde, excellent livre à parcourir, ne l’est pas moins à lire. Il nous serait facile à ce propos de faire des phrases, et voire quelque peu de « psychologie. » Entre la nature du talent descriptif de M. Camille Lemonnier, et celle du sol qu’il décrit, de la civilisation qui s’y est développée, de l’art même au besoin dont nous prendrions pour modèles une kermesse de Rubens ou des buveurs de Jordaens, en oubliant soigneusement les vierges de Memling ou les portraits de Van-Dyck, nous pourrions découvrir des analogies, des affinités et des correspondances. Mais quoi ! ni le lecteur ni M. Camille Lemonnier n’en seraient sans doute plus avancés. Et pour louer ce beau livre selon son mérite, n’en pouvant dire tout ce que nous voudrions, personne ne nous en voudra, ni l’auteur ni ceux à qui nous recommandons sa Belgique, de n’en avoir au moins rien voulu dire de banal. Il convient seulement d’ajouter que l’illustration en est d’un caractère tout à fait remarquable.

Le Littoral de la France [21], de M. Charles-Félix Aubert, est un bon livre aussi, dont nous avons déjà signalé les quatre premiers volumes, et dont nous ne louerons pas aujourd’hui moins volontiers le cinquième, qui contient la description des côtes languedociennes, du cap Cerbère jusqu’à Marseille. Un sixième et dernier volume : De Marseille à la frontière italienne, qu’on nous promet pour l’année prochaine, complétera cet intéressant, curieux et instructif ouvrage. On est étonné, en effet, nous l’avons dit, et nous le répétons, en parcourant ces cinq volumes, de voir à quel point nous sommes ignorans de nous-mêmes et comme étrangers sur notre propre sol. La France pourtant est un heureux pays, dont il y n’a pas un village perdu dans les sables qui ne soit curieux à connaître. C’est surtout une vieille terre, dont il n’y a pas un pouce où ne soient attachés de nombreux et charmans ou tragiques souvenirs. Et c’est pour l’avoir bien compris, — si bien compris que son enthousiasme en devient parfois un peu déclamatoire, — que l’auteur du Littoral de la France en a fait cet excellent livre, agréable sans mensonge, pittoresque sans prétention, et instructif sans pédantisme.

Avant d’en venir aux livres où l’instruction se mêle à l’amusement, et où l’agréable même semble n’avoir pour objet que de faire accepter l’utile, c’est ici le lieu de dire quelques mots de la Vie rustique[22]de M. André Theuriet, illustrée de compositions et de dessins de M. Léon Lhermitte. Dans ces pages, qui compteront sans doute parmi les meilleures qu’il ait écrites, et comme si, en touchant la terre, son talent robuste et sain y retrouvait des forces nouvelles, M. André Theuriet a voulu fixer au moins le souvenir de ces scènes de la vie de campagne dont nous voyons tous les jours, sous l’influence de tant de causes diverses, l’antique physionomie changer, et, si l’on nous permet de joindre ces deux barbarismes ensemble, se vulgariser en s’industrialisant. Tant mieux, si l’on les trouve odieux ! Comme d’ailleurs M. Theuriet nous l’explique lui-même, pour le comprendre, et traduire non-seulement sa pensée, mais la nuance de ses regrets, il ne pouvait souhaiter de plus habile interprète, plus sévère et cependant plus personnel que M. Léon Lhermitte, qui sût mieux rendre les divers aspects de la vie des champs, sans en sacrifier aucun détail, mais aussi sans en altérer, sans en adoucir ou sans en exagérer, la rude simplicité. De cette collaboration d’un vrai poète et d’un vrai peintre est sorti ce beau livre dont nous regretterons que l’éditeur n’ait pas fait, car il le pouvait, un plus beau livre encore, avec les procédés dont on dispose aujourd’hui, mais qui n’en est pas moins l’un des plus originaux, — et à peine ai-je besoin d’ajouter l’un des plus intéressans à lire qu’on nous ait offerts cette année.

Nous voudrions pouvoir en dire autant du livre de M. le baron de Vaux, sur les Hommes de cheval[23], mais, en vérité, l’illustration ne nous en a point paru très heureuse ni très heureusement entendue, et quant au texte même, — puisse l’auteur nous pardonner ce blasphème ! — nous ne nous doutions pas que l’équitation fût un si grand art, si mystérieux, ni que, de bien monter à cheval, cela consacrât un homme à l’immortalité. Dirai-je qu’il m’a paru, en parcourant le livre de M. de Vaux, que d’excellens cavaliers n’étaient pas éloignés de partager une opinion qu’autrement j’oserais à peine exprimer ? Mais je dirai du moins que ni Crafty ni Gyp, dans les Chasseurs, ni, dans leur livre sur les Chasses à courre en France et en Angleterre[24]MM. Donatien Lévesque et Arcos ne nous avaient habitués à prendre si sérieusement ou si gravement la chose. Qui a tort, qui a raison ? Les spécialistes décideront. Pour nous, nous aimons mieux la seconde manière, et, puisqu’il s’agit ici de livres d’étrennes, et d’images, les spirituels et vifs dessins de M. S. Arcos suffiraient à nous entraîner du côté où l’on s’amuse. Vivent les hommes de cheval ! je les estime, je les admire, je les envierai même, si l’on veut, mais enfin qu’ils n’en demandent pas plus, et qu’ils ne nous fassent pas de leur art un sacerdoce.

Nous ne disposons plus que de quelques pages, et nous sommes effrayé du nombre de livres dont nous n’avons rien dit encore. Heureusement que l’émulation même des éditeurs entre eux nous va faciliter la tâche, et qu’aux « notices individuelles » peuvent maintenant succéder les indications collectives, depuis qu’il n’y a plus un éditeur qui n’ait aujourd’hui sa Bibliothèque d’éducation et de récréation.

La librairie Laurens inaugure cette année la sienne, sous le titre de Bibliothèque d’histoire et d’art, par les six volumes suivans : les Monumens de Paris, par M. de Champeaux ; l’Art pendant la révolution, de M. Spire Blondel ; Versailles et les Trianons, par M. Paul Bosq ; les Statues de Paris, par M. Paul Marmottan ; enfin, la Peinture et l’Art dans la parure et dans le vêtement, deux volumes tirés, l’un de la Grammaire des arts du dessin, de Charles Blanc, et l’autre d’un autre ouvrage du même écrivain. On peut dire que les Monumens de Paris et les Statues de Paris forment ensemble une sorte de guide à travers les rues de Paris, dont Versailles et les Trianons seraient en quelque sorte la continuation ou le prolongement jusqu’en Seine-et-Oise. Pour la Peinture et l’Art dans la parure et le vêtement, quand les ouvrages dont ils sont tirés ne seraient pas eux-mêmes devenus quasi classiques, ce serait encore assez, pour les recommander, du nom de Charles Blanc. Enfin M. Spire Blondel, en étudiant l’histoire de l’art de la révolution, s’il n’a peut-être pas, comme il l’eût voulu sans doute, entièrement justifié la révolution du reproche de vandalisme, n’a pas laissé d’attirer l’attention des curieux sur quelques faits mal ou peu connus et dignes cependant de l’être mieux ou moins imparfaitement. Tous ces volumes, très bien imprimés, et heureusement illustrés, font honneur à leur éditeur.

Le dirons-nous également des quatre volumes nouveaux qui viennent cette année s’ajouter à la Bibliothèque historique illustrée de la librairie Firmin-Didot : les Arts et métiers au moyen âge ; l’Industrie et les arts décoratifs aux deux derniers siècles ; le Théâtre et la musique jusqu’en 1789 ; l’École et la science jusqu’à la renaissance ? L’illustration, tirée des beaux volumes de Paul Lacroix, en est sans doute irréprochable et d’une valeur documentaire certaine ; mais le texte n’en est-il pas un peu superficiel, ou, si l’on aime mieux, le contenu en répond-il à l’ambitieuse ampleur des titres, et l’exécution typographique est-elle toujours digne de la maison Didot ? Ce sont des questions que nous ne trancherons point, mais qu’il nous semble bon de soumettre aux honorables éditeurs, car il ne faudrait pas enfin, pour le rendre, comme l’on dit, accessible à toutes les bourses, et sous prétexte de bon marché, que le livre d’étrennes devint insensiblement, et de négligence en négligence, une confection ou un article de pacotille. Les volumes de la Bibliothèque des mères de famille nous ont paru, dans leur genre plus modeste, exécutés plus soigneusement : signalons parmi eux la Benjamine, de Mme  S. Blandy, et Autour du poêle, contes et récits, traduits par M. Labesse du suédois de M. Gustaffson.

On sait qu’à elle toute seule, la librairie Hachette pourrait défrayer cette courte Revue des livres d’étrennes, — avec son Tour du monde, son Journal de la Jeunesse, ou avec sa Bibliothèque blanche, sa Bibliothèque bleue, sa Bibliothèque des merveilles, sa Bibliothèque rose. Faut-il avouer que nous n’avons lu ni les Saltimbanques, de Mme  Cazin, ni Bernard, la gloire de son village, de M. George Fath, ni même Petits monstres et Poules mouillées, de Mme  de Pitray ? mais voilà des titres pleins de promesses, qui ne sauraient manquer de séduire le jeune public auquel ils s’adressent ; et voilà des auteurs dont les noms nous sont assez connus et le genre de talent, pour les pouvoir signaler en toute confiance et nous tenir assuré de n’en être pas démenti. Nommons également dans une autre collection : Un patriote au XIVe siècle , par Mme  de Witt ; Danielle, par M. Colomb, Second violon, par Mme  J. Girardin, dont les récits nous ont intéressé souvent autant ou plus que de prétentieux romans, et surtout Capitaine, de Mme  P. de Nanteuil. Celui-ci mérite sans doute une mention toute particulière. Ce sont des aventures de terre et de mer que les parens feront bien de lire par-dessus la tête de leurs enfans. Car l’intérêt, — sans dépasser la portée des jeunes esprits, — en est sérieux et touchant, et d’une réalité de vie qui attache. C’est un heureux début où l’auteur a su réunir à un degré rare les principaux mérites du genre, composition ingénieuse et attrayante, distinction de la forme, élévation morale… De jolies illustrations de Myrbach ajoutent encore à l’agrément du texte. Si nous avons d’ailleurs omis de dire que tous ces volumes, sans exception, sont illustrés de nombreuses et spirituelles gravures de MM. Zier, Tofani, Myrbach, etc., c’est une omission que nos lecteurs ont déjà réparée.

Enfin dans la Bibliothèque des merveilles, qui s’accroît cette année, comme toujours, de quatre volumes nouveaux : le Pétrole, de M. Wilfrid de Fouvielle, les Papillons, de M. Maindrou, les Merveilles de l’Horlogerie, par MM. Portal et Graffigny, et Ninive et Babylone, de M. Joachim Ménant, nous insisterons plus particulièrement sur son dernier ouvrage, comme étant d’un véritable assyriologue, et pour cette raison, dans son modeste format, comme contenant, sur ces grandes civilisations disparues, les renseignemens ou les détails les plus précis, les plus sûrs, et d’une valeur scientifique encore supérieure à l’agrément avec lequel ils nous sont présentés.

C’est toute une bibliothèque, elle aussi, que nous offre cette année, comme d’ordinaire, la librairie Hetzel, et où, si nous regrettons longtemps encore, avec ses fidèles lecteurs, de ne plus voir le nom de Stahl, nous retrouvons toujours son esprit, ses intentions et sa tradition. Deux romans nouveaux de M. Jules Verne, Nord contre Sud et le Chemin de France , ne manqueront pas d’être bien accueillis du public habituel du fécond et ingénieux conteur. Pourquoi font-ils l’un et l’autre partie de la série des Voyages extraordinaires ! C’est le secret de M. Jules Verne. Mais, en réalité, Nord contre Sud n’est qu’un dramatique récit du temps de la guerre de Sécession, et quant au Chemin de France , avec les complications où se plaît l’esprit de M. Jules Verne, c’est un récit tout contemporain. Dans le Bachelier de Séville, M. André Laurie continue de nous représenter ces Scènes de la vie de collège dans tous les pays, dont nos lecteurs se rappelleront sans doute que nous avons loué plus d’une fois déjà l’intérêt, l’agrément et l’exactitude. Comme l’indique d’ailleurs le titre même de son nouveau volume, c’est en Espagne que M. André Laurie nous invite cette année à le suivre, à Séville, au collège Santa-Maria de los Angeles, où il nous semble que les études ne devraient guère être solides, si la guerre civile et l’insurrection militaire les entrecoupaient aussi souvent que M. Laurie nous le donnerait à croire. Mais il ne s’agissait évidemment pour lui que d’entremêler un peu de romanesque aux renseignemens très précis qu’il nous donne. C’est l’esprit, comme on sait, de la Bibliothèque d’éducation et de récréation ; et nous ne saurions pour notre part entièrement l’approuver, mais il est évident aussi que le grand nombre des lecteurs ne partage pas notre avis. Le Bachelier de Séville est illustré de nombreux dessins d’un artiste espagnol, M. Atalaya, auxquels sans doute on ne reprochera pas de manquer de couleur locale.

Voici maintenant l’Oncle Philibert, de M. S. Blandy, avec illustrations de M. Adrien Marie ; la Madone de Guido Reni, par M. Bénédict, illustrée par le même artiste ; les Jeunes filles de Quinnebasset, imitées de l’anglais ou plutôt de l’américain de M. S. May, par M. J. Lermont, et avec dessins de M. Paul Destez, amusant récit, dont la provenance transatlantique ne saurait être un instant douteuse, — ou nous serions bien attrapé. Voici encore le livre de M. P. Gouzy : Promenade d’une fillette autour d’un laboratoire, entretiens sur la physique et la chimie, qui peuvent convenir à de grandes filles et même peut-être à de grands garçons. Et voici enfin les albums que l’on sait, toujours aussi divertissans, et toujours également appropriés au goût ou aux préoccupations coutumières de leur public enfantin : Pierre et Paul ; l’Age de l’école ; Du Haut en Bas et l’Ane gris.

Aussi bien, en fait d’albums, en est-il beaucoup d’autres encore que nous devrions citer, et trois ou quatre au moins dont nous ne voulons pas finir sans avoir dit deux mots ; comme les Dernières Scènes humoristiques de R. Caldecott, à la librairie Hachette, ou, à la librairie Pion, Compères et Compagnons, texte et dessins de Mars, la Chasse à tir, texte et dessins de Crafty, et la Civilité puérile et honnête, dessins de M. Boutet de Monvel, avec un texte de « l’oncle Eugène, » dont nous ne voulons pas soulever le masque, puisqu’il a cru devoir en mettre un, mais qui nous a vraiment semblé paru un oncle très expert aux bonnes manières, et dans l’art aussi de les enseigner spirituellement.


F. B.

  1. Madame de Pompadour, nouvelle édition, illustrée de 50 gravures hors texte, d’après les gravures du temps, 1 vol. in-8o. F. Didot.
  2. Madame Chrysanthème, roman japonais, aquarelles et dessins de MM. Rossi et Myrbach, 1 vol. in-8o. Calmann Lévy.
  3. Les Chasseurs, par Gyp, dessins de Crafty, 1 vol. in-8o. Calmann Lévy.
  4. Le Miroir du monde, avec 160 illustrations en couleurs de M. Paul Avril, 1 vol. in-4o. Quantin.
  5. Nouvelles de Mérimée, dessins de MM. Aranda, de Beaumont, Bramtot, Le Blant, Merson et Sinibaldi, 1 vol. in-8o. Librairie des Bibliophiles.
  6. Le Roman d’un jeune homme pauvre, avec de nombreux dessins de M. L. Mouchot, 1 vol. in-4o. Quantin.
  7. François le Champi, aquarelles et dessins de M. Eugène Burnand, 1 vol. in-8o. Calmann Lévy.
  8. Raphaël, 1 vol. in-8o. Quantin.
  9. La Cousine Bette, 1 vol. in-8o. Quantin.
  10. Mes Prisons, 1 vol. in-18. Librairie des Bibliophiles.
  11. Peler Schlemihl, 1 vol. in-4o. Librairie des Bibliophiles.
  12. Ville et Village, d’après B. Auerbach, 1 vol. in-8o. Rothschild.
  13. Les Cahiers du capitaine Coignet ; avec 18 héliogravures et 60 gravures intercalées dans le texte, 1 vol. in-4o. Hachette.
  14. Napoléon Ier et son Temps ; illustré de 12 planches en couleur et de 300 gravures, 1 vol. in-4o. Firmin Didot.
  15. Nos Gloires militaires, 1 vol. in-4o, orné de 8 planches en couleurs et de 275 gravures.
  16. Jeanne d’Arc, 1 vol. in-8o, contenant 10 eaux-fortes, d’après les dessins de M. Bida. Hachette.
  17. Histoire des Grecs, t. II, Depuis les guerres médiques jusqu’au traité d’Antalcidas, illustré de 270 gravures d’après l’antique, et accompagna de cartes et de planches en couleur, 1 vol. in-8o. Hachette.
  18. L’Extrême Orient, illustré de 450 gravures, 1 vol. in-8o. Quantin.
  19. Au Kurdistan, en Mésopotamie et en Perse, illustré de 200 gravures, 1 vol. in-8o. Quantin.
  20. La Belgique, illustré de 324 gravures sur bois, 1 vol. in-4o. Hachette.
  21. Le Littoral de la France , t. V, illustré de 300 gravures et de nombreuses planches et cartes en couleurs, 1 vol. in-8o. V. Palmé.
  22. La Vie rustique, avec 118 compositions de M. Léon Lhermitte, 1 vol. in-4o. Launette.
  23. Les Hommes de cheval, avec 180 illustrations en couleur, en bistre et en noir, 1 vol. in-8o. Rothschild.
  24. En Déplacement, avec dessins de M. S. Arcos, 1 vol. in-8o. Plon.