Les Livres d'étrennes, 1908

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Les Livres d'étrennes, 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 934-946).
LES
LIVRES D’ÉTRENNES

En tous temps, les rares chefs-d’œuvre des écrivains ont excité l’émulation des peintres, graveurs, miniaturistes ou enlumineurs, qui mirent tout leur art au service des maîtres de la pensée et voulurent avec eux rivaliser de génie en associant leur nom pour l’immortalité. Mais aujourd’hui, par suite des perfectionnemens introduits dans les divers procédés de gravure actuellement en usage, et qui répondent aux goûts d’information instantanée, de plus en plus généralisée, qu’exige notre vie agitée et dispersée, le livre illustré tend encore à se répandre : l’illustration a tout envahi, trop souvent au détriment du texte, que l’on prétend remplacer en faisant l’éducation par l’image. Parcourir ces volumes, c’est suivre les manifestations de ce développement dans leur infinie variété. Cette production nouvelle de fin d’année se prête en effet à toutes les combinaisons d’art, traduit fidèlement et répète à peu de frais toutes les nuances de la palette et toutes les fantaisies du dessinateur. Elle appelle l’élégance et l’éclat à défaut de solidité ; mais, si trop souvent hâtive et éphémère, plus abondante que choisie, elle a pris la place des anciennes et plus nobles méthodes, il arrive aussi que la diversité des sujets réclame la diversité d’interprétation. Elle ne se borne pas à nous offrir des merveilles de fabrication, elles sont également œuvre de reconstitution.

Entre tous ces ouvrages qui témoignent de la valeur de ces multiples procédés, excellens pour rendre l’exactitude et la vérité des tableaux, la finesse du trait, la gamme des tons, la fraîcheur du coloris et jusqu’à l’impression du modelé, il faut distinguer la Peinture au Musée de Lille[1], éditée avec un luxe de bon goût, d’une exécution typographique irréprochable. Les planches, très bien choisies, sont expliquées par un commentaire à la fois critique et technique de M. François Benoit : la connaissance des peintres et de leur temps y égale l’érudition d’art. C’est une monographie précieuse pour les amateurs, un document rare pour les artistes. Afin de leur garder ce double caractère, les éditeurs, avec l’aide du maître héliograveur Paul Dujardin et de l’habile imprimeur de Lille, L. Danel. ont apporté leurs soins tout particuliers à ces reproductions, qui peuvent prétendre à donner l’idée des originaux. C’est d’ailleurs la première fois qu’un travail d’ensemble aussi complet est consacré à un musée de province, une publication de cette importance à en faire connaître les collections.

Les musées de province ont été créés par la Convention. Ils ont pour double origine les confiscations et les dépouilles opimes des armées de la République et de Napoléon qui « dotèrent » la France de trésors d’art : « En procédant à la vente des biens des émigrés, déclarait le décret de la Convention nationale du 10 octobre 1792, il sera sursis à celle des bibliothèques, autres objets scientifiques, et monumens des arts. » Les églises servirent de magasins avant l’établissement des musées départementaux dont Roland et Chaptal eurent la première idée. Plus d’un maire de la troisième république, dont la suprême ambition est de consacrer l’église désaffectée de sa commune au culte de l’art, au détriment du catholique, ne fait en cela que suivre la Convention dont il peut plus utilement que glorieusement invoquer l’exemple. Sans la Révolution, ces « prisons de l’art « n’existeraient pas et l’on verrait sans doute les tableaux, ainsi que beaucoup d’autres choses, à leur place. Comme tous les musées de France, le Musée de Lille, fondé par la spoliation, eut pour premier dépôt les tableaux enlevés aux couvens, aux monastères, aux églises, et aux émigrés. Un inventaire dressé en 1795 par le peintre Louis Watteau nous apprend qu’à cette date, le couvent des Récollets, aujourd’hui le Lycée des garçons, abritait 583 pièces dont 382 étaient jugées dignes d’être conservées. En 1801, Lille fut une des quinze cités que l’arrêté consulaire du 14 fructidor an IX gratifia de peintures prélevées sui les collections du Louvre et de Versailles. Son lot en comprenait 46 dont quelques-unes provenant des armées de la Révolution échappèrent, en 1815, aux reprises des alliés. En revanche, une conséquence du rétablissement du culte par le Concordat fut l’attribution de 97 toiles du dépôt des Récollets à des églises de la ville et du département. L’ouverture d’une galerie au public dans la chapelle des Récollets daterait de 1803. La collection comprenait 80 pièces ; 354 d’entre elles, considérées comme sans valeur, avaient été vendues. Le conservateur fui d’abord le peintre Van Blarenberghe, fils de l’auteur des gouaches de Versailles.

Le nombre des tableaux de 274, en 1850, monta à 759, en 1875. Le musée avait été aménagé, en 1848, à l’étage supérieur de l’Hôtel de Ville. De 1888 date le transfert de la galerie dans un Palais des Beaux-Arts, édifice prétentieux, malheureusement peu approprié à son usage. Le musée a reçu de l’État 222 œuvres, dont des toiles du Guide, du Tintoret, d’André del Sarto, de Rubens, de Van Dyck, de Simon de Vos, de Lebrun, Restout, M. Jouvenet, Boucher, Mignard, Cl. Lorrain, Lagrenée, Hallé, Lépicié, Nanteuil, Delacroix, Troyon, Courbet, Harpignies, Bonnat. Mais les plus riches donations ont été celles de la collection Wicar, d’un grand amateur lillois, Alexandre Leleux, et d’Antoine Brasseur. Au 1er janvier 1908, l’inventaire comprenait 1 300 pièces. La mainmise sur les Églises par l’État, comme tout régime de spoliation, ne peut que l’enrichir encore. La collection lilloise est sans conteste la plus importante de la France provinciale. La variété en égale la qualité ; l’art ancien comme l’art moderne y occupe sa place ; les écoles d’Allemagne, d’Angleterre, d’Espagne, comme celles de France, d’Italie, de Flandre et de Hollande y sont représentées : mais ce sont ces deux dernières qui le sont le mieux. Elles occupent tout un volume, sur les trois dont se compose cet album. La collection contient maints chefs-d’œuvre dont la connaissance est indispensable à celle de l’art d’un Lambert d’Amsterdam, d’un Cornelis van der Voort, d’un Johannes Verspronck, d’un Pieter Codde, d’un Guilliam van Honthorsf, d’un Bartholomeus van der Helst, d’un Emanuel de Witte, d’un Isack van Ostade, d’un Richard Brakenburgh, d’un Jan Wonck, sans parler des maîtres hollandais, plus célèbres et plus universellement connus. L’intérêt historique ne suffit pas à la recommander ; c’est un véritable enchantement des yeux. Les photographies ont été tirées avec les derniers perfectionnemens de l’autochromatisme. Aucune retouche n’a été apportée aux clichés et le transfert sur le cuivre n’a comporté nulle recherche d’effet : seulement chacune des planches offre une tonalité appropriée afin de mieux rappeler l’aspect et la patine des originaux.

Pour qu’un livre soit vraiment beau, il doit y avoir un rapport harmonique entre l’idée exprimée, la nature du dessin et la forme du caractère même. Les Paraboles[2], qu’édite avec tant de luxe et de goût la librairie Berger-Levrault, après en avoir commandé l’illustration à M. Eugène Burnand, remplissent ces conditions. Entre tous les ouvrages de l’année, celui-ci se distingue par ce double caractère d’histoire et d’art, le format somptueux, l’originalité des compositions, le soin typographique et la savante préface qui l’accompagne. n est dû à l’un des maîtres de la critique, M. André Michel, sous la direction duquel est publiée l’Histoire de l’Art, — dont le tome III (le Style flamboyant)[3] vient de paraître. L’avant-propos de M. le vicomte Eugène-Melchior de Vogué, magnifique introduction à ce bel album, explique et justifie l’admiration, et ennoblit en quelque sorte l’humanité du sujet en reliant étroitement le texte à l’inspiration de l’artiste. Tous ceux qui ont vu, dans la petite salle de l’avenue d’Antin, au dernier Salon, l’exposition des dessins commentant les Paraboles, ont éprouvé la forte impression que l’on ressent en face d’une œuvre. Ce fut une révélation, et l’on se rappelle l’analyse si subtile et si juste et l’éloge que fit ici même M. Robert de la Sizeranne de ces compositions où M. Burnand « n’a cherché ni les figures du temps du Christ, ni les figures de notre temps, mais des figures humaines, ne pensant pas que les contes qu’il a contés fussent d’un temps ancien, ni d’un temps nouveau, mais les croyant choses de toujours. » L’ampleur du style, le sens du pittoresque et de la mise en scène, le dessin solide, nourri, parfois un peu lourd, sont bien ce qui convient pour rendre les diverses impressions que prête le livre saint aux personnages des Paraboles, et, dans les tableaux mêmes où se mêle la foule, chacun a sa physionomie propre. L’artiste s’est attaché à la seule vérité psychologique ; il n’a cherché à mettre en lumière que les vérités éternelles que traduisent les Paraboles. Cette œuvre, le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé l’a caractérisée ainsi : « Inspirée et naturelle, maîtresse de méditation, d’apaisement, de beauté morale, elle nous montre une humanité qui ne renonce ni à ses chers souvenirs, ni à ses espérances célestes, ni à la raison : tous ces personnages sont si raisonnables dans leur ferveur tranquille ! » L’inspiration de M. Eugène Burnand n’a pas cet idéal, cette flamme pure, cette beauté d’expression des préraphaélites et de quelques primitifs de nos grandes écoles, dont la foi était plus édifiante, la naïveté plus touchante, l’expression plus sublime et plus suave ; mais elle éveille toujours une idée de large humanité. On sait quelle sincérité le peintre a toujours observée dans ses paysages. Tout en parcourant la plaine et la montagne, il remplissait son âme du spectacle de la nature. Elles prirent une voix, celle des Paraboles, et elles chantèrent selon que son inspiration s’éveilla pour en donner une interprétation austère et neuve, dépouillée, délivrée de toute convention. Il a vu passer sur l’horizon, se détacher sur le ciel le Semeur, — le Bon Samaritain, — le Tailleur de vigne, — le Brûleur d’ivraie, — le Bon Pasteur. Son dessin simple au crayon noir, çà et là pâli de quelques taches de blanc ou réchauffé de crayon rouge, arrive à des effets surprenans. Chaque planche est un véritable tableau. Entre toutes, nos préférences, avec les quatre compositions pour le Bon Samaritain, vont à la Drachme perdue, — la Perle de grand prix, — l’Enfant prodigue, — les Dix Vierges, — la Maison bâtie sur la pierre, — le Pharisien et le Péager, — le Festin de Noces, dont les types sont empruntés, pour les femmes, à la Suisse, pour les hommes aux vignerons du pays de Vaud ou de la Provence : tous des êtres que nous avons côtoyés et connus, et qui expriment, sous le crayon du peintre suisse, autrement sans doute et moins hautement et pieusement qu’un Millet dans l’Angelus, mais toujours avec vérité, dans une note parfois un peu froide, tout ce qu’ont voulu signifier ces symboles.

Parmi les livres originaux consacrés à l’art, il faut mettre en première ligne Les Chefs-d’œuvre des grands maîtres[4], rare et unique collection d’admirables estampes, qui met à la portée de tous, sans préférence et sans exclusion à l’égard d’aucune époque et d’aucune école, les plus beaux tableaux du monde, reproduits dans des gravures d’une fidélité merveilleuse, obtenue par un procédé nouveau qui rivalise, pour la finesse des modelés, avec la beauté des gravures au burin les plus précieuses et, par la qualité de ses colorations, avec la vigueur des eaux-fortes. Le nouvel album que publie la maison Hachette est consacré aux œuvres modernes. Il contient soixante tableaux, choisis avec le goût le plus sur parmi les plus célèbres des maîtres contemporains, dont beaucoup, qui ont déjà acquis la célébrité, recevront la consécration des siècles, en laissant aux générations de l’avenir des documens à la fois fidèles et d’une beauté parfaite qui reflètent nos pensées, nos rêves et nos enthousiasmes. Plus savante et plus scrupuleuse dans l’évocation du passé, plus perspicace et plus exacte dans la figuration du présent, plus ouverte à toutes les manifestations de la vie, la peinture moderne, dont l’École française occupe le premier rang, peut soutenir la comparaison avec les grandes écoles de tous les temps et de tous les pays, car, tout en se renouvelant, elle a prouvé qu’elle était capable de progrès. Dans le vaste champ qu’ouvre à notre admiration cette galerie de l’art contemporain, la reproduction de chaque tableau est accompagnée d’une notice par M. Ch. Moreau-Vauthier.

Dans les Chefs d’œuvre de la peinture de 1400 à 1800[5], M. Max Rooses, l’éminent conservateur du musée Plantin Moretus à Anvers, fait défiler à nos yeux, dans 410 reproductions et 14 planches en couleurs, comme en un merveilleux cortège, tout ce que la peinture a produit de plus remarquable au cours des cinq derniers siècles. Comme on pouvait s’y attendre, les Primitifs flamands et néerlandais, les maîtres du XVIIIe siècle, l’âge d’or de l’école hollandaise, y occupent la place d’honneur et la plus large place, et c’est là sans doute la partie la plus originale de ce livre, à la fois descriptif et savant, où l’école française est peut-être trop brièvement étudiée et son influence pas assez marquée en comparaison des écoles voisines.

A propos des maîtres de la Hollande, nous pouvons rapprocher l’une de l’autre deux biographies dues à l’amitié, et toutes deux fort élégamment illustrées, sur deux peintres, qui diffèrent autant dans leur manière de peindre que dans leurs études ou les sujets de leurs tableaux, mais qui l’un et l’autre s’inspirèrent plus ou moins des Maîtres d’autrefois : Fantin-Latour[6], « issu des meilleurs, des plus solides et des plus lumineux des Hollandais et des Vénitiens, qui a le respect et l’amour de la vie, dont les portraits, les groupes, respirent une granité douce, dans la calme lumière qui les baigne, » dont on a pu dire aussi qu’il fut par excellence le peintre de l’amitié, — et Rosa Bonheur[7], cette dernière écrite par Mlle Anna Klumpke, sa dévouée compagne et son élève. En publiant les souvenirs qu’il a pu recueillir de Fantin-Latour avec ceux qui lui sont personnels, et dont un chapitre a paru ici même, M. Adolphe Jullien, lettré délicat autant que critique averti et sagace, a profité largement de la correspondance inédite mise à sa disposition. Il a fait revivre l’homme à côté de l’artiste : au milieu de ses œuvres, créations d’un peintre mélomane, dont on trouve ici les principales dans les cinquante-trois reproductions tirées à part et dans les illustrations du texte.

Les annales de l’art n’offrent pas de plus grand nom que celui de Michel-Ange[8], ce maître universel entre tous. Dans la splendeur de la Renaissance, il nous apparaît comme un de ces personnages prestigieux qui ont honoré l’humanité en la dépassant. C’est assez faire l’éloge de ce livre que de dire qu’il permet de concevoir une idée de l’œuvre colossale du maître, et qu’il sera l’un des plus estimés de la nouvelle Collection des classiques de l’Art, inaugurée par le Dürer,

Jamais peut-être on ne s’est autant occupé de l’histoire de l’art et d’en écrire les principaux chapitres, comme en témoignent L’Art religieux de la fin du moyen âge en France[9] de M. Emile Mâle ; la collection des Grands Artistes[10], où viennent de paraître Jean Goujon[11], Pinturicchio[12] , Pisanello et les Médailleurs italiens[13], les Villes d’art célèbres[14], où ont paru dernièrement Blois et Chambord[15], Fontainebleau[16], Bâle, Berne et Genève[17], Cologne[18], Munich[19], Tunis et Kairouan[20] ; la collection des Manuels de l’histoire de l’art[21], véritable encyclopédie appuyée d’innombrables exemples où les procédés, les monumens, l’évolution des écoles et des diverses formes esthétiques à travers les âges et les pays sont décrits avec une méthode et une clarté toutes scientifiques d’après les meilleures sources, — les deux premiers volumes traitant de la Gravure[22], et de la Peinture[23] des Origines au XVIe siècle ; — enfin la série des Richesses d’Art de la ville de Paris[24], inaugurée par l’Hôtel de Ville de Paris[25], celle des Grandes Institutions de la France[26], avec la Manufacture de porcelaine de Sèvres[27], et celle des Grands Musées de France[28], qui commence par le Musée de Grenoble[29], une nouveauté dans son genre, puisque son apparition coïncide avec celle de la Peinture au Musée de Lille, au luxe de laquelle ce livre de vulgarisation ne saurait être comparé. Mentionnons aussi l’Orfèvrerie française aux XVIIIe et XIXe siècles. Le XVIIIe siècle[30], par M. Henri Bouilhet, qui parle en praticien, en érudit et en artiste. Les Fresques de Florence[31], par M. Abel Letalle. La Sculpture espagnole[32] par M. P. Lafond. Les Beaux-Arts[33], de M. Georges Cardon.

L’Espagne et le Portugal illustrés[34] de M. P. Jousset est un des livres les plus intéressans et les plus instructifs de l’année. La collaboration étroite de l’image et de la carte avec le texte contribue à donner l’impression de la réalité dans les 779 reproductions photographiques, les 19 planches hors texte, et les nombreuses cartes.

Tous ceux qui ont visité le château de Chantilly ont remarqué la riche collection de portraits et de tableaux de famille réunis par le Duc d’Aumale, qui sont aujourd’hui conservés au Musée Condé par les soins de l’Institut de France. En les admirant, il semble qu’un chapitre des plus émouvans de l’Histoire de France se déroule devant vous. On retrouve les annales du passé, et l’on pourra les lire dans le volume que M. Anatole Gruyer publie sur la Jeunesse du roi Louis-Philippe[35]. Il nous met sous les yeux, dans de belles reproductions, toutes les miniatures faites du roi-citoyen et de ses proches. Grâce à son commentaire aussi attachant que bien informé, nous pouvons suivre Louis-Philippe d’Orléans depuis sa naissance, au Palais-Royal, en 1773, jusqu’au règne de Louis XVIII, durant les loisirs que lui firent le règne de son cousin et la politique du parti royaliste, au milieu des épreuves sans nombre que lui imposèrent sa mise hors la loi et ses longues et incessantes pérégrinations à travers le monde. Et l’analyste, toujours sympathique aux d’Orléans, nous fait entrer dans leur intimité, nous initie aux détails les plus piquans sur les parens de Louis-Philippe, sur le mariage du Duc et de la Duchesse de Chartres, la fille du pieux et charitable Duc de Penthièvre. Cette princesse, martyre du mariage d’Etat, nous apparaît, dans les portraits de Chantilly, avec sa grâce dolente et résignée en face de sa rivale, la triomphante, insinuante et rusée Mme de Genlis, le « gouverneur, » qui, à Saint-Leu comme dans le Pavillon de Belle-Chasse, s’était substitué à la mère jusque dans l’éducation trop fournie, trop touffue, des princes qui adoraient la maîtresse de leur père. C’est à elle que le Duc de Chartres écrivait : « Je me priverai de mes menus plaisirs jusqu’à la fin de mon éducation, c’est-à-dire jusqu’au 1er avril 1790, et j’en consacrerai l’argent à la bienfaisance. Tous les premiers du mois, nous en déciderons l’emploi ; je vous prie d’en recevoir ma parole d’honneur la plus sacrée. Je préférerais que cela ne fût que de vous à moi ; vous savez bien que mes secrets sont toujours les vôtres. » Et nous lisons dans son Journal : « J’ai dîné hier à Bellevue (janvier 1791). Le soir après le souper, je suis rentré chez mon amie : j’y suis resté jusqu’à minuit et quelques minutes ; j’ai été le premier qui ait eu le bonheur de lui souhaiter la bonne année. On ne pouvait me rendre plus heureux. En vérité, je ne sais pas ce que je deviendrai quand je ne serai plus avec elle. » On voit que Mme de Genlis, la fine coquette qui savait jouer son jeu en comédienne, — et qui a fait dans ses Mémoires le récit de la Fête de la Sauvinière, donnée par elle quand la source de ce nom eut rendu la santé à la Duchesse d’Orléans, — pouvait inspirer aussi des sentimens louables. Sur cette confiance affectueuse, sur les États Généraux, la Révolution française, Jemmapes et Valmy, le triste rôle joué par Philippe-Égalité à la Convention, sa visite chez Danton, sa mort, puis le voyage du jeune Duc d’Orléans en Scandinavie, la délivrance des princes, la réconciliation avec le Roi, le mariage du Duc d’Orléans en Scandinavie, son séjour à Twickenham et sa rentrée en France, on trouvera ici bien des renseignemens, sinon très nouveaux, toujours intéressans.

Nous n’avons plus à faire l’éloge de l’incomparable série des Albums historiques où M. Armand Dayot a résumé et décrit, en commentant l’événement que le pinceau ou le crayon de l’artiste a fixé, les principaux faits de l’Histoire de France, depuis la Régence jusqu’à la Troisième République. Dans un des livres précédens, Napoléon raconté par l’image[36] et dans la Révolution française par l’image[37], on a pu suivre les étapes de la marche ascendante de Bonaparte, de l’Ecole de Brienne au Conseil des Cinq-Cents. Cette fois, c’est le récit complet, avec bon nombre de pièces originales et inédites, de l’histoire de Napoléon, de 1804 à 1821[38]. Jamais, dans un ouvrage consacré à l’Empereur, autant de documens graphiques ne furent rassemblés. Le héros y apparaît, dans tout l’éclat de son règne comme à travers la glorieuse et tragique épopée, au milieu de sa Cour et de sa famille, puis dans la vie des camps, entouré des soldats de la Grande Armée, dans les scènes les plus pittoresques d’après les crayons des Faber du Faur, des Vernet, des Raffet, des Charlet, des Bellangé.

Ceux qui ont à cœur le souci de notre histoire nationale et qui ne peuvent l’étudier à fond dans l’impartiale et imposante Histoire de France[39], composée sous la direction de M. Lavisse, ou dans l’Histoire de la France contemporaine[40] de M. Gabriel Hanotaux, auront plaisir à lire les Scènes et Vestiges du temps passé[41], — depuis François Ier jusqu’à la Révolution. Ce goût tout moderne de chercher le passé dans son décor, de joindre à l’étude des événemens la connaissance des lieux et des usages, sera satisfait de la manière la plus heureuse par MM. Louis Tarsot et Amédée Moulins, les auteurs de ce livre. Et quand il est question de nos gloires, des conquêtes de la monarchie et de nos vieilles provinces françaises, comment ne pas songer tristement à l’année terrible ! Dans les Derniers Coups de feu[42], M. Jules Mazé nous retrace, en termes émouvans, les suprêmes combats de la Défense nationale. Le Centenaire de Saint-Cyr[43], autre hommage au drapeau, est aussi très éloquent dans sa brièveté.

Chaque génération trouve un charme nouveau aux récits des vieux conteurs. Dans les Tableaux et Contes du moyen âge[44], Robida, l’artiste ingénieux est, comme à son ordinaire, fertile en ressources, en trouvailles spirituelles, dans sa verve intarissable. Les Contes de Canterbury[45], de Geoffroy Chaucer, résument tout le moyen âge et portent en germe, quelquefois même épanouis, les caractères principaux de l’âge moderne. A rapprocher de ces contes, les Nouvelles Histoires sur de vieux proverbes[46], texte et dessins de M. G. Fraipont.

Parmi les ouvrages qui doivent leur-origine à des préoccupations élevées, et qui font partie de l’héritage laissé par les générations, Don Quichotte[47] restera toujours le partage d’une élite, tout en jouissant d’une popularité universelle. Le bon hidalgo, nommé par Cervantes la « fleur des chevaliers errans de la Manche, » à la fois comique, touchant et sublime, se trouve être en réalité, comme on l’a si bien dit, la fleur du génie espagnol. Il combat après sa mort pour son honneur et sa renommée encore mieux qu’il ne combattit de son vivant pour la délivrance des princesses enchantées et la vengeance des opprimés. Aucun récit ne se prête mieux à l’illustration ; il n’en est pas qui fournisse plus de scènes familières, d’inspirations plus pittoresques, à l’imagination du dessinateur. Dans la nouvelle édition dont la librairie Hachette entreprend la publication en quatre volumes et donne le premier, on jugera du parti qu’a pu tirer de l’héroïque légende un artiste de la valeur du regretté Daniel Vierge, à la verve imaginative et fertile, et comment il a réussi à l’interpréter, à la traduire plutôt, dans ces tableaux d’une composition toujours heureuse, dans ces croquis spirituels et vigoureux, qui rendent si bien ces paysages d’Espagne, tout pleins de soleil et de mouvement, où chevauchent les deux étranges compagnons à l’ahurissement de toute cette canaille des hôtelleries et des grandes routes qui grouille sous leurs yeux. Toute sa vie, Daniel Vierge, dont les rêves d’enfant avaient été peuplés des aventures du Chevalier de la Triste figure, garda l’ambition d’illustrer Don Quichotte. Au moment de réaliser ce grand désir, quand sa carrière s’achevait, une attaque de paralysie lui enleva l’usage de la main droite. Il prit résolument son crayon de la main gauche et se remit à l’ouvrage. En 1894, lorsqu’il entreprit cette série de deux cent soixante compositions, qu’il ne devait achever qu’une année avant sa mort, sa main gauche traduisait avec une maîtrise parfaite ses visions d’artiste. A regarder les petits tableaux, en noir et blanc, pleins de soleil, de poussière et de vie de Daniel Vierge, le « prestigieux illustrateur, » on aura sous les yeux, dans toute leur force saisissante, les rêves et les réalités dont sont faits le monde et la vie, — les rêves dont on a plus que jamais besoin aujourd’hui pour oublier les réalités, — et qui l’ont inspiré.


et vivo tentat prævertere amore
Jam pridem resides animos desuetaque corda


Si le secret d’un temps, ainsi qu’on a pu le prétendre, est presque toujours dans l’art qu’il nous a laissé, on peut assurément le dire pour Versailles[48]. Un même sentiment d’admiration pour cet ensemble d’architecture et d’art, unique en France et en Europe, legs incomparable des XVIIe et XVIIIe siècles, a toujours inspiré ceux qui ont mené la campagne pour la protection de ce beau domaine, dans ces dernières années surtout. À la suite de l’initiative prise, il y a plus de vingt-cinq ans, par Alphonse Bertrand, dont il n’est pas besoin de rappeler ici les études sur cette ville, d’autres sont venus. M. de Nolhac s’est fait aussi l’historiographe de Versailles, a décrit maintes fois, dans des livres érudits et magnifiques, les splendeurs de cette cité royale. Versailles qu’il connaît à fond, qui lui a révélé son histoire, lui a encore une fois inspiré un très beau livre, qui diffère tout à fait des précédens. C’est bien Versailles avec toutes les merveilles et les curiosités de son château, les beautés de son parc et les jardins de Trianon, qui revit en pleine lumière et dans tout son éclat, à travers les brillantes aquarelles de M. René Binet et l’attachant récit de M. de Nolhac.

Dans les romans, contes moraux et honnêtes dont la moralité n’exclut pas l’agrément, et dont quelques-uns sont relevés par le charme du style, une observation fine et délicate, nous n’avons pas besoin de faire ressortir ceux d’un écrivain dont les lecteurs de la Revue connaissent depuis longtemps les œuvres. Il suffit de signaler la jolie édition illustrée de La Sarcelle Bleue[49], de M. René Bazin. — Mademoiselle Cécile[50], œuvre charmante de pitié et de tendresse, où M. Georges Beaume nous révèle un de ces poignans conflits d’argent et d’honneur terrien, — L’Enclos des cerisiers[51], par M. Georges de Lys. — Le Roman de l’ouvrière[52], où M. Charles de Vitis a voulu prouver que la charité chrétienne seule peut résoudre la question sociale, — La Comtesse Rose[53], par Stanley Weyman, dont les nombreux épisodes se déroulent en Suède sous Gustave-Adolphe, — Rita la Gitane[54], par M. H. de Charlieu, — Fleur des Ruines [55], par M. A. Dourliac, — Cambriole[56], par Pierre Maël, — La dernière des Spartiates[57], par Georges-Gustave Toudouze, — Enfant d’adoption[58], par M. Léon d’Avezan, — Nora[59], par Mme Chéron de La Bruyère, et tous ceux qui sont tirés du Journal de la Jeunesse[60], des Lectures pour tous[61], de Mon Journal[62] et du Saint-Nicolas[63], du Petit Français[64]. — Parmi ces livres où les tableaux de la vie mondaine alternent avec les scènes de vie intime, intrigues ingénieuses de romanciers fertiles en ressources, qui ont quelquefois des trouvailles spirituelles et transportent dans leurs fantaisies des lambeaux de réalités, on peut choisir au hasard, avec la certitude de faire toujours un très bon choix, entre ceux de la collection Hetzel, où Jules Verne est encore représenté cette année par La Chasse au Météore, Le Pilote du Danube[65]. Dans ce genre, Camarades de bord[66], traduit par le docteur J. de Christmas, du roman danois Peter Most, histoire très amusante des péripéties nautiques de deux jeunes Danois et de leurs impressions en Espagne, en Amérique, et de la vie dans les forêts vierges, ne sera pas moins apprécié. Nommons encore : En route vers le bonheur[67], par Mme Ch. Peronnet, — Le Moucheron de Bonaparte[68], où revit tout entier le Directoire, mais un Directoire vivant, amusant, pittoresque, sous la plume de J. Chancel et les illustrations de R. de la Nézière, — Guillaumette[69], par M. Pierre Lenglé, — La Femme mousquetaire[70], par M. Henry Grenet.

Ceux qui aiment les voyages excentriques, les aventures émouvantes, les terribles drames où l’habileté, le fin de l’art est de faire accomplir aux personnages des exploits qui semblaient invraisemblables, mais dont les progrès incessans de la science permettent d’entrevoir la possibilité et la probabilité, auront de quoi contenter leur goût avec Jud Allan (roi des « Lads »)[71], par M. Paul d’Ivoi, — Le Trésor de la Montagne d’azur[72], de M. E. Salgari, — Robinsons de l’air[73], par le commandant Driant, — Le Tueur de Daims[74], illustré par Bombled. — Si l’on veut se tenir au courant des voyages de découvertes, il faut toujours revenir au Tour du Monde[75], et lire les derniers voyages d’exploration : La découverte des sources du centre de l’Afrique[76], du commandant Lenfant, — Plus près du pôle[77], du commandant R. E. Peary, — Autour de l’Afghanistan[78], du commandant de Bouillane de Lacoste, — Mes croisières dans la merde Behring </ref>, de M. Paul Niedieck, et surtout la relation du Duc d’Orléans, qui retrace, dans La Revanche de la banquise[79], la lutte triomphante, cette fois, de la Belgica contre les glaces de la mer de Kara, et un autre voyage princier, mais pas plus confortable, celui du prince Louis-Amédée de Savoie, duc des Abruzzes et son ascension du Ruwenzori[80] et des plus hautes cimes de la chaîne neigeuse située entre les grands lacs équatoriaux. Dans les livres de science intéressans et instructifs, on appréciera Les Merveilles de la science[81], par M. de Nansouty, — Les Sous-marins[82], — Les Microbes[83], — Spiridon le Muet[84]. par M. André Laurie. — Une promenade au pays de la science[85], — La Côte d’azur russe[86],— Ballons dirigeables[87].

Citons encore parmi ces publications d’une fantaisie charmante, imprévue, originale, avec des illustrations en couleurs ou monochromes, qui attestent l’entrain, l’abandon, la fécondité et la libre recherche de nos illustrateurs : Jouons à l’histoire[88], où le dessinateur Job a doublé le narrateur G. Montorgueil, cette fois encore si heureusement associés, — Le Repas à travers les âges[89], compositions où l’on trouve la spontanéité, la verve et l’humour d’A. Guillaume, — La Grève des animaux[90], dessinée par A. Vimar,— Chez les Bêtes[91], de Benjamin Rabier, — Péripéties cynégétiques, de Mac-Aron[92], — 200 Jouets qu’on fait soi-même avec des plantes[93], — les Animaux légendaires[94], par Henri Coupin, — Un Sherlock Holmes à quatre pattes[95], par M. R. de la Nézière et le Tour du monde de deux gosses[96], — Maîtres de la Musique[97], en quatre albums contenant des œuvres de Chopin, Schumann, Beethoven, et Chansons de grand’mère[98], bonnes vieilles chansons de notre pays de France, avec la musique d’accompagnement, et des dessins en couleurs de M. Henri Boutel.

Livres d’auteurs, livres d’art, livres d’actualité, on ne saurait parler de tous : ils sont trop ! force nous est de faire un choix, d’autant que beaucoup ne sont que des répétitions, — comme un nouvel habillage du texte. Pour les écrivains, la tombe n’est jamais fermée. En littérature, l’immortalité n’est pas un vain mot : les morts fameux continuent de produire régulièrement et leurs cendres d’engendrer la vie. Les moindres manifestations de leur génie se transforment en volumes où la critique s’efforce de démontrer péremptoirement que leur idée a seulement pris son développement méthodique et inéluctable. Tout n’a-t-il pas été pensé et repensé, dit et redit ? La défroque de la veille, radoubée, redorée, sert à la fête du lendemain. Mais qu’importe qu’on récolte en plein passé, si l’on y fait de bonnes trouvailles ? C’est le fonds qui manque le moins à ceux qui aiment à lire. « Aimer à lire..., écrivait Mme de Sévigné, la jolie, l’heureuse disposition ! on est au-dessus de l’ennui et de l’oisiveté, deux vilaines bêtes. »


J. BERTRAND.

  1. Hachette.
  2. Berger-Levrault.
  3. Armand Colin.
  4. Hachette.
  5. Ernest Flammarion.
  6. Lucien Laveur.
  7. Ernest Flammarion.
  8. Hachette.
  9. Armand Colin.
  10. Henri Laurens.
  11. Henri Laurens.
  12. Henri Laurens.
  13. Henri Laurens.
  14. Henri Laurens.
  15. Henri Laurens.
  16. Henri Laurens.
  17. Henri Laurens.
  18. Henri Laurens.
  19. Henri Laurens.
  20. Henri Laurens.
  21. Henri Laurens.
  22. Henri Laurens.
  23. Henri Laurens.
  24. Henri Laurens.
  25. Henri Laurens.
  26. Henri Laurens.
  27. Henri Laurens.
  28. Henri Laurens.
  29. Henri Laurens.
  30. Henri Laurens.
  31. A. Messein.
  32. Alcide Picard.
  33. Alcide Picard.
  34. Librairie Larousse.
  35. Hachette.
  36. Ernest Flammarion.
  37. Ernest Flammarion.
  38. Ernest Flammarion.
  39. Hachette.
  40. Boivin.
  41. Henri Laurens.
  42. Manie.
  43. Berger-Levrault.
  44. H. Laurens.
  45. Félix Alcan.
  46. H. Laurens.
  47. Hachette.
  48. Hachette.
  49. Alfred Mame.
  50. Alfred Mame.
  51. Alfred Mame.
  52. Alfred Mame.
  53. Alfred Mame.
  54. Hachette.
  55. Hachette.
  56. Hachette.
  57. Hachette.
  58. Hachette.
  59. Hachette.
  60. Hachette.
  61. Hachette.
  62. Hachette.
  63. Ch. Delagrave.
  64. Armand Colin.
  65. Hetzel.
  66. Hetzel.
  67. Ch. Delagrave.
  68. Ch. Delagrave.
  69. Librairie universelle.
  70. Librairie P. Ollendorff.
  71. Boivin et Cie.
  72. Ch. Delagrave.
  73. E. Flammarion.
  74. Boivin.
  75. Hachette.
  76. Hachette.
  77. Hachette.
  78. Hachette.
  79. Plon-Nourrit.
  80. Plon-Nourrit.
  81. Boivin.
  82. Juven.
  83. Vuibert et Nony.
  84. Jules Rouff.
  85. Ch. Delagrave.
  86. Ch. Delagrave.
  87. Librairie universelle.
  88. Boivin.
  89. Delagrave.
  90. Alfred Mame.
  91. Flammarion.
  92. Ch. Delagrave.
  93. Librairie La.
  94. Juven.
  95. Librairie illustrée.
  96. Librairie illustrée.
  97. Juven.
  98. Ernest Flammarion.