Les Livres d’étrennes, 1884

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Les Livres d’étrennes, 1884
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 934-945).
LES
LIVRES D'ETRENNES

Aussi nombreux cette année que les précédentes, les livres d’étrennes échappent décidément, par la variété de leur contenu d’ailleurs, autant que par leur nombre, à toute espèce de classification. Sans essayer de les distribuer en catégories b en distinctes, selon le sujet qu’ils traitent, ou le public auquel ils s’adressent, ou la dimension de leur format, ou la couleur de leur reliure, contentons-nous donc de courir de maison en maison et, un peu pêle-mêle, de donner au lecteur une idée des quelque quarante ou cinquante volumes que nous avons là sous les yeux.

Sous le titre de Modes et Usages au temps de Marie-Antoinette, M. de Reiset nous offre, chez Firmin-Didot, deux volumes dont la place est d’avance marquée dans la bibliothèque de tous les curieux. Le texte lui-même, il faut l’avouer, — et si tant est que l’on puisse appeler le Livre-Journal de MM Éloffe un texte, — n’en paraîtra pas d’un très vif intérêt. On abuse aujourd’hui de ce que les livres d’une couturière ou les mémoires d’un carrossier sont censés contenir de révélations historiques. Lorsque nous saurons ce que coûtait, en 1789, l’aune de « frivolité blanche, » ou celle de « comète violette, » en serons-nous beaucoup plus avancés ? Et croit-on véritablement qu’il importe à l’histoire d’apprendre, comme ici, que Marie-Antoinette ne dédaignait pas quelquefois de faire raccommoder ses jupons ? Mais l’intérêt qui manque au texte, l’éditeur de Mme Éloffe a su le mettre dans l’illustration de ces deux volumes d’abord, et surtout dans le précieux commentaire dont il a enrichi cette longue énumération de factures. Dans ces gravures, en effet, fidèlement imitées des gravures elles-mêmes et des journaux du temps, c’est toute une époque disparue qui revit ; et dans ce commentaire, c’est un monde évanoui qui se ranime, sous quelques-uns de ses traits les plus particuliers. Les renseignemens de toute sorte abondent, lentement, patiemment recueillis, avec une piété que nous louerions encore plus, s’il ne s’y mêlait trop de superstition, mais enfin dont l’historien ne saurait jamais être absolument dépourvu. Et c’est dans ce commentaire que l’histoire trouvera son profit, comme la curiosité son plaisir dans le caractère de l’illustration.

Publié par les mêmes éditeurs, le nouvel ouvrage de M. Eugène Müntz, sur la Renaissance en Italie et en France à l’époque de Charles VIII, n’est ni moins heureusement ni moins abondamment illustré. C’est cependant et surtout le texte que l’on en appréciera. L’auteur y détermine d’abord, dans son Introduction, ce que l’on pourrait appeler le domaine de la renaissance, tel que l’ont constitué des travaux bien récens encore, puisqu’il y a moins de cinquante ans, dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française ; le mot même de renaissance ne figurait pas encore dans son sens historique. Viennent ensuite trois livres qui traitent, le premier, de l’Esprit de la renaissance, le second, de la Renaissance dans les différentes capitales de l’Italie, et le troisième enfin de la Renaissance en France au XVe siècle. D’autres que nous jugeront si ce dernier livre est, au fond et en réalité, ce qu’il nous parait être, le plus nouveau des trois ; mais nous pouvons bien dire qu’à la plupart des lecteurs, il produira sans doute te même effet de nouveauté qu’à nous. Les deux autres ajoutent beaucoup à cette grande histoire de la renaissance dont M. Müntz, dans ses Précurseurs et dans son Raphaël, nous avait déjà donné deux importans chapitres et que nous espérons bien qu’il achèvera quelque jour.

Passons plus rapidement sur le Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent. Comme tout Dictionnaire, en effet, le Dictionnaire de M. Arthur Pougin est de ces livres qui ne se connaissent qu’à l’usage. Il a ce mérite au moins d’être le premier Dictionnaire en son genre, et d’ouvrir ainsi les voies à ceux même qui corrigeront ce qu’il peut contenir d’erreurs comme à ceux qui répareront ce que le temps y fera voir de lacunes. La gloire d’être le premier se joignant, dans la circonstance, à l’avantage d’être le seul, nous ne doutons pas que ce Dictionnaire ne soit favorablement accueilli de quiconque s’intéresse à l’art si français du théâtre. De nombreuses gravures et de jolies chromolithographies accompagnent le texte.

Nous ne saurions quitter la librairie Firmin-Didot sans nommer au moins les trois volumes dont s’accroît, cette année, le Walter Scott illustré que nous avons signalé déjà plus d’une fois : le Monastère, la Prison d’Edimbourg et la Jolie Fille de Perth. Un quatrième volume, dans le même format, du même caractère, et non moins habilement illustré, le Dernier des Mohicans, inaugure, en outre, la publication d’un Fenimore Cooper. C’est seulement une question de savoir, après un demi-siècle écoulé, si le romancier américain est encore capable de soutenir la comparaison et le voisinage du grand romancier anglais, auquel jadis on l’a si souvent égalé.

Le volume de M. Thirion sur les Adam et Clodion, c’est-à-dire sur cette famille ou cette tribu de sculpteurs dont Clodion, — de son vrai nom Claude Michel, — s’il n’a pas lui seul résumé tous les talens, demeure du moins le plus illustre, est un magnifique ouvrage, bien fait, copieusement « documenté, » selon le goût du jour, avec actes de naissances, lettres inédites, catalogue des œuvres, et jusqu’au prix que les moindres d’entre elles ont atteint dans les ventes publiques. L’impression et l’illustration sont dignes de cette collection des Grands Maîtres de l’art, que publie l’éditeur Quantin, et dans laquelle ont déjà paru le Hans Holbein de M. Paul Mantz, le Van Dyck de M. Guiffrey, l’Albert Dürer de M. Charles Ephrussi. Mais, quand nous passerions à M. Thirion la déclaration de principes dont il a cru devoir orner son Introduction, nous craindrions encore qu’il ne nous surfasse un peu son sculpteur. Clodion ne fut qu’un agréable modeleur de terres cuites, à ce qu’il semble, et rien, ou pas grand’ chose de plus. Et quant à la grâce même que l’on s’accorde à louer dans ses Satyres et dans ses Bacchantes, il y aurait à dire, autant du moins qu’on en doive juger par les reproductions que l’on trouve dans ce livre. Dans la plupart de ces groupes, en effet, Clodion excelle à imaginer des arrangemens de jambes d’un effet malheureux et souvent disgracieux.

Aimez-vous beaucoup ce titre emphatique et précieux à la fois : Son Altesse la Femme ? C’est celui du volume que nous offre M. Octave Uzanne, l’auteur du texte de l’Ombrelle et de l’Éventail. On a surtout apprécié dans les deux volumes dont nous rappelons les titres l’invention gracieuse, le caractère aimable et souriant, l’exécution délicate enfin de l’illustration. En dépit de M. Uzanne, et quoiqu’il nous provoque dans sa préface à dire notre pensée de son « olla podrida, si longtemps mitonnée, tour à tour sous le feu clair des ardeurs du lettré, ainsi que sous les flammes languissantes des désillusions, des désespérances et des lassitudes, » c’est encore à l’illustration de Son Altesse la Femme que s’adresseront cette fois nos éloges. De celles de ces gravures qui sont tirées en noir nous ne dirons rien, binon qu’elles sont d’une singulière élégance et d’une grande netteté ; mais celles qui sont tirées en couleurs, par un retour heureux à quelques-uns des procédés du XVIIIe siècle développés et perfectionnés, méritent que l’on s’y arrête. Sans doute, on soupçonne bien, à ne considérer que les moins heureuses d’entre elles, que le procédé n’a pas toujours rendu tout ce que l’on en pouvait attendre. La plupart ne témoignent pas moins qu’il donnera bientôt de remarquables effets, et déjà sept ou huit de ces pages hors texte, sur une douzaine qu’il y en a, sont une fête pour des yeux qui, comme les nôtres, ont toujours souffert de la grossièreté de la chromolithographie. Louons encore l’illustration en couleurs des Voyages de Gulliver, traduits ou retraduits par M. Gausseron, et publiés également par la librairie Quantin. Mais pourquoi ne lisons-nous pas, au frontispice du livre, comme ordinairement, le nom du dessinateur, M. V. A. Poirson ? Ils sont bien spirituels pourtant tous ces dessins ; d’une fantaisie moins amère que celle du doyen de Saint-Patrick, cela va sans dire, puisque Alceste lui-même, à côté de ce misanthrope, ne serait qu’un simple Philinte, mais d’une fantaisie bien appropriée au caractère amusant que la satire a dû prendre, bon gré mal gré, depuis que l’on s’est avisé de la faire servir à la joie des enfans ; et la couleur se joue le plus heureusement du monde parmi ces lestes et légères improvisations. Si nous avions un choix à faire et des rangs à donner, cette édition nouvelle des Voyages de Gulliver n’occuperait pas la dernière place, et ne nous tenterait certainement pas le moins.

Quant à Madame Bovary, qu’on nous présente avec douze compositions de M. Albert Fourié, — lesquelles n’ont qu’un tort, qui est, en l’habillant des modes d’il y vingt-cinq ans, de faire dater un roman encore jeune aujourd’hui comme à son premier jour, — le volume inaugure une Bibliothèque des chefs-d’œuvre du roman contemporain, où nous aurons sans doute plus d’une occasion de revenir. Contentons-nous donc de le nommer au passage, et demandons seulement, puisque nous parlons de la collection, s’il ne serait peut-être pas temps encore d’y apporter quelques légères, mais utiles modifications, comme d’en rayer le Lorgnon, par exemple ; ou la Guerre du Nizam ; ou encore, sous le nom de Balzac, d’y remplacer le Cousin Pons, trop vanté selon nous, par César Birotteau ?

Nous avons signalé, l’an dernier, une nouvelle édition de Rabelais, illustrée par Gustave Doré, dont la librairie Garnier faisait paraître le premier volume. Nous dirons du second, qui se publie cette année, ce que nous avons dit du premier : c’est que le fécond et merveilleux illustrateur, — non point peintre ni dessinateur, — qui eut nom Gustave Doré, s’il fut aussi bien inspiré quelquefois, ne le fut jamais mieux que lorsqu’il interprétait Rabelais. Cette excessive liberté dans la plaisanterie, qui caractérise l’auteur de Pantagruel, cette audace dans la caricaturé, et, par-dessous tout cela, cette colossale gaité qui ne permet pas, entre lui et le triste Swift, l’ombre seulement d’une comparaison, rien ne convenait mieux sans doute au crayon de Gustave Doré, puisque dans aucune autre de ses a interprétations pittoresques, » il n’a retrouvé la bonne humeur, la verve, et l’esprit même qui animent constamment celle-ci.

C’est dans de tout autres régions que nous fait passer le splendide ouvrage que la librairie Pion vient de consacrer à saint François d’Assise ; le saint qui peut-être, selon la parole de Bossuet, « le mieux connu « ce qui peut arriver de plus doux à une âme vraiment percée des traits de l’amour divin ; » mais sans cesser d’être homme, ou plutôt en faisant déborder sur toutes les créatures l’excès de charité qui semblait se renouveler dans son cœur à mesure qu’il le dépensait. Ce livre, publié par les soins des pères de Châtel et de Porrentruy, se divise en deux parties : la Vie de saint François, et Saint François après sa mort. De nombreux artistes, au premier rang desquels figurent M. Léopold Flameng, M. François Gaillard, M. T. de Mare, — car nous ne pouvons ici les nommer tous, — ont concouru à faire de ce livre un des vraiment beaux livres que l’on puisse voir. A. la vérité, si nous ne consultions que notre goût, nous y reprendrions peut-être la diversité des procédés employés pour l’illustrer, mais il est bien probable que cette diversité même, pour la plupart des amateurs, ne fera qu’ajouter à son prix. Quant au texte, les noms des auteurs, qui tous appartiennent à l’ordre de Saint-François, peuvent sans doute suffire à en garantir l’intérêt, la valeur, l’autorité surtout. Il n’y a qu’un dernier chapitre, et non pas le moins intéressant, sur Saint François dans l’art, dont le rédacteur a voulu garder l’anonyme* Les opinions qu’il y exprime vaudraient la peine d’être discutées ; et c’est avec M. Eugène Müntz que je voudrais le voir aux prises, sur cette grande question des rapports de l’art avec la religion dans l’histoire de la renaissance italienne.

Pour ne pas chercher les transitions à tout prix, est-on tenu de les fuir quand elles se présentent ? Puisque donc il se peut que Jeanne d’Arc ait fait partie du tiers-ordre des franciscains, et puisque les auteurs de Saint François d’Assise n’ont garde, en attendant, de ne pas la revendiquer, nous ne saurions mieux placer les quelques mots que nous avons à dire de la Jeanne d’Arc de M. Marius Sepet. Paru pour la première fois en 1869 à la librairie Marne, le livre de M. Marius Sepet a été refondu dans toutes celles de ses parties que la critique historique, depuis une quinzaine d’années, avait modifiées ou renouvelées. Ainsi tiré des meilleures sources, dégagé de tout l’appareil critique dont il faut commencer par se débarrasser si l’on veut être lu, vivifié par une ardeur de conviction religieuse qui pourrait bien n’être pas inutile à l’intelligence même de la mission de Jeanne d’Arc, le livre de M. Marius Sepet, s’il n’est pas la meilleur, est l’un des meilleurs au moins qu’il y ait sur la Pucelle, et pour toutes ces raisons nous ne saurions trop le recommander. L’illustration, faite exprès pour le livre, défectueuse parfois dans l’exécution, mais partout heureusement et noblement conçue, uniforme d’ailleurs, et ainsi ne détournant pas l’œil à chaque instant du sujet vers le procédé, ne mérite pas, en général, moins ni de moindres éloges.

La librairie Hachette, elle toute seule, aurait de quoi nous retenir aussi longtemps que plusieurs autres ensemble. Dans le troisième volume de leur Histoire de l’art dans l’antiquité, MM. Perrot et Chipiez, après l’Egypte et l’Assyrie, traitent aujourd’hui de l’art phénicien. Nous n’avons pas à rappeler l’importance du rôle que les Phéniciens, — aïeux naturels de l’Israélite moderne) et prédécesseurs historiques de l’Anglais contemporain, — ont tenu dans l’histoire générale de la civilisation antique. Au point de vue plus particulier de l’histoire de l’art, si l’art grec a, comme on le croit, ses premières origines en Asie, les Phéniciens doivent en être les premiers importateurs sur le sol où plus tard il a enfanté ses chefs-d’œuvre. Et rien n’était plus naturel, à ce titre, ou même plus nécessaire, écrivant une Histoire de l’art dans l’antiquité, que de leur y faire la part égale à celle des Assyriens et des Égyptiens. Mais, après avoir ainsi traité l’art phénicien selon son importance, les savans auteurs n’ont-ils pas accordé peut-être à la description des débris de l’art cypriote, une place un peu bien large ? Ne feraient-ils pas bien de se tenir en garde contre une certaine tendance qu’ils ont à laisser s’insinuer trop d’archéologie proprement dite dans leur histoire de l’art ? Quand arriverons-ils enfin à l’art grec lui-même ? et combien, pour en traiter, leur faudra-t-il de volumes, s’ils continuent à s’espacer ainsi sur ce qui n’est, en somme, que l’introduction de leur vrai sujet ? Telles sont les quelques objections que nous ne saurions nous empêcher de leur soumettre, et qu’à peine avons-nous besoin de dire que nous ne formulerions seulement pas si, l’ouvrage étant déjà voisin de la perfection de son genre, nous ne souhaitions qu’il achevât de l’atteindre et de là réaliser pleinement.

Le septième volume de l’Histoire des Romains, de M. Victor Duruy, termine cette année le beau livre dont nous avons déjà dit bien des fois que ni l’Angleterre, ni même l’érudite Allemagne ne pouvaient nous offrir le pareil, et encore moins l’égal. Une coquetterie de la fortune a ainsi voulu que le couronnement de son œuvre coïncidât pour l’historien avec son élection récente à l’Académie française. Et quoique peut-être ce n’en soit pas précisément ici le temps, on nous permettra de saisir l’occasion au passage, et de confondre les félicitations qui vont à l’académicien avec les éloges qui s’adressent naturellement à l’historien. Nos lecteurs connaissent déjà la belle et large Conclusion de cette grande histoire. Mais aucun des chapitres de ce dernier volume, qui conduit l’histoire du monde autant que celle de Rome, de l’avènement de Constantin à> la mort de Théodose, n’est au-dessous de cette Conclusion, même, comme si, bien loin de se lasser à mesure qu’il avançait dans sa tâche, le vigoureux talent de l’historien eût pris dans sa course des forces et un éclat nouveaux. On n’aura pas de longtemps la témérité de toucher à ce grand sujet, et l’Histoire des Romains durera.

Nous serons plus bref sur l’Histoire de France racontée par les chroniqueurs, en ayant assez dit sur les précédens volumes où Mme de Witt, comme dans celui-ci, s’est proposé de faire en quelque façon commenter par les contemporains la belle Histoire de France de son illustre père. Le présent volume se rapporte aux règnes de Charles V, Charles VI et Charles VII. Avons-nous besoin de rappeler quels événemens tragiques les ont remplis ? Disons du moins que ce troisième volume, en tout semblable aux précédens, heureux par le choix des extraits, ne l’est pas moins par la valeur tout historique de l’illustration. Miniatures, tapisseries, dessins et sceaux de l’époque, on n’a rien négligé de ce qui pouvait servir à replacer le lecteur dans le milieu même et l’atmosphère morale d’il y a quatre ou cinq siècles.

Le très beau livre de M. Désiré Charnay sur les Anciennes villes du Nouveau-Monde est au premier rang de ceux qui mériteraient plus et mieux que le peu que nous pouvons en dire. Il soulève, en effet, l’un des plus curieux problèmes d’ethnographie, d’archéologie, d’histoire que puisse discuter la science contemporaine : comment s’est opéré le peuplement de l’Amérique, et quelle est la race mystérieuse à qui l’on doit faire honneur de ces débris de civilisation qui couvrent en tant d’endroits le sol du Nouveau-Monde ? Ces sortes de questions se décident ordinairement dans le silence, ou, pour mieux dire, le confort du cabinet de travail, ce qui explique assez la diversité contradictoire des solutions qu’elles reçoivent. M. Désiré Charnay a pensé qu’il ne pouvait être mauvais, pour une fois, de les examiner sur les lieux mêmes, et c’est ce qui donne aux Anciennes villes du Nouveau-Monde, avec l’attrait des récits de voyages, la solide autorité qui manque à tant de livres du même genre. Ce ne sont point ici les rêveries d’un archéologue, mais les constatations d’un explorateur ; et les faits ne sont point choisis pour mener à des conclusions bien arrêtées d’avance, mais au contraire les conclusions tirées des faits et commandées par eux. Quant à l’illustration du livre, les conditions mêmes dans lesquelles M. Désiré Charnay a exploré les ruines de l’Amérique centrale en garantissent la sincérité, comme les traditions de la maison Hachette en assurent la beauté.

Le Voyage au Soudan français, du commandant Gallieni, s’il est d’un autre genre, est à peine moins intéressant, ou plutôt, car il faut ici compter avec la diversité des goûts, les esprits., moins curieux de se représenter ce que fut le passé que de se figurer ce que sera l’avenir lui donneront la préférence. S’il est bon d’acquérir des colonies nouvelles, peut-être est-il meilleur de tirer parti, de celles que l’on possède. Ç’a été, voilà trois ou quatre ans, l’objet de la mission du commandant Gallieni dans la vallée du Haut-Niger et le pays de Ségou. En abordant le Soudan par la vallée du Sénégal et du Niger, tandis que le colonel Flatters s’efforçait d’atteindre Tombouctou par l’Algérie et le Sahara, et que M. de Brazza opérait par la voie du Congo et de l’Ogooué, trois missions tendaient de la sorte an même but : la fondation d’une espèce d’empire commercial et politique de la France au centre de l’Afrique. L’avenir dira ce qu’il faut penser de ces vastes projets, mais, en attendant, nous devons rendre un juste hommage non-seulement au courage et au dévoûment, de ceux qui n’ont pas reculé devant la tâche, mais encore, avec de bien faibles moyens pour de bien grandes difficultés, à ce qu’ils en ont pu, dès à présent, réaliser.

Puisque nous en sommes au chapitre des voyages, quittons un moment la librairie Hachette et signalons, chez Victor Palmé, les deux volumes de M. Ch.-F. Aubert : le Littoral de la France. Le premier volume, paru l’année dernière, avait décrit la côte de Dunkerque au Mont-Saint-Michel ; le second la décrit du Mont-Saint-Michel à Lorient ; d’autres suivront qui la décriront de Lorient à Bayonne, et de Port-Vendres à Menton. Nous ne pouvons que louer le plan de la publication, l’intérêt du texte, et la variété de l’illustration. Si nous continuons de vivre dans l’ignorance où nous avons longtemps vécu de la géographie de notre propre patrie, nous serons vraiment inexcusables, car, depuis quelques années, les ouvrages abondent, plus ou moins agréables à lire, mais tous honnêtement, consciencieusement faits et habilement illustrés. Celui de M. Ch.-F. Aubert sur le Littoral de la France, autant que l’on en doive juger par ces deux intéressans volumes, ne tiendra pas le dernier rang dans ce catalogue des livres où l’utile, selon la vieille formule, se mêle à l’agréable, et le pittoresque à la vérité.

Ce genre d’ouvrages nous amène aux livres plus particulièrement destinés à la jeunesse. La fort jolie édition de l’Homme à l’oreille cassée, que nous donne la librairie Hachette, est-elle précisément un livre pour la jeunesse ? Le merveilleux du moins ne saurait lui en déplaire, et l’honnête moralité ne l’en pourrait assurément induire à mal. Après cela, quoiqu’il n’y ait pas de comparaison du style de M. About à celui de M. Frédéric Dillaye, ni même d’un livre à l’autre, si l’on préférait néanmoins les Jeux de la Jeunesse à l’Homme à l’oreille cassée, je n’en serais pas autrement étonné. C’est qu’aussi bien le livre de M. Dillaye, sous son titre modeste et dans son cartonnage d’étrennes, est riche de très amusantes et très curieuses recherches. Saviez-vous qu’un général chinois fût l’inventeur du cerf-volant ? et que répondriez-vous si l’on vous demandait d’où nous vient le colin-maillard ? Voilà ce que vous apprendrez dans le livre de M. Dillaye ; — sans compter les règles de la Moquette et la législation du croquet. D’autres livres s’adressent plus directement encore à la jeunesse : Pour la Patrie, par Mme Colomb ; la Famille Gaudry, par M. J. Girardin ; le Jardin suspendu, par Mme de Witt ; Feu et Flamme, par Mme Zénaïde Fleuriot. Nous en aurions volontiers parlé plus longuement, mais ils paraissent toujours trop tard, et manquant du temps qu’il faudrait pour les parcourir, nous n’avons que celui de les énumérer. Ajoutons-y quatre nouveaux volumes de la Bibliothèque des merveilles. Ceux-ci vont, comme l’on sait, à tout le monde ; et je pourrais dire plus d’une matière sur laquelle beaucoup d’entre eux sont encore ce que l’on saurait lire de plus instructif et parfois de plus neuf.

Les Mille et un Jours, que publie la librairie Delagrave, et dont l’illustration, malheureusement, n’est pas tout à fait ce que l’on voudrait, sont un recueil de Contes persans, traduits pour la première fois, au commencement du XVIIIe siècle, par l’orientaliste Pétis de La Croix. Les bibliographes affirment que l’auteur de Gil Blas, qui n’était encore alors celui que de Turcaret et du Diable boiteux, aurait retouché les deux premiers volumes de la traduction, qui en formait cinq, et nous avons quelque raison de le croire avec eux. On ne sait pourquoi ces Mille et un Jours avaient depuis quelques années comme disparu de la circulation. La librairie Delagrave a bien fait de nous les rendre, et nous ne doutons pas que, dans cette édition nouvelle, ils retrouvent leur succès d’autrefois. Il va sans dire qu’en nous les rendant, on les a d’ailleurs soigneusement expurgés de tout ce qu’ils contiennent, dans leur texte original et dans la traduction même de Pétis de La Croix, de trop libre et de trop hardi. Nommons encore à la même librairie : la Nouvelle Seheherazade, par Leïla-Hanoum, autre recueil de contes orientaux, mais d’un accent plus moderne ; Mont-Salvage, par Mme S. Blandy ; l’Espion des écoles, par M. Louis Ulbach, une histoire « parisienne » rapportée de Lisbonne ; enfin Jean Déperret, par Mme A. Lion et Bébés et Papas, par M. Charlet-Segard. Tous ces volumes, extraits pour la plupart du Musée des familles ou du Saint-Nicolas, sont bien appropriés à leur jeune public. Ils sont d’ailleurs convenablement illustrés.

La librairie Hetzel, cette année comme les précédentes, avec son exacte régularité, nous offre son choix de gros, moyens et petits volumes, dix-neuf en tout, depuis l’album pour le premier âge, comme s’exprime le catalogue, — la Revanche de Cassandre, par M. Robert Tinant, ou une Drôle d’école, par M. Becker, — jusqu’au livre presque savant, tel que celui de M. Aristide Rey : les Travailleurs et Malfaiteurs microscopiques, dont le titre indique assez le sujet. L’homme utile et distingué qui dirige la Bibliothèque d’Éducation et de Récréation n’a jamais laissé passer l’occasion d’enrichir son catalogue, année par année, de quelque actualité scientifique nouvelle, et de tenir ainsi ses jeunes lecteurs, ou du moins les studieux d’entre eux, au courant du progrès de la science. On trouvera dans le livre de M. Aristide Rey un instructif résumé des questions relatives aux fermentations, en même temps qu’une très claire exposition de ce que l’on appelle aujourd’hui les théories microbiennes. Il n’est pas d’ailleurs indispensable d’être jeune pour y trouver profit en même temps qu’intérêt, et nous pouvons hardiment recommander ce volume à des lecteurs de plus de quinze ans.

Autant il nous parait bon que l’on mette la science même à la portée de la jeunesse, en lui laissant d’ailleurs son véritable caractère, autant avons-nous toujours trouvé moins bon que l’on affectât, en l’enveloppant dans le roman, de la rendre amusante. Félicitons donc, M. Jutes Verne, dans son Étoile du Sud et dans son Archipel en feu, comme au surplus dans quelques-uns déjà de ses précédent volumes, d’avoir bien voulu se résigner à n’être enfin qu’un romancier, mais des plus ingénieux et des plus habiles à provoquer, renouveler, soutenir et faire croître savamment l’intérêt. Il est bien un peu question, dans l’Étoile du Sud, par-ci, par-là, de la cristallisation du carbone, et l’on y trouve sur les champs de diamans du Griqualand des renseignemens qu’après tout on aurait mauvaise grâce à se plaindre d’y rencontrer, mais l’Archipel en feu n’est qu’un épisode émouvant de la guerre de l’indépendance, hellénique, et ne s’en lira pas pour cela moins facilement.

« Quel est l’imbécile, disait Ney, si je ne me trompe (et il se servait d’un autre mot), qui ose se vanter de n’avoir jamais eu peur ? » Mais ce n’est pas de cette espèce de peur, ni du courage qui consiste à la surmonter qu’il est question dans le livre de Stahl : les Quatre Peurs de notre général. Sa thèse, d’ailleurs, n’en est pas moins vraie. C’est que ces peurs, ces inquiétudes, « es timidités enfin de l’enfance, dont on se moque, aussi réelles, sont peut-être aussi fondées, et par conséquent aussi critiques que tout ce que la vie, à mesure que nous avançons en âge, ne nous épargne pas de soucis, de difficultés, d’angoisses. Cette idée sert de fond, en même temps que de moralité, à quatre récits successifs placés dans la bouche du même narrateur, tous les quatre conduits avec l’ordinaire aisance, le fin bon sens et l’humaine philosophie de Stahl.

Une excellente idée encore de Stahl, mais cette fois en tant qu’Hetzel, c’est d’avoir extrait de l’œuvre de M. Alphonse Daudet un certain nombre de Contes choisis pour en former, à l’usage de la jeunesse, un des plus agréables volumes que l’on puisse lire. On sait, parmi ce monde mêlé que parfois il aime trop à décrire, avec quel charme on se repose dans la société des braves gens que M. Daudet, par un contraste habile, n’a jamais oublié, dans ses meilleurs romans, d’opposer à ses « ratés, » à ses docteurs Jenkins et à ses d’Argentan, à ses Sidonie Chêbe, à ses Sephora Lemans, et jusqu’à ses Sapho. Ce sont ces braves gens, avec leurs légers ridicules ou leurs manies aimables, que l’on retrouvera dans ces Contes choisis, ce sont aussi quelques-unes des Lettres de mon moulin et quelques-uns des Contes du lundi ; c’est presque tout entier ce déjà légendaire et toujours prodigieux Tartarin de Tarascon ; ce sont, enfin, quelques-unes des plus belles pages de Jack et des Rois en exil. Les illustrations en sont signées de M. Emile Bayard et de M. Adrien Marie.

Nous n’insisterons pas sur l’Histoire d’un écolier hanovrien, de M. André Laurie, et nous nous contenterons de rappeler qu’il continue l’intéressante série des Scènes de la vie de collège dans tous les pays. Deux ou trois fois déjà nous avons attiré l’attention du lecteur sur ce que l’idée même de cette série avait d’ingénieux à la fois et d’utile, et aussi souvent nous avons eu occasion de louer la manière dont l’auteur l’avait jusqu’ici réalisée. L’Histoire d’un écolier hanovrien n’est ni moins bien informée ni moins agréable à lire que les volumes qui l’avaient précédée. La place nous fait défaut : mentionnons donc rapidement, au hasard de la plume : Pierre Casse-Cou, de M. Th. Bentzon ; les Emigrans du Transvaal, du capitaine May ne Reid ; l’Héritier de Robinson, de M. André Laurie ; la Petite Louisette, de M. Gennevraye, autant de volumes que les noms de leurs auteurs, à défaut de nous, recommandent assez à leurs lecteurs habituels. Mais c’est un volume qu’il nous faudrait à nous-même, si nous voulions parler de tant de livres convenablement, car, à mesure que nous avançons, bien loin d’approcher du terme de notre tâche, nous nous effrayons de ce que nous avons oublié.

Nous n’avons rien dit en effet des deux nouveaux volumes qui viennent de s’ajouter à la Bibliothèque de la Nature, dirigée par M. Gaston Tissandier, et publiée par l’éditeur Masson : l’Art militaire et la Science, du colonel Hennebert, et l’Électricité dans la maison, de M. Hospitalier. L’un et l’autre titre s’explique assez de lui-même. L’Électricité dans la maison, c’est une étude à la fois savante et agréable sur les diverses applications que l’on pourrait faire de l’électricité, dès à présent, aux usages domestiques. L’Art militaire et la Science en est une autre, non moins savante, mais moins riante, sur l’état actuel du matériel de guerre, dans le degré de perfection redoutable où l’ont porté les dernières découvertes. Il convient de louer sans réserves l’impression de ces deux volumes et leur illustration. On peut faire aussi bien ailleurs, mais la gravure sur bois n’est nulle part plus nette, plus distincte, enfin mieux traitée que dans les livres qui nous viennent de la librairie Masson. Il serait d’ailleurs superflu d’insister sur l’intérêt que présente à tout le monde le texte lui-même de l’Électricité dans la maison et de l’Art militaire et la Science.

Combien d’autres livres encore dont nous ne pouvons pas même donner une courte analyse ! Chez Marpon et Flammarion, la Petite Sœur, de M. Hector Malot, réduction pour la jeunesse du roman jadis paru sous le même titre, très joliment illustrée ; chez l’éditeur Hennuyer, le Fleuve d’or, un de ces récits de voyages et d’aventures où excelle M. Lucien Biart, et les Aventures de Tom Sawyer, du célèbre humoriste américain Mark Twain, traduites par M. William Hughes, illustrées par M. Sirouy, dans le goût comique et bouffon parfois du texte ; chez Théodore Lefèvre, sous le titre d’Enfans d’Alsace et de Lorraine, une série de biographies, par Mlle Emilie Carpentier ; — Jeanne d’Arc, Henri de Guise, Fabert, Gallot, Ligier-Richier, Claude Lorrain, Oberlio, Drouot, Oberkampf, Gilbert, — autant de grands exemples, excepté sans doute le dernier, « de solides venus » ou de « qualités rares. » On aimait beaucoup autrefois ce genre de livres, et nous n’en savons guère qui conviennent mieux à la jeunesse, car les leçons dont elle a besoin, ils les lui inculquaient sans qu’elle s’en aperçût, avec l’autorité de l’histoire, et laissaient dans sa mémoire l’aiguillon de l’émulation.

Ce n’est pas encore tout, et, en terminant, nous ne pouvons passer sous silence les nombreux albums de toute sorte qui manquent encore à l’énumération. Voici donc les Récits et Légendes d’Alsace, par MM. Tuefferd et Garnier, chez l’éditeur Berger-Levrault, quatre légendes et deux récits, illustrés de douze grandes compositions et de quarante-quatre dessins dans le texte : jolis dessins, belles compositions, exécution typographique remarquable. Voici Colin-Tampon, par MM. Quatrelles et Eugène Courboin, que publie la librairie Hachette, et qu’il eût fallu classer parmi les livres, si ce n’était qu’ayant le malheur de n’en pas assez goûter le texte, nous n’en avons retenu que l’illustration, spirituelle et amusante. Voici les Jeux et Jouets du jeune âge, à la librairie Masson, illustrés en couleurs, d’après les dessins de M.. Albert Tissandier, commentés par un texte de M. Gaston Tissandier. C’est un choix de « récréations instructives, » dit le titre, mais surtout ingénieuses, dirons-nous plutôt, et ingénieusement imaginées pour intéresser les parens dans les distractions de l’enfance. Autre habitude encore fort à propos rappelée d’un peu loin ! Et la justice n’est qu’un mot, si, pour parler en style de réclame, les Jeux et Jouets du jeune âge ne sont pas un des succès de l’année. Nous en dirons autant des Chansons et Rondes enfantines que publie la librairie Garnier et des Chansons de France pour les petits Français, qui nous viennent de la librairie Pion. M. J.-B. Weckerlin s’étant chargé d’écrire l’accompagnement des unes et des autres, ce n’est pas lui qui se plaindra de trouver ici l’un et l’autre album réunis dans le même éloge. Quant aux auteurs des paroles, ils se perdent dans la nuit des temps, toutes ces chansons étant celles que tout le monde a chantées dans son enfance. À ce double attrait qui leur est commun, chacun des deux albums ajoute son attrait particulier. L’illustration de celui que publie la librairie Garnier est plus abondante, et, si l’on veut, plus riche, il y a plus de dessins ; mais l’illustration de celui de la librairie Pion est plus naïve et dans sa naïveté d’un caractère plus original. MM. Henri Pille, Blass, Le Natur, etc., ont contribué à la première, la seconde appartient uniquement à M. Boutet de Monvel, et elle vaut bien qu’on lui en fasse honneur.


F. B.