Les Livres d’étrennes, 1912

La bibliothèque libre.
Les Livres d’étrennes, 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 935-946).
LES LIVRES D’ÉTRENNES

Dans ces sombres mois d’hiver, aujourd’hui comme il y a juste un siècle, l’année s’achève sous les auspices d’une guerre où tous les fléaux déchaînés abattent par milliers des adversaires d’un égal courage. Jamais peut-être anniversaire n’apparut dans une lueur plus sinistre éclairant plus effroyable holocauste. 1812 ! Quelle date, quels souvenirs ! Comme elle est toujours présente et comme ils s’imposent dans l’évocation de la tragique Épopée qui s’achève ! 1812 ! La retraite de Russie ! Eugène-Melchior de Vogué l’a dit dans d’admirables pages, — les dernières qu’il ait écrites ici même, sur les Mémoires du général Philippe de Ségur, — « c’est l’immortel effroi des imaginations, attirées et révoltées par l’héroïque folie, transportées d’admiration devant le sublime du courage militaire, saisies d’horreur devant le spectacle de souffrances et de misères, auxquelles on s’étonne que des hommes aient pu survivre. » Il n’en est pas de plus grand assurément et qui renferme pour des français un plus bel exemple de patriotisme et de courage, une leçon plus haute donnée par le Destin à l’ambition humaine. Où pourrait-on mieux voir la vanité des grandeurs de ce monde ? Ce tableau à jamais mémorable, ces scènes observées par Ségur, et qu’il a retracées dans un récit dont la pensée ne saurait se détacher, sont remis en quelque sorte sous nos yeux dans une édition de grand luxe où l’image s’unit étroitement au texte dont elle s’inspire. C’est assurément l’une des plus belles publications de l’année, — les planches y sont aussi bien tirées, que le texte en est soigneusement imprimé, — et celle qui répond le mieux aux préoccupations de l’heure présente, au réveil de l’esprit militaire, à l’attrait pour la légende épique. A cet attrait s’en ajoute un autre : pour honorer tous ces morts connus ou inconnus, obscurs ou renommés, mais tous, généraux et soldats, égaux dans la tombe, Russes et Français, si longtemps rivaux et maintenant alliés dans une mutuelle estime, collaborent à illustrer L’Histoire de la campagne de Russie[1], comme ils ont célébré, dans les commémorations pieuses de Borodino et de Moscou, le centenaire de l’héroïsme et des souffrances de la Grande Armée que domine la figure de l’Empereur. Cela n’est-il pas extraordinaire, et qui ne voudrait avoir dans sa bibliothèque ce livre d’art historique ?

Les faits les plus gigantesques, les scènes les plus sublimes et les plus douloureuses de l’inexorable chevauchée, on les trouve fidèlement reflétés dans les toiles des peintres de bataille les plus habiles des deux pays. Sur les 56 peintures qui y sont reproduites, la plupart se trouvent au Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg et paraissent pour la première fois par autorisation spéciale de l’Empereur de Russie.

C’est d’abord le formidable ébranlement de plus de six cent mille hommes, la marche triomphale de l’Empereur, de Paris à Dresde, de la Vistule sur le Niémen, au milieu des princes et des rois accourus le saluer, la poursuite décevante des Russes, la prise de Vitepsk et de Smolensk aux jours ensoleillés de l’été, puis l’Affaire des Cosaques de Platoff, où l’entrain de la mêlée est si bien rendu par le pinceau de Krassovski, les batailles près de Kliastitz, de Krasnoé, représentées par Guesse, celle de Smolensk, la Fuite de la population de Smolensk, du peintre Chtchoukine, tous les combats livrés sur la route de Smolensk à Moscou, tandis que la Grande Armée ne traverse que des Ailles incendiées par les Russes, Dorigoboj, Viazma, Gjalsk, Mojaïsk ; c’est enfin l’arrêt des Russes à Borodino, où Verestchaguine nous montre Napoléon si calme, méditant, à l’heure d’engager la bataille avec Koutouzoff, sur la position des deux armées, dont chacune comprenait environ 120 000 hommes, et devait en perdre plus de 40 000. Les tableaux de Guesse, Kotzebou, Dezarno, Verestchaguine nous font assister aux différentes phases du combat ; celui, si émouvant, de Matvieff à la recherche, sous la lueur des étoiles, par la veuve de Toutchkoff, du corps de son mari. Puis c’est l’hiver précoce survenu en septembre, à la veille de la bataille de la Moskowa, « la victoire indécise, le champ de carnage où chacune des deux armées couche sur des monceaux de cadavres. » Napoléon devant Moscou, l’Incendie du Kremlin, A travers l’incendie, l’Incendie de Zamoskvoretchia, « la muraille de flamme rabattue sur les conquérans, la ville du rêve s’effondrant dans le brasier allumé par Rostoptchine[2]. » Voici, de Verestchaguine encore, l’interminable Retraite, qui commence le 19 octobre, les Chevaux campant dans la cathédrale d’Ouspegnia, Davout au Monastère, A Gorodmy, A l’Étape, Dans les neiges, l’Attaque, Halte de nuit de la Grande Année, Les Partisans : En 1812, par Prianichnikoff, scènes non moins tragiques et saisissantes que la Retraite de Russie de Charlet, les batailles de Taroutine, de Pololzk, de Iaroslametz, de Viazma, de Losmine, la Traversée de la Bérézina par Guesse, le Maréchal Ney à l’arrière-garde, la célèbre toile d’Yvon. À partir du terrible passage de la Bérézina, il n’y a plus qu’une déroute sans fin, « la procession, chaque jour réduite, des spectres allâmes, leur détresse croissante et leur morne désespoir, le cercle glacé de l’enfer dantesque qui s’élargit à l’infini devant eux, » comme l’a si éloquemment écrit l’incomparable écrivain dont l’action incessante et profonde a tant contribué au rapprochement des deux nations, et qu’il faut toujours rappeler quand on parle des choses de Russie. Tous ces peintres français ou russes donnent « la sensation continue de cette navrance, » nous font assister au plus émouvant spectacle qu’ait fourni l’existence de l’homme que l’adversité comme le triomphe a fait plus grand que nature, et l’on suit avec d’autant plus d’émotion l’évolution du drame que l’on y voit apparaître, dans l’ombre de l’Empereur, tous les personnages qui en furent les témoins et les acteurs et qui revivent ici dans les portraits de Verestchaguine, de Kruger, de Matzkewitsch, de Doou, de Scheffer, de Maurin, de Gérard.


Il neigeait. On était vaincu par sa conquête
……….
Il neigeait. L’âpre hiver tondait en avalanche.
Après la plaine Manche une autre plaine Manche.
………..
La solitude, vaste, épouvantable à voir
Partout apparaissait, muette vengeresse,
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse,
Pour cette immense armée un immense linceul…


Depuis ses origines, la France a été le pays prédestiné où la poésie a immortalisé les qualités à la fois héroïques et généreuses de la race. La Légende des Siècles s’est inspirée de la Chanson de Roland[3], l’Épopée française par excellence. Entre toutes les chansons de geste du moyen âge, elle est celle qui caractérise le mieux notre poésie épique. Roland reste le type même de notre Epopée chevaleresque, comme Jeanne d’Arc[4], dont la statue se dresse aujourd’hui sur les autels, en est l’Épopée sainte. Dans les compositions de M. J.-G. Cornélius, animées d’un souffle guerrier et pathétique, les figures de Charlemagne, de Roland, de Turpin y sont évoquées dans les plus beaux Gestes du poème, choisis et commentés par M. T. de Wyzewa. M. Frantz Funck-Brentano a résumé simplement, — en historien très informé et très érudit, — la vie de Jeanne d’Arc, dans un album où M. Guillonnet a retracé en d’émouvantes aquarelles les principales scènes du drame hé roupie.

Dans un temps où tout évolue, se transforme ou renaît, la faveur est restée aux choses de nos XVIIe et XVIIIe siècles, à cette époque par excellence de littérature et d’art, dont les œuvres, exemples parfaits de la splendeur et de la grâce, de la délicatesse et de l’élégance, ont su traduire les caractères les plus purs du goût français. Les caprices de la mode les ont respectés et, en s’attachant à en reproduire les plus beaux modèles, le choix des éditeurs n’a fait que suivre, en le favorisant, celui du public, lassé des fantaisies archaïsantes et de tant d’inventions hallucinantes. Artistes, gens du monde, historiens et gazetiers, il n’est point de contemporain dont le témoignage, pourvu qu’il soit piquant s’il n’est toujours véridique, ne serve à esquisser le tableau de la société la plus brillante, la plus humaine et la plus ouverte qui fût jamais aux séductions de l’art comme aux audaces de l’esprit. A l’évoquer, le vrai XVIIIe siècle, dont bien des parties demeurent encore obscures et ignorées, se dégage, chaque jour, peu à peu des brumes d’antan, pour nous apparaître à l’horizon plus clair dans une perspective plus rapprochée.

Parmi les ouvrages qui ajoutent quelques touches agréables, quelque trait piquant à l’esquisse des mœurs et des caractères de cette époque, les Champs-Elysées[5]est l’un des plus intéressans. Avec ses illustrations dans le texte et ses vieilles estampes d’une élégante exécution, il s’adresse à tous ceux qui, de l’histoire, aiment surtout les anecdotes, les petites scènes d’intérieur comme les tableaux de la vie extérieure, avec ses divertissemens, ses promenades, ses bals, ses cafés, ses théâtres, toutes ses folies et ses excentricités.

Dans une étude très documentée et très précise, MM. Paul d’Ariste et Maurice Arrivetz, nous racontent l’histoire des Champs-Élysées, dont l’emplacement, au temps où Camolugène luttait contre Labiénus sur les hauteurs de l’Étoile et des Ternes, était couvert d’une épaisse forêt de chênes, la forêt de Rouvray. Là, nos ancêtres poursuivaient les animaux sauvages et en rapportaient les dépouilles dans leurs huttes sur pilotis de la rue Grange-Batelière. Jusqu’au XIIe siècle, ce n’étaient que marais s’étendant jusqu’à la forêt de Rouvray, — dont le bois de Boulogne est un vestige : — le blé couvrait la plaine, les bêtes paissaient dans les champs qui sont devenus le quartier François Ier, ou dans l’Ile des Cygnes ; les coteaux de Chaillot étaient couverts de vignes. Avant le XVIIe siècle, seules quelques propriétés existaient dans ces parages : l’abbaye des Bons Hommes de Chaillot, le Manoir de Nijon (Hôtel de Bretagne). Ce ne fut qu’en 1616 que Marie de Médicis fit planter le Cours-la-Reine, qui était la première amorce des Champs-Elysées, tandis que jusqu’au règne de Louis XV, la place de la Concorde resta un terrain en friche où Louis XII1 avait chassé encore au lançon. On sait quelles furent depuis ses destinées. Quant à cette avenue triomphale par laquelle passe toute l’histoire de Paris, on apprendra mieux, en Usant ce livre, toute l’importance qu’elle a eue pendant les deux derniers siècles.

Le Vieux Paris[6]publié sous la direction de M. G. Lenôtre, — ce qui suffit à en indiquer la valeur, — apporte une importante contribution à notre histoire avec ses reproductions parfaites, d’après des gravures anciennes, des dessins et des tableaux du Musée Carnavalet, de la Bibliothèque nationale, des meilleures collections, et avec ses vues photographiques. Les notices sont dues à des écrivains autorisés dont on lira avec le plus vif intérêt les études sur l’Hôtel des -archevêques de Sens, l’Hôtel de Charles Lebrun, premier peintre du Roi, l’Eglise Saint-Julien-le-Pauvre, l’Église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, — l’Abside de Saint-Merri ; il y a Cent ans… promenade à Montmartre.

La beauté s’impose à l’admiration et toutes les dissertations sur les caractères ou les conditions du Beau ne remplaceront jamais la contemplation directe, le spectacle ou même la représentation des choses belles. C’est là ce qui explique la publication de tous ces ouvrages d’art d’une exécution si parfaite, entreprise sur l’Art français[7], les Palais de France[8], la Peinture française[9]dont le second volume sur le XVIIIe siècle[10]par M. Pierre Marcel, reproduit directement en phototypie les principales œuvres des Maîtres.

Mieux encore que dans les Mémoires, — qui sont presque toujours plus ou moins véridiques, dont les auteurs sont sujets à caution, — car pourquoi se raconteraient-ils, si ce n’était pour grandir leur rôle en diminuant le plus souvent celui d’autrui ? — l’esprit d’un temps se révèle dans l’art et dans les portraits qu’il nous a légués. Cela est particulièrement vrai de ceux du XVIIIe siècle. Quelque embellis qu’ils soient, ils n’ont pas, sous le fard, perdu toute ressemblance ; ils gardent l’éclat de ce qui en lit la grâce, la joie, l’enjouement. On connaît Watteau[11], Lemoine, Natoire, les Van Loo, Boucher, Nattier, La Tour, Perronneau et Carmontelle, Chardin et Fragonard, pour qui tant de jolies femmes ont posé dans un déshabillé galant, et dont l’œuvre tout entière, maintes fois reproduite en ces dernières années, porte comme un reflet de toutes ces élégances ; mais voici revenir en honneur, grâce à M. Ch. Oulmont et à ses précieuses recherches, un artiste trop longtemps oublié, un des meilleurs portraitistes de son époque. J.-E. Heinsius (1740-1812), dont l’existence est restée mystérieuse et dont il nous révèle en quelque sorte l’œuvre dans un travail original et très nouveau[12]. Si le bagage d’Heinsius est important, ses tableaux sont rares dans nos musées : on a sur sa personne peu de renseignemens, et, bien qu’il ait vécu, depuis sa jeunesse, en France où il avait épousé une Française, sa vie est restée en partie ignorée, peut-être parce qu’Allemand d’origine, il voyageait beaucoup en province et ne venait à Versailles que lorsqu’il y était appelé à la Cour pour y pourtraire quelque illustre personnage. Sincère et simple avec ses qualités de dessinateur et de coloriste, il sut allier à la manière de l’école allemande, un peu froide et sèche, la grâce et la souplesse française. Au Louvre et à Versailles, Heinsius est assez mal représenté dans ses portraits médiocrement flatteurs de Mesdames de France ; celui de Madame Victoire où, sous la lourdeur des traits épaissis et l’éclat d’un coloris heurté, l’on ne retrouve que peu de chose du charme et de la fraîcheur de l’enfant naïvement sensuelle qu’elle fut à son printemps ; celui de Madame Adélaïde, d’une beauté moins éclatante et moins provocante que dans les tableaux de Nattier, mais où l’ardeur de ses grands yeux diamantés laisse encore, à son visage empâté et pompeux quelque chose de l’expression voluptueuse et alanguie de la jeunesse.

Le portrait de Mme Roland est plus gracieux. Au musée de Rouen et au musée d’Orléans, deux portraits délicieux et d’un charme séduisant, quelques dessins vigoureux et sobres au musée de Troyes, et une toile datant de la jeunesse, voilà à peu près tout ce que nos musées possèdent du « Peintre de Mesdames. » C’est grâce aux musées particuliers que M. Ch. Oulmont a pu noter la prodigieuse souplesse du complexe talent d’Heinsius, ses qualités de dessinateur, de coloriste, de psychologue. Il est arrivé à grouper plus de cent portraits dessinés ou peints par lui et, par les endroits où il exécuta ses portraits, à se renseigner sur les allées et venues, sur certains épisodes de la vie du peintre ambulant. Une notice très complète et un catalogue descriptif accompagnent les magnifiques reproductions en couleurs et en noir des œuvres d’Heinsius, l’une des figures les plus nettes de ce groupe de transition qui illustra la fin du XVIIIe siècle.

Etrange et triste destinée de ses plus illustres modèles ! Madame Adélaïde et Madame Victoire finissent leur vie en exil. Au début de la tourmente révolutionnaire, Joséphine Comtesse de Provence et Marie-Thérèse Comtesse d’Artois devaient trouver asile à la Cour de Turin auprès de leur père Victor-Amédée III. Quant à l’effet produit par les Princes français à la Cour de Sardaigne, on a pu le voir par le Diario, ce curieux Journal, commencé en 1785 par Charles-Félix, Duc de Genevois, dont de piquans extraits ont été donnés ici même par M. le vicomte de Reiset. Le même auteur publie aujourd’hui sur Joséphine de Savoie Comtesse de Provence[13]un ouvrage presque tout entier fait d’après des documens inédits et rares, tirés de précieuses archives jusqu’ici jalousement fermées, qui lui ont permis de reconstituer l’existence de la malheureuse princesse. De magnifiques portraits en phototypie et en héliogravure, recueillis à Versailles, au Carmel de Saint-Denis, dans les collections particulières, dont beaucoup inconnus ou inédits, ornent cette belle étude historique.

On ne lira pas avec moins d’intérêt les péripéties qui caractérisent l’existence de Madame Royale[14]fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette et plus tard Duchesse d’Angoulême, depuis le jour où elle fut enfermée au Temple jusqu’à son mariage. Elle est écrite par l’auteur de l’Histoire de l’Emigration, M. Ernest Daudet, d’après les papiers de M. de La Fare, les archives de Louis XVIII et les lettres de Madame Royale, mises à sa disposition par M. le duc de Blacas, elle est ornée de portraits et estampes du temps.

Parmi les œuvres qui vivent d’une vie supérieure et que l’âge n’atteint point, dont la gloire survit à toutes les révolutions, celles de Dante et de Shakspeare, parce qu’elles ont pris possession de l’âme humaine, domineront du fond du passé les époques postérieures.


Onorate l’altissimo poeta,
L’ombra sua torna, ch’ era dipartita.

(Honneur au très grand poète ! Son ombre nous revient, qui s’en était allée.)


Le salut donné par les quatre grandes Ombres d’Homère et d’Horace, d’Ovide et de Lucain, à Virgile, à sa descente avec Dante aux Enfers, c’est à l’auteur de la Divine Comédie que l’adressent ses admirateurs en lui retournant ses propres vers du Ive chant. La gloire de Dante n’est pas seulement une gloire italienne, c’est une gloire à laquelle tous les peuples paient leur tribut. Il n’est pas de poème qui ait été plus fréquemment commenté, expliqué et traduit que la Divine Comédie. Et si, dans les premières années du XIVe siècle, l’hospitalité a pu être étroitement mesurée à l’obscur et pauvre proscrit qui venait à Paris assister aux cours de l’Université, les hommages ne lui ont pas été ménagés depuis, et c’est encore à lui que fait songer ce passage du Paradis : « Si le monde qui lui accorde tant de louanges savait quel cœur il eut en mendiant sa vie morceau par morceau, il le louerait bien davantage. » Le monde l’a su, et le verbe de son génie appelle chaque jour de nouveaux admirateurs. Après l’Iliade, c’était bien la Divine Comédie[15]qui devait venir dans cette collection des Grandes Œuvres où les Pages Célèbres choisies, traduites et présentées par des écrivains compétens, illustrées par des artistes de talent, sont comme un appel à une lecture plus approfondie.

De l’œuvre épique la plus grandiose et la plus complète du moyen âge, on peut rapprocher celle de Shakspeare, le grand tragique qui remplit ses drames de ses spectres, de ses ambitieux, de ses femmes-infortunées, joignant « par des fictions analogues les réalités du passé aux réalités de l’avenir, » selon le mot de Chateaubriand. A deux siècles et demi de distance, Shakspeare a ceci de commun avec Dante, l’Italien le plus Italien qui ait jamais existé, — pour qui les vicissitudes de la gloire coïncident avec les vicissitudes de l’Italie elle-même, — que leur poésie est représentative du temps où ils ont vécu : elle touche ou traduit tous les sentimens qui se sont manifestés à des époques tourmentées.

Comme la Divine Comédie, qui eut une influence si profonde sur les esprits, sur la poésie, sur les arts, Hamlet[16]est la plus philosophique des tragédies de Shakspeare. « Il nous fait lui aussi saisir l’esprit de l’époque et ce qui fut l’âme de sa génération, » a pu dire justement Emile Montégut ; c’est l’image même de la vie, l’action en a tour à tour la lenteur majestueuse et la précipitation convulsive. De ce drame immortel une nouvelle traduction élégante, sobre et précise par M. Georges Duval, nous est donnée chez l’éditeur Flammarion, illustrée par M. W. G. Simmonds. Chez le même éditeur, et par le même traducteur, David Copperfield[17], avec les illustrations de Frank Reynolds. On retrouve dans ces aquarelles si variées de composition et de couleur, mais toujours d’une observation exacte, l’originalité du peintre qui a su si bien rendre l’impression des milieux et des types anglais, décrits par Dickens dans ces pages qui touchent et attendrissent : la dure physionomie de miss Betsy Trotwood, Mr Murdstone avec ses sourcils réguliers et son teint mat, les jeux sur la plage en compagnie de la petite Emilie, Mrs Micawber et sa famille, l’arrivée à Canterbury, la présentation à miss Larkins, Mr Micawber dans son élément, Mr Peggotty, tous ces tableaux évoqués par l’imagination lucide du poète, vivant par sa sensibilité et sa verve incomparable.

Au nombre de ces ouvrages de la Librairie Hachette qui se distinguent entre tous par le luxe de l’édition, la recherche, l’originalité et la nouveauté des illustrations, se placent en première ligne les Fables d’Esope[18]et Siegfried et le Crépuscule des Dieux[19]où M. Arthur Rackham a déployé la magie de ses visions étranges et prodigieuses, son inépuisable inspiration, son imagination fantastique.

Les compositions en noir et eu couleurs d’Arthur Rackbam pour les apologues du moraliste grec du VIe siècle avant J.-C, transformés en fables au moyen âge où tout recueil de ce genre porte le nom d’Isopée, plairont par un mélange de merveilleux et de réalisme. Elles font songer à ces êtres enchantés des bosquets de verdure du vieux Versailles, à ces animaux tenant à la fois du monde antique et du monde médiéval, et qu’extasiait la vue du nain bossu, coiffé d’un bonnet phrygien, la taille ceinturée, les jambes difformes entourées de bandelettes. Mais où la verve exaltée de l’artiste novateur s’est donné carrière, c’est dans sa virtuosité à interpréter les conceptions wagnériennes : la clarté bleue des forêts, et les profondeurs pourprées des nues, le charme de Brunehilde opposé à la hideur du dragon et des monstres. Sur une autre légende des bords du Rhin, Ondine[20], le prestigieux illustrateur des poèmes wagnériens qui forment la Tétralogie, a composé vingt-quatre tableaux où il évêque une fois de plus le monde merveilleux des héros et des fées, et semble réaliser l’immatériel en donnant un visage au rêve.

On peut opposer aux Fables d’Ésope, la légende même de la vie animale contée par Rudyard Kipling dans le Livre de la Jungle[21], sorte d’épopée primitive reculée dans l’inexploré des formes inférieures de l’être où, au lieu d’être humanisées, les bêtes gardent leur réalité dans toute sa puissance, tandis que la loi de la Jungle prime les Codes humains. Tout le monde voudra lire dans cette superbe édition, illustrée par un habile animalier, M. R. Reboussin, l’aventure de Mowgli.

Parmi les œuvres d’imagination éditées avec un luxe de bon goût et qui se distinguent par l’intérêt des sujets traités et l’éclat de l’illustration, il faut se borner à citer ce Bon Monsieur de Véragues[22], récit passionnant d’un épisode de guerres de partisans au XVIe siècle, pour lequel Job s’est surpassé dans la composition des aquarelles et dessins ; Explorateurs aux terres lointaines[23], Les Deux Antoinette[24], les Contes de Schmid[25], A travers l’Europe[26]d’André Laurie ; Histoire d’un foyer[27]et tous les récits de la collection Stahl ; — Jacqueline Sylvestre[28], par M. Michel Epuy, le Fils du planteur[29] ; dans les Contes extraordinaires, le Hallier aux loups[30], le Maître du Moulin blanc[31], les Vainqueurs de la mer[32], Robinsons souterrains[33], Message du Mikado[34]de Paul d’Ivoi, les Contes Bleus[35], Petites filles du temps passé[36], gracieuse évocation par M. J. Jacquin, et tous les récits du Journal de la Jeunesse, comme tous ceux de la librairie Delagrave : Un défi au Pôle Nord, — le Prince Mokoko[37].

Si les Français voyagent de plus en plus à l’étranger, accomplissent les expéditions les plus lointaines, comme le Dr A. Mignon, De Paris à Bénarès et Kandy[38], M. Jacques Bacot, dans le Thibet révolté[39], M. G. Rémond, aux Camps turco-arabes[40], le Dr Émily, Avec la Mission Marchand[41], sans compter tous les voyages du Tour du Monda, on ne peut cependant plus dire aujourd’hui que la France soit le pays qu’ils visitent et qu’ils connaissent le moins. Beaucoup la parcourent à trop grande allure, « en faisant de la vitesse » et sans prendre, il est vrai, le temps de s’arrêter et d’examiner ; mais d’autres, de plus en plus nombreux, amateurs et artistes, la découvrent et ne sont pas les seuls à nous parler des choses qui les ont frappés, émus ou charmés ; les lettrés et les érudits de toutes nos provinces, à leur tour, lui consacrent de belles et savantes monographies. Et, certes, il n’est guère de méthode plus heureuse de servir la France que de l’entretenir plus souvent d’elle-même. À cet objet répondent dans les Vieilles provinces de France[42], l’Histoire de la Franche-Comté[43]l’Histoire d’Alsace[44] ; des ouvrages comme ceux que publie l’éditeur Laurens : les Provinces françaises[45]. Le plus récent est la Bourgogne[46], par MM. Joseph Calmette et Henri Drouot. C’est à faire mieux apprécier toutes les merveilles de notre beau pays que concourent encore tous ces livres : Bourges, Troyes, Provins[47], dans les Villes d’art célèbres, — le Château de Chambord, Senlis[48], dans les Petites monographies des grands édifices de la France ; — le Musée du Luxembourg[49], le Musée de Lyon[50], dans les Musées et Collections de France, — le Musée du Louvre[51], dans les Grandes Institutions de la France : André Le Nostre[52]dans les Grands Artistes, et, avant tout, l’Album des Maîtres contemporains[53], qui met à la portée de tous les tableaux des peintres modernes des diverses écoles, reproduits directement en couleurs : toutes ces séries qui forment un véritable musée de nos richesses d’art et dont chaque ouvrage vaudrait une longue analyse. L’apport esthétique de la même librairie n’est pas moins fécond pour l’étranger : les Galeries d’Europev qui reproduisent les tableaux célèbres anciens. Les Grands Musées : Berlin[54], Londres[55] ; les Villes d’art célèbres : Athènes[56], Londres[57] ; — Bellini[58], le Tintoret[59], le Sodoma[60], Brunelleschi et l’Architecture de la Renaissance italienne au XVe siècle[61], ce dernier volume par M. Marcel Reymond, Holbein[62]Botticelli[63], de M. A. Paul Oppé, avec les reproductions fidèles de ses peintures les plus fameuses. Les Portraits antiques[64]que M. Antoine Hekler a rassemblés, en suivant l’évolution de leur style, forme un magnifique album des plus beaux bustes que nous aient laissés les sculpteurs grecs ; M. Maspero, dans l’Egypte[65], a étudié l’évolution de l’art égyptien depuis les origines.

Mais le voyage le plus complet, le plus agréable et le plus instructif que l’on puisse faire dans notre pays, au milieu des sites les plus pittoresques, on le poursuivra dans la France, géographie illustrée[66]de M. P. Jousset, que nous avons déjà signalée avec tous les éloges qu’elle mérite, et dont le second volume, avec ses planches hors texte, ses cartes et plans en noir et en couleurs, plus de mille reproductions photographiques d’une exécution parfaite, est, — ainsi que les nouvelles éditions de la Bibliothèque Larousse : La Bruyère, Mme de Sévigné, Victor Hugo, — parmi les livres les plus intéressans de l’année. Les Merveilles du Tour du Monde[67]conduisent le lecteur des glaces du Pôle à l’Equateur. Citons encore Dernières aventures, dernières découvertes[68].

Depuis l’expédition de la Belgica, dirigée, de décembre 1897 à mars 1899, par le lieutenant de Gerlache et destinée à poursuivre et à compléter l’œuvre des Cook, des Weddel, des Biscoë, des Dumont d’Urville, des Balleny, des Wilkes et des Ross, de tous les hardis navigateurs qui avaient côtoyé ces mystérieuses régions, bien d’autres ont pris la mer pour aller à la découverte de la zone polaire australe et l’ont cernée de différens côtés. Mais cette simultanéité d’efforts n’avait pas eu le succès de la navigation du Fram, — aucun autre navire ne s’est approché aussi près des deux Pôles, — ni surtout le succès de Roald Amundsen qui, par deux fois, a abordé le Continent Antarctique, exploré ce monde de glace, et planté le drapeau norvégien au Pôle Sud[69].

Plus encore qu’un remarquable exploit de force physique accompli par les hommes de la petite escouade norvégienne, la Conquête du Pôle austral, écrit son compatriote l’explorateur Fridtjof Nansen, dans l’Introduction du Journal de l’expédition, traduit par M. Charles Rabot, est le triomphe de l’ingéniosité et de la prévoyance de leur chef. Elle est due à l’habile préparation du voyage, à l’emploi des moyens les plus simples ; elle a dépendu de l’état d’une meute de choix. Du jour où, grâce à la vigilance d’Amundsen, ses cent chiens esquimaux, après avoir voyagé sur mer cinq mois et traversé la zone tropicale, débarquent le 11 janvier 1911, en bonne condition, à la Grande Barrière, la première manche était gagnée. L’emploi d’attelages de chiens emprunté aux races primitives, la pratique du ski et du traîneau, et les rudes navigations dans l’Océan Glacial lui ont permis de vaincre là où tant d’autres avaient échoué. Dès le 21 octobre 1911, à travers les glaces et les neiges, sa petite escouade franchissait sur ses skis des régions jusqu’alors inconnues : — il n’avait pas voulu suivre le glacier de Beardmore, la route trouvée par Shackleton, ni celle des expéditions anglaises, — et parvenait au Pôle le 11 décembre.

Dans sa relation : Au Pôle Sud, Roald Amundsen s’est surtout attaché à nous conter les péripéties de sa lutte héroïque contre le froid, et son récit, daté d’Uranienborg, 15 août 1912, nous fait suivre jour par jour la petite caravane à travers un monde de plateaux et de monts couverts de glaces millénaires qui donnent la vision des époques glaciaires abolies. Et, ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’en le dédiant : A ses vaillans compagnons d’armes dans la conquête du Pôle Sud, il ajoute : « Notre œuvre dans l’Antarctique est close ; maintenant songeons au véritable but de l’expédition. » Et, l’année prochaine, par le détroit de Behring, il se dirigera vers les banquises, pour se laisser entraîner par la lente dérivation des eaux à travers le Bassin arctique, pendant cinq ans au moins. Paris, qui s’apprête aie recevoir, la Sorbonne, la Société de Géographie, où les hardis navigateurs et les vaillans explorateurs viennent » consacrer leur triomphe, souhaiteront à ce descendant des Vikings d’accomplir cette entreprise surhumaine. Fram, « En avant, » le nom de son navire n’est-il pas sa devise, comme elle est aussi celle des nôtres sur les terres inconnues, sur la mer et dans les cieux ?


J. BERTRAND.

  1. Ernest Flammarion.
  2. E. -M. de Vogué, Revue du 1er mai 1910.
  3. H. Laurens.
  4. Boivin.
  5. Emile-Paul.
  6. Ch. Eggimann.
  7. Ch. Eggimann.
  8. Ch. Eggimann.
  9. Ch. Eggimann.
  10. Ch. Eggimann.
  11. Hachette.
  12. Hachette.
  13. Émile-Paul.
  14. Hachette.
  15. H. Laurens.
  16. Flammarion.
  17. Flammarion.
  18. Hachette.
  19. Hachette.
  20. Hachette.
  21. Ch. Delagrave.
  22. Mame.
  23. Mame.
  24. Mame.
  25. Laurens.
  26. Hetzel.
  27. Hetzel.
  28. Delagrave.
  29. Delagrave.
  30. Flammarion.
  31. Flammarion.
  32. Flammarion.
  33. Flammarion.
  34. Boivin.
  35. Boivin.
  36. Hachette.
  37. Hachette.
  38. Plon-Nourrit.
  39. Hachette.
  40. Hachette.
  41. Hachette.
  42. Boivin.
  43. Boivin.
  44. Boivin.
  45. H. Laurens.
  46. H. Laurens.
  47. H. Laurens.
  48. H. Laurens.
  49. H. Laurens.
  50. H. Laurens.
  51. H. Laurens.
  52. H. Laurens.
  53. H. Laurens.
  54. H. Laurens.
  55. H. Laurens.
  56. H. Laurens.
  57. H. Laurens.
  58. H. Laurens.
  59. H. Laurens.
  60. H. Laurens.
  61. H. Laurens.
  62. Hachette.
  63. Hachette.
  64. Hachette.
  65. Hachette.
  66. Larousse.
  67. Hachette.
  68. Hachette.
  69. Hachette.