Les Livres de raison de l’ancienne France

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LES
LIVRES DE RAISON
DE L’ANCIENNE FRANCE

I. Les Familles et la société en France avant la révolution, d’après des documens originaux, par M. Charles de Ribbe, 1873. — II. Histoire de la réserve héréditaire et de son influence morale et économique, par M. S. Boissonade, 1873.

L’ancienne France nous a légué un double trésor, intellectuel et moral, où nous pouvons puiser de grands exemples, d’utiles conseils, un sentiment de noble émulation et de dignité personnelle. Ce trésor s’exprime en une littérature dont l’abondance et la richesse ne sont égalées que par les deux grandes littératures de l’antiquité classique. On vante ce qu’il y a d’original et de spontané dans l’ancien génie grec : il semble n’avoir pas connu l’imitation; il a produit les différens genres littéraires selon les conditions naturelles d’une génération logique et conforme aux lois de la pensée humaine, la poésie lyrique en témoignage d’une jeunesse enthousiaste et religieuse, l’épopée comme expression d’une adolescence active sous le regard des dieux, le drame pendant un âge viril déjà soucieux des grands souvenirs, et ensuite la comédie, l’histoire, la philosophie, en signe de maturité réfléchie, avec le secours de la prose. Cette spontanéité, ce développement régulier et naturel, l’histoire de notre littérature les possède autant que cela est possible en des temps qui ne sont plus la jeunesse de l’humanité et chez un peuple dont les visibles liens de famille montrent la formation complexe. L’âge moderne du monde ne connaît plus le sol vierge des hauts sommets aux plantes extraordinaires et rares, mais il a de fécondes terres d’alluvion : la France est de toutes la plus riche. Ce qu’il y a de naturel et de sincère dans sa littérature, c’est qu’elle traduit un vaste développement s’inspirant en égale mesure d’mie vive liberté et d’une longue tradition de discipline intellectuelle et morale. Nulle part ne se voient mieux à découvert les vraies sources de la longue prospérité et de la grandeur de l’ancienne France. Dans aucun pays peut-être, en dépit de certaines apparences, les classes qui forment le gros de la nation, c’est-à-dire les bourgeois des villes et surtout les moyens propriétaires ruraux, n’ont été plus tôt et plus entièrement maîtresses d’elles-mêmes, entre les excès des nobles et la misère des plus humbles. A travers les guerres civiles et religieuses, dans le fracas des guerres étrangères, malgré beaucoup d’agitations et de fléaux, une population nombreuse a vécu silencieuse et assez paisible au fond de nos provinces, dans la solitude de nos petites villes, dans le secret de nos campagnes. Là s’est accumulé tout un héritage de modestes vertus qui, sans avoir l’éclat de certains grands traits des scènes plus retentissantes, a constitué sans doute dans la balance des destinées françaises l’appoint nécessaire pour que la somme des mérites et du bien l’emportât.

C’est à mettre en relief ces intéressans aspects de l’ancienne société française que M. Charles de Ribbe s’est appliqué, en invoquant toute une série de curieux documens trop négligés avant lui : les livres de raison. M. de Ribbe ne s’est pas borné à répandre une lumière à certains égards nouvelle sur le passé de nos institutions et de nos mœurs; il s’est épris de ce passé d’autant plus facilement que les institutions et les mœurs de notre époque lui inspirent des défiances, et qu’il craint pour notre prochain avenir. Il lui est arrivé ce qui est arrivé à bien d’autres : peu satisfait du présent, il s’est plu à retrouver dans le passé, même lointain, quelques-uns au moins des traits qu’il voudrait voir subsister de nos jours et auxquels s’attacherait, suivant lui, notre salut futur. On sait combien il est difficile, une fois engagé dans cette voie, de garder la mesure, de ne pas céder à la thèse préconçue, et de se préserver d’une vue partiale. Le patriotisme même et la curiosité d’esprit peuvent y devenir des pièges d’autant plus périlleux que l’auteur se sera montré plus sincère et plus loyal. M. de Ribbe se rattache à une école de publicistes très dignes d’une haute estime, animés d’un vif sentiment religieux, d’une idée morale très élevée, d’un patriotisme incontestable, qui s’alarment des voies nouvelles où la France s’est engagée depuis la fin du XVIIe siècle, mais surtout depuis la révolution, et qui croiraient, par la réforme de notre loi civile, nous rendre quelques-unes des heureuses énergies de notre moyen âge.

On pense bien qu’aux doctrines de cette école les réponses n’ont pas manqué. Tout un groupe d’économistes, de juristes, de moralistes libéraux, patriotes sincères eux aussi, s’est appliqué à réfuter cette vue du présent, ce panégyrique du passé, ces propositions de graves changemens pour l’avenir. Précisément un excellent volume de M. G. Boissonade vient de paraître, qui contient en résumé toutes ces réfutations et toutes ces réponses. L’Histoire de la réserve héréditaire est une de ces fortes et substantielles monographies telles que l’Académie des sciences morales et politiques sait les susciter, et telles que notre active école de droit historique, à l’exemple de ses maîtres, MM. Laboulaye, Giraud, Laferrière, nous en a donné plusieurs d’un grand prix[1]. On verra dans le livre de M. Boissonade comme dans celui de M. de Ribbe, les deux aspects se complétant l’un l’autre, combien l’ancienne France différait de la France nouvelle, à combien de graves objets touchent les réformes obtenues et les modifications qu’on souhaite, quelles grandes et belles questions sociales sont engagées en de tels débats, questions que nous ne prétendons pas traiter après que tant d’écrivains éminens les ont supérieurement examinées ici même[2]; notre but est plus modeste : nous ne voulons que signaler le cadre intéressant et nouveau dans lequel M. de Ribbe a enchâssé son étude; il nous sera permis en même temps, à propos des graves problèmes auxquels il touche, d’essayer de marquer où en est aujourd’hui certaine sorte d’agitation dont l’auteur est un des principaux organes. Cette agitation est solidaire des problèmes et des circonstances politiques qui nous assiègent; il importe plus que jamais de savoir quelles sont les diverses espérances, et de prévoir quelles conséquences inévitables, à l’insu peut-être de quelques-uns de ses promoteurs, tel ou tel projet de réforme ne manquerait pas d’entraîner.


I.

On appelait autrefois livres de raison, — et le nom ainsi que l’usage en subsistent sans doute encore aujourd’hui, — des registres de famille où chaque chef de maison prenait soin d’inscrire les chiffres représentant l’état et le développement de sa fortune (on sait que le vieux mot français raison veut dire compte, finance, comme l’italien ragione et le latin ratio). Ces chiffres n’allaient pas bien entendu sans de certaines explications : on y ajoutait les mentions et dates soit des conventions, marchés ou contrats ayant pour but de faire prospérer l’avoir commun, soit des naissances, mariages ou morts des divers membres de la famille. On résumait ou même on inscrivait intégralement les pièces authentiques, afin que, sous certaines conditions, elles pussent faire foi au même titre que les instrumens originaux; les testamens y figuraient ainsi que les donations à côté des actes d’achat, de vente ou de bail. Ces actes de naissances, de mariages ou de morts, ou bien ces divers contrats, épisodes si intéressans pour l’histoire et la constitution de la famille, comment les enregistrer sans y joindre quelques graves réflexions, témoignages de joie ou d’espérance, ou bien de regret et de deuil? Le père écrivait donc au livre de raison, outre les chiffres constatant ses profits et pertes, outre les souvenirs bénis ou funestes des événemens intérieurs, les pensées que ces événemens lui inspiraient, ses conseils à ses enfans, ses éloges ou ses reproches, non-seulement ses dernières volontés, mais encore ses exhortations et ses vœux suprêmes. Comment en outre n’aurait-il pas, chemin faisant, inséré certaines mentions des affaires publiques, au moins dans le petit cercle où lui-même pouvait avoir joué un rôle? Les livres de raison devenaient ainsi de curieux registres de comptes, des annales généalogiques, d’intéressantes autobiographies, et en même temps des journaux et des mémoires historiques. Ils restaient avant tout (c’est là leur principal caractère) des livres de famille, avec un accent religieux et moral, fidèle écho des vertus publiques ou privées. Ces dernières surtout, que l’histoire générale passe d’ordinaire sous silence, ont trouvé dans ces pages une sérieuse expression et comme un refuge respecté; il y a pour nous quelque chose de touchant aujourd’hui à écarter, en ouvrant les plus estimables de ces annales domestiques, le voile qui, pendant des siècles, a recouvert et caché aux yeux de tous des merveilles de dignité, de tendresse et de dévoûment. A ne considérer ces monumens qu’au point de vue de l’histoire sociale, tel père, telle mère de famille dont la voix se fait ici entendre, dont l’influence est ici visible à chaque feuillet, mais dont le nom nous est du reste tout à fait inconnu, a travaillé pour sa virile part à l’édification de toute une nombreuse famille, à la durée d’une tradition séculaire, et contribué de la sorte aux destinées de cette société française qui a brillé d’un vif et solide éclat. Montaigne a loué dignement son père d’avoir tenu le livre de raison de leur famille avec une assiduité qu’il ne sut pas imiter. « En la police économique, dit-il, mon père avoit cet ordre, que je sçais louer, mais nullement ensuyvre : c’est qu’outre le registre des négoces du mesnage où se logent les menus comptes, payemens, marchez, il ordonnoit un papier-journal à insérer toutes les survenances de quelque remarque, et jour par jour les mémoires de l’histoire de sa maison, histoire très plaisante à veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance, et trez à propos pour nous oster souvent de peine : quand feut entamée telle besogne, quand achevée, quels trains y ont passé, combien arrestés; nos voyages, nos absences, mariages, morts, la réception des heureuses ou malencontreuses nouvelles, changement des serviteurs principaux. Usage ancien, que je trouve bon à refreschir, chacun en sa chascunière, et me trouve un sot d’y avoir failly. »

Pour les individus eux-mêmes en effet, l’usage est naturel et salutaire de s’habituer à consigner avec une entière loyauté presque jour par jour l’histoire de sa vie, celle de ses sentimens et de ses actes. Sénèque raconte que chaque soir, avant de se livrer au sommeil, il restait seul quelques instans dans le silence et l’obscurité, et repassait devant sa conscience les pensées et les actions du jour. Le livre d’autobiographie provoque à cette pratique toute religieuse et chrétienne. Cette sorte de devoir une fois accepté, on se trouve, par la prévision des jugemens à venir, de ceux qu’on portera soi-même et de ceux que porteront les autres, plus obligé à demeurer constant avec soi, et, pour que cela se puisse faire en tout honneur, à n’agir pas de telle sorte qu’on puisse avoir à se le reprocher plus tard. On sait que les aveux ne resteront pas secrets, qu’ils se transmettront aux enfans, et l’on aspire à mériter jusqu’après la mort la continuation de l’estime et du respect. Qu’à ces vues de la conscience individuelle se joigne un sentiment de solidarité avec les membres d’une famille respectée, et le livre de raison devient à double titre un bon conseiller en même temps qu’un témoin fidèle. « Taschez, dit un père à ses enfans, de prendre un peu de temps pour escrire dans vostre mémorial toutes les affaires qu’avez faites dans la journée. » — « C’est une chose avantageuse aux enfans, dit un autre, lorsqu’après le décez de leur père ils trouvent des mémoires par le moyen desquels ils puissent s’instruire de l’estat de leurs affaires. En ayant recognu en plusieurs rencontres l’importance et la nécessité, je me suis résoulu, pour l’intérêt de nostre famille, de dresser ce livre, dans lequel j’inséreray ce que j’ay tiré des livres de nos ayeulx, afin que, si ceux-là dans la suite des temps venoient à s’égarer, comme il arrive souvent des vieilles écritures, l’on puisse trouver dans celuy-cy ce dont on pourra estre en peine par la perte des autres. — Et, comme l’on doit plutôt travailler à la conservation de l’honneur des familles que des biens qu’elles possèdent, puisque le premier leur doit estre infiniment plus cher que le dernier, je commenceray cet ouvrage par une petite généalogie de la nostre, qui contiendra seulement jusqu’à moy huict générations… » Ainsi s’expriment deux livres de raison du XVIIe siècle que M. de Ribbe a retrouvés avec beaucoup d’autres en des archives de famille. Il en cite un du XVe écrit en provençal avant la réunion de la Provence à la France, et qui, rédigé avec la solennité du vieux style notarial, peut être regardé, dit-il, comme le type classique des livres de raison de la bourgeoisie des communes méridionales. — Jaume Deydier, d’Ollioules près de Toulon, commence son livre de raison en 1477 ; il représente la plus ancienne et la plus respectable bourgeoisie de Provence. Établissant d’abord la généalogie de sa famille, qui se continue encore aujourd’hui, il remonte jusqu’en 1250. Pendant six siècles, les Deydier ont donné des magistrats municipaux à la ville de Toulon, des prêtres à l’église, des soldats à l’armée; jamais ils n’ont entièrement déserté l’agriculture. — M. de Ribbe connaît plusieurs livres de raison du XVIe siècle, celui-ci par exemple : « Livre où sont contenus les mémoyres des actes, affaires et négoces de moy Melchior Blanc, fils de M. Antoine Blanc, notaire royal de Saint-Zacharie, et de demoyselle Isoard, procureur au siège général de cette ville d’Aix, lequel livre j’ay escript de ma propre main et veulx y estre adjousté foy par mes successeurs. Aix, ce dix-neufvième février 1594. » Cet autre, de la même époque, a pour titre : « Livre des affères de moy et de monsieur Deffauris, faict le huict octobre 1588. » C’est le curieux spécimen d’une comptabilité toute rustique, rédigé par un paysan métayer nommé Ambroise Giraud, exploitant en 1588 le domaine d’un propriétaire nommé Deffauris, dans les Basses-Alpes. Il y marque son capital en têtes de labour et en bêtes à laine, les quantités de céréales semées, le chiffre des récoltes, les plantations, les frais de main-d’œuvre, le prix des journées d’ouvrier, etc.

Mais le plus grand nombre des livres de raison retrouvés par M. de Ribbe dans les archives particulières datent du XVIIe et du XVIIIe siècle. Les plus curieux sont ceux des familles de Garidel à Aix et de Sudre à Avignon. Le premier comprend l’histoire de cinq générations d’hommes distingués et de bons citoyens, docteurs, avocats, primiciers de l’université, conseillers au parlement, administrateurs élus de la ville d’Aix et de la Provence; le second, qui est rédigé en 1680, mais qui remonte aux premières années du XVIIe siècle, offre aussi une série de portraits et de leçons morales d’un grand intérêt. C’est un beau manuscrit in-folio, nous dit M. de Ribbe, presque un chef-d’œuvre de calligraphie. Le début fait bien juger de ce qu’étaient ces registres privés. « L’intérêt des familles, y est-il dit, veut qu’on tienne des livres de raison dans lesquels, après avoir escrit sa généalogie, ses alliances, sa naissance, ses biens et leur inventaire, on adjoute quelques mémoires en forme de maximes, qui, fondées sur l’honesteté, produisent aux héritiers des effets très profitables pour le spirituel et pour le temporel. — In nomine Domini. Ce 9 juin 1680, jour de la Pentecoste, après avoir demandé ce matin à Dieu que, si le peu de bien que je possède est mal acquis, ou s’il donne à moy ou à mes enfans matière à offenser sa souveraine bonté, je le supplie de m’en priver et eux aussi, je commence par ma généalogie, sur laquelle je passeray fort légèrement, ne me proposant que la pure vérité dans ce que j’ay à dire. » Ce n’est guère qu’en Provence que M. de Ribbe a retrouvé d’anciens livres de raison dans les familles. Il est probable cependant que d’autres parties de la France ont pratiqué cet usage. Nous le voyons du reste en vigueur dans plusieurs pays étrangers, en Allemagne et surtout en Italie. La Bibliothèque nationale, à Paris, possède un curieux ouvrage illustré qui nous conserve l’autobiographie de Mathieu Schwartz, bourgeois d’Augsbourg. Ce volume, que M. Michelant a décrit et commenté avec beaucoup de soin, offre en une suite de miniatures sur vélin les diverses circonstances de la vie de l’auteur; quelques lignes d’explication en allemand accompagnent chaque représentation figurée. La première image montre en pied le père et la mère, celle-ci enceinte : c’est ce qui s’appelle prendre son histoire dès le commencement. A la seconde page, on voit le petit Schwartz enveloppé d’un linceul et porté dans les bras de sa nourrice au cimetière, où le fossoyeur est déjà occupé de creuser la terre pour l’ensevelir. On le croit mort; mais lui, qui doit au lecteur cette belle autobiographie coloriée, remue un pied au dernier moment; on s’aperçoit qu’il vit encore, et on le reporte à sa mère. La troisième page le représente malade de la petite rougeole; sa petite sœur le soigne : il a près de lui ses jouets d’enfant. Viennent ensuite ses jeux, son éducation, ses exercices de jeune homme, ses travaux dans une grande maison de commerce, ses exercices militaires, etc., tout cela avec le commentaire qui permet de suivre cette carrière et l’histoire de sa famille. C’est une vivante étude de la vie bourgeoise à Augsbourg pendant le XVIe siècle.

Toutefois ce sont les Italiens surtout qui, avec leur esprit positif et pratique, nous ont laissé les plus remarquables livres de raison, se faisant en cela comme en bien d’autres choses les héritiers des anciens Romains, chez qui le père de famille tenait à jour ses livres de recettes et dépenses, tabulœ, rationaria, propres à servir de témoignages devant les tribunaux, comme on le voit dans le procès de Verres. Les libri commentarii, les stemmata, les laudationes mortuorum, ont servi à Rome de préludes aux livres des annalistes. Il en a été de même en Italie, et l’on comprend de quel intérêt peuvent devenir des registres de commerce ou de finances ainsi rédigés, quand les négocians ou les financiers s’appellent les Médicis. Nous avons ceux de Laurent le Magnifique; la famille de Guichardin[3] continuait, même étant devenue célèbre, l’administration de la maison de soieries, bottega di seta, dont la prospérité avait fondé sa fortune, et l’on trouvera dans le dixième volume des Œuvres inédites de l’historien, publiées à Florence, le livre de raison publié par lui en deux parties, la première qui contient, sous le titre de Ricordi di famiglia, l’histoire de ses ancêtres, la seconde qui offre sous le titre de Ricordi autobiografici, l’histoire de sa vie. Il n’est pas besoin d’insister pour faire comprendre quelle valeur historique et morale offrent de tels écrits. Guichardin en particulier n’est pas de ceux qui prennent la peine de dissimuler les motifs de leurs actions ou d’exalter gratuitement leurs parens ou amis. Il y a dans son compte-rendu généalogique un certain oncle Rinieri, type de prélat de la renaissance curieux à connaître, dont il a dévoilé impitoyablement l’âme tout entière. Quand Guichardin parle de lui-même, il est sincère aussi à sa façon; d’ailleurs son journal entre en de tels détails, financiers ou autres, qu’il nous fait vivre réellement au milieu des coutumes et des idées du XVIe siècle italien.

Nous avons cité tout à l’heure une autobiographie illustrée que nous avons cru pouvoir ranger à côté des livres de raison. Le genre se subdivise en effet en sous-genres et en espèces, et l’on pourrait mentionner à ce dernier titre ce qu’on a nommé par exemple les livres des amis, sorte d’albums que M. Darcel nous a fait connaître, et où s’enregistrent des séries de souvenirs réunis au nom de l’amitié. Le musée du Louvre possède ainsi l’album ou registre exécuté par les soins des deux frères allemands de Riethain dans le dernier tiers du XVIe siècle. Au cours de leurs études universitaires, à Louvain, Strasbourg, Ingolstadt, Dôle, Lyon, ils ont obtenu de chacun de leurs amis quelques lignes autographes, quelques devises, maximes ou citations poétiques : ils ont accompagné ces lignes d’armoiries ou d’écussons, de portraits, de scènes de mœurs, de caricatures même politiques, toute sorte de représentations qui, exactement datées, deviennent d’un si grand secours au point de vue de la peinture des mœurs ou même de l’histoire générale. Un autre genre d’intérêt, mais analogue, s’attacherait au manuscrit n° 3,188 (supplément français) de la Bibliothèque nationale. Exécuté par un certain Beaullart, échevin de Caen en 1607, il contient d’abord un mémorial de la famille de ce nom, puis un journal des événemens, grands et petits, survenus en cette ville entre 1600 et 1639, avec quelques faits d’histoire générale à partir de 1531, puis trente-trois portraits-médaillons des principaux personnages de l’époque, gravés par l’habile Thomas de Leu et les artistes contemporains.

Il est clair que de tels monumens, ceux-là même où l’illustration paraît occuper la plus grande place et que recherchent à cause de cela les amateurs d’archéologie, peuvent devenir fort précieux à l’historien. M. Charles de Ribbe a eu l’heureuse idée de demander aux plus graves, aux livres de raison proprement dits, un tableau de la vie de famille dans l’ancienne France. Nobles et roturiers ont également pratiqué sans doute l’usage de ces sortes de registres; la plupart de ceux qu’on retrouve aujourd’hui appartiennent toutefois à des familles de bourgeois ou de paysans, de sorte que l’examen qu’on peut faire à l’aide de ces livres porte principalement sur les classes moyennes et sur les représentans de la petite propriété. Tandis que la plupart des ouvrages traitant de l’ancien régime semblent ne nous montrer que la grande propriété et les conditions d’une société aristocratique, le mérite particulier du travail de M. de Ribbe est d’attirer nos regards sur l’état matériel et moral des classes moyennes en France avant 1789. Les livres de raison ne sont nulle part réunis, de sorte qu’il a fallu beaucoup de temps et beaucoup de peine pour obtenir les élémens de cette étude. L’auteur a dû, pendant plusieurs années, parcourir nos villes et nos campagnes du midi, aller de foyer en foyer, de ferme en ferme, heureux lorsque, après avoir découvert l’existence de quelqu’un de ces monumens, il ne s’en voyait pas refuser l’accès.

L’ouvrage de M. de Ribbe ne s’offre d’abord que comme une enquête limitée au sud-est de la France et qui puise ses renseignemens dans les seuls livres de raison ; mais il ne tarde pas à généraliser son étude, et il invoque un très grand nombre de documens d’autre nature, presque tous inédits. Quand il cite les livres de consulat, c’est-à-dire ces registres de villes qu’on désigne par la couleur de leur reliure, livre rouge, livre vert, livre noir, et où les administrateurs et magistrats inscrivaient tout le ménage des cités, ce n’est pas trop s’éloigner, à vrai dire, des registres de famille. Les uns comme les autres mêlaient souvent aux annotations officielles des observations morales et religieuses : une petite commune rurale met en tête de ses délibérations, en l’année 1587, la sentence latine : Benedictione justorum exaltabitur civitas, et ab ore impiorum subvertetur, la bénédiction des justes fera prospérer la cité, la parole des impies entraînera sa ruine, — maxime peu rassurante, par parenthèse, en un temps de guerres religieuses, alors qu’on observait des règles beaucoup trop arbitraires et trop variables pour distinguer ce qu’on croyait devoir appeler les justes et les impies. Dans une autre commune, au temps de Louis XIII, le registre des délibérations porte à son frontispice tout un passage traduit de la République de Platon. M. de Ribbe invoque, outre ceux-là, bien d’autres documens encore, testamens, actes de vente, contrats de toute sorte, chartes, statuts, règlemens traditionnels, mercuriales du parlement; il dépouille, en même temps que les greffes, les études des notaires. Il en résulte qu’on rencontre dans son récit une multitude de citations assurément précieuses, mais dont il n’indique pas toujours les sources. Ses livres de raison se trouvent presque tous entre les mains des familles, et sont par conséquent à peu près inabordables. Il ne nous les fait connaître cependant que par de bien rapides notices; cette multiplicité d’informations, qui ne sont pas toutes suffisamment précises, devient une cause de quelque incertitude et de quelque embarras. Pour prendre un exemple, l’auteur nous représente d’après a un de ces documens de famille » (il ne donne pas d’autre indication) ce qu’il appelle la cérémonie et les rites établis pour l’émancipation du fils. La scène se passe, dit-il, devant un juge, un consul et un notaire. Le père est assis sur une chaise; le fils, agenouillé devant lui, tête nue, met ses mains dans les siennes, et se trouve par ce seul acte mis en liberté et en pleine capacité de contracter désormais, de vendre, acquérir, recevoir, donner, tester. Malheureusement M. de Ribbe ne nous dit pas où, quand, sous quelles conditions, d’après quel document, s’accomplit cette cérémonie de famille, de sorte que nous ne pouvons apprécier au juste de quelle autorité le père dispose en une circonstance si importante, si c’était là un usage général ou bien local, etc. On a de plus certains doutes sur lesquels on voudrait être rassuré. Les auteurs de ces livres de raison imitent-ils souvent l’exemple de Guichardin? disent-ils les fautes commises aussi bien que les vertus pratiquées? Ne se laissent-ils pas aller au complaisant éloge d’eux-mêmes et de leur temps? Leurs témoignages laissent-ils parfois apercevoir les effets des imperfections sociales, ou bien n’offrent-ils donc, comme il semblerait d’après leur interprète, rien qui ne soit que digne d’éloges? On se prend à souhaiter très vivement que M. de Ribbe, qui du reste en a déjà publié un, nous fasse connaître en entier plusieurs des principaux livres de famille. C’est désormais son domaine; il lui appartient de nous y faire pénétrer.


II.

Il importerait d’autant plus de bien connaître les textes sur lesquels M. de Ribbe s’appuie qu’il soutient avec chaleur et conviction une thèse à laquelle on voudrait ne se laisser convertir qu’à bon escient. Somme toute, son livre, disions-nous, est un panégyrique du passé et fait le procès au temps présent. Tout en se défendant des opinions extrêmes, il croit lire dans les documens qui ont précédé le XVIIIe siècle un perpétuel motif d’unique hommage à la vieille France. C’est là une cause qui nous est chère, à nous aussi, mais qui ne nous paraît pas entraîner une perpétuelle condamnation des institutions et des mœurs modernes. En tout cas, faisons d’abord notre profit des informations intéressantes et nouvelles que l’auteur a su recueillir. Il y a dans ses peintures des traits infiniment curieux, et c’est une des questions à la fois les plus discutées et les plus dignes d’intérêt que l’examen de cette ancienne France si souvent mise en cause et si peu connue.

Elle avait, suivant l’auteur, trois vertus puissantes : la piété chrétienne, une grande somme de self-government, elle respect envers le père de famille. Sur le premier point, on pourrait contester à M. de Ribbe non pas certes le fond de sa thèse, c’est-à-dire l’influence sociale, la toute-puissante vertu du christianisme, mais les preuves qu’il apporte de la supériorité qu’avait l’ancienne France, dit-il, à cet égard. De pareilles discussions risquent au reste de demeurer inachevées et indécises, tant l’objet en est général, complexe et difficilement appréciable. À côté des mœurs privées, il faut considérer le progrès des lois et des institutions publiques, et décider si vraiment il y a divorce ; quant à la conduite des âmes, quel statisticien hardi viendra nous dire si le moyen âge, comparé avec notre temps, en a connu, à tout prendre, un beaucoup plus grand nombre de sévèrement religieuses en dehors des formules et des pratiques extérieures imposées par la coutume ? M. de Ribbe se contente d’invoquer à l’appui de sa doctrine les témoignages de piété, nombreux et touchans il est vrai, qu’il rencontre dans les livres de raison ; mais ces témoignages ne lui eussent peut-être pas suffi à lui-même, s’il n’eût été fort désireux de signaler des contrastes en opposition au temps présent. Les livres de raison lui attestent un fréquent usage des invocations et de la prière : c’est fort bien, mais ne sait-on pas qu’une sorte de phraséologie dévote pratiquée au moyen âge peut en certains cas nous faire illusion ? Nous ne pouvons dire si les documens qu’il a parcourus offrent souvent la preuve que ces témoignages risquaient d’être trompeurs, il n’en cite, quant à lui, aucun cas ; mais qu’il lise avec attention les Ricordi de Guichardin, et il verra, tout à côté des commémorations pieuses, d’étranges invectives contre la fausse religion du temps.

Sur le second point, c’est-à-dire sur les pratiques de self-government dans l’ancienne France, M. de Ribbe a recueilli beaucoup de traits intéressans, mais qui gagneraient encore à être plus précis. L’ancienne Provence, pays de tradition romaine, compte, nous dit-il, jusqu’à six cent quatre-vingts communautés d’habitans qui jouissent dès le XVe siècle d’une presque entière autonomie. Cette organisation municipale repose sur des principes essentiels formant comme une sorte de charte que personne n’a décrétée, mais à laquelle tout le monde obéit. Le premier de ces principes veut que tout chef de famille propriétaire, ayant un intérêt local dans la communauté, soit électeur ; il sera également éligible, s’il figure au cadastre pour une certaine valeur foncière. La seconde règle est que tout chef de famille électeur doit son suffrage, tout chef de famille élu son assiduité, car les fonctions locales auxquelles on a été nommé par ses concitoyens sont obligatoires. Elles sont d’ailleurs temporaires, afin que chacun à son tour ait part aux charges et aux honneurs. Tous sont responsables, particulièrement les élus dans leurs personnes et dans leurs biens, s’ils violent les lois ou s’ils administrent mal les finances locales. Les électeurs le sont eux-mêmes : leurs propriétés deviennent le gage des créanciers, si la communauté est impuissante à payer ses dettes. On voit que ces Français d’autrefois, loin d’entendre la liberté comme une maxime abstraite, savaient fort bien l’identifier avec de sérieux et pratiques intérêts. « Nous parlons beaucoup du système électif, dit M. de Ribbe, mais nous ne le pratiquerons jamais autant qu’il l’était dans l’ancienne France, où, en exceptant le pouvoir monarchique, partout il y avait des élections incessantes, dans les villages, bourgs, villes, corporations, collèges, universités. » Il faut voir combien de mesures sont prises pour garantir la sincérité des choix. « Tout ce que l’imagination peut concevoir de procédés pour briser les menées des partis, les ligues, les coalitions, les petites tyrannies locales, la domination d’une classe ou d’un quartier sur un autre, ou bien pour éloigner les gens suspects de vouloir s’emparer à leur profit de l’influence et de la jouissance des biens communaux, a été autrefois pratiqué avec une surabondance inouïe de précautions. Suffrage à un, deux, trois degrés par la voie d’électeurs élus ou tirés au sort en assemblée générale, boîtes au fond desquelles est appliquée une étoffe de velours ou de drap, boules noires ou blanches, creuses ou non, recouvertes ou non d’une semblable étoffe, pour assurer le secret absolu des votes, baguettes pour compter les boules en éloignant tout soupçon de fraude, claustration des électeurs, triples clés pour fermer les boîtes, surveillance perpétuelle et jalouse, il n’est pas de mesures auxquelles on n’ait recours. « Le livre du bourgeois agriculteur d’Ollioules, Jaume Deydier, semble particulièrement propre à nous faire distinguer ces divers traits d’autonomie locale. C’est lui qui présidait le conseil général des chefs de famille de sa commune au mois de mai 1520, lorsqu’à la suite de longs efforts cette commune parvint à s’affranchir des droits fonciers dont elle était redevable à l’égard de ses seigneurs, jadis propriétaires. Il est certain qu’il y a là de ces informations secrètes qui décèlent à nos yeux, si nous savons les comprendre, la vie intime de l’ancienne France, les raisons de son accroissement et de sa vigueur physique et morale.

Nous ne contestons pas à M. de Ribbe le mérite d’avoir mis en lumière de si utiles documens; bien au contraire, nous regrettons qu’il n’ait pas été plus loin encore dans cette voie, c’est-à-dire qu’il n’ait pas donné une forme plus scientifique à son intéressante étude. Un plus grand nombre de citations textuelles empruntées à ce livre de Jaume Deydier par exemple nous eût sans doute fort instruits et eût été l’occasion de commentaires plus voisins du sujet que quelques-uns de ceux que nous trouvons ici en grande abondance. C’est ce livre de raison qu’il faudrait publier, puisqu’il expose, à ce qu’il paraît, le ménage agricole d’une riche contrée de la Provence en plein XVe siècle. Nous pouvons y lire, dit M. de Ribbe, ce que le territoire d’Ollioules produisait en vin, en huile, en figues, en oranges, en blé. De tels détails, que l’on comparerait aux données concernant d’autres provinces, serviraient de cadre naturel au tableau de la vie municipale. Que cette vie municipale ait été active et intense, nous le croyons volontiers, parce qu’il faut bien que nous trouvions dans l’histoire intérieure de la France de quoi expliquer la longue durée de sa grandeur : la centralisation ne lui eût apporté absolument que des maux, s’il n’y avait eu quelque pareil contre-poids ; mais quelle réelle action ces dernières libertés ont-elles pu exercer ? dans quel cercle ont-elles pu agir ? en quelle mesure, aux différentes époques de notre histoire et dans nos diverses provinces, ont-elles été contrariées, interrompues, étouffées, soit par l’excès du pouvoir central, soit par de fréquentes calamités, telles que les guerres civiles ou religieuses, soit par les crises financières, les famines, les brigandages, résultats d’une administration sans doute imparfaite et inexpérimentée, soit enfin par l’abus persistant des institutions féodales ? Où et dans quelles circonstances se pratiquait ce suffrage électoral si scrupuleux et si jaloux qu’on nous désignait tout à l’heure ? Voilà ce qu’il faudrait savoir, et les nombreux documens au milieu desquels M. de Ribbe nous introduit seraient, selon toute apparence, de ceux qui nous instruiraient d’une façon inattendue sur tant de graves sujets.

Une troisième source de grandeur et de prospérité pour l’ancienne France, suivant l’auteur, c’était l’autorité du père de famille environnée d’un profond respect. Dans une série de chapitres dont les titres seuls disent assez l’intention, le Foyer domestique et la tradition, le Père de famille et l’école, le Ménage rural, la Bénédiction paternelle et la vie future, la Paix domestique, M. de Ribbe a tracé d’après les livres de raison un tableau de la famille qui offre un résumé de toutes les vertus. Soins touchans de l’éducation, constante pratique de la prière en commun, scrupuleuse épargne en vue des dots à conquérir peu à peu et du patrimoine à transmettre intact ou notablement accru, mais surtout constante pensée de la mort et de la vie future augmentant, pour ainsi parler, au lieu de la détruire, la solidarité d’affection et de respect entre les parens et les enfans, voilà des traits d’une direction toute spiritualiste et religieuse que l’histoire de la famille telle que l’a connue l’ancienne France offre, suivant l’auteur, en très grand nombre. C’est en effet l’impression qui résulte des extraits de plusieurs livres de raison, par exemple de celui de cette célèbre famille provençale de Forbin, que nous voyons figurer ici dès le XVe siècle, et qui survit si bien représentée encore aujourd’hui dans notre société parisienne. Nul ne sera tenté de récuser ni de mettre en doute les éloquens témoignages que M. de Ribbe a cités; à ces signes, on reconnaît encore une fois le grand caractère qui a marqué la société française. Voyons cependant jusqu’à quelles conclusions l’auteur du livre des Familles entend nous conduire, à quelle distance il croit que nous sommes aujourd’hui des vertus d’autrefois, et quels remèdes pratiques il conseille pour sauvegarder l’avenir.

La prérogative suprême du père de famille tel qu’il apparaît dans les documens du passé est, pour M. de Ribbe, la liberté du testament. Il voit dans la liberté de tester, que le droit coutumier autorisait en plusieurs parties de la France, une ferme assise de l’édifice social, ébranlée aujourd’hui. « Le testament, dit-il, est une des clés les plus importantes du problème libéral de notre temps, il est le point décisif auquel nous conduisent nos études sur la famille; mais le terrain que nous abordons est brûlant, et nous ne pouvons nous dissimuler le pouvoir qu’exercent sur les esprits les idées préconçues dans lesquelles notre génération a été élevée. » On voit, à ces précautions oratoires, que l’auteur va exprimer ici toute sa thèse, et ses prochaines conclusions commencent à poindre; il faut qu’elles soient bien contraires à l’opinion de notre temps pour que M. de Ribbe les introduise de la sorte. Au point de vue philosophique et religieux, la liberté de tester n’est rien moins, suivant lui, que le triomphe du spiritualisme sur la matière et la mort. L’homme prolonge son existence en faisant obéir pendant des années, pendant des siècles peut-être, ses dernières dispositions, ses volontés, ses conseils, ses fondations charitables; il sera obéi tant que la religion de ses descendans et la législation de son pays croiront à la seconde vie qui, au-delà de cette terre, lui aura été acquise. La liberté de tester est le triomphe de la majesté du père de famille, qu’elle transforme en juge suprême pour récompenser ses enfans selon le degré de leurs mérites, et c’est de là que dépend en grande partie la tradition du respect, fort affaibli dans la famille moderne. Le droit de tester librement est en outre le triomphe de la liberté civile. Contesté et gêné quand la liberté civile est mal assise ou compromise, il est respecté quand elle a dans la société la place qui lui appartient, La propriété étant la légitime conquête de la liberté de l’homme sur la matière, et le testament étant la plus énergique expression du droit de propriété, il s’ensuit que, tant vaut la liberté civile dans un état, tant y vaut le testament.

On comprend bien où M. de Ribbe, avec cet éloge enthousiaste de la liberté de tester, veut nous conduire : à la critique amère du code civil, qui établit le partage des biens entre les héritiers; le partage égal, voilà le danger, voilà le fléau. M. de Ribbe n’est pas seul à soutenir cet avis; on reconnaît un disciple de M. Le Play. Trois situations différentes de la famille correspondent, suivant M. Le Play, aux diverses époques ou aux diverses phases des sociétés. Il y a d’abord la famille patriarcale, régime qui laisse tous les biens indivis sous l’administration d’un seul, et dont le trait distinctif est l’esprit de tradition locale, l’obéissance à la coutume transmise des ancêtres. Cette condition, qui est celle des temps primitifs, se rencontre encore chez quelques peuples orientaux. En opposition avec la famille patriarcale, il distingue ce qu’il appelle la famille instable : il désigne ainsi le régime que nous a fait dans la France, fille de la révolution, le code civil, avec sa disposition du partage égal. Le trait distinctif est ici l’esprit d’indépendance et de nouveauté, de dispersion et d’individualisme, perpétuelle menace d’isolement et d’abandon pour les plus faibles, jeunes ou vieux, constant péril pour les traditions morales, exposées aux mille influences des milieux les plus divers. M. Le Play ne songe pas à souhaiter que la société française retourne à la famille patriarcale assurément; mais il déplore qu’elle s’abandonne au régime de la famille instable, et ne voit de refuge pour elle que dans une condition intermédiaire, ce qu’il appelle la famille-souche, régime dont il a découvert les modèles, soit chez divers peuples de l’Europe, soit dans quelques vallées des Alpes ou des Pyrénées, et qui est à ses yeux la plus haute et la plus complète expression du progrès social. Telle est en quelques mots la formule de M. Le Play; c’est celle de M. de Ribbe, de M. Claudio Jannet, de tout un groupe ardent, désormais compacte et discipliné, qui a des ramifications dans les administrations locales, dans le clergé, des assises et un organe de propagande et de publicité dans la Société des études pratiques d’économie sociale et son Bulletin périodique. M. de Ribbe, grâce aux livres de raison, a montré par quelques nouveaux traits ce qu’est la famille-souche des Pyrénées; voyons par ses récits quelle est cette condition que l’on souhaite de voir s’étendre à toute la France, et quels griefs on exprime contre la législation du code.

Sous le régime de la famille-souche, le père choisit pour « héritier-associé, » pour « soutien de la maison, » celui de ses enfans qu’il juge le plus capable de l’aider à continuer son œuvre. L’héritier-associé travaille désormais gratuitement, lui et les siens, sur le domaine, aux ordres de son père et de sa mère. S’il se marie, la dot de sa femme appartient au père, seul maître de tout le patrimoine. Après la mort du père, l’héritier-associé continuera ses services sous l’autorité de la mère survivante et usufruitière; il ne pourra épargner pour lui-même et pour ses enfans qu’après qu’il aura soldé les dots de ses frères et sœurs et supporté toutes les charges du testament paternel. Ce qui est partagé dans ce cas, c’est donc le produit net du travail commun, auquel ont concouru soit de leurs bras, soit de leur capital, les divers membres de la communauté domestique; seul l’héritier a renoncé d’abord au produit net de son propre travail. Quelquefois c’est l’aîné que le père choisit, mais quelquefois c’est un cadet. Il peut arriver, si c’est une fille qui soit l’aînée, qu’elle soit désignée comme héritière; elle se marie : ses premiers enfans naissent en même temps que ses derniers frères et sœurs, et la fécondité d’une même génération se trouve doublée. L’empire des mœurs locales aidant, les enfans acceptent les évaluations et les dispositions paternelles, et maintiennent, même au prix de sacrifices, avec l’institution d’héritier, le foyer et le domaine des aïeux. M. de Ribbe nous montre ce mécanisme en action, d’abord en citant de nombreux testamens qu’il a consultés chez les notaires, et puis par divers témoignages des Ivres de raison. M. Le Play avait précédemment donné la même démonstration par une de ces photographies sociales (l’expression est de lui) à l’aide desquelles il a décrit les ménages d’ouvriers. Il faut lire dans son livre sur l’organisation de la famille son intéressante peinture d’une famille-souche du Lavedan en 1856, de ces Mélouga, modestes habitans depuis quatre siècles d’un petit domaine à Cauterets.

Or les quatre cents ans de tradition vertueuse qui honorent de telles familles n’auraient pas été possibles, disent les adversaires du code civil, avec le partage égal (article 745), aggravé de cette disposition de l’article 826 en vertu de laquelle « chacun des co-héritiers peut demander sa part en nature des meubles et immeubles de la succession. » La faculté de transmettre ses biens comme on l’entend est cependant la marque suprême du droit de propriété : c’est attaquer ce droit, première assise de la vie sociale, que de restreindre la liberté de tester du père. On affaiblit, assure-t-on, du même coup, avec le sentiment de respect que doit inspirer l’autorité paternelle, les liens de bienveillance affectueuse qui uniraient les membres d’une même famille, s’ils vivaient non dispersés. On empêche que le patrimoine rural, que l’usine une fois fondée reste un long temps dans une même famille; le plus souvent on la démembre et on l’anéantit. Tous les trente ans environ, selon l’énergique expression de M. de Ribbe, la loi, fonctionnant à la manière du hache-paille ou du concasseur de grains, vient couper le pivot de la souche domestique. Les frais de succession achèvent l’œuvre. Un ouvrier propriétaire du Nivernais, mort en 1839, laissait à quatre enfans en bas âge une chaumière et une petite propriété, fruits des épargnes de toute sa vie, et valant ensemble 900 francs. La vente en justice en fut faite au prix de 725 francs; les frais de la liquidation étaient de 694 fr. 63 centimes. Il ne resta donc aux mineurs que 30 francs 37 centimes. De même le compte-rendu pour la justice civile en 1865 constatait que 937 ventes de 500 francs et au-dessous avaient produit 255,033 francs, tandis qu’elles avaient coûté en frais 320,092 francs. Les plus clairs résultats d’une pareille législation sont d’encourager le père à ne souhaiter qu’un très petit nombre d’enfans, de diviser la terre à l’infini, de la réduire en parcelles qui ne seront bientôt plus que des grains de poussière, de ruiner toute agriculture. La loi du partage égal, loi toute révolutionnaire, œuvre de la convention en 93, adoptée en 1803 lors de la composition du code malgré des objections nombreuses, en dépit des avis contraires du premier consul lui-même, n’a été qu’une loi de destruction qui a dépassé le but : voulant atteindre les grands propriétaires, elle a ruiné aussi les petits. Les Anglais savaient fort bien ce qu’ils faisaient lorsqu’en 1703 ils déclaraient que toutes propriétés appartenant à des papistes d’Irlande seraient de la nature du gavelkind, c’est-à-dire soumises à la loi du partage égal, de telle sorte que la législation commune du droit d’aînesse ne s’appliquerait pour ces familles que si le fils aîné d’un papiste était devenu protestant. Burke, dans son commentaire sur cette loi d’exception, a fort bien remarqué qu’elle devait bientôt entraîner la ruine complète de ces familles catholiques. Ces mêmes Anglais savent que le partage égal sera également désastreux à la France, et leur plénipotentiaire au congrès de 1815, ne pouvant obtenir toute la réduction qu’il souhaitait de nos frontières, s’en consolait en pensant que nous étions livrés par le code civil au partage égal des successions. La lutte sourde que livrent au code les paysans d’un certain nombre de provinces a jeté sur ce fléau une vive lumière; les hommes politiques n’ont pu continuer de fermer les yeux, et de là les propositions d’amendemens faites plusieurs fois, tout récemment encore, à nos chambres législatives.

Les réponses à ces griefs ont été si souvent exprimées, soit dans les assemblées délibérâmes, soit dans les écrits de polémique ou les traités spéciaux, que M. Boissonade, qui entreprend de les résumer dans une sorte de contre-enquête à opposer à l’enquête accusatrice, est entraîné à y consacrer de fort nombreuses pages. Il faut voir chez lui ces réponses habilement ordonnées, chaque argument et chaque motif considéré à sa place, suivant sa valeur philosophique, morale, politique ou simplement économique.. C’est plaisir de suivre dans toutes ses déductions, avec un excellent et savant esprit pour guide, un si vaste sujet, qui touche à tant de matières importantes et reflète tant d’aspects divers.

Oui, sans doute, le droit de propriété est un droit naturel soit pour celui qui a su acquérir, soit pour celui auquel les fruits d’un travail antérieur, une fois le premier propriétaire disparu, ont été transmis. Cette transmission des biens intéresse l’ordre social; il importe qu’elle s’accomplisse, et le plus régulièrement possible, c’est-à-dire en entière conformité avec l’ordre naturel. La loi obéit à cet ordre, elle sauvegarde le principe de la solidarité qui doit unir les sociétés et les familles humaines quand elle dispose comme règle générale que les enfans, ayant chacun droit à une égale part d’affection de leurs parens, auront chacun aussi droit à une égale part de leur héritage. Le législateur est autorisé à penser qu’en disposant ainsi il est d’accord avec le sentiment général et ne fait que sanctionner ce qui serait la pratique commune. L’autorité paternelle n’est pas sacrifiée, d’abord parce que la loi ne conseille ou n’ordonne au père que ce qui doit être selon son cœur, c’est-à-dire l’accomplissement de chers devoirs au prix desquels il sera sûr d’avoir mérité de tous ses enfans une égale part de reconnaissant souvenir, et ensuite parce que la loi, non oublieuse des cas d’exception, lui permet, par la quotité disponible, de réserver à tel ou tel de ses enfans certains avantages. Le droit d’aînesse avec tout ce qui s’en rapproche paraît souverainement inique en droit et par conséquent très nuisible en fait. Une aristocratie peut en étouffer jusqu’à un certain point les funestes conséquences par l’esprit de tradition et de sacrifice qu’elle impose, ainsi que par les concessions qu’elle est habile à faire; mais une démocratie, dont le principe de l’égalité entre tous les citoyens est l’âme, ne saurait offrir de ce côté aucune conciliation. Le partage égal empêche, à la vérité, la formation de grandes propriétés qui puissent conférer à une classe quelque réelle puissance en face de l’état centralisé; mais par compensation elle empêche cette classe elle-même de menacer la liberté, et procure à chaque citoyen des ressources de bien-être et d’intelligence qui sont autant de digues contre les envahissemens de la puissance publique. Chaque père de famille est, dit-on, condamné à refaire de nouveau son édifice, sans profiter du travail accumulé de la famille : chacun s’épuise à cette toile de Pénélope. Dites mieux, chacun est obligé de travailler à son tour à la ruche commune, et chacun trouve au point de départ le secours d’un petit fonds ou d’une épargne accumulée qu’il augmente d’ordinaire par son mariage et qui encourage ses efforts. La toile de Pénélope se refait sans cesse, mais avec une trame toujours plus forte et plus serrée, qui atteste des ouvriers sans cesse plus nombreux, plus sains et plus joyeux de ce travail, qui est leur vie.

Le danger n’est pas réel d’une division infinie de la propriété immobilière : on peut s’en fier aux intérêts du soin d’échapper à ce péril. Que la moyenne propriété soit en général particulièrement avantageuse, on ne saurait sans doute le contester; or c’est elle qui profite de notre législation, les statistiques démontrent à ce propos ce que le raisonnement fait pressentir. Le petit paysan, avec la diffusion actuelle des valeurs mobilières, sera de plus en plus attiré de ce côté par un gain supérieur, et préférera ce clair revenu, au moins jusqu’à ce qu’il ait amassé de quoi acquérir quelque chose de mieux qu’un lopin s’en allant en poussière. La moyenne propriété, pendant ce temps, profite des progrès de l’industrie agricole, qui met à sa disposition, par de nouveaux moyens, quelques-unes des ressources de la grande culture. S’il y avait une crainte à concevoir aujourd’hui, ce ne serait pas que le progrès excessif de la petite propriété vînt, pour ainsi dire, pulvériser la terre, ce serait plutôt que la force de concentration des capitaux créât à nouveau la grande propriété, comme on a vu dans nos grandes villes, pour certains commerces, d’immenses bazars étouffer les petits magasins.

Il est certain toutefois qu’il n’y a pas de législation parfaite entre les hommes. Nul des défenseurs du code civil ne conteste qu’il ne puisse recevoir quelques améliorations partielles; le récent abaissement des droits de succession pour les petits héritages peut être le prélude d’autres réformes. On accorde généralement que la quotité disponible pourrait être augmentée jusqu’à la moitié, quel que soit le nombre des enfans, de manière à laisser une plus grande liberté au père. Bonaparte avait proposé en 1803 de graduer la légitime selon la quotité de la succession plutôt que suivant le nombre des enfans, de telle sorte que la liberté de tester fût grande pour les petites gens et restreinte pour les riches. On conserverait ainsi les humbles fortunes et on empêcherait qu’il ne s’en formât de trop considérables. M. de Ribbe se demande pourquoi, si les familles riches acceptent aujourd’hui la contrainte du code civil, on n’adopterait pas cette solution; mais son vœu sincère, celui de tous ses amis, est pour ce qu’il appelle le droit commun de la liberté testamentaire. Proclamer cette prétendue liberté, ce serait cependant ramener le privilège, autoriser le droit d’aînesse, sinon l’ordonner, comme la loi le faisait jadis; ce serait détruire cette règle de l’égal partage si conforme à l’équité et si profondément entrée dans nos mœurs. Bien plus, ce serait porter une atteinte formelle à tout un édifice politique et moral auquel ne manqueraient pas les défenseurs. Il suffit ici de quelque alarme pour éveiller de très vives et très dangereuses défiances. Quels que soient le patriotisme, le bon vouloir, les lumières des publicistes qui se sont engagés dans cette voie, ils rencontreront toujours entre eux et la nation le fantôme du droit d’aînesse. Pourquoi ne pas se réconcilier plutôt avec son temps, afin que sur d’autres points il accepte sans arrière-pensée des conseils dont il ne saurait méconnaître l’accent généreux et élevé?


A. GEFFROY.

  1. L’étude de M. Gide sur la Condition privée de la femme par exemple.
  2. Voyez diverses études de MM. Léonce de Lavergne, Wolowski, Baudrillart, dans la Revue des 1er février 1856, 1er août 1857, 15 avril 1872, etc.
  3. Voyez, dans Revue du 15 août 1861, l’étude que nous avons consacrée à Guichardin d’après ses écrits inédits.