Les Lois Scélérates de 1893-1894/Comment elles ont été faites

La bibliothèque libre.


Comment elles ont été faites.


I. — On comprend sous le terme générique de Lois scélérates trois lois distinctes : la loi du 12 décembre 1893 ayant pour objet de modifier la loi du 29 juillet 1881 sur la presse ; la loi du 18 décembre 1893 sur les associations de malfaiteurs ; la loi du 28 juillet 1894 ayant pour objet de réprimer les menées anarchistes.

Les deux premières ont été présentées par MM. Casimir-Perier et Antonin Dubost, la troisième par MM. Charles Dupuy et Guérin. Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens. Elles permettent au premier « gouvernement fort » qui surviendra de tenir pour nulle la loi de 1881, loi incomplète, mais libérale et sensée dans son ensemble, et l’une des rares lois républicaines de la République. Elles abrogent les garanties conférées à la presse en ce qu’elles permettent la saisie et l’arrestation préventive ; elles violent une des règles de notre droit public en ce qu’elles défèrent des délits d’opinion à la justice correctionnelle ; elles violent les principes du droit pénal en ce qu’elles permettent de déclarer complices et associés d’un crime des individus qui n’y ont pas directement et matériellement participé ; elles blessent l’humanité en ce qu’elles peuvent punir des travaux forcés une amitié ou une confidence, et de la relégation un article de journal.

On sait que ces lois sont excessives et barbares. On trouvera prochainement dans cette Revue la liste de leurs victimes. Quant à moi, je voudrais résumer leur histoire. Votées en une séance comme le fut la première, ou en quinze comme le fut la troisième, je voudrais montrer ce qu’en fut la discussion, chercher si elle fut complète, si elle fut loyale, si elle fut lucide. C’est un travail qui mènera sans doute le lecteur, comme moi-même, à des réflexions désobligeantes et amères. On peut être souvent déçu quand on veut savoir comment nos ministres gouvernent et comment nos législateurs font les lois.


II. — Le samedi 9 décembre 1893, Vaillant lançait, dans l’hémicycle de la Chambre des députés, cette bombe qui n’interrompit pas la séance. Le lundi 11 décembre, M. Casimir-Perier, pour sauvegarder à la fois « la cause de l’ordre et celle des libertés publiques » et « considérant que la fermeté ne peut exister sans le sang-froid », soumettait à la Chambre un ensemble de mesures répressives, et lui demandait de discuter aussitôt la plus urgente : la loi sur la presse.

Le garde des sceaux Dubost montait alors à la tribune et exposait l’économie de ce projet de loi. Je le résume. Alors que la loi sur la presse ne punit que la provocation directe aux faits qualifiés crimes, le nouveau texte frappait la provocation indirecte, c’est-à-dire l’apologie. Les pénalités étaient élevées. Dans tous les cas — exception faite pour les délits contre la sûreté intérieure de l’État — le juge pouvait, contrairement au principe posé par l’article 49 de la loi du 29 juillet 1881, ordonner la saisie et l’arrestation préventive.

Un délit nouveau, de nouvelles peines, une procédure nouvelle, c’était là matière à discussion. M. Dubost lut le texte et, après cette lecture rapide d’un texte compliqué, invita la Chambre, en posant la question de confiance, à déclarer l’urgence et la discussion immédiate et à voter, séance tenante, le projet de loi du gouvernement.

On verra par ce qui suit que la Chambre ne lui opposa pas une vive résistance. M. Goblet parut à la tribune. Il reprocha au ministère de rétablir dans les lois, après vingt-trois ans de République, les vieux délits qu’elle s’était fait honneur d’avoir supprimés. Il combattit la discussion immédiate. Il affirma que la Chambre paraîtrait manquer de sang-froid, et même d’une certaine élégance, en votant fiévreusement des lois de répression après le crime commis dans son enceinte. M. Casimir-Perier lui répondit avec une dédaigneuse concision. M. Camille Pelletan demanda le renvoi au lendemain. M. de Ramel, plus modeste, mais craignant, quelle que fût l’urgence, « que la Chambre ne semblât céder à un sentiment d’affolement en votant un texte dont elle avait à peine entendu la lecture », demanda qu’une commission fût nommée sur le champ et déposât son rapport dans la séance même. M. Jullien implora une simple suspension de séance, une suspension d’une demi-heure « pour donner la possibilité de lire le texte de loi déposée ». À ces divers orateurs, M. Casimir-Perier, soutenu par les applaudissements frénétiques du centre, répondit en posant plus impérieusement la question de confiance. La Chambre obéit.

Par 404 voix contre 143, elle repoussa le renvoi au lendemain ; par 389 voix contre 156, elle refusa de suspendre sa séance. La discussion de ce texte difficile, qui n’avait été ni imprimé ni distribué, mais à peine lu du haut de la tribune, commença. Elle ne fut pas longue. Pour critiquer, il faut connaître : l’ignorance générale arrêta les objections. M. Pourquery de Boisserin demanda quelques explications sur l’article 1er . Le garde des sceaux répondit en lisant les placards libertaires et un extrait de la Revue Anarchiste. M. Jullien demanda qu’en cas d’arrestation préventive le juge d’instruction fût tenu de rendre une ordonnance de renvoi ou de relaxer le prévenu dans les 24 heures. Le garde des sceaux répondit d’un mot et se refusa à discuter la proposition de M. Jullien « qui n’en avait pas apporté le texte à la tribune ». Il y a dans cette réponse une certaine ironie involontaire que l’on goûtera.

Ce fut tout. 413 voix contre 63 adoptèrent, après une discussion d’une demi-heure, un texte capital, qui modifiait une loi votée après deux ans de travaux parlementaires, qui touchait aux principes les plus certains du droit public. La pression du ministère avait tout emporté. La Chambre avait cédé sous la menace d’une crise. Nous retrouverons ces procédés-là.

Les scrutins sont faciles à analyser. Contre le ministère : les socialistes et quelques radicaux (MM. Brisson, Goblet, Pelletan, Mesureur, Guieysse). Pour lui : le reste de la Chambre, y compris MM. Bourgeois et Cavaignac. Ainsi se forment les hommes d’État démocratiques.

La loi votée par la Chambre fut portée au Sénat sans désemparer ; le Sénat déclara l’urgence et renvoya la discussion au lendemain 12 décembre. M. Trarieux fut nommé rapporteur. La loi fut votée à l’unanimité des 263 votants, sans que personne eût pris la parole pour la combattre.


III. — Pour la loi sur les associations de malfaiteurs, on se pressa moins. On attendit quatre jours. Déposée le 11 décembre, elle fut discutée le 15 décembre, sur le rapport de M. Flandin.

Elle n’était pas moins grave que la précédente. Elle ne modifiait pas seulement quatre articles du Code pénal ; elle lésait un des principes généraux de notre législation. La loi française pose en principe que « le fait coupable ne peut être puni que quand il s’est manifesté par un acte précis d’exécution ». Aux termes de ce nouveau texte, la simple résolution, l’entente même prenait un caractère de criminalité.

C’est sur ce mot d’entente que la discussion porta. Elle fut brève. M. Charpentier vint protester contre la précipitation avec laquelle le gouvernement demandait à la Chambre de créer ainsi à la fois un nouveau mot et un nouveau crime. MM. Jourde, de Ramel, Goblet montrèrent que tout peut être considéré comme une entente, une lettre, une conversation, le hasard d’une rencontre. La Chambre ne les écouta pas. M. Flandin répondit qu’on voulait précisément atteindre des groupes non organisés, des concerts fortuits, des associations provisoires, et qu’à dessein l’on avait choisi le mot le plus vague qu’offrît la langue. Un amendement de M. Jourde, tendant à remplacer le mot entente par les mots « résolution d’agir concertée et arrêtée », fut repoussée par 406 voix contre 106. — 406 voix contre 39 votèrent aussitôt après l’ensemble du projet de loi.

« La résolution d’agir concertée et arrêtée », c’est la définition du complot dans le Code pénal. Et c’est sur l’exemple du complot que se fondaient précisément le ministère et la commission pour justifier la loi nouvelle. Pourquoi dès lors se refusaient-ils à y introduire la même définition légale ? N’était-ce pas assez de punir l’intention alors que la loi n’a jamais voulu réprimer que l’acte ? Fallait-il encore se refuser à limiter, à préciser, à définir l’intention ? — Encore, pour le complot, peut-on comprendre cette anomalie. Un complot, est un crime spécial, connu, d’un caractère nettement politique. Mais quelle entente punissait la nouvelle loi ? L’entente a en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, c’est-à-dire tous les crimes possibles.

La loi n’exigeait même pas que ces crimes eussent le caractère d’un crime de propagande anarchiste. Et les peines dont on frappait cette « entente », c’étaient les travaux forcés à temps et à la relégation. Il y a mieux. Après avoir organisé par le nouvel article 266 une véritable « prime à la délation », la loi punissait, des mêmes peines que l’entente, la participation à cette entente, c’est-à-dire le hasard d’une conversation surprise, le logement donné à un inconnu, un service rendu sans comprendre, une commission faite sans savoir. La participation à une entente, je ne crois pas que la casuistique criminelle puisse jamais aller plus loin.

Le logeur d’un assassin, l’ami d’un cambrioleur, un passant, un commissionnaire, un inconnu pouvaient tomber sous le coup de la loi nouvelle. Le procès des Trente devait le montrer sans retard. On affirma à la Chambre qu’on ne voulait poursuivre que les complots contre la paix publique. Mais nous n’avons qu’une chose à examiner : le texte. Et le texte ne dit rien de pareil. La Chambre cependant n’en exigea pas davantage. Ses scrupules ne durèrent pas plus de trois quarts d’heure. Elle vota. Dans la minorité, outre les socialistes, on ne trouve guère que M. Pelletan et ses amis ; MM. Goblet et Brisson s’abstinrent. Le 18 décembre, le Sénat, sur le rapport de M. Bérenger, adoptait le même texte sans discussion et à l’unanimité des votants.

À chacune de ces lois nous trouverons leur vice interne. Elles sont nées malsaines. On voit leurs tares dès le premier jour. Dans la dernière nous sentirons la cruauté, et une espèce d’absurdité poussée parfois jusqu’à la folie. Dans celle-ci nous avons touché du doigt la servilité, la cécité, une sorte d’ignorance irresponsable. Mais ce n’est pas une excuse pour les hommes qui agissent de ne pas savoir ce qu’ils font.


IV. — En demandant le vote des lois de décembre, M. Antonin Dubost avait dit :

« Messieurs, par le premier vote que vous êtes appelés à émettre sur les projets que nous avons déposés, vous allez dire si vous êtes décidés à débarrasser le pays, comme l’exigent son intérêt et son honneur, de cette association de malfaiteurs.

« Quant à nous, nous y sommes résolus, et, si nous avons votre concours, si vous nous donnez les armes nécessaires, nous en finirons. »

Ainsi parlait M. Dubost le 12 décembre 1893. Le dimanche 24 juin 1894, M. Carnot, président de la République, mourait à Lyon, assassiné.

Le lundi 9 juillet, le garde des sceaux, un sénateur du Vaucluse nommé Guérin, montait à la tribune, et donnait lecture d’un nouveau projet de loi destiné à atteindre ceux qui, « en dehors de tout concert et de toute entente préalable, font par un moyen quelconque, acte de propagande anarchique ».

M. Guérin résumait en quelques mots la loi nouvelle. Il s’agissait non seulement des délits prévus par la loi du 12 décembre 1893 (délits de presse, délits publics), — mais de tous les actes de propagande, quels qu’ils fussent, des actes de propagande secrète, intime, confidentielle, résultant d’une conversation entre amis ou d’une lettre privée. Ces délits étaient désormais déférés non plus au jury, mais à la juridiction correctionnelle, « une répression rapide étant seule efficace ». L’emprisonnement devait être individuel sans qu’aucune diminution de peine pût s’ensuivre. Les tribunaux pouvaient décider que les condamnés seraient relégués à l’expiration de la peine. Les tribunaux pouvaient interdire la reproduction des débats[1].

La lecture de ces dispositions rend tout commentaire superflu. Le Cabinet où siégeaient, à côté de M. Guérin, MM. Charles Dupuy, Félix Faure, Barthou, Poincaré, Hanotaux, Georges Leygues, etc., pouvait se vanter d’avoir laissé du premier coup derrière lui les textes les plus fameux du second Empire. La loi de Sûreté générale à laquelle M. Guérin avait fait d’ailleurs quelques emprunts heureux, restait par comparaison, incomplète, timide, et presque pudique.

Contre les anarchistes, l’émotion du moment eût pu faire comprendre les excès absurdes de cette loi. Mais, dans la pensée du gouvernement, elle ne visait pas seulement les anarchistes. Elle était une loi de terreur contre tous ses adversaires politiques. Les ministres l’ont nié. Préfèrent-ils qu’on montre leur grossière ignorance ou leur criminelle mauvaise foi ? Peu nous importe d’ailleurs leurs protestations ; nous n’avons qu’une chose à juger, le texte présenté par eux. Qu’on en juge : L’article 1er  qui renvoyait à la juridiction correctionnelle, et l’article qui punissait de la relégation les délits prévus par les articles 24 et 25 de la loi sur la presse, négligeaient complètement de spécifier — comme le fit plus tard l’amendement Bourgeois — que l’effet de ces nouvelles dispositions serait limité aux actes de propagande anarchiste. Or, les articles 24 et 25 comprennent presque tous les délits de presse : l’article 24, § 2, en particulier, concerne la provocation aux crimes contre la sûreté intérieure de l’État, c’est-à-dire les délits politiques par excellence. Il suit de là que, si la Chambre avait adopté dans sa teneur le projet du gouvernement, la France se serait réveillée avec une loi qui, sous couleur de réprimer les menées anarchistes, permettait de déférer à une chambre correctionnelle, — jugeant à huis-clos, interdisant la reproduction des débats et pouvant, à une condamnation principale de trois mois de prison, joindre, comme peine accessoire, la relégation perpétuelle. — une campagne révisionniste ou antimilitariste, un exposé de doctrines sociales, les cris de À bas Méline, ou de Vive la Révolution.

C’était bien l’intention de M. Dupuy. Nous n’en pouvons douter, et je dis là des noms et des choses que les républicains ne devraient pas oublier. M. Brisson et M. Millerand le démontrèrent d’une façon péremptoire. Et, au surplus, le texte est là. On peut bien, comme le firent les ministres, arguer d’erreurs et d’inadvertances. Mais personne ne pourra croire à des erreurs comme celles-là. Du reste, au cours de la discussion, on vit M. Lasserre, rapporteur, sommé de donner une définition de l’anarchie, définir tranquillement le socialisme révolutionnaire ! Un des deux articles cités par M. Dupuy, dans son unique discours, était d’un socialiste notoire, M. Maurice Charnay, article contre la peine de mort, qu’avec une insigne mauvaise foi M. Dupuy donnait comme une apologie de la propagande par le fait. On était si résolu à confondre le socialisme et l’anarchie que M. Deschanel, répondant à M. Jules Guesde, l’accusait explicitement, grâce à des citations qui, naturellement, furent reconnues falsifiées, d’être l’auteur responsable des crimes de Vaillant et de Caserio. Et c’était bien là une accusation préméditée, car M. Deschanel, sommé de montrer la brochure d’où ces citations étaient extraites, dut déclarer qu’il ne l’avait pas sous la main. Il avait donc, chez lui, à l’avance, préparé ses citations et sa théorie, et c’était bien un dessein prémédité et non pas un hasard de discussion. Peut-on s’étonner, d’ailleurs, qu’on ait voulu, de parti-pris, englober le socialisme dans un projet de loi où M. Goirand voulait introduire une disposition contre les insultes à la magistrature, et M. Flandin, membre influent de la commission, un article contre la licence des rues ?

La commission n’alla pas tout à fait aussi loin que le gouvernement. L’article 1er  remanié ne visa plus l’article 24, § 2, — c’est-à-dire les délits contre la sûreté intérieure de l’État. Elle ne voulut pas conserver dans la loi le terme trop expressif de moyens quelconques. Elle le remplaça par ces mots qui ne sont pas beaucoup plus précis : provocation et apologie. Enfin, la Chambre, sur l’intervention de M. Bourgeois, devait limiter l’application de l’article 1er  aux actes de propagande anarchiste. Mais la loi restait hypocrite et atroce, et on allait en confier l’application à ce ministère qui l’avait voulue plus atroce encore et plus hypocrite. Les orateurs de l’opposition qui se succédèrent à la tribune sans trouver de contradicteurs. MM. Brisson, Goblet, Denys Cochin, de Ramel, Millerand, montrèrent au surplus qu’elle était inutile, qu’on ne pouvait concevoir aucun délit anarchiste que les lois de 93 ne pussent réprimer, et qu’elle restait inintelligible et absurde à moins qu’elle ne fût dirigée contre la presse. On vint dire aux ministres de la République que la Restauration et l’Ordre Moral, dans des temps plus troublés que ceux-là, n’avaient pas craint de laisser au jury les délits de presse, que la juridiction correctionnelle n’était pas plus rapide que la cour d’assises, que même elle l’était moins puisqu’on pouvait y multiplier les incidents et les exceptions de procédure, que le jury s’était montré aussi résolu contre les anarchistes que les juges, que le courage accidentel était moins rare que le courage professionnel. Aucun député ne répondit ; le gouvernement et la commission répondirent peu de chose. On vit M. Guérin, dans le même discours, à quatre lignes d’intervalle, affirmer successivement que les crimes anarchistes n’étaient jamais le fruit d’une entente et que le parti anarchiste était puissamment organisé. Il restait coi devant une objection de M. Brisson et suppléait à ce silence par une dissertation d’une demi-colonne insérée après coup au Journal Officiel du lendemain. Quand il se trouvait embarrassé, il recourait à l’éternel procédé des Raynal et des Dubost, il lisait des journaux ou des placards anarchistes. Plus de discussion, des citations. Quant au rapporteur Lasserre, il n’avait qu’un argument, et il le multiplia. La loi proposée n’étant pas une loi d’exception puisqu’on rendait les délits de presse au juge de droit commun des délits, au juge correctionnel. Misérable calembour juridique dont il a été fait cent fois justice ! D’après le droit commun les délits de presse n’iraient ni au juge correctionnel ni à aucun autre, car ils ne seraient pas punissables. Le Code pénal ne punit que la complicité directe, matérielle, concrète : il n’atteindrait pas les provocations ou la propagande de la loi de 1881. Le délit de presse est par lui-même exceptionnel ; le rendre au juge du droit commun, qu’est-ce que cela signifie ?


V. — Je n’ai pas besoin de dire que cependant la Chambre vota le passage à la discussion des articles. Elle repoussa le contre-projet de M. Guesde qui, par une ironie pleine de raison, demandait simplement qu’on abrogeât les lois d’exception de 1893. Elle repoussa, par 298 voix contre 238, le contre-projet de M. Julien Dumas qui admettait le nouveau délit de propagande privée créé par l’art. 2, mais qui ne voulait pas de la correctionnelle, n’admettant pas « une infraction de presse jugée dans l’ombre par des juges nommés, choisis, envoyés par le gouvernement et pouvant prononcer une peine perpétuelle ». Des amendements plus modestes de MM. Rouanet et Chapentier furent repoussés et, après des débats houleux et d’une extrême confusion, l’art. 1er , enrichi de la disposition de M. Bourgeois, fut voté par 426 voix. La majorité qui ne parlait pas, se rattrapait en lançant les interruptions les plus bizarres. L’opposition luttait pied à pied. Elle multipliait les amendements et les scrutins à la tribune. La Chambre peu à peu s’affolait. Les débats offrirent bientôt un curieux mélange d’intolérance et d’incohérence que deux incidents, que je choisis presque au hasard, feront sentir plus vivement que tous les commentaires.

Le 20 juillet, M. Rouanet proposait un amendement aux termes duquel, pour frapper les provocations aux militaires, on aurait distingué entre le temps de guerre et le temps de paix. Au cours de sa discussion, il cita ces paroles du général Foy : « L’obéissance de l’armée doit être entière, absolue, lorsqu’elle a le dos tourné à l’intérieur et le visage tourné vers l’ennemi, mais elle ne doit plus être que conditionnelle lorsque le soldat a le visage tourné vers ses concitoyens. » M. Georges Berry interrompit alors : « C’est là le langage d’un factieux. » « Si le citoyen Labordère était là, continua M. Rouanet, est-ce que vous protesteriez contre lui ? » Une voix au centre répondit : Oui.

Un autre jour, M. de la Porte, en quelques mots, et fort modestement, vint porter à la tribune une objection purement grammaticale. L’art. 2, dit-il, vise les individus qui auront, soit par provocation, soit par apologie des faits spécifiés… C’est là, observa-t-il, une simple faute. On ne peut dire, tout au moins en respectant les règles ordinaires de la grammaire : provocation des faits spécifiés. Le gouvernement décline mal. On devrait dire : soit par provocation aux faits spécifiés, soit par apologie des mêmes faits. Ne modifiez pas votre texte. Mais venez reconnaître votre erreur à la tribune.

Je copie à l’Officiel la réponse du garde des sceaux Guérin :

« Messieurs, je comprends mal, je l’avoue, la question que m’adresse l’honorable M. de la Porte. M. de la Porte demande : Qu’est-ce que la provocation ? Qu’est-ce que l’apologie ?

M. de la Porte. — Ce n’est pas cela du tout !

M. le garde des sceaux. — Je lui réponds : La provocation et l’apologie ce sont les moyens ; le but c’est l’incitation à commettre le crime ou le délit. Dans ces conditions, je le répète, je ne comprends pas la question qui m’est adressée, et je demande à la commission de repousser l’amendement. »

Les circonstances donnent à ces anecdotes une sorte de comique excessif et macabre. Mais dans la double séance du 21 juillet, ce fut presque de la folie. Un amendement Montaut-Brisson vint insérer dans la loi une disposition capitale, puisqu’elle est unique dans nos lois, et qui rendait licites les provocations à la désobéissance des militaires, quand les ordres reçus par eux étaient contraires à la Constitution. On ne peut que louer l’initiative de M. Montaut et le discours de M. Brisson, mais cet amendement, voté malgré le ministère, donnait déjà quelque obscurité au texte de l’art. 2. Immédiatement après, la majorité votait deux amendements de MM. Bertrand et Pourquery de Boisserin, formellement contradictoires, puisque le premier tendait à ne punir les provocations aux militaires que lorsqu’elles avaient un caractère anarchiste, et que le second était ainsi conçu : les mots « dans un but de propagande anarchiste (inscrits en tête de l’art. 2 et qui gouvernaient l’ensemble de cet article) ne s’appliqueront pas aux provocations ». La Commission qui avait déjà modifié son texte entre les séances des 20 et 21 juillet reçut mission de préparer séance tenante un nouveau texte de l’art. 2 qui conciliât tant bien que mal ces deux dispositions trop peu cohérentes. Un quart d’heure plus tard, elle présentait sans sourciller le projet suivant dont je me permets de recommander la lecture attentive :

Sera déféré aux tribunaux de police correctionnelle et puni… tout individu qui… sera convaincu d’avoir, dans un but de propagande anarchiste :

1o  Soit par provocation, soit par apologie des faits spécifiés, incité une ou plusieurs personnes à commettre, soit un vol, soit un crime de pillage, de meurtre…, etc. ;

2o  Adressé une provocation à des militaires… dans le but de les détourner de leurs devoirs (sic) et de l’obéissance qu’ils doivent à leurs chefs dans ce qu’ils leur commandent pour l’exécution des lois et règlements militaires (sic) et la défense de la Constitution républicaine, alors même que ce ne serait pas dans un but de propagande anarchiste.

Je n’exagère rien. On trouvera à l’Officiel ce texte extraordinaire, que j’ai même allégé d’incidentes inutiles. Il ne semble pas qu’on ait jamais poussé plus loin l’incohérence et la contradiction. M. Pelletan montait alors à la tribune et déclarait « que non seulement on était en train de voter une loi dont la rédaction serait un défi au bon sens et à la langue française, mais encore qui finirait par ne plus avoir le sens commun ». M. d’Hulst, « en présence du désordre navrant qui règne dans cette délibération », demandait à la Chambre de s’ajourner jusqu’au 25 octobre. La Chambre se séparait dans l’agitation la plus confuse, et l’on pouvait croire la loi menacée. C’était la sixième séance consacrée exclusivement à cette discussion.


VI. — C’est alors que la brutalité commença. Au début de la séance du 23 juillet M. Charles Dupuy, qui ne portait pas encore le trait-d’union, cette « particule des démocraties », laissait tomber les déclarations qui suivent, accentuées par sa grossièreté naturelle : « Le gouvernement et la commission se sont mis d’accord sur un texte que nous considérons comme définitif ; nous vous déclarons qu’il est impossible d’accepter aucun amendement. Nous vous demandons, messieurs, de rejeter tous les amendements qui pourraient être proposés. »

M. Brisson protestait éloquemment contre ce langage inconstitutionnel, mais le texte de la commission, le nouveau texte définitif, qui était le 4e texte définitif soumis à la Chambre, ne subit en effet aucun changement[2]. Les amendements et les discours se multiplièrent : la majorité ne fléchit plus. Elle se prononça avec la même persistance têtue sur les objections de principe ou sur les critiques de rédaction. On lui signala doucement des erreurs légères, des expressions peu juridiques ou même de simples solécismes. Rien n’y fit. La Chambre votait aveuglément : le ministère et la commission ne daignaient même plus répondre.

C’est ainsi que furent écartés silencieusement, mécaniquement les amendements de M. Charpentier demandant qu’on ne pût être recherché pour une lettre privée ou pour un propos tenu à son domicile : de M. Viviani demandant que les domestiques et les délateurs ne pussent être entendus comme témoins. La commission se vengeait à sa manière du spectacle ridicule qu’elle avait donné pendant huit jours. M. Guérin, M. Audiffred, président de la commission — qui préside encore quelque chose — M. Lasserre, rapporteur, ne se donnaient plus le mal de monter à la tribune. Ils répondaient d’un geste, d’une insolence : la Chambre votait.

M. Pelletan vint dire que la relégation, ce n’était plus qu’un mot hypocrite : que la relégation, telle qu’on l’appliquait dans les colonies pénitentiaires, cela s’appelait d’un autre nom : les travaux forcés, — prononcés désormais par la police correctionnelle ; que c’était ainsi comme une peine de mort administrative, la mort en sept ans, « par annuités », — punissant désormais ces délits de plume et de parole que le gouvernement déclarait vouloir rendre au droit commun. M. Guérin lui répondit dédaigneusement en dix phrases. M. Balsan, royaliste, vint demander en quelques nobles paroles que la relégation ne put être prononcée que par la cour d’assises. Son amendement fut rejeté silencieusement par une majorité de républicains qui ne parut même pas en comprendre la portée. Ils votaient avec une sorte de honte : pas un membre de la majorité ne vint défendre le projet à la tribune : mais ils votaient. Par une sorte de chantage nouveau, M. Dupuy forçait la Chambre à choisir entre une crise ministérielle que les circonstances rendaient spécialement dangereuse, et l’adoption muette d’une loi folle : elle obéit. Mais je ne lui vois même pas ce courage qu’il y a quelquefois dans l’obéissance.

M. Balsan, M. Viviani, M. Mirman, M. Millerand, M. Alphonse Humbert parlèrent successivement sur la relégation sans que personne se levât pour leur répondre. Ce fut en vain qu’on demanda que la relégation ne fût pas collective, que les relégués ne fussent pas envoyés à la Guyane (où la mortalité annuelle est parfois de 62 %), que l’option fût permise entre la relégation et le bannissement, que la durée de la relégation pût être limitée à cinq ans. Aucune modification, aucune atténuation ne fut admise. La guillotine sèche fut votée par 327 muets.

M. Dénécheau vint montrer avec évidence que l’art. 5, qui permettait aux tribunaux d’interdire la publication des débats, conduisait pratiquement aux conséquences les plus iniques ou les plus absurdes. 323 muets laissèrent à l’arbitraire des tribunaux le droit d’appliquer dans l’ombre des peines perpétuelles. Puis, après un admirable discours de M. Jaurès, qui rejetait sur la majorité opportuniste, sur la majorité du Panama et des lois d’affaires, la responsabilité première de cet anarchisme qu’elle venait si férocement réprimer, qui accusait les financiers et les concussionnaires d’avoir, les premiers, enseigné « aux jeunes gens à l’âme violente » le mépris de l’autorité, le mépris de la République et jusqu’au mépris de la mort, — après un dernier assaut de l’opposition demandant que la durée de cette loi d’exception, comme celle des lois d’exception allemandes, fût limitée d’avance par le législateur, et qu’on n’inscrivit pas à titre définitif de semblables textes dans nos codes, après ces derniers efforts, 269 députés contre 163 et 96 abstentions votèrent l’ensemble du projet de loi.

Elle fut portée au Sénat le jour même. M. Trarieux, rapporteur, en exposa les dispositions principales et le Sénat, malgré les efforts de M. de Verninac, ordonna la discussion immédiate. M. Floquet, dont on avait annoncé à grand bruit l’intervention, commença un discours ; mais déjà malade, il dut s’interrompre presque aussitôt. Ce fut sa dernière apparition à la tribune. MM. Arago et Girault, et même M. Bérenger, protestèrent en quelques mots. Puis on passa au vote. 203 voix contre 34 adoptèrent la loi.


VII. — Ce scrutin est sans intérêt. Mais les scrutins de la Chambre, au contraire, sont pleins d’utiles enseignements. Une partie des radicaux, et par exemple MM. Goblet, Brisson, Doumer, Pelletan repoussèrent l’ensemble de la loi dont ils avaient d’ailleurs repoussé un à un chaque article. La droite pure vota contre, avec MM. Cochin et de Ramel, ou s’abstint, avec MM. de Lanjuinais et Balsan. Je ne dirai rien des ralliés et des opportunistes : leur zèle n’avait pas faibli. MM. Méline, Barthou, Ribot et Deschanel votèrent comme on peut imaginer qu’ils aient voté. M. Léon Bourgeois et ses amis, après avoir voté contre le changement de juridiction consacré par l’article 1er  et pour divers amendements, tel que celui de M. Boissy-d’Anglas (qui tendait à limiter la durée de la loi), en adoptèrent cependant l’ensemble. Cette attitude conduirait à d’amères réflexions les spectateurs assez naïfs pour avoir conservé quelque illusion sur la probité républicaine de cet homme d’État trop distingué.

Il est certain que l’intervention active de M. Bourgeois au cours du débat, dans la discussion générale ou sur l’un quelconque des amendements que lui-même devait voter, aurait détaché une trentaine de voix d’une majorité têtue, mais honteuse, et par là même amené la chute du ministère et l’effondrement du projet de loi. Moins courageux que M. Brisson, M. Léon Bourgeois n’osa pas compromettre sa réputation d’homme de gouvernement. Il se tut. C’est une attitude, jointe à plusieurs autres, que n’oublieront pas quelques-uns de ceux qui furent jadis ses amis muets, mais efficaces.

Il est vrai que M. Bourgeois s’est vanté depuis lors d’avoir, par son amendement à l’article 1er  (qui consistait, on s’en souvient, à ajouter au texte du gouvernement ces mots : lorsque ces actes auront pour but la propagande anarchiste, d’avoir, dis-je, adroitement et sans l’air d’y toucher, brisé dans la main du gouvernement l’arme aiguisée contre la liberté. Il faut toujours se méfier de ces habiletés hypocrites. J’avoue volontiers que l’amendement de M. Léon Bourgeois était habile et qu’il eut l’art de le faire voter comme s’il était tout naturel, évident et accepté par tout le monde. Je répondrai tout d’abord que ce sont là de ces adresses grâce auxquelles on se tient un peu aisément quitte de son devoir. Mais examinons la question de plus près. Il est exact que le texte voté par les Chambres différait en plusieurs points du projet de MM. Guérin et Charles Dupuy. Les délits contre la sûreté intérieure de l’État cessaient d’y être visés. La relégation ne pouvait plus être prononcée dans tous les cas, puisque on exigeait désormais une condamnation principale à une année au moins d’emprisonnement et outre une condamnation antérieure. Mais, en vérité, ce ne sont là que des nuances dans l’absurdité ou dans la brutalité. Enfin la disposition additionnelle de M. Bourgeois avait été votée à mains levées ! Pour les lecteurs et les électeurs naïfs qui penseraient qu’ainsi amendée la loi devait rester inoffensive, je me contenterai de transcrire le commentaire d’un magistrat fort expert, M. Fabreguettes, aujourd’hui conseiller à la Cour de cassation :

« Quand pourra-t-on dire qu’il s’agit d’un acte de propagande anarchiste, d’un but de propagande anarchiste ?

« La caractéristique de l’anarchie, c’est l’acte de propagande par le fait, c’est-à-dire le crime, l’attentat individuel.

« En cela, il y a une différence entre l’anarchiste et le socialiste révolutionnaire. Celui-ci entend procéder non par mesures individuelles successives, mais par la révolution générale.

« Mais on sent combien il est difficile de distinguer : ce sont toujours des actes individuels qui préludent à une insurrection, et une révolution n’est que la somme totale d’actes de rébellion, de sédition, d’attentats particuliers.

« De même, on n’aura pas toujours la ressource de trouver dans les antécédents la preuve que le coupable est affilié à l’anarchie. Du reste les criminels anarchistes sortent presque tous du socialisme révolutionnaire… La nature du propos, du discours, de l’écrit ne donnera presque jamais une clarté suffisante. On pourra les attribuer indifféremment à un anarchiste ou à un socialiste révolutionnaire. »

Et encore ce passage plus candide :

« Nous craignons fort que la nouvelle loi soit peu applicable si l’on veut ne la réduire qu’à des anarchistes avérés. Il arrivera forcément que, dans les temps troublés, ceux où l’on procède par fournées et où le besoin de sécurité publique prend parfois le pas sur des interprétations trop bienveillantes (sic), on sera obligé de ne pas restreindre le champ d’application. »


VIII. — C’est assez montrer que la loi, avec sa cruauté intacte, avait conservé son caractère d’hypocrisie équivoque qu’y avait volontairement introduit le gouvernement.

Les trois lois des 12 et 18 décembre 1893 et du 28 juillet 1894 sont encore aujourd’hui toutes prêtes pour donner à une réaction cléricale ou à une dictature militaire une arme aussi meurtrière et plus sûre que les lois de sûreté générale ou que la loi de prairial an II.

Aussi ne sera-t-on pas étonné d’apprendre que, depuis leur promulgation, l’abrogation en a été proposée à la Chambre. On apprendra sans plus de surprise, que les deux fois, la Chambre les a soigneusement maintenues dans le Code qu’elles complètent si heureusement.

Le 14 novembre 1895, M. Bourgeois étant consul, M. Julien Dumas a interpellé le gouvernement « sur les mesures qu’il compte prendre pour restituer au jury l’appréciation des délits d’opinion ». Le ministère Bourgeois était formé depuis peu de jours ; sa situation était difficile ; sa majorité, instable. S’il eût pris fermement parti pour l’abrogation de la loi Dupuy-Guérin, je crois qu’une majorité l’eût suivi. Mais, à son ordinaire, M. Bourgeois n’osa point prendre parti. Il prononça un discours vague, habile et dilatoire. La gauche républicaine et socialiste, qui voulait le maintenir au pouvoir, n’insista pas. Un ordre du jour de M. Sarrien approuvant les déclarations du gouvernement fut voté par 347 voix contre 87. Le scrutin est étrangement paradoxal : MM. Guesde, Millerand et Jaurès votèrent pour le gouvernement, c’est-à-dire pour le maintien provisoire des lois d’exception. Une partie des opportunistes et des ralliés repoussèrent l’ordre du jour, ce qui revenait à demander l’abrogation immédiate de ces lois qu’ils avaient votées. MM. Méline, Barthou, André Lebon, Turrel et le gros de leurs amis, qui les avaient votées également, s’abstinrent plutôt que de donner leurs voix à M. Bourgeois. Voilà de beaux exemples de parti-pris et de discipline.

MM. Léon Bourgeois et Millerand purent sentir leur faute quand, le 28 mars 1898, M. Gérault-Richard vint à son tour demander au gouvernement de M. Méline l’abrogation des lois de 1893 et de 1894. Le garde des sceaux s’appuya, pour combattre la proposition Gérault-Richard, sur l’exemple qu’avait donné en 1895 M. Bourgeois et la gauche républicaine. Il cita les paroles mêmes de M. Bourgeois. 340 voix contre 154 l’approuvèrent presque sans discussion. Que pouvait-on reprocher au ministère modéré quand il venait dire : Le ministère radical en a fait autant. Tel est le prix des louvoiements, des hésitations, des marchandages. Du reste, l’ancien cabinet Bourgeois se divisait dans le scrutin même : MM. Lockroy et Mesureur votaient la proposition Gérault-Richard ; MM. Cavaignac, Louis Ricard, Sarrien et Viger la rejetaient ; quant à MM. Guieysse, Guyot-Dessaigne ainsi que M. Bourgeois, leur maître, ils préféraient s’abstenir.


IX. — Telle est l’histoire des lois scélérates : il faut bien leur donner ce nom, c’est celui qu’elles garderont dans l’histoire. Elles sont vraiment les lois scélérates de la République. J’ai voulu montrer non seulement qu’elles étaient atroces, ce que tout le monde sait, mais ce que l’on sait moins, avec quelle précipitation inouïe, ou quelle incohérence absurde, ou quelle passivité honteuse elles avaient été votées.

Dans ce résumé trop bref, j’aurais voulu apporter encore plus de sécheresse. Les faits suffisent ; ils sont plus éloquents que toutes les indignations. Je m’excuse donc s’il m’est arrivé quelquefois de les énerver par mon commentaire. Mais je n’ai pu chasser de ma mémoire ces matins de juillet 1894, où dans les journaux, dans l’Officiel, nous cherchions avec angoisse si la Chambre avait osé aller jusqu’au bout, si elle n’avait pas eu tout d’un coup l’écœurement de son ouvrage, si elle n’avait pas retrouvé devant quelque absurdité trop énorme ou quelle atrocité trop sauvage, cinq minutes de conscience et de courage. Quelle fièvre ! J’ai des haines et des amitiés silencieuses qui datent de ces jours-là.

Tout le monde avoue que de telles lois n’auraient jamais dû être nos lois, les lois d’une nation républicaine, d’une nation civilisée, d’une nation probe. Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge. Tout le monde le sait, tout le monde le reconnaît ; ceux qui l’ont votée l’avouaient eux-mêmes. Combien de temps vont-elles rester encore dans nos Codes ?

On sait à qui nous les devons. Je m’inquiète pas d’un Lasserre ou d’un Flandin sans importance. Ils ont déjà disparu. Mais les ministres qui les ont conçues, qui ont profité d’un moment d’horreur et d’affolement pour les imposer, qui ont fait subir jusqu’au bout à une Chambre obéissante leur menace sous condition ? J’ai dit leurs noms, je les répète : après Casimir-Perier, avec le garde des sceaux Guérin, il y eut Dupuy, Hanotaux, Poincaré, Georges Leygues, Barthou et, le plus grand de tous, Félix Faure. Ajoutons-y M. Deschanel, qui seul de la majorité, intervint à deux reprises. Dans le débat, ne trouve-t-on pas tous les grands noms de la République néo-opportuniste ? Est-ce que, s’il reste des républicains dans la République, ces hommes-là ne devraient pas toujours rester marqués, flétris, honnis ? Mais nous n’avons plus la vigueur des grandes haines ; nous pardonnons, nous oublions. Et nous avons vu cette chose extraordinaire : un cabinet de conciliation présidé par l’Auvergnat des lois scélérates et de la Bourse du Travail.

Quoiqu’il en soit, il y a un devoir impérieux, immédiat, pour cette Chambre : abroger les lois scélérates. On verra le parti qu’ont pu en tirer les gouvernements, l’usage qu’hier on en faisait encore. Cela ne peut plus durer. Il est impossible que la proposition Gérault-Richard ne soit pas reprise, et, un jour ou l’autre, si les radicaux l’appuient, elle sera votée. Que les républicains y songent, ils n’ont plus beaucoup de fautes à commettre. Pour un parti qui se vante d’avoir des principes ce sont des grandes fautes que les petites habiletés. Personne n’y tient plus, à ces lois, personne ne les défend plus, et les juristes de l’avenir ne se plaindront pas de ne pas les avoir connues. Je sais bien que dans deux ou trois ans elles ne serviront peut-être plus. Mais elles ont déjà trop servi. Et surtout il ne faut pas qu’une réaction de demain s’en serve.

Un Juriste

  1. Projet de loi du gouvernement :
    Art. 1er. — Les infractions prévues par les articles 24 et 25 de la loi du 29 juillet 1881 modifiés par la loi du 12 décembre 1893 sont déférées aux tribunaux de police correctionnelle.
    Art. 2. — En dehors des cas prévus par l’article précédent, tout individu qui sera convaincu d’avoir, par des moyens quelconques, fait acte de propagande anarchiste en préconisant des attentats contre les personnes ou contre les propriétés, sera déféré aux tribunaux de police correctionnelle, puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de 100 à 2.000 francs.
    Art. 3. — La peine de la relégation pourra, en outre, être prononcée contre les individus condamnés en vertu de la présente loi.
    Art. 4. — Les individus condamnés en vertu de la présente loi sont soumis à l’emprisonnement individuel, sans qu’il puisse résulter de cette mesure une diminution de la durée de la peine.
    Art. 5. — Dans les cas prévus par la présente loi et dans tous ceux où le fait incriminé aura un caractère anarchiste, les cours et tribunaux pourront interdire, en tout ou en partie, la reproduction des débats.
  2. Il ne se distinguait des textes antérieurs que par de faibles nuances.
    Un 4e paragraphe de l’article 2, relatif aux provocations aux militaires qui n’auraient pas le caractère anarchiste (amendement Pourquery de Boisserin), essayait de masquer la contradiction grossière du texte. En revanche, on décidait que, dans ce cas, la relégation ne pouvait être prononcée. Enfin, d’après l’article 3, la relégation n’était plus prévue en tout état de cause, comme dans le projet du gouvernement, mais seulement quand l’anarchiste avait été déjà frappé d’une condamnation antérieure et était condamné comme anarchiste à une année au moins d’emprisonnement.