Les Lois des Femmes

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Les lois des femmes
Louis Delzons

Revue des Deux Mondes tome 36, 1906


LA LOI DES FEMMES

Depuis une dizaine d’années, le féminisme en France s’est abondamment manifesté par le journal, le roman, le théâtre : mais son action législative fut médiocre. Cependant les rédacteurs des nouveaux codes civils, en Allemagne et en Suisse, accueillaient et fixaient en articles de lois certaines revendications essentielles de cette doctrine mouvante, à la fois très pratique et très passionnée, si précise quand il lui convient, et tout de suite après si chimérique et si vague. On a pu dire que ces nouveaux codes consacraient, quant à la capacité patrimoniale, l’émancipation de la femme mariée. Pour cette raison, et pour quelques autres d’ailleurs, ils ont été exaltés avec enthousiasme. Dans un temps où s’engage et se poursuit, sur notre propre Code civil, un travail de démolition, de reconstruction et d’aménagement à la moderne, ils apparaissent à de nombreux esprits comme les types de la maison modèle. On parle de les imiter et même de les copier. A coup sûr, la législation comparée est féconde pour les progrès de la loi positive. Il est utile de regarder ce que font les autres peuples, de s’inspirer de ce qu’ils font de mieux. Mais c’est pour nous que nous travaillons : c’est nous qui habiterons la maison nouvelle, avec nos habitudes, nos travers et nos besoins, produits de longues traditions autant que de nécessités récentes. Le Code civil est par excellence la loi de tous les jours, celle où le citoyen doit vivre et se mouvoir à l’aise. Notamment, pour tout ce qui touche à la condition de la femme mariée, ses règles sont mauvaises si elles ne se conforment pas exactement aux faits présens. Il est bien vrai que notre Code de 1804 est, en ces règles, désuet et gênant. Cependant, pour les réformer, ce n’est point vers un idéal abstrait qu’il faut tendre ; leur rôle social est avant tout à considérer ; et c’est sans doute par l’étude de l’évolution économique et morale qu’on pourra les adapter à l’état d’aujourd’hui, de même qu’elles furent adaptées, il y a cent ans, à des mœurs différentes.


I

L’attaque du féminisme, dans notre Code civil, porte avant tout sur ce principe d’ordre public : en se mariant, la femme devient incapable ; — sur cette règle générale : à défaut de contrat, les époux sont mariés sous le régime de la communauté légale, d’après lequel tous leurs biens présens et à venir, sauf de rares exceptions, forment un patrimoine commun dont le mari est le chef.

Ces dispositions cependant représentaient, à l’époque du Code, une atténuation de rigueur, un élargissement, un progrès. Dans cette période de perpétuelle transaction que fut le Consulat, les rédacteurs du Code transigèrent sans cesse. Ils accommodèrent le droit romain du Midi au droit coutumier du Nord ; ils cherchèrent aussi à concilier le passé qu’ils se gardaient de renier avec leur présent qu’ils voulaient durable. Ce passé avait imposé à la femme mariée une condition plus étroite, une autorité plus lourde.

Le Midi ne s’était jamais départi des règles romaines du régime dotal : la dot de la femme est gardée rigoureusement intacte par l’interdiction de l’aliéner, et le mari n’en est que l’administrateur. En Normandie, où le régime dotal s’est aussi établi, sa faveur est telle que tout autre régime est proscrit. Si cependant on interroge les défenseurs les plus énergiques de ce système, — ils se révélèrent passionnés au moment de la confection du Code civil, — leurs argumens étonnent d’abord. Ils vantent sans doute la simplicité de cette combinaison : une dot que la femme apporte, qu’on lui administre en la respectant, qu’elle retrouve. Ils font valoir l’intérêt de « conservation. » Mais par-dessus tout, ils représentent que le régime dotal est seul à maintenir la femme dans la réalité de sa destinée physique, de son rôle moral et économique. Comment donc ? En ce que, assurée de retrouver sa dot, elle est privée de toute part dans les gains du mari, désintéressée de son activité, enfermée dans le cercle des soins intérieurs de la maison. Il convient que les rôles des époux soient ainsi séparés : la femme reste étrangère à l’effort du mari, et le mari donne cet effort d’autant plus vigoureux et persévérant qu’il en aura seul, et il le sait, tout le profit. Telle est dans tout notre Midi la conception ancienne de la capacité, de la condition juridique des femmes. Les Normands y ajoutèrent cette défiance qui leur est propre : ils furent aussi plus durement autoritaires : la Coutume, non seulement excluait les femmes de toute participation en gain et en perte à l’industrie des maris, mais les soumettait à leur puissance « comme des servantes. »

Il semble au contraire que la communauté, dans les pays coutumiers du centre et du Nord, ait eu plus de souci de la dignité de la femme, une idée plus complète et plus haute de l’union conjugale. « Tout ce que les époux auront gagné ensemble, la femme en prendra la moitié, » — n’est-ce pas comprendre et montrer que le mariage associe les pensées et les volontés aussi étroitement que les corps ? N’est-ce pas élever la femme à une égalité où, par ses instincts de finesse et de tact, par sa prudence, par le courage que chaque jour elle sait donner au mari, par tous les mérites de son esprit et de son cœur, elle collabore à l’édification de la fortune ? Il est vrai : cette idée juridique d’une collaboration constante pour former le patrimoine commun présente le mariage dans sa perfection la plus harmonieuse : elle résume, si l’on peut dire, dans l’ordre des biens, un très vieil idéal français et chrétien. Toutefois, il faut regarder de plus près. La puissance maritale est absolue non moins que dans le pays de droit écrit. Elle comporte d’abord l’incapacité de la femme, parce que le mari ne doit jamais être inquiété ni gêné, et pour cela seulement. Elle crée ensuite au profit du mari un droit étrange de disposition : il dispose en toute liberté du patrimoine commun ; il peut l’aliéner comme il veut, et bien mieux, il peut le « donner » à qui il lui plaît. Ce n’est plus l’associé, l’administrateur qui veille sur le bien social : c’est le despote et, comme parlent les Coutumes, « le Seigneur et Maître de la communauté. » En promettant à la femme une moitié du patrimoine commun lors de la dissolution de la communauté, on l’encourageait à donner tous ses soins à la formation de ce patrimoine ; mais on lui refusait toute garantie qu’une fois constitué, il ne fût pas anéanti par une fantaisie du mari. Dans l’intérêt exclusif de la puissance maritale, on la livrait et son avenir à l’arbitraire, à la chance d’avoir un époux invariablement sage : ce même intérêt lui faisait refuser le rôle le plus modeste dans l’administration, exigeait qu’associée dans l’effort elle fût déclarée incapable. Entre l’idée si haute et vraiment belle de la communauté et la dureté hostile de ces règles, — liberté absolue du mari, incapacité de la femme, — l’antinomie est évidente.

Ainsi au Midi, en Normandie, dans le Nord et le Centre, plus ou moins brutal, mêlé de défiance, masqué d’idéalisme, partout se retrouve le despotisme de l’homme sur la femme.

Voilà qui est surprenant ! N’est-ce donc point le pays où les femmes ont connu le culte le plus sincère, et toutes les formes du culte des hommes ? Jeanne d’Arc, Anne de Beaujeu, Marguerite de Navarre, Mme de La Fayette, dévouement sublime, rares vertus, mérites d’intelligence ordonnée ou de volonté persévérante, grâces légères, frémissantes et attendries, ces femmes-types sont arrivées jusqu’à nous, portées à travers le temps par un cortège toujours accru. Du rayonnement qu’elles eurent vivantes, rien ne s’est perdu. Leur héroïsme, leur charme, les hommes l’ont senti avec une force dont témoigne le renom qu’ils leur donnèrent : ils ont proclamé que leur action, celle aussi de tant d’inconnues qui furent leurs devancières ou leurs imitatrices, reste liée au développement de notre civilisation.

Au-dessous de ces figures glorieuses, on sait de reste, par la littérature et l’histoire, le rôle de premier plan que les femmes tinrent à toute époque dans la vie sociale de ce pays ; à toute époque, sur des hommes dont le goût essentiel est la galanterie, sensualité spirituelle et un peu tendre, elles ont marqué leur influence par l’esprit, la grâce, la coquetterie, la vivacité, qui répondaient si exactement à ce goût. Il y eut toujours ainsi à la Cour, à la ville, dans les provinces, des femmes qui donnèrent à la vie française non seulement son éclat ou son charme, mais sa signification vraie. La liste en serait trop longue, depuis la « Dame de beauté, » jusqu’aux premiers rôles du XVIIIe siècle : ce que les femmes donnèrent d’entrain intellectuel et mondain à cette fin de l’ancien régime, le XIXe siècle ni le XXe ne semblent l’avoir dépassé. Sous cette forme encore et dans tous les temps, l’action féminine fut nécessaire, indispensable. Les œuvres des écrivains et des poètes montrent bien que les hommes l’ont reconnu. On ne saurait douter qu’ils furent toujours pareils à tel de nos contemporains, qui, dans une colonie où il est privé de la société des femmes françaises, s’ennuie, se désespère, souhaite ardemment le retour.

Veut-on voir plus avant, dans la réalité modeste et pratique de l’existence journalière, par exemple dans la gestion d’un patrimoine, comment les femmes se comportèrent ? Il est malaisé de connaître par le détail vrai l’existence d’un ménage moyen, d’honnête bourgeoisie, aux XIIIe, XVIe, XVIIIe siècles. Mais alors comme aujourd’hui, dans cette bourgeoisie moyenne, on a vu des femmes soudainement chargées, par la mort du mari, d’un fardeau d’affaires, de la direction d’un commerce ou d’une ferme, et parfaitement habiles dans une tâche où elles paraissaient neuves : des inventaires, des actes de liquidation pourraient l’établir. On a vu aussi, alors comme aujourd’hui, des femmes se montrer, à la tête de grandes communautés religieuses, également habiles dans le gouvernement des âmes et l’administration des biens. Il n’y avait donc point en elles infirmité d’intelligence ni de jugement.

Tout cela est certain, évident, trop connu. Cependant les jurisconsultes nous fournissent par contraste une opinion rude, maussade, dédaigneuse. Ils représentent, on l’a dit, la conscience juridique du pays : en eux se fixent et se formulent les tendances de tout un peuple. Ils ont écrit pour la classe moyenne, et c’est par les femmes de cette classe qu’ils ont connu et jugé toutes les femmes ; leur opinion est significative. Contemporain de Blanche de Castille, Beaumanoir écrivait au XIIIe siècle :

« Il loist à l’homme battre sa femme, sans mort et sans mehaing, quand elle le meffet. Si comme quand elle est en voie de faire folie de son corps, ou quand elle dément son baron ou maudist ; ou quand elle ne veut obéir à ses raisnables commandemens que prude femme doit faire. En tels cas et en semblables, est bien mesliers que li mari soit costierres de sa femme resnablement. »

Au XVIe siècle, d’Argentré disait : « Il y a dans cet être des mouvemens effrénés, une colère emportée, des élans tumultueux, une grande pauvreté de bon sens, une faiblesse de jugement, un orgueil indomptable. Ce sexe est inhabile à fréquenter les réunions d’hommes, et exposé à de nombreuses embûches… César nous rapporte un meilleur sentiment et les exemples d’une très antique coutume laissée par les Gaulois les plus anciens, lesquels tenaient en puissance leurs femmes, et la fortune de leurs femmes. » Vers le même temps, Coquille s’exprimait avec amertume sur l’avarice des femmes et la coquetterie des veuves. Enfin, au XVIIIe siècle, Pothier, si sûr de sa pensée, si mesuré dans la forme, disait nettement que la femme devait être soumise à son mari comme « une inférieure à son supérieur. »

De la crainte, de la défiance, les susceptibilités d’un orgueil ombrageux, voilà ce qui fait le fond de ces opinions : elles sont restées à peu près pareilles du XIIIe siècle au XVIIIe : elles s’opposent aux louanges des littérateurs et des poètes, elles font un contraste surprenant avec l’empressement des hommes à rechercher la société des femmes et l’estime qu’ils parurent témoigner toujours soit de leurs qualités intellectuelles, soit de leurs vertus. C’est qu’en réalité il y eut deux opinions, celle des hommes, celle des maris parlant par la bouche des jurisconsultes ; l’une sur la femme, l’autre sur l’épouse. Il s’est toujours trouvé un sentiment public pour goûter les mérites rares de la femme française, et des voix pour les proclamer : il se trouva aussi bien un sentiment public qui souhaitait l’assujettissement des femmes à leurs maris, et des voix grondeuses ou sèches, celles des jurisconsultes, pour en donner les raisons. Si l’on cherche plus avant, n’est-ce pas un peu d’égoïsme viril qui se révèle ainsi, pareil sous ces deux aspects opposés ? Pour toutes les qualités d’esprit ou d’âme dont ils tiraient plaisir ou profit, les hommes ont payé leur dette de reconnaissance ; ils ont reconnu aux femmes une influence sociale, où ils eurent d’ailleurs des satisfactions, tandis qu’elles-mêmes y oubliaient le souci d’avantages pécuniaires et de droits patrimoniaux. En revanche, concéder à la femme mariée une petite part de direction, ne fût-ce que pour lui laisser l’administration de la maison même ou pour l’associer aux actes de disposition, cela parut insupportable. Il aurait fallu rogner sur la part du mari, restreindre un peu son rôle. Les hommes ne le voulurent à aucun prix. Ces opinions de jurisconsultes, si déplaisantes et rudes, donnent seulement un prétexte à une volonté qui pouvait bien s’affirmer telle quelle. La volonté générale fut que, dans le mariage, toute autorité, toute responsabilité, toute liberté restassent au mari. Il convient d’ajouter que, dans les pays coutumiers, avec le régime des biens et des acquêts communs, le mari enrichissait la femme, dès lors qu’il s’enrichissait lui-même. L’âpreté des hommes à défendre la puissance maritale contre toute atteinte et à installer le mari « seigneur et maître de la communauté » a ici son excuse, sa raison d’être. Celui qui a le beau devoir de faire vivre le ménage, qui a créé le patrimoine commun par son travail, reste libre d’administrer cette richesse, de la modifier, de l’anéantir. L’œuvre de la femme, qui fut seulement de conservation, ne comporte pas de droits pareils, ni même aucun droit : sa récompense est assez forte, à la dissolution de la communauté, quand elle vient prendre la moitié du patrimoine commun. Dans les pays de droit écrit, avec le régime dotal, quel besoin la femme aurait-elle d’une part d’administration ou de direction, puisqu’elle se désintéresse de l’avenir patrimonial du ménage et qu’elle se borne, sa dot remise aux mains du mari, à s’en garantir par l’inaliénabilité la conservation intégrale ? Au surplus, en droit écrit ou en droit coutumier, elle peut bien, veuve ou fille, montrer quelques talens dans la gestion de sa fortune, mais en présence de l’homme ses talens ne sont jamais que ceux d’une « inférieure. »

Tels étaient les sentimens généraux et profonds des hommes sur l’épouse, son rôle et la conduite du ménage. Et ces sentimens d’autorité domestique, de supériorité virile se fortifiaient dans l’ancienne société française par le triomphe universel du principe même d’autorité. En acceptant ce principe comme base de son organisation politique, un peuple témoigne assez qu’il le reconnaît indispensable aussi dans les rapports sociaux, dans le mariage et la famille. Il se fait d’ailleurs comme une pénétration du dehors à l’intimité de la maison, de la vie publique à la vie privée de la nation ; les idées de puissance, de hiérarchie et d’ordre, qui sont inséparables, ne dominent point dans l’une sans dominer dans l’autre.


II

Tout cet édifice juridique du régime dotal ou de la communauté, et les idées d’autorité pour le mari, d’incapacité pour la femme qui en étaient l’armature, parurent crouler sous la Révolution. Les idées nouvelles, surtout les mots nouveaux, c’était liberté, égalité. La tentative de Cambacérès, pour doter le pays transformé d’une loi civile appropriée, s’étendit aux règles de la société conjugale. Son projet de Code civil proposait comme régime légal la Communauté, mais en spécifiant que « les époux ont et exercent un droit égal pour l’administration de leurs biens. » (Article 11) : il supprimait aussi et la puissance maritale et l’incapacité de la femme : son rapport, présenté à la Convention le 9 août 1798, est muet sur l’une et sur l’autre question. Moins de dix ans après, le même Cambacérès collaborait comme Consul à la confection d’un Code civil qui prit un autre nom que le sien. Ses idées, celles de tous avaient changé ; il fallait garder les traditions essentielles du passé, garder aussi les progrès déjà vérifiés. Ce dessein, Bonaparte l’encourage, et d’ailleurs y ajoute la pensée profonde de son ambition.

Peut-être, à lui seul, le Premier Consul eût-il maintenu la femme mariée dans sa condition juridique de l’ancien droit : il ne voyait en elle que la mère, de qui il exigeait beaucoup d’enfans, dont il ferait des soldats. Il n’apercevait que le mariage, la famille, les enfans nombreux si nécessaires à la force de son gouvernement ; et pour les femmes elles-mêmes qu’il méprisait, l’idée ne lui vint pas qu’elles pouvaient mériter dans l’association conjugale un rôle d’associées. Cependant ce fut sa pensée si forte, si fortement exprimée qui, inspirant les juristes et trouvant en eux une tendance à plus de liberté, inclina la loi du mariage vers des solutions plus équitables. Jusque-là, la loi civile avait été faite par la Coutume, c’est-à-dire par les aspirations et les habitudes du peuple même que fixaient et réglaient les jurisconsultes. Pour la première fois, le chef de l’Etat entendait ordonner cette loi tout entière, et il voulait qu’elle concourût à lui faire la nation strictement disciplinée, mais robuste aussi et vigoureusement organisée, sur laquelle il exercerait le pouvoir absolu. Devant cette conception énergique et nouvelle, l’idée ancienne de l’intérêt du mari, les sentimens anciens d’orgueil et d’égoïsme virils n’avaient en eux-mêmes aucune valeur. Ce qui vaut aux yeux de Napoléon, c’est le mariage. Ce qu’il faut protéger, rendre solide et fort, c’est le mariage. On n’avait connu que l’intérêt du mari : on connaîtra désormais l’intérêt du mariage. Voilà la notion nouvelle. Dictée par un esprit absolu et pour des fins de pouvoir absolu, elle est néanmoins plus large que l’ancienne. Elle rencontre justement auprès de ces juristes, Cambacérès, Portalis, une disposition libérale, résultat de tant d’aventures, de tant de courses à travers tant d’idées. Ils resteront fidèles aux habitudes, juridiques de leur passé ; ils puiseront à pleines mains dans Pothier qu’ils ont vénéré toujours, dans les Coutumes de Paris et d’Orléans qui demeurent pour eux la vraie loi, et les changemens seront en apparence légers. Mais la notion nouvelle est assez présente dans leur œuvre pour que les interprètes puissent ensuite déduire toutes les conséquences, réaliser toutes les applications.

La grande règle qui demeure, conforme à la tradition coutumière et au vieux sentiment français, c’est l’incapacité de la femme mariée. A lire l’article 217, rien ne paraît changé. La femme ne peut, sans le consentement du mari, donner, aliéner, hypothéquer, acquérir à titre gratuit ou onéreux, c’est-à-dire qu’elle ne peut rien. Mais la raison de l’incapacité n’est plus la même, et pour fonder la puissance maritale, on ne parle plus de l’intérêt du mari. Le mariage est une société qui met en présence deux êtres dont les forces sont inégales : la direction indispensable à toute société doit être attribuée au plus fort, le mari, en même temps que protection doit être donnée au plus faible, la femme. La raison d’être de la puissance maritale sera donc à la fois l’intérêt de la société conjugale qui a besoin de la direction du plus fort, et l’intérêt de la femme qui a besoin d’être protégée. Les conséquences de ce principe nouveau apparaissent tout de suite : elles semblent même faire échec à la puissance maritale, autant que ces intérêts nouveaux du mariage et de la femme portent atteinte à l’intérêt du mari. L’incapacité reste une règle d’ordre public, en ce sens qu’aucune convention ne saurait la modifier. Mais, tandis qu’autrefois les actes passés par la femme sans autorisation étaient frappés d’une nullité absolue, que ni prescription, ni ratification ne pouvaient couvrir, ils n’entraînent plus qu’une nullité relative : cette nullité se prescrit par dix ans après la dissolution du mariage, et la femme a alors le droit nouveau, résultant de son intérêt, d’effacer la nullité par sa ratification. D’autres conséquences ne sont pas moins significatives : dans l’ancien droit, le mari mineur, investi pour lui-même, par effet de sa dignité, de la puissance maritale, pouvait autoriser sa femme ; il ne le peut plus dans un droit qui se soucie de l’intérêt de la femme et du mariage, et voit donc dans un mari mineur moins le mari que le mineur. De même, contre la résistance du mari, la femme pourra faire lever par la justice l’incapacité qui est avant tout sa sauvegarde. De même encore, quand le mari absent n’a pas à exercer sa prérogative, la femme ne pourra cependant pas se passer d’une autorisation qui sera celle de la justice ; car il convient qu’elle-même et le mariage et la famille soient protégés.

La puissance maritale subit une diminution non moins grave dans l’organisation de la communauté légale. C’est encore la tradition ici, la force d’un sentiment et d’une habitude qui décidèrent les rédacteurs du Code civil pour le régime coutumier plutôt que pour le système romain de la dot. Il fallait un régime pour les époux qui se marient sans contrat, c’est-à-dire pour la très grande majorité. On choisit le système le plus conforme aux habitudes de la majorité. Tout devient commun entre les époux, ce qu’ils apportent en mariage, ce qu’ils acquièrent ; la loi excepte seulement, à cause de leur valeur, les immeubles que l’un ou l’autre époux possédaient au jour du mariage et ceux qui leur adviennent ensuite par succession ou donation. Il se forme ainsi trois patrimoines, les propres du mari, les propres de la femme, qui sont exceptionnels, la communauté qui comprend à peu près tout. En retour, la communauté supporte tout le passif correspondant à cet actif : elle ne paie pas les dettes des successions immobilières, puisqu’elle ne recueille pas ces successions ; mais elle paie toutes les dettes mobilières, parce qu’elle comprend tous les meubles ; elle paie même les dettes relatives aux immeubles « propres » de chaque époux, parce qu’elle jouit des revenus de ces propres ; seulement elle les paie à charge de « récompense. » Il ne faut pas en effet que les trois patrimoines se nuisent l’un à l’autre ; dès lors, toutes les fois que l’un des époux aura tiré un profit personnel des biens de la communauté, ou celle-ci des biens des époux, l’équilibre sera rétabli au moyen de la « récompense » payée à la communauté ou par elle.

Toutes ces règles sont exactement reproduites de la Coutume, et la communauté se constitue de la même manière. Mais elle se gouverne un peu autrement. Nulle part d’abord, dans le Code, ne se rencontre, pour définir le pouvoir du mari, la formule coutumière : seigneur et maître de la communauté. Le mari est simplement qualifié de chef. Et cette atténuation dans le titre répond à une réalité. Le mari reste bien entendu seul administrateur du patrimoine commun comme du sien propre, et, plus privilégié qu’un administrateur, il est libre d’aliéner et d’hypothéquer à sa guise ; seulement il n’est plus le maître, en ce qu’il a perdu la faculté de donner comme il lui plaît : par testament il ne peut donner que sa part dans la communauté ; par donation entre vifs, il ne peut disposer ni des immeubles, sauf pour établir un enfant commun, ni de l’universalité des meubles, ni même d’une quote-part dont il se réserverait l’usufruit. C’est bien l’intérêt de la femme et de la famille que le Code a voulu protéger ici, aux dépens de la puissance maritale, en restreignant le droit de disposition. D’ailleurs le mari garde le droit d’engager par ses dettes, non seulement son patrimoine, mais le patrimoine commun. Ainsi le pouvoir de ce chef demeure encore si étendu et absorbant qu’il a fallu organiser fortement les mesures de protection au profit de la femme ; on lui accorde une hypothèque légale sur les biens du mari ; on lui permet de demander la séparation de biens, si sa dot est en péril ; enfin, à la dissolution de la communauté, elle peut « renoncer » et par suite laisser au mari seul toute la charge du passif qui résultera de sa mauvaise administration. La protection est en quelque sorte rigoureuse ; elle pèse lourdement, par l’hypothèque et la faculté de renonciation, sur le crédit du mari ; mais c’est une nécessité bien connue que ces mesures protectrices et gênantes s’accumulent en raison même de l’étendue des pouvoirs laissés au mari. Quant aux biens propres de la femme, le mari n’est plus qu’un administrateur : il ne peut aliéner les immeubles sans qu’elle consente, et il est responsable sur ses propres biens de ses fautes de gestion.

Ces règles du Code civil montrent assez clairement, avec le rôle que les rédacteurs assignaient à la femme mariée, les avantages et les inconvéniens de sa condition juridique. Dans les travaux préparatoires du Code, la femme commune en biens, celle qui se marie sans contrat, donc la femme du peuple ou de la petite bourgeoisie, est l’auxiliaire indispensable du mari : elle collabore par ses soins et même par son activité. Seulement cette activité est plutôt conservatrice ; il n’apparaît point que les législateurs de 1804 aient supposé d’elle le travail qui crée. D’autre part, ils n’ont pas supposé que sa raison et son instinct pratique fussent jamais assez certains, pour que le mari dût avoir son concours dans ces actes graves qui ne sont plus de l’administration courante, les actes d’aliénation. Il en résulte que cette femme, exempte de toute responsabilité, a sa part assurée dans les gains, sans être jamais responsable des pertes. Le mari fait-il une fortune ? Elle en aura la moitié, si médiocre épouse qu’elle ait été. A-t-il des revers ? Par la séparation de biens, elle sauvera la reprise de son apport ; par la renonciation, elle se tiendra à l’abri de toute perte ; par l’hypothèque légale, elle primera, sur les immeubles du mari, des créanciers dont l’argent a pu cependant lui porter profit. Ce sont de grands avantages, surtout pour une femme qui n’a pas tenu le beau rôle qu’imaginaient les rédacteurs du Code. Il y a en retour des inconvéniens, surtout pour la femme qui a fait son devoir. Toutes les protections du Code n’empêchent pas que le mari ne puisse dénaturer le patrimoine commun et le dissiper à sa fantaisie : or ce patrimoine recueille tous les gains de la femme qui s’épuisera à travailler pour rien. Ce sont d’ailleurs les immeubles que le Code protège particulièrement : or les ménages sans contrat ne possèdent guère d’immeubles. La femme a beau avoir de la clairvoyance, de la finesse et du jugement : aucun moyen ne lui est laissé d’empêcher un acte désastreux. Enfin ces qualités peuvent être portées chez elle à un degré éminent, comme il s’est vu : il dépend de la volonté du mari que ces dons restent inutiles ; car l’autorisation de la justice ne supplée pas la sienne pour habiliter la femme à faire le commerce, ni pour tout acte d’entreprise où il faut d’abord sa volonté. Quelques actes indispensables dans l’administration de ses propres biens, voilà tout ce que la femme pourra accomplir, malgré la résistance du mari, avec l’autorisation de la justice ; voilà à quoi se limitera son activité, et il faut encore qu’elle ait des propres. A l’excuse du mari, on remarquera que tous les actes passés par la femme avec son consentement l’engagent en même temps qu’elle, sur les biens de la communauté dont il est le chef et aussi sur ses biens propres ; ainsi tous les engagemens de la femme commerçante, quand elle est commune, s’exécutent sur les biens de la communauté et sur ceux du mari. La résistance du mari, qui très souvent peut être inintelligente et nuisible, s’explique par les responsabilités qui le menacent : il serait moins résistant, sans doute, et la justice autoriserait à son défaut, si, en autorisant cette activité de sa femme, il ne s’engageait du même coup et sans limites.

Le Code civil donne ainsi un régime complet aux époux qui ne font pas de contrat ; mais l’usage du contrat est général, dès qu’il y a chez les futurs époux un patrimoine de quelque importance. Le Code civil laisse le choix libre entre toutes les formes de régimes qui se ramènent à trois types : la communauté plus ou moins modifiée, le régime dotal, et la séparation de biens. La règle de l’incapacité est absolue, indépendante du régime, et domine en tous cas la condition de la femme mariée. D’ailleurs la France reste partagée comme jadis en pays de droit écrit et pays coutumiers.

Dans les anciens pays coutumiers, Paris, l’Ile-de-France, le Nord et le Centre, la préférence va à la communauté toujours, mais réduite aux acquêts. La seule différence avec la communauté légale réside dans la répartition des biens entre les trois patrimoines ; les propres s’augmentent de tous les biens possédés par les époux au jour du mariage et acquis par succession et donation ; la communauté se restreint aux « acquêts. » Mais les pouvoirs du mari, le champ d’activité de la femme sont les mêmes ; elle a plus d’avantages, puisqu’elle met moins de son avoir en commun et qu’elle attend la même moitié du patrimoine créé par le mari : elle trouvera peut-être plus gênantes les restrictions à son activité, puisque, sur ses propres plus nombreux, elle n’a pas plus de droits.

Le régime dotal, toujours pratiqué dans le Midi et la Normandie, garde son caractère essentiellement conservateur. La femme est assurée de la conservation de sa dot ; en revanche, elle n’a aucune part dans les économies et les profits du mari, dont le crédit se trouve du reste fort limité par la condition d’inaliénabilité, si dangereuse pour les tiers. La femme cependant, ainsi étrangère à l’activité du mari comme à l’administration de sa dot, peut avoir son activité propre ; tous ses biens non dotaux ou paraphernaux sont abandonnés à sa libre direction, sous la réserve de l’incapacité générale qui l’empêche de faire seule des actes de disposition. Dans ses lignes essentielles, le régime dotal convient aux grandes fortunes territoriales, aux existences qui ne courent point les risques d’une entreprise industrielle ou commerciale, aux maisons sûres de l’avenir et toutefois prudemment administrées. Comme il supprime le crédit, il ne comporte point les crises, ni même les embarras d’un moment : les ravages du phylloxéra ont ruiné tant de familles du Midi, parce que les maris de femmes dotales n’ont pu trouver les capitaux qui auraient permis de replanter, et qu’ils ont dû se résigner à des ventes désastreuses.

Avec la séparation de biens, les époux renversent en quelque sorte, dans leurs rapports patrimoniaux, les avantages et inconvéniens de la communauté ; l’association est réduite à une contribution de chacun aux charges du ménage : pour le reste, la femme n’a rien à attendre des efforts et des succès du mari ; en revanche, sauf bien entendu les actes de disposition dont elle demeure incapable, elle administre seule ses biens. C’est donc le régime individualiste, qui suppose chez la femme la volonté d’exercer quelque initiative. C’est aussi le régime le plus défiant, qui la met à l’abri de toute dette passée, présente ou future de son mari. Il ne donne tous ses effets que pour l’isolement soit des fortunes, soit des passifs : et il est ainsi, dans la pratique, exceptionnel.


III

En présentant au pays leur œuvre législative, les rédacteurs du Code avaient sagement sollicité pour l’avenir la collaboration qui pouvait à la fois la parfaire et la tenir à jour. Ils avaient recueilli des usages, observé des faits, donné enfin à la complexité de tous les rapports civils des règles aussi générales et souples que possible. Par un travail inverse, il fallait maintenant « interpréter » la règle, l’adapter et l’étendre à toutes les réalités, de telle manière qu’elle restât toujours proche de l’évolution de la vie sociale. Cette tâche n’était point une nouveauté : l’effort ancien de la Coutume reprenait ; seulement au lieu de se diversifier, comme jadis, par provinces, par localités, il était unifié suivant la formule de la France napoléonienne. Au sommet d’une hiérarchie judiciaire très rigoureuse, la Cour de cassation imposait définitivement le droit. Son autorité cependant ne gênait point l’effort ; car au-dessous de ce sommet du Droit pur un peu éloigné des contingences, toute la hiérarchie judiciaire, des cours aux tribunaux d’arrondissement, des tribunaux aux auxiliaires de justice, avocats, avoués, notaires, poussait ses racines en pleine vie, la vie de tout le monde, des grandes et des petites villes, des riches et des pauvres, le mouvement incessant clos intérêts et des passions. Chaque jour, quelque conflit de ces passions et de ces intérêts amène un client chez le notaire, l’avocat, l’avoué. Ils s’appliquent à chercher dans l’étendue d’une règle, la place du « cas » nouveau. Ils essayent d’eux-mêmes une solution, qui, si elle est bonne, se répandra vite par la seule pratique. S’ils conseillent un procès, les magistrats à leur tour « interpréteront » la loi ; ils ont cet admirable moyen qu’on a trop légèrement critiqué, le fameux « distinguo » de Dumoulin ; c’est en « distinguant » toujours, qu’ils arriveront de la généralité de l’article de loi jusqu’à l’espèce en cause. Par eux, la loi qui prend des années et le fait qui est toujours changeant entrent en contact. Ce premier travail, si peu que l’affaire soit importante, est aussitôt repris, révisé par les cours d’appel. Il est enfin soumis à la Cour suprême. Là, c’est plutôt le souci de la règle qui triomphe, et la question est toujours : « Y a-t-il violation de la loi ? » Mais, même à la Cour de cassation, le magistrat tient à son rôle d’interprète ; et s’il s’en rapporte sur les faits à l’appréciation des Cours d’appel, il maintient lui aussi les faits en regard de la loi, sauf à constater que son pouvoir a rencontré une limite et que la loi se refuse à une adaptation nouvelle.

Jour par jour ainsi, d’un côté la modeste pratique notariale, d’un autre les arrêts de la jurisprudence montrent, avec une exactitude parfaite, les solutions nouvelles qu’ont sollicitées les besoins juridiques nouveaux, et par delà, dans la vie du pays, l’incessante évolution économique et morale qui a fait naître ces besoins. Tandis que la littérature du roman et du théâtre donne, des mœurs d’une époque, de ses tendances dominantes, de ses soucis généraux, la vue individuelle d’un homme à imagination et sensibilité vives, les actes des notaires et la jurisprudence renseignent directement. Il est intéressant de voir ce qui fut fait ainsi, depuis le Code, pour modifier la condition juridique de la femme mariée, ce que notre temps sollicite encore et comment le Code réformé, à défaut de l’ancien, pourra seul le lui donner.

Le XIXe siècle se signale entre tous par une révolution économique. La grande industrie apparaît ; les moyens de transports sont transformés, multipliés : le commerce prend un essor inouï. Ces phénomènes qui se précipitent exigent des capitaux considérables. Ceux des individus ne suffisent plus : il faut les grouper. Ils se groupent en effet et des sociétés se créent, dont les actions et obligations représentent très vite une fortune nouvelle. C’est la fortune mobilière qui apparaît ainsi. Le Code ne l’avait pas connue. Il ne concevait la fortune que sous la forme immobilière : c’est aux immeubles qu’il donnait ses égards, pour les déclarer inaliénables sous le régime dotal, pour les laisser propres, à cause de leur valeur exceptionnelle dans les régimes communautaires. Le développement prodigieux de la richesse mobilière semblait ainsi contredire à toutes ses règles. Cependant, quant au régime dotal, l’idée de conservation se manifesta aussitôt avec énergie : la pratique étendit aux biens mobiliers l’inaliénabilité, et la jurisprudence déclara en effet la dot mobilière inaliénable. Quant à la communauté, elle affirma la force de son influence séculaire. L’importance respective du patrimoine commun et des propres se trouvait gravement changée par le fait d’un immense accroissement dans la valeur des meubles ; la communauté s’enflait sans mesure ; il eût été possible que, dans les liquidations, on cherchât, malgré la nette distinction du Code, à retirer du patrimoine commun, à réserver comme propres certaines des valeurs mobilières nouvelles, et même qu’on tentât une modification législative. Or il n’y eut point de ces essais ; le patrimoine commun se développa sans protestation avec la fortune mobilière. Il restait conforme aux sentimens de la bourgeoisie qui s’élevait, de garder commune la fortune créée par l’effort commun, et le régime de la communauté, qui aurait pu succomber à l’épreuve, en sortit plus robuste. Il subit cependant l’action des faits économiques, précisément dans la composition du patrimoine commun. Le Code ne connaissait l’activité des femmes du peuple que sous la forme ménagère, ou par le travail des femmes d’artisans, des paysannes. L’usine a offert aux femmes un travail nouveau où elles se sont employées par milliers. Leur activité, devenue créatrice, a apporté dans le ménage un produit nouveau, leur salaire. En même temps, le lien du mariage s’est distendu : l’homme surmené a voulu des excitations et des distractions ; parce qu’il dépensait trop souvent son gain au cabaret et que la femme était dépouillée de son propre gain, tombé en communauté, remis aux mains du mari, une tendance s’est peu à peu éveillée, répandue : la femme ne pourrait-elle pas sauver ce gain pour l’avenir, du moins le mettre un temps à l’abri ? De là est venue la loi de 1881 qui autorise la femme à se faire délivrer seule un livret de caisse d’épargne. Les droits du mari, chef de la communauté, sont maintenus : ce n’est qu’un dépôt, et, par une opposition à la Caisse, le mari peut s’en emparer. Mais en fait, il peut ignorer son droit d’opposition, ignorer même le dépôt qui par suite reste sauf ; en fait, la femme peut se créer indirectement un « bien réservé ; » et il y a mieux, elle profite de la disposition qui permet à tout déposant d’acquérir de la rente dès que son dépôt est suffisant pour acheter dix francs de rente. En tout cela, les principes étant respectés, une facilité est donnée à la femme de tourner la puissance maritale, le droit du chef de communauté et jusqu’à sa propre incapacité. C’est bien l’organisation nouvelle du travail, son influence sur les ménages ouvriers qui ont ici forcé les règles trop contraires de 1804, et de la plus dangereuse manière, en leur laissant une apparence de solidité.

Par d’autres côtés, par d’autres phénomènes de la vie sociale, les règles du Code civil sur la composition du patrimoine commun se sont trouvées peu à peu comme étrangères à la réalité.

En même temps que le développement de l’industrie, le XIXe siècle a vu la fortune mobilière se révéler et tout de suite s’accroître sous des formes singulières : le droit de propriété littéraire, artistique, industrielle, fut une des plus intéressantes. Quelle devait être sa destinée dans la composition du- patrimoine commun ? La question se posa aux hommes de pratique. Un artiste, un écrivain perd sa femme ou divorce : la communauté est dissoute : il faut la liquider. Et d’abord, il importe de distinguer ce qui est la communauté, ce qui constitue les propres de chaque époux. Le notaire liquidateur classe sans difficulté les immeubles et les meubles. Reste le droit d’auteur. C’est un bien : c’est une fortune. Est-ce un bien de communauté ? Il est remarquable que les notaires aient répondu : « Ce bien ne ressemble à aucun autre ; il est essentiellement personnel à celui en qui il a pris naissance : il doit lui être déclaré propre. » On se rappelle en ce sens la liquidation de communauté du compositeur Lecocq. Le notaire a classé dans les propres la propriété de ses œuvres. Cependant le patrimoine commun est frustré, et par suite l’autre conjoint qui y aurait trouvé la moitié du droit d’auteur. La liquidation est donc attaquée. Le tribunal de la Seine la condamne : le droit d’auteur est un bien de communauté. La Cour d’appel de Paris approuve au contraire le notaire : le droit d’auteur est un propre. La Cour de cassation enfin se prononce contre le notaire : elle casse l’arrêt de Paris : le droit d’auteur est commun. Les deux systèmes s’édifient sur des motifs qu’on ne peut dire contraires, et qui sont simplement étrangers les uns aux autres. A la Cour suprême, on s’en tient au raisonnement juridique et au texte du Code ; tout ce qui est propriété mobilière, dit le Code, tombe en communauté : or le droit d’auteur, n’étant pas immeuble, est nécessairement meuble : il doit subir la règle du Code civil. À ce raisonnement logique, l’autre système oppose qu’il est d’une dangereuse abstraction de ranger le droit d’auteur dans une classification où on n’a pas pu lui faire sa place parce qu’on ne le connaissait point. D’ailleurs, si on dit « propriété littéraire et artistique, » ce n’est qu’une formule commode ; le droit d’auteur n’est une propriété ni par son objet, — une conception de l’esprit extériorisée, — ni par son mode d’exercice, — un monopole d’exploitation, — ni par sa durée qui est temporaire. Il n’est pas davantage un meuble. Il est original, il est nouveau et on ne peut forcer le Code à dire ce qu’il ne dit point. Si l’on se borne à rechercher par l’analyse le caractère de ce droit, il faut le reconnaître à la fois tout intellectuel et exclusivement personnel. Que les fruits qu’il produit tombent en communauté, cela va de soi ; mais lui-même ne sera déclaré commun que si l’on oublie sa nature vraie et à condition de méconnaître qu’il reste attaché à la personne de l’auteur.

Cette dernière considération vaut d’être retenue. Dans le débat sur le droit d’auteur, entre la Cour suprême et la pratique notariale, entre les « civilistes » qui font de l’exégèse sur le Code, et les « réalistes » qui regardent les faits, si le succès doit venir à ceux-ci, ce sera surtout par l’argument des droits de la personne. Il s’agit bien entendu de droits positifs : certains de ces droits positifs, la propriété littéraire, quelques autres, sont marqués d’un caractère énergique de personnalité qui les met à part. Mais cette notion positive, si positive que les hommes d’affaires l’appliquent comme on a vu à la liquidation de communauté d’un auteur dramatique, est naturellement dérivée de l’idée philosophique des mêmes droits. Voici longtemps que sont affirmés, proclamés, revendiqués les droits de la personne humaine. Ils ont trouvé leurs plus ardens défenseurs dans le peuple de plus en plus nombreux des producteurs intellectuels. Depuis le romantisme, toute notre littérature, à peu d’exception près, est nettement individualiste. Et à côté des grands phénomènes économiques du XIXe siècle, cet individualisme a exercé par le roman, par le théâtre, une immense influence. Il y aurait beaucoup à dire sur son caractère : on peut le trouver à la fois excessif dans l’ordre moral, — en ce qu’il réclame, avec le fameux droit au bonheur, le droit à toutes les fantaisies, — insuffisant dans l’ordre des libertés civiques, en ce qu’il se résigne docilement à toutes les oppressions. Quel qu’il soit, il agit, il ne cesse d’agir. Et sur les femmes, sur la condition des femmes, cette action est particulièrement puissante. C’est lui qui a contribué le plus à former la classe nouvelle des travailleuses intellectuelles, lesquelles en retour se réclament de lui et le répandent : par la conscience de leur personnalité, les femmes ont voulu essayer de tous les modes de l’action, et là où elles ont réussi, elles ont pris d’elles-mêmes une conscience plus forte ; leur place est éminente aujourd’hui dans la littérature romanesque ; elle est considérable dans l’enseignement ; elle s’agrandit dans la médecine. Et c’est un mouvement qui commence à peine. Cette activité nouvelle exerce naturellement ses effets sur les idées de ces femmes, sur les idées de tous, touchant leur condition juridique. Elles apportent dans le mariage leur activité même, avec le sentiment que c’est là un bien personnel et qu’il en résulte des droits personnels. Elles donnent ainsi une importante contribution à tous ceux qui aperçoivent en effet, parmi tant de formes nouvelles ou modifiées de la richesse, des droits intimement liés à la personne. D’ailleurs, pour en revenir à la propriété littéraire, elles seraient intéressées aujourd’hui, autant que les hommes, au succès de l’opinion pratique des notaires : que le droit d’auteur soit reconnu propre, cela profitera à toutes celles comme à tous ceux qui écrivent, sculptent ou peignent.

C’est encore parmi les formes nouvelles de la richesse mobilière qu’il faut placer le montant d’une assurance sur la vie. Là aussi, il y a difficulté lors de la liquidation de communauté, pour la composition du patrimoine commun. Est-ce un bien de communauté, est-ce un propre, n’est-ce pas encore une sorte de bien où s’exerce un droit particulièrement attaché à la personne ? La difficulté intéresse particulièrement les ménages qui sont dépourvus d’une fortune « faite, » de capitaux, mais trouvent dans les gains de chaque année des revenus assez amples pour que, toutes les dépenses payées, il reste quelque chose. Ce sont des ménages de travailleurs, dans les professions libérales ou dans les affaires : ils ont le souci traditionnel d’assurer l’avenir, pour la vieillesse, contre l’infirmité et contre la mort : mais au lieu des modes anciens, l’économie et le placement, qui exigent eux-mêmes la garantie du temps, ils prennent l’assurance sur la vie, parce que le paiement de la prime annuelle se classe plus facilement que l’économie parmi les dépenses nécessaires, et que, d’autre part, le risque terrible de la mort est toujours couvert. Le plus souvent, le mari s’assure lui-même sur la vie au profit de sa femme. Il manifeste clairement ainsi qu’il a voulu, pour le cas où il disparaîtrait, que son activité et le capital qu’elle représente fussent remplacés au profit de sa femme par le montant de l’assurance. La conséquence raisonnable et juste de ce dessein serait donc que, le mari décédé, la femme touchât le capital assuré comme un bien à elle propre et personnel. Or la jurisprudence a fini par reconnaître, non sans peine, que la créance de ce capital contre la Compagnie d’assurances était un propre de la femme. Les règles de composition de la communauté ne semblaient point gêner la combinaison si sage de l’assurance. Mais une autre règle a tout détruit, celle des récompenses. Les époux ne peuvent rien prendre sur le patrimoine commun qu’à charge de récompense : or il a fallu « nourrir » l’assurance par le paiement des primes annuelles ; c’est la communauté, jouissant de tous les revenus, qui a payé ces primes ; lorsque le capital assuré devient exigible, il faut donc que la femme, qui en profite, « récompense » la communauté, c’est-à-dire lui rembourse toutes les primes payées, souvent la même somme, quelquefois une somme plus forte que le capital. L’assurance devient ainsi inutile. Il n’est qu’un moyen d’éviter cet échec, c’est que le mari, suivant son droit, dispense sa femme de la récompense. S’il a négligé de le dire expressément, son intention devrait toujours être présumée : car elle est conforme au principe même de l’assurance et à l’idée qui l’a inspiré. Il a voulu créer à sa femme un droit tout personnel. Il a fait cette combinaison, que le Code n’a pas connue, pour laquelle les règles de la communauté ne sont pas faites : constituer, au profit de sa femme, un bien qui remplacerait le capital que représentent son activité, son intelligence, sa vie.

En dehors de ces deux droits-types, celui de l’auteur, celui de l’assuré, il faut bien reconnaître le caractère de personnalité à d’autres encore, tels que celui de la victime d’un accident du travail : la loi de 1898 le décide implicitement en déclarant la rente incessible, le droit à la rente est tout personnel.

Ainsi pour la composition de la communauté, non seulement les faits économiques apportent des surprises : mais l’idée philosophique du droit de la personne cherche une réalisation ; il y a une tendance à vouloir que tous les droits positifs qui demeurent liés à la personne, soit comme directement émanés d’elle, soit pour assurer son intégrité, lui demeurent propres. Dès lors, l’interprète de la loi se trouve embarrassé. Le seul examen des articles du Code ne peut suffire, puisque les droits sont nouveaux ; ce serait fausser le texte que d’appliquer bon gré mal gré à ces droits la formule trop simple « propriété mobilière » des biens de communauté. N’est-ce pas en retour dénaturer la loi que de classer ces droits parmi les propres qu’elle a conçus tout autres ? La vérité n’est pas si absolue : elle consisterait peut-être à distinguer suivant que le conjoint, à qui ces droits sont personnels, vit encore ou bien a disparu : dans le premier cas, sa personne en effet réclame énergiquement ; dans le second cas, il n’y a pas de raison pour que la communauté, lui n’étant plus, ne soit pas enrichie. La vérité surtout est que l’interprète sent ici, sur ces règles de la composition du patrimoine commun, le malaise d’une antinomie irréductible : la loi n’est plus assez forte, elle l’est encore trop, il faut la changer.

Après la composition de la communauté, l’effort de l’interprète pour accommoder la loi ancienne aux faits nouveaux s’est appliqué à l’administration de cette communauté et des propres. Ni la pratique ni la jurisprudence ne pouvaient modifier les règles impératives du Code : le mari a tous les pouvoirs, la femme n’en a aucun. Cependant, un effort persévérant a été soutenu, qui a constitué, sous le nom de mandat tacite, au profit de la femme, un véritable pouvoir d’administration ménagère. Incapable par elle-même, la femme devient capable quand elle agit comme mandataire de son mari. Or le mandat peut être tacite ; il est tacite précisément pour tout ce qui a trait à la direction de la maison, aux dépenses de nourriture et d’entretien ; tout ce que la femme commande, achète, le mari en est tenu et doit le payer. La jurisprudence, en élevant cette théorie, l’a poussée fort loin : la Cour de Paris a jugé que des toilettes livrées au domicile conjugal, même si leur prix excède les ressources du ménage, n’ont pu être commandées par une femme qu’avec l’assentiment de son mari : le mari, comme chef de la communauté, est obligé envers le fournisseur Cette théorie du mandat tacite respecte donc chez la femme la réalité de son rôle comme directrice de ménage.

Par ailleurs, la pratique, appuyée par la jurisprudence, a singulièrement détourné de leur but primitif les mesures de protection que le Code avait instituées en faveur de la femme. Le mari est libre d’hypothéquer, d’aliéner et, à plus forte raison, d’emprunter. Mais la femme a, pour la garantie de « sa dot et de ses conventions matrimoniales, » une hypothèque sur les biens du mari : le créancier qui prête au mari sur hypothèque risque donc d’être ruiné par la femme. Elle a aussi le droit de renoncer à la communauté quand elle la trouve mauvaise ; il n’y a plus alors de bien de communauté, il n’y a que des biens du mari, soumis comme tels à l’hypothèque légale ; l’acquéreur d’un immeuble de communauté, vendu au cours du mariage par le mari, est donc exposé à se voir rechercher par le moyen de cette hypothèque légale. Comment parer à ces risques ? La pratique notariale a trouvé fort justement qu’il suffisait que la femme subrogeât le créancier hypothécaire dans son hypothèque, et qu’elle concourût à l’acte d’aliénation de l’immeuble commun. Elle subroge le créancier : elle le met en ses lieu et place, il ne craint donc plus d’être primé. Elle concourt à la vente d’un immeuble, elle renonce donc à rechercher plus tard l’acquéreur. L’un et l’autre moyens ont bien tout l’effet que l’on voulait atteindre. Aussi se sont-ils établis. Il n’est pas aujourd’hui un prêteur qui n’exige, en prêtant à un mari commun en biens, la subrogation de la femme à son hypothèque légale. Il n’est pas un acquéreur d’immeubles de communauté qui n’exige le concours de la femme à l’acte de vente. Ainsi le mari, étant de par le Code le maître de la communauté, libre d’emprunter, libre de vendre, cependant ne peut agir en fait qu’avec le concours de sa femme : il lui faut demander la signature de sa femme. Certes, cette évolution serait heureuse, si la femme en tirait profit pour concourir effectivement aux actes d’emprunt et de vente, si elle y voyait un moyen de s’associer à ces actes, et si elle s’associait en effet en examinant et critiquant avant que de signer. Le plus souvent, disent les notaires, elle signe sans savoir, sans comprendre son droit, ni qu’au moment d’y renoncer, elle pourrait se faire renseigner sur les raisons bonnes ou mauvaises de la renonciation. Il reste donc seulement que les protections, instituées par le Code d’autant plus fortes que le pouvoir du mari était plus étendu, se sont peu à peu réduites, évanouies, et cela pour ces actes même d’emprunt et d’aliénation, qui diminuent l’avoir commun et contre lesquels elles devaient s’exercer. Il appartiendrait aux femmes, si elles ne profitent plus pour être protégées de l’hypothèque légale, de profiter de la renonciation aujourd’hui habituelle, pour prendre leur part de la gestion.

Par ces moyens indirects, la femme commune a été élevée du rôle négatif et muet que lui assignait le Code civil au rang de collaboratrice. Elle administre seule la maison, elle est associée à tous les actes graves qui engagent la communauté. Cependant, quant à ses propres, elle est toujours tenue à l’écart de l’administration ; le Code a imposé au mari d’avoir le concours de sa femme pour l’aliénation de ces propres, mais il lui a réservé le droit de les administrer seul. Les conséquences de cette règle semblent en certains cas excessives. Le mari d’une femme commune qui écrit, peint ou sculpte, même si le droit d’auteur est reconnu comme propre, peut seul traiter pour la publication ou la reproduction avec l’éditeur où le marchand, car ce sont là des faits d’exploitation, d’administration. S’il administre mal ou contre le gré de la femme, il engagera sa responsabilité. Mais elle n’aura aucun moyen d’empêcher de tels actes. Une fois encore, pour l’administration des propres de la femme comme pour la composition du patrimoine de communauté, il faut bien constater que le Code civil porte sa date : il n’est pas de 1906, il est de 1804.

D’une façon générale, quel que soit le régime, les efforts de la pratique et de la jurisprudence pour ajuster les règles anciennes aux faits nouveaux, les tendances d’une époque où les femmes ont accru leur individualité et en ont pris conscience, les sollicitations des femmes elles-mêmes, tout ce mouvement s’arrête contre l’obstacle infranchissable, la règle d’ordre public, incapacité des femmes et puissance maritale. Il ne s’agit plus seulement du rôle de la femme dans l’administration des biens, lequel varie avec les régimes. L’incapacité générale s’applique à deux modes d’activité : la femme ne peut seule ni ester en justice, ni contracter. Le Code civil ajoute que, si le mari refuse l’autorisation, le juge pourra la donner à sa place. En fait, l’incapacité d’ester en justice, même en justice de paix, ne se comprend point toutes les fois que la femme a la charge d’une administration, sous le régime de séparation de biens, sous le régime dotal pour ses paraphernaux, dans la communauté enfin quand elle est commerçante et qu’elle signe librement des billets. Sans doute la justice autorisera à défaut du mari ; mais ce sont des lenteurs et des frais qui n’ont aucune justification. Quant à l’incapacité générale de contracter, elle a été réduite par la jurisprudence autant qu’il a paru possible : la question se pose, même sous les régimes où la femme a une administration propre : elle veut par exemple, séparée de biens, faire un de ces actes qui excèdent les limites de l’administration, un achat, une vente d’immeuble, une souscription d’actions ; ou bien, sous n’importe quel régime, elle veut louer ses services, publier un livre, entrer au théâtre. Tantôt les tribunaux autorisent, et tantôt ils n’autorisent pas. C’est ici affaire d’appréciation. Ce qui est considéré toujours, c’est l’intérêt du mariage plus que celui de la femme ; et en ce sens, il est sûr que la liberté de travail, fortement réclamée à cette heure, n’existe point pour la femme mariée. La justice en tous cas ne peut autoriser une femme, au refus du mari, à devenir commerçante : la loi le défend : et cela est explicable dans la communauté où tous les engagemens de la femme obligent le mari ; cela ne se comprend pas plus que l’interdiction de plaider, quand la femme, en s’engageant, n’oblige qu’elle-même et ses propres biens. Une dernière fois le Code de 1804 se refuse à laisser filtrer une règle plus conforme à des besoins nouveaux.


IV

Après ce rapide examen, il semblera possible de préciser les points d’antagonisme, où les mœurs et les nécessités économiques d’une part, les règles du Code civil d’autre part s’opposent fâcheusement, définitivement. Pourquoi la femme mariée est-elle frappée d’incapacité ? Il n’est pas vrai qu’elle soit incapable : fille ou veuve, elle ne l’est point. L’intérêt du mariage exige seulement qu’il y ait une direction, et le mari, comme plus ordinairement capable, se trouve désigné pour l’exercer. Ne suffirait-il pas de dire que la capacité de la femme demeure durant le mariage, et qu’elle est seulement restreinte pour les besoins de l’union conjugale ? — La communauté est le régime traditionnel et vraiment national : sous la forme de communauté légale, elle régit le mariage dans les classes populaires, et, réduite aux acquêts, elle est couramment pratiquée dans la bourgeoisie de Paris, du Nord, du Centre. Or la règle de composition du patrimoine commun, — la communauté acquiert toute propriété mobilière, — n’est plus compatible, ni avec la nécessité pour l’ouvrière de gagner un salaire et de le préserver, ni avec l’apparition de droits nouveaux d’un caractère tout personnel. La règle d’administration du patrimoine commun, — le mari seul maître, sauf de donner les immeubles, — n’est plus compatible ni avec l’administration domestique exercée par la femme, ni avec l’habitude de lui demander le sacrifice de son hypothèque légale. La règle d’administration des propres de la femme, — le mari administrant seul ces propres, — n’est plus compatible avec l’individualité qu’affirment tant de femmes d’à présent, ni avec le caractère de propres importans et nouveaux. Enfin, les garanties accordées aux femmes par le Code et d’ailleurs peu à peu éliminées par la pratique pourraient être réduites, dès lors que les pouvoirs du mari seraient atténués. On déclare très haut que l’idée même de communauté est incompatible avec la pratique moderne du mariage. Ne conviendrait-il pas plus simplement, plus modestement, plus utilement de garder l’idée même dont la force s’est vérifiée par des siècles de durée, et de lui chercher des formes rajeunies ?

A quelques-unes de ces questions, les nouveaux codes de l’Allemagne et de la Suisse apportent des réponses qui sont intéressantes à coup sûr, sinon convaincantes toujours.

En Suisse comme en Allemagne, le principe de l’incapacité des femmes mariées n’a pas résisté à la critique des jurisconsultes. Depuis cent ans, on l’a vu, il n’était plus fondé sur l’intérêt exclusif du mari : il n’est pas motivé par une infirmité naturelle des femmes : il ne peut s’appuyer que sur l’intérêt du mariage. Or cet intérêt et la bonne marche de la société conjugale exigent, non pas qu’en se mariant la femme devienne incapable, mais simplement que, pour toutes les affaires qui concernent la société conjugale, le mari dirige et décide, sans despotisme bien entendu et sans abus. D’autre part, l’intérêt de la femme, en ce qui concerne non plus les affaires de la société conjugale mais les siennes propres, demande qu’un contrôle soit exercé sur certains contrats qui l’engagent. Ces idées, dans l’un et l’autre pays, ont amené à proclamer comme règle nouvelle la capacité de la femme mariée.

Il faut l’entendre en ce sens que le mariage, par lui seul, n’atteint pas la condition juridique de la femme. Elle demeure donc maîtresse de tous ses droits. Ainsi elle peut ester en justice ; elle peut contracter : elle jouit de la complète liberté du travail, et choisit comme elle l’entend une profession ou un métier. Cependant l’exercice qu’elle conserve ainsi de ses droits peut, s’il est imprudent, porter préjudice au mariage lui-même. Il importe que ces imprudences soient dénoncées et que le mariage, en même temps que la femme, soit protégé. En Allemagne, le mari a le pouvoir de dénoncer le contrat : les féministes, qui combattirent énergiquement cette restriction, obtinrent seulement que ce pouvoir fût soumis à l’autorisation du « tribunal de Tutelle. » La femme ayant seule et librement contracté pour l’exercice d’une profession, le mari qui veut faire rompre l’engagement doit s’adresser au tribunal de Tutelle ; ce tribunal, — institution originale qui réunit les attributions de notre Chambre du conseil et de notre Juge de paix, — examine la demande du mari, les motifs qu’il allègue ; si la dénonciation est autorisée, il en résulte non pas une nullité de l’engagement jusque dans le passé, mais la rupture pour l’avenir. Il n’est pas possible de dire que la capacité de la femme et la liberté du travail soient sérieusement atteintes : en revanche, son intérêt et celui du mariage sont sauvegardés ; quant aux tiers qui ont traité avec elle, patrons ou directeurs d’entreprises, l’intervention du tribunal de Tutelle les garantit que le contrat ne sera pas rompu à la légère, et ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes s’il fut pour la femme dangereux ou lésif. — La Suisse, posant comme l’Allemagne le principe de la pleine capacité pour la femme mariée et par suite de sa liberté de travail, admet une restriction un peu différente : le mari peut faire défense à la femme d’exercer telle profession, et la femme a un recours devant le juge. Ceci se rapproche de notre procédure actuelle d’autorisation : le mari est d’abord sollicité, et s’il refuse, la justice peut prononcer. Mais avec cette ressemblance extérieure, il y a une profonde différence dans la réalité : en France, la femme demande aux tribunaux une mesure exceptionnelle, un échec à la puissance maritale ; en Suisse, elle réclame un droit, et c’est le mari qui, voulant une exception, doit la justifier. D’une telle restriction, on ne dira pas non plus que sa capacité soit vraiment diminuée.

Le mariage crée, avec la vie commune, des intérêts communs. A moins que de sacrifier ces intérêts, il importe qu’après discussion entre les époux, il y ait décision d’un seul, et le mari est désigné plus que la femme pour exercer ce pouvoir. Le féminisme allemand combattait l’argument de la vie commune et l’intérêt de l’union conjugale. Au Reichstag, cédant sur le principe, Bebel proposait du moins, si une direction est nécessaire, qu’elle appartînt à celui qui supporterait la plus grande part des charges du mariage : il indiquait qu’une femme riche serait ainsi appelée à régler la vie commune et que, par là, se trouverait justement gênée l’industrie des coureurs de dots. L’amendement ne fut pas adopté. Le code allemand dispose que le pouvoir de décision appartient au mari : étranger aux affaires personnelles de la femme, il s’applique aux questions de nom, de domicile, de nationalité ; encore faut-il que le mari l’exerce sans abus ; s’il lui plaisait sans motifs de changer sa résidence, de la fixer à l’étranger, etc., la femme ne serait pas tenue de se soumettre. Le code suisse présente la même règle. Nous sommes loin de la phrase célèbre de Napoléon : « La femme est obligée de suivre son mari toutes les fois qu’il l’exige. »

En se mariant, les époux apportent chacun un patrimoine ; ils ont à prévoir que leur activité créera d’autres biens encore, et ils doivent convenir s’ils mettront en commun tout ou partie de ces biens, comment ils s’en répartiront l’administration, comment ils régleront leurs droits respectifs de disposition. C’est l’objet du contrat de mariage. Il apparaît qu’au moment de le conclure, la femme peut consentir à laisser au mari plus de droits qu’elle n’en garde elle-même : elle peut admettre des restrictions à sa capacité : par exemple, elle renonce à administrer le patrimoine qu’elle apporte : le mari administrera seul. L’incapacité de la femme dérive des lors, non pas de l’état de mariage, mais du contrat de mariage : elle se limite aux abandons consentis dans ce contrat. Pour le reste, la capacité est la règle : elle demeure donc si, par le contrat, la femme ne renonce à aucun de ses droits, sous le régime de la séparation de biens. Tandis qu’en droit français ce régime ne laisse à la femme que l’administration et lui refuse, à cause de l’incapacité générale, la disposition, on voit qu’en droit allemand et d’ailleurs dans le code suisse, il donne à la femme la même liberté patrimoniale que si elle était fille ou veuve.

Mais il faut penser à celles qui ne font pas de contrat. Il faut choisir pour elles un régime légal. En Suisse comme en Allemagne, on n’a voulu ni de la communauté des biens, ni de leur séparation. On a choisi un régime intermédiaire, celui de l’union des biens.

L’union des biens ressemble à notre communauté, en ce que, dès le mariage, tous les biens des époux, l’apport du mari et celui de la femme — eingebrachtes Gut — se réunissent en une seule masse dont le mari prend l’administration. Mais les différences sont profondes avec notre système français, quant à la nature de cette masse et quant aux droits du mari. Tout d’abord, en se réunissant en une seule masse, les biens ne perdent point leur caractère : ils sont réunis, non confondus ; l’apport du mari lui reste propre ; la femme garde propre son apport ; et ils ne sont réunis que pour l’administration. Ainsi, à la dissolution du mariage, il n’y a rien à partager et chaque époux reprend son apport. De même, durant le mariage, les biens de la femme n’ont pas à répondre des dettes du mari : celui-ci, administrant seul, a simplement sur ces biens les droits d’un usufruitier, afin d’en retirer une contribution aux charges du mariage. Ses pouvoirs ne sont plus ceux du chef de communauté. Il ne saurait disposer seul de ces biens puisqu’il n’en est pas propriétaire, et qu’il n’y a pas, comme dans notre droit, un patrimoine commun, ayant absorbé ces biens, dont il soit le maître. Il devra donc avoir le consentement de sa femme aux actes de disposition. Il devra même avoir ce consentement pour les opérations juridiques qui dépassent la simple administration, par exemple un emprunt qui grèverait ces biens. Il est cependant un peu plus qu’un administrateur : il doit sauvegarder les intérêts de l’union conjugale et, par suite, si la femme refuse son consentement, il peut s’adresser au tribunal de Tutelle qui autorisera toute opération utile. Telle est la condition des biens « unis, » apports du mari et de la femme : la propriété demeure distincte : l’union n’a qu’un objet, l’administration, qu’un but, l’intérêt du mariage. A côté des biens unis, c’est-à-dire des apports, il reste les biens séparés, non seulement pour la propriété, mais même pour l’administration. Ce sont quant au mari tous les acquêts, c’est-à-dire tous les produits de son activité, et, pour la femme, cette classe nouvelle de biens, qu’on a qualifiés biens réservés — Vorbehaltsgut. A elle seule, cette création du droit allemand et du droit suisse mériterait toute une étude ; il suffira de dire que la loi « réserve » ainsi à la femme, outre les objets exclusivement destinés à son usage, tels que vêtemens et instrumens de travail, tout ce qu’elle acquiert par son activité : de plus, le consentement dûment publié des époux, ou la volonté des testateurs et donateurs peut classer un bien parmi les « réservés. »

La seule classification de ces différens biens — apports soumis à l’union, acquêts propres au mari, biens réservés à la femme — montre quelle sera l’étendue de sa capacité patrimoniale. Sur ses apports, par contrat de mariage, elle consent un abandon de ses droits et que ce soit le mari qui administre seul ; toutefois, comme elle ne renonce pas à la propriété, elle demeure associée à tous les actes de disposition, même aux opérations juridiques de quelque gravité ; le mari étant absent ou empêché, elle administrera et même aliénera seule. Sur les acquêts propres au mari, elle n’a naturellement aucun droit. Sur ses biens réservés, en revanche, elle exerce tous les pouvoirs : elle administre, engage, dispose : c’est sa chose : elle est capable et n’a consenti aucune restriction à sa capacité ; elle peut donc agir en propriétaire, maîtresse de tous ses droits.

La condition juridique de la femme mariée se complète par la reconnaissance légale de son droit d’administration ménagère. Ce qui n’est en France qu’une construction de la jurisprudence, fondée, comme on a vu, sur l’idée de mandat tacite, et fragile, puisque le mari par un acte de volonté peut supprimer le mandat, l’Allemagne et la Suisse ont voulu le consacrer par la loi. La femme, de par la loi, a l’administration du ménage, étendue au cercle des affaires domestiques et définie exactement par le mot qui la nomme, die Schlüsselgewalt, « le pouvoir des clefs. » Quelques nuances sont à signaler, dans la nature et le fonctionnement de ce pouvoir légal, entre le droit allemand et le suisse. Celui-ci établit la femme mandataire de l’union conjugale et lui confère ainsi un pouvoir nettement personnel ; de là la conséquence, qu’au cas où elle en mésuserait, le tribunal seul, non le mari, pourrait le suspendre, le restreindre, le supprimer. Dans le Code allemand, la femme est bien, comme dans la jurisprudence française, mandataire du mari, et, par suite, elle est présumée agir pour le mari, elle l’engage sans s’engager elle-même, à moins de l’avoir stipulé. Mais elle a un mandat légal : c’est la loi qui, avec ou sans l’aveu du mari, la constitue sa mandataire. En conséquence, les besoins et ressources du ménage, non la volonté du mari, règlent l’étendue d’exercice du mandat ; et le mari a bien le pouvoir de restreindre la Schlüsselgewalt ou de la supprimer, mais sauf recours de la femme devant le tribunal de Tutelle. Ces différences, qui sont intéressantes dans l’application, ne touchent en rien au principe même, la consécration légale d’un droit, lequel est si conforme à la réalité, au rôle effectif de la femme dans sa maison, que la jurisprudence française a dû suppléer au silence du Code pour le reconnaître.

Les changemens apportés par ces législations d’hier au droit d’il y a cent ans se résument en deux ordres de faits. D’abord la femme reste pleinement capable, sauf les restrictions qu’exige l’intérêt du mariage et celles qu’elle-même a consenties par son contrat. D’autre part, au régime légal de communauté, — fusion en un patrimoine commun des apports de chaque époux et des produits de leur activité, avec droit d’administration et d’aliénation pour le mari, — est substitué un régime complexe. Les apports toujours distincts sont réunis sous l’administration du mari, lequel d’ailleurs ne peut aliéner les apports de la femme sans qu’elle consente ; chaque époux garde les produits de son activité ; pour la femme, ces biens propres, dits réservés, peuvent s’accroître par la volonté commune des époux, par la volonté des donateurs ou testateurs. Enfin le rôle patrimonial de la femme se révèle dans un triple droit : elle est associée à l’administration des biens « unis, » en ce sens que ses apports ne peuvent être aliénés sans elle, elle dispose librement de ses biens réservés, elle a la Schlüsselgewalt, le pouvoir d’administration domestique. Il est à remarquer que l’amoindrissement de la puissance maritale a entraîné, comme conséquence naturelle, la restriction des mesures qui, dans notre droit, protègent la femme contre les excès de cette puissance. Dans le régime légal de l’union des biens, le danger dont la femme doit être garantie est que le mari, administrateur de ses apports, détourne les revenus ou touche au capital. Or elle a un droit de contrôle ; pour s’assurer que les deniers inutilisés dans les dépenses de la maison ont été placés, elle peut exiger un inventaire ; elle peut aussi, pour la garantie du capital, exiger des sûretés, mise en gage, cautionnement hypothécaire, et elle peut agir en séparation de biens. Enfin elle est très fortement protégée par la « subrogation réelle ; » tout bien, acquis par le mari sur le produit de la vente d’un apport de sa femme, prend la place de l’apport vendu, sauf aux créanciers à prouver une intention contraire. Ainsi protégée, la femme n’avait plus besoin de l’hypothèque légale, si gênante pour le crédit du mari : on a pu la supprimer.


V

Certes, prises dans leur ensemble, ces législations apportent mieux qu’une nouveauté, un progrès : il suffit, pour le reconnaître, de constater que, dans telles de leurs dispositions, elles se sont bornées à recueillir l’usage lentement formé par la pratique française, ou la règle lentement élaborée par notre jurisprudence : il en est ainsi de la suppression de l’hypothèque légale que la pratique notariale a déjà à peu près réalisée, de la création du pouvoir d’administration domestique que les tribunaux ont déjà assurée. Mais, à ne s’en tenir d’ailleurs qu’aux grandes lignes, ces lois nouvelles apportent-elles bien le modèle sur quoi nous devons nous réformer ? Doivent-elles être pour notre pays ce que notre Code civil fut, il y a cent ans, pour tous les pays civilisés, la loi même, celle qui s’impose parce qu’elle satisfait à la fois l’idéal juridique et les besoins pratiques ?

Notre Code civil rajeuni ne maintiendra sans doute pas l’incapacité des femmes. Instituée jadis dans l’intérêt exclusif du mari et comme effet de l’idée d’autorité, supprimée par le projet Cambacérès, rétablie par le Code civil, mais dans l’intérêt du mariage et celui de la femme elle-même, elle ne semble plus justifiée ni par l’un ni par l’autre de ces intérêts. La réalité est que les femmes, qu’elles soient ouvrières ou commerçantes, ou appliquées à quelque mode de l’activité intellectuelle, ou seulement chargées de la direction de leur maison, montrent en moyenne une capacité égale à celle de la moyenne des hommes. Et cette réalité tout le monde la voit, la sent, elle a acquis ce consentement universel que le jurisconsulte et le législateur n’ont plus qu’à fixer en loi. Partant de là, il faut donc dire, avec les codes allemand et suisse, que le mariage laissera entière la capacité de la femme : la femme mariée aura toute liberté de contracter : tel sera le principe. Mais l’intérêt du mariage commande une double restriction à cette capacité : il faut que le mari décide seul dans les affaires communes, il faut que, par un recours à la justice, il puisse dénoncer tout engagement de la femme qui lui nuirait à elle-même ou à l’union conjugale. D’autre part, la femme pourra consentir, par contrat de mariage, des restrictions à sa capacité, celle-ci par exemple, que le mari soit seul chargé d’administrer les biens qu’elle apporte.

Toutes ces règles marquent un progrès dans la conception sociale et juridique, sans porter atteinte à l’intérêt du mariage qui doit demeurer le principal souci. Elles ne manqueront pas d’inspirer fortement le réformateur du Code civil. D’autres réformes seront aussi aisément accueillies : la femme recevra de la loi le pouvoir d’administration domestique que lui a donné la jurisprudence : l’hypothèque légale disparaîtra. Mais la question la plus ardue, la plus grave aussi sera celle du régime légal. Va-t-on supprimer la communauté comme régime légal ? Va-t-on lui substituer la séparation de biens que demandent les féministes, ou l’union des biens de l’Allemagne, ou la communauté d’acquêts de l’Ile-de-France ?

C’est ici que, les yeux ouverts sur tous les défauts de notre communauté légale, les réformateurs du Code devront cependant considérer les longues traditions et les habitudes séculaires de ce pays. Les défauts de la communauté sont assez connus : on vient de les voir surtout dans la composition arbitraire et vieillie du patrimoine commun, dans les pouvoirs excessifs du mari, dans l’annihilation de la femme durant le mariage. Mais ces défauts sont corrigibles. La communauté d’acquêts, en laissant propres à chaque époux ses apports et les biens qui lui adviennent par succession ou donation, offre déjà une supériorité ; toute la bourgeoisie aisée, riche, éclairée du Centre et du Nord l’a depuis longtemps adoptée. Il conviendrait de l’améliorer quant au patrimoine commun, en laissant encore propres à chaque époux ces droits personnels dont la nature même répugne à la mise en commun. Il conviendrait de limiter à l’administration les pouvoirs du mari sur le patrimoine de communauté, en exigeant pour toute aliénation ce concours de la femme qui est déjà demandé dans la pratique d’aujourd’hui pour la vente des immeubles communs. Il conviendrait enfin, quant aux propres de la femme, de lui en donner l’administration, en exigeant pour les ventes le concours du mari. Ainsi réformée, la communauté d’acquêts ne serait-elle pas préférable au régime allemand ou à la séparation de biens ?

Contre le régime allemand ou suisse de l’union des biens, l’argument le plus fort serait son extrême complication, si d’ailleurs on ne pouvait lui opposer que notre régime analogue « sans communauté » a fait depuis longtemps ses preuves d’impopularité. C’est la moins pratiquée de toutes les combinaisons. La femme gardant la propriété de tous ses apports, mais privée de tout rôle dans l’administration, de toute part dans les acquêts, on trouve sans doute que c’est trop peu d’avantages, et on préfère les différens systèmes de communauté, ou que ce n’est pas assez de garanties, et on préfère le régime dotal.

Le régime dotal lui-même ne pourrait prétendre à l’emploi de régime légal que ses partisans réclamèrent vainement en 1804 : il est trop contraire aux habitudes de la majorité, trop favorable aux fraudes, trop nuisible au crédit.

La séparation de biens enfin, le système préféré des féministes, se condamne par les argumens mêmes qu’on invoque pour lui : c’est le seul régime, dit-on, qui tienne compte de ce grand fait nouveau, l’activité extérieure et créatrice des femmes, et qui assure à toutes les travailleuses la légitime disposition de leurs gains. Est-ce le seul régime ? Non : on va voir que la communauté pourrait réaliser le même avantage dans une satisfaisante mesure. Dépouillée de ce mérite exceptionnel, la séparation de biens ne montre plus que ses inconvéniens, à savoir que les femmes sont privées de toute part dans les acquêts, dans le patrimoine créé par le mari. Toutes les femmes qui ne sont point des travailleuses intellectuelles ou manuelles, qui ont leur activité dans le ménage et qui peuvent bien être des épouses parfaites, seraient ainsi sacrifiées ; car, pour leur donner la disposition des produits d’une activité qui chez elles conserve et ne produit pas, on les priverait de participer aux produits de l’activité du mari que précisément leurs qualités et leurs soins encouragent et développent. Or ces femmes, il n’est pas permis de l’oublier, sont encore et de beaucoup les plus nombreuses ; non seulement presque toutes dans la classe riche ou aisée, mais la plupart dans la petite bourgeoisie, un assez grand nombre dans la classe ouvrière, par exemple les femmes des mineurs, celles des ouvriers métallurgistes. Les travailleuses, dans le sens d’un travail extérieur au ménage, sont une minorité. S’il est toujours fâcheux de légiférer pour une classe sociale, il est détestable de légiférer pour une minorité. La séparation de biens ne favoriserait qu’une minorité : cela suffit à la faire écarter.

Il suffira de même, pour décider en faveur de la communauté d’acquêts comme régime légal, de constater qu’avec les améliorations nécessaires, commandées par les faits nouveaux, elle demeure le régime de tous. Sous la réserve de ces changemens tels qu’ils ont été indiqués plus haut, elle reste particulièrement favorable aux femmes, en ce qu’elle leur assure la moitié des acquêts, et que ces acquêts sont le plus souvent l’œuvre du mari. Il faudra cependant qu’elle donne aux travailleuses quelque droit direct et indépendant sur leurs biens. Et tout d’abord ce résultat semble impossible ; car, si la communauté s’enrichit des gains du mari, on ne saurait la priver des gains de la femme. Mais la difficulté ici ne porte que sur les mots. Quel droit réclame-t-on pour les travailleuses ? Celui de toucher leurs gains, de les placer, de les administrer. Quelle est d’autre part l’essence de la communauté ? Que cette communauté devienne propriétaire des produits de l’industrie de chaque époux. Or les deux idées sont conciliables : un éminent jurisconsulte, M. Bufnoir, le montrait, il y a une vingtaine d’années, en étudiant la loi genevoise. La communauté deviendra propriétaire des gains de la femme, mais celle-ci en gardera l’administration : elle pourra donc seule placer cet argent, gérer le bien meuble ou immeuble qu’elle aura acquis ; appartenant à la communauté mais administré par la femme, ce bien ne répondra que des dettes de la femme et de la communauté ; les créanciers du mari n’y auront aucun droit. Ce sera en un mot un « bien réservé » quant à l’administration et non quant à la propriété. Les travailleuses, pour qui on réclame assez justement d’ailleurs, trouveront dans cette forme française de l’institution allemande ou suisse une large satisfaction : ceux qui réclament pour elles voudront peut-être alors convenir que leur haine de la communauté n’a plus de raison.

Ce qui fit la grande force, l’originalité et l’on peut dire la beauté durable du régime de communauté, ce fut assurément que, produit anonyme des habitudes d’un peuple, il unit pour la première fois le souci d’un idéal à l’intelligence d’un intérêt. Les lois franques avaient donné le germe : ce fut, après l’avènement de la troisième race, la nation nouvelle qui le fit éclore. L’étroite union physique et morale qui résulte du mariage doit se réaliser dans les biens : c’est l’intérêt du mariage : c’est aussi l’intérêt de la femme qui profite du patrimoine créé par le mari. Cette idée dans l’application a pu se déformer quelque peu, surtout par les excès de la puissance maritale. Elle n’en demeure pas moins la plus parfaite qui se puisse concevoir, et la plus parfaitement conforme à l’idéal du mariage même. De constater qu’aujourd’hui l’incapacité absolue des femmes est un non-sens, que la richesse mobilière est infiniment plus abondante que l’immobilière contrairement aux faits d’il y a cent ans, que tels droits nouveaux, la propriété littéraire, échappent aux classifications anciennes, qu’enfin, l’un en face de l’autre, le mari et la femme d’aujourd’hui ne peuvent être que des associés, avec un pouvoir de décision pour lui, — tout cela ne vise, n’atteint que des modes d’application de l’idée et ne touche pas l’idée elle-même. Il est utile et même il est urgent de réformer ces défauts, avant tout de supprimer l’incapacité de la femme, de consacrer son droit d’administration dans la maison et sur les produits de son travail, de l’associer aux actes de disposition du patrimoine commun. Cela, les faits de tous les jours le conseillent, le commandent. Mais par-delà cette évolution qu’il serait puéril et dangereux d’ignorer, il faut voir aussi ce qui n’a point changé, ce qui ne peut changer : le mariage, avec toutes les imperfections qu’y peuvent apporter les hommes et les femmes, demeure la plus complète, la plus absolue des associations humaines ; c’est comme association complète, absolue, qu’il est encore pratiqué dans la grande majorité du pays ; et le mari, plus fort, plus instruit, y apporte, même quand la femme travaille, le gain le plus élevé. Réduite aux acquêts, corrigée, rajeunie, mais dans le détail de ses rouages, non dans l’idée même qui est sa force agissante, la communauté seule associe les biens, fait profiter la femme de l’effort du mari, et demeure donc la meilleure loi de notre société conjugale.


LOUIS DELZONS.