Les Lois du hasard

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Les Lois du hasard
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 758-788).
LES
LOIS DU HASARD

Comment oser parler des lois du hasard? Le hasard n’est-il pas l’antithèse de toute loi? En repoussant cette définition, je n’en proposerai aucune autre. Sur un sujet vaguement défini on peut raisonner sans équivoque. Faut-il distraire le chimiste de ses fourneaux pour le presser sur l’essence de la matière? Commence-t-on l’étude du transport de la force par définir l’électricité?


I.

Le mot hasard, intelligible de soi, éveille dans l’esprit une idée parfaitement claire. Quand un joueur de tric-trac jette les dés, s’ils ne sont pas pipés, s’il ne sait ni ne veut amener aucun point plutôt qu’aucun autre, le coup est l’œuvre du hasard. Les grands noms de Pascal, de Fermat et de Huyghens décorent le berceau du calcul des hasards. On est injuste en oubliant Galilée. Un amateur du jeu, qui observait les coups et discutait les chances, lui proposa, comme cinquante ans plus tard le chevalier de Méré à Pascal, une contradiction et un doute. Au jeu de passe-dix, on jette trois dés et l’on gagne si la somme des points surpasse 10. Les chances sont égales; les combinaisons qui passent 10 forment la moitié du nombre total. L’ami de Galilée, très familier avec les dés, s’étonnait de gagner par le point 11 plus souvent que par le point 12 et de voir sortir 10 plus souvent que 9. Ces quatre points arrivent cependant chacun de six manières et pas davantage. Pourquoi 12 est-il plus rare que 11 ? Faut-il nier l’expérience ou douter du calcul ? Il faut les accorder en faisant mieux le compte. Les cas que l’on dénombre ne sont pas pareils ; 4, 4, 4, par exemple, qui donne 12, n’est pas comparable à 4, 5, 2, qui donne 11 ; la première de ces combinaisons est unique, chacun des trois dés doit amener 4 ; 4, 5, 2, au contraire, représentent six combinaisons, par la même raison qu’avec trois lettres distinctes, on peut écrire six mots différens. Attentif à tout circonstancier, Galilée, au lieu de six chances, en montre distinctement vingt-sept pour le point 4, vingt-cinq seulement pour le point 12. Le calcul, le compte, pour parler mieux, s’accorde, comme toujours, avec l’expérience des joueurs. Galilée n’en faisait aucun doute. Quoique ce grand géomètre Jacques Bernoulli, pour avoir établi la loi sur des preuves, ait pris un rang élevé entre les plus illustres, la conviction universelle des joueurs a précédé ses profonds travaux. Quand un de lui montrait trop souvent la même face, Panurge, qui s’y connaissait, pour y voir biffe et piperie, n’invoquait rien que l’évidence. Ainsi faisait l’ami de Galilée : en comptant mille quatre-vingts fois le point 11 contre mille fois le point 12, il devinait une cause et voulait la connaître.

Un jour, à Naples, un homme de la Basilicate, en présence de l’abbé Galiani, agita trois dés dans un cornet et paria d’amener rafle de 6 ; il l’amena sur-le-champ. Cette chance est possible, dit-on ; l’homme réussit une seconde fois, et l’on répéta la même chose ; il remit les dés dans le cornet trois, quatre, cinq fois, et toujours rafle de 6. « Sangue di Bacco ! s’écria l’abbé, les dés sont pipés ! « et ils l’étaient. Pourquoi l’abbé jurait-il ? Toute combinaison n’est-elle pas possible ? Elles le sont toutes, mais inégalement. Galilée nous en avertit. Commençons, pour aller pas à pas, par jeter deux dés ensemble ou deux fois un seul dé, — les deux cas n’en font qu’un. Si deux joueurs parient, l’un pour deux 6, l’autre pour 6 et 5, les chances, pour eux, sont inégales. Sonnez représente l’une des trente-six combinaisons possibles ; le 6 et 5 en réunit deux. Si l’un arrive deux fois plus que l’autre, faudra-t-il accuser le hasard de partialité ? attribuer au point 6 une antipathie occulte pour son semblable ? Cette imagination n’est pas à craindre.

Si, prenant soixante dés, on compare la réunion des soixante 6, équivalente à trente sonnez de suite, avec la combinaison qui contient chacun des six points précisément dix fois, les nombres par leur immensité se dérobent à l’imagination, et l’esprit troublé par une telle abondance cherche les causes d’un mystère qui n’existe pas.

Avec soixante dés, pour amener soixante fois 6, une seule combinaison est possible : chaque de doit montrer le point 6. Dix 6, au contraire, et dix fois chacun des autres points, peuvent se distribuer et s’arranger avec tant de variété que, si chacun des arrangemens possibles était préparé dans une boîte de 1 décimètre carré sans que, dans aucune boîte, les mêmes dés présentassent les mêmes faces, la cent-millionième partie de celles que la combinaison désignée enveloppe sous un même nom pourrait couvrir un million de fois la surface de la terre sans y laisser aucun vide. Jeter les soixante dés à la fois, c’est charger le hasard de désigner une des boîtes, et si, dans cette abondance, les combinaisons peu nombreuses ne se montrent jamais, est-ce lui qui les exclut? La boîte qui contient les soixante 6, toutes celles même qui en contiendraient plus de cinquante, sont introuvables dans la masse comme des gouttes d’eau désignées dans l’océan.

Sur le Pont-Neuf, pendant une journée ou pendant une heure, on peut prédire résolument que les passans de taille inférieure à 2 mètres l’emporteront par le nombre. Le pont écarte-t-il les géans? Quand, au jeu de dés, on annonce quelles combinaisons prévaudront, c’est, comme pour les passans du Pont-Neuf, une question d’arithmétique; les combinaisons qu’on ose exclure forment, dans le nombre total, si les épreuves sont nombreuses, une proportion beaucoup moindre que, parmi les Parisiens, les hommes de six pieds de haut.

Buffon, qui, ce jour-là, manqua de patience, fit jeter une pièce de monnaie en l’air quatre mille quarante fois; il obtint deux mille quarante-huit fois face au lieu de deux mille vingt. Un tel écart n’a rien d’inattendu. Le jeu étudié par Buffon était moins simple que pile ou face. Quelques millions d’épreuves ne pourraient ni en révéler ni en infirmer la loi. La pièce jetée en l’air est jetée de nouveau et de nouveau encore, s’il le faut, jusqu’à l’arrivée de face. Buffon, ayant amené face deux mille quarante-huit fois, a joué deux mille quarante-huit parties.

Un paradoxe singulier rend ce jeu, — ce problème de Saint-Pétersbourg, c’est le nom qu’on lui donne, — mémorable et célèbre. Pierre joue avec Paul; voici les conditions : Pierre jettera une pièce de monnaie autant de fois qu’il sera nécessaire pour qu’elle montre le côté face. Si cela arrive au premier coup, Paul lui donnera un écu; si ce n’est qu’au second, deux écus; s’il faut attendre un troisième coup, il en donnera quatre, huit au quatrième, toujours en doublant. Tels sont les engagemens de Paul. Quels doivent être ceux de Pierre? La science, consultée par Daniel Bernoulli, donne pour réponse : Une somme infinie. Le parti de Pierre, c’est le mot consacré, est au-dessus de toute mesure.

Les géomètres ont interprété de plusieurs façons et désavoué, comme excessive, la réponse irréprochable de la théorie du jeu. D’Alembert écrivait en 1768 : « Je connais jusqu’à présent cinq ou six solutions au moins de ce problème dont aucune ne s’accorde avec les autres et dont aucune ne me paraît satisfaisante. » Il en ajoute une sixième ou septième, la moins acceptable de toutes. L’esprit de D’Alembert, habituellement juste et fin, déraisonnait complètement sur le calcul des probabilités.

Buffon, pour expliquer le paradoxe de Saint-Pétersbourg, allègue que posséder ne sert de rien si l’on ne peut jouir, a Un mathématicien, dans ses calculs, — ce sont les propres paroles de Buffon, — n’estime l’argent que par sa quantité, c’est-à-dire par la valeur numérique ; mais l’homme moral doit l’estimer par les avantages et les plaisirs qu’il peut procurer. » On promet à Pierre de doubler son gain à chaque coup qui retarde l’arrivée de face, on ne peut doubler que ses écus. Pierre ne demande rien de plus, Buffon peut en être certain. « L’accroist de chevance, avait dit avant lui Montaigne, n’est pas l’accroist d’appétit au boire, manger et dormir;.. » chacun peut allonger la liste. Daniel Bernoulli, réduisant cette distinction en formule, oppose à la richesse mathématique une richesse morale que l’or accroît, mais si lentement, que toutes les unités, jusqu’à la dernière, procurent un égal contentement.

Cette théorie condamne tous les jeux de hasard. Le conseil de ne jouer jamais, si excellent qu’il soit, ne peut être proposé pour une théorie du jeu. Supposons en présence deux disciples de Bernoulli. « Si je gagne, dirait Pierre, qui est pauvre, en proposant à Paul une partie d’écarté, votre enjeu de 3 francs paiera mon dîner. — Repas pour repas, répondrait Paul, vous me devrez 20 francs en cas de perte, car tel sera le prix de mon souper. — Si je perdais 20 francs, s’écrierait Pierre, effrayé, je ne dînerais pas demain; vous pouvez, sans en venir là, perdre 10,000 francs, déposez-les contre mes 20 francs; l’avantage, Daniel Bernoulli l’affirme, restera de votre côté. » — Ils ne s’entendront pas.

Ceux qui suivent Condorcet et Poisson, sans contester la bonne foi de Paul, tiennent ses engagemens pour nuls. Si le hasard amenait pile soixante-quatre fois, Paul devrait payer autant d’écus que le sultan des Indes ne put donner de grains de blé à l’inventeur du jeu d’échecs. Une telle promesse est téméraire; si riche qu’on le suppose, Paul, ruiné dès le trentième coup, ne pourra plus payer double. Ne comptant plus sur ses promesses, Pierre ne doit pas les payer, et le calcul règle le droit de Paul à quinze écus.

On propose à cinquante personnes possédant chacune 20 millions et pas davantage d’organiser une loterie à 20 millions le billet. Le gagnant deviendra l’homme le plus riche du monde, les quarante-neuf autres seront ruinés. Les cinquante vigésimillionnaires acceptent. Ils sont peu sensés, mais équitables. La justice et la raison sont choses distinctes. Au jeu de Saint-Pétersbourg, tout aussi bien qu’à cette loterie, les espérances doivent être payées; il ne s’agit plus d’un seul, mais d’un nombre illimité de milliards. Le problème imaginé par Daniel Bernoulli dissimule ingénieusement cette énorme mise. L’algèbre, en la dégageant, met la chance à son juste prix.

Les conditions d’un jeu peuvent être équitables et dangereuses, iniques dans d’autres cas, mais acceptables. Est-il déraisonnable, malgré le 0, le double 0 et le refait, de risquer 5 francs à la roulette ou au trente-et-quarante ?

Quant au problème de Saint-Pétersbourg, il faut approuver absolument et simplement la réponse réputée absurde. Pierre possède, je suppose, 1 million d’écus et les donne à Paul en échange des promesses convenues. Il est fou ! dira-t-on. Le placement est aventureux, mais excellent ; l’avantage infini est réalisable. Qu’il joue obstinément, il perdra une partie, mille, mille millions, un million de milliards peut-être; qu’il ne se rebute pas, qu’il recommence un nombre de fois que la plume s’userait à écrire, qu’il diffère surtout le règlement des comptes, la victoire, pour lui, est certaine, la ruine de Paul inévitable. Quel jour? quel siècle? On l’ignore; avant la fin des temps certainement, le gain de Pierre sera colossal.

Une fourmi transporte un grain de poussière de la cime du Mont-Blanc dans la plaine, retourne sur la hauteur, descend une nouvelle charge et recommence toujours. Après combien de voyages aura-t-elle comblé les vallées et nivelé la chaîne des Alpes? Le premier écolier, en consultant l’arénaire d’Archimède, fera le calcul sans erreur. Le dessein de la fourmi dépasse ses forces, s’écrieront des gens sages ; elle mourra à la peine. Condorcet et Poisson ne sont pas moins sages. Pierre est un imprudent; il entreprend au-delà de son crédit, une opération beaucoup trop longue; il est aussi certain pourtant de ruiner Paul que la fourmi de niveler la Suisse.

Dans un problème plus célèbre et plus grave, la vie humaine servait d’enjeu. L’inoculation, avant la vaccine, était, contre la variole, le meilleur parti qu’on pût prendre; mais un inoculé sur deux cents mourait des suites de l’opération. Quelques-uns hésitaient ; Daniel Bernoulli, géomètre impassible, calculait doctement la vie moyenne, la trouvait accrue de trois ans et déclarait par syllogisme l’inoculation bienfaisante. D’Alembert, toujours hostile à la théorie du jeu, qu’il n’a jamais comprise, repoussait, avec grande raison cette fois, l’application qu’on en voulait faire : « Je suppose, dit-il, que la vie moyenne d’un homme de trente ans soit trente autres années et qu’il puisse raisonnablement espérer de vivre encore trente ans en s’abandonnant à la nature et en ne se faisant pas inoculer. Je suppose ensuite qu’en se soumettant à cette opération, la vie moyenne soit de trente-quatre ans. Ne semble-t-il pas que, pour apprécier l’avantage de l’inoculation, il ne suffit pas de comparer la vie moyenne de trente-quatre ans à la vie moyenne de trente, mais le risque de un sur deux cents, auquel on s’expose, de mourir dans un mois, par l’inoculation, à l’avantage éloigné de vivre quatre ans de plus au bout de soixante ans? »

On argumente mal pour vider de telles questions : supposons que l’on puisse, par une opération, accroître la vie moyenne, non plus de quatre, mais de quarante ans, à la condition qu’une mort immédiate menacera le quart des opérés ; un quart des vies sacrifié pour doubler les trois autres, le bénéfice est grand. Qui voudra le recueillir? Quel médecin fera l’opération? Qui se chargera, en y invitant 4,000 habitans robustes et bien portans d’une même commune, de commander pour le lendemain 1,000 cercueils? Quel directeur de collège oserait annoncer à cinquante mères, qu’empressé à accroître la vie moyenne de ses deux cents élèves, il a joué pour eux ce jeu avantageux et que leurs fils sont les perdans ? Les parens les plus sages acceptaient une chance sur deux cents; aucun, sur la foi d’aucun calcul, ne s’exposerait à une chance sur quatre.

Un jeu, sans blesser la justice, peut causer de grands dommages, il peut être périlleux d’y échanger les chances de perte et de gain, les règles que doivent suivre ceux qui veulent commettre cette imprudence n’en reçoivent aucun changement.

Un ingénieur calcule la charge capable d’abaisser de 50 centimètres le tablier d’un pont. L’épreuve est inutile, imprudente, dangereuse: le poids calculé est-il moins juste? Il est mauvais de trop charger un pont, mauvais aussi de jouer trop gros jeu. Cela ne change ni la théorie du jeu ni celle de l’élasticité.

Revenons au théorème de Bernoulli.

S’il pleut un jour entier sur la place du Carrousel, tous les pavés seront également mouillés. Sous une forme simplifiée, mais sans en rien retrancher, c’est là le théorème de Bernoulli. Il pourrait se faire assurément, lorsque tout alentour la pluie tombe à torrens, qu’un certain pavé restât sec. Aucune goutte n’a pour lui de destination précise, le hasard les disperse, il peut les porter toutes sur les pavés voisins ; personne ne le supposera sérieusement.

Telle est la puissance des grands nombres. Le hasard a des caprices, jamais on ne lui vit d’habitudes. Si mille gouttes tombent sur mille pavés, chaque pavé n’aura pas la sienne ; s’il en tombe mille millions, chaque pavé recevra son million ou bien peu s’en faudra. Si l’on jette deux dés trente-six millions de fois, le double-six, au lieu d’un million de fois, pourrait ne se présenter que cent mille et peut-être n’arriver jamais. Une telle exclusion soumise au calcul, d’après notre façon de parler, est déclarée impossible.

L’analogie va à l’identité. Considérons en effet, sur la place, pendant la pluie, un carré de 6 décimètres de côté. Partageons la base, aussi bien que la hauteur, en six parties, portant chacune un numéro d’ordre ; découpons le carré, par des parallèles aux côtés, en trente-six cases égales désignées chacune par les deux numéros placés en tête des bandes auxquelles elle appartient ; une case répondra à 6,6 ; une autre à 5,6 ; une troisième à 6,5 ; elles auront mêmes noms que les coups possibles avec deux dés. Chaque goutte de pluie tombant sur le carré représente un coup de dés. Le hasard, dans les deux épreuves, décide entre les mêmes points. À la fin de la journée, la pluie a également mouillé les trente-six cases, les dés ont amené les trente-six points également : où est la différence ?

Pour que rien ne manque au rapprochement, le même tempérament est nécessaire aux deux assertions trop précises. Il serait fort étrange que les pavés, quoique mouillés également, n’eussent pas reçu dans le cours d’une journée, quelques centaines de gouttes en plus ou en moins ; de même, sur quelques millions de coups de dés, quelques points se montreront, sans doute un peu plus, d’autres un peu moins souvent.

Les rapports sont certains, non les différences, et c’est malheureusement la différence qui ruine. On joue 100 parties à un jeu de hasard, l’enjeu est 20 francs ; il est peu probable, mais possible, que l’on perde 65 parties. La perte de 30 louis représente 30 pour 100 du nombre des parties jouées.

Au lieu de 100 parties, on en joue 10,000, une perte de 30 pour 100, c’est-à-dire de 6,500 parties, doit être tenue pour impossible. 5,150 parties perdues supposeront, d’après le calcul, une fortune aussi adverse que 65 sur une série unique de 100 parties ; la perte correspondante, 300 louis, représente 3 pour 100 du nombre des parties jouées. Sur 1 million de parties, une perte de 3 pour 100 supposerait, contre les lois du hasard, un dérèglement qui jamais ne s’est vu, 3 pour 1,000 représente une chance défavorable équivalente à celle des deux hypothèses précédentes. Trois parties sur 1,000, pour 1 million de parties, feraient une perte de 3,000 louis; un jeu égal devient à la longue dangereux. Non-seulement les lois du hasard permettent la ruine du joueur, elles la prédisent. Tout joueur se ruinera si le temps ne lui manque pas. Ampère et Laplace l’ont démontré; leurs raisonnemens n’ont corrigé personne, ils intéressent tout le monde.

Si deux joueurs jouent sans cesse jusqu’à la ruine de l’un d’eux, le moins riche sera vaincu. Le rapport du nombre des parties gagnées ou perdues différera de moins en moins de l’unité, mais la différence augmentera, comme nous l’avons dû ; tantôt l’un sera en perte, tantôt l’autre. La différence, petite d’abord, deviendra grande. La perte, dans ses oscillations, frappera chacun des deux joueurs alternativement; quand elle dépassera la fortune du perdant, la ruine pour lui sera consommée. Le danger menace surtout, on le comprend, le moins riche des deux joueurs. L’homme qui joue sans limite et sans cesse, accepte tous les adversaires dont l’ensemble, sans changer son sort, peut recevoir un nom collectif : le public, qui n’est jamais ruiné, ruine les imprudens qui l’attaquent.

Tout change quand les conditions du jeu sont inégales. Le moindre avantage fait pencher la balance. Pour le joueur que les conditions favorisent, le gain augmente sans limite. Au trente-et-quarante, par exemple, l’avantage du banquier est un peu plus de 0,6 pour 100. Si l’on joue 100 parties, en évaluant à 1,000 francs la somme des enjeux pour chacune d’elles, l’avantage réservé au banquier par les règles du jeu représente 600 francs. Les accidens du hasard produiront un écart dont la valeur moyenne, indiquée par le calcul, est 8,000 francs. Le banquier, sur une série de 100 parties, a donc chances égales, à très peu près, de perdre ou de gagner. La perte moyenne, c’est tout son avantage, est un peu moindre que le gain moyen.

Sur 10,000 parties, en supposant toujours l’enjeu de 1,000 francs, l’avantage ménagé au banquier par les règles du jeu, représente 60,000 francs. L’écart moyen, dix fois plus grand seulement pour un nombre centuple de parties, est 80,000 francs. La perte du banquier sur 10,000 parties sera donc un événement très ordinaire, mais, en ce cas, la valeur moyenne de la somme perdue sera 20,000 francs, tandis, que dans l’hypothèse plus vraisemblable du gain, la valeur moyenne est 140,000 francs.

Sur un million de parties, le bénéfice régulier, équivalent à l’avantage réservé au banquier, serait 6 millions ; l’écart moyen en plus ou en moins, 800,000 francs seulement; s’il gagne moins de 5 millions, le banquier a eu du malheur ; un gain inférieur à 4 millions serait très invraisemblable et il y a plus de dix mille à parier contre un, que son gain ne s’abaissera pas au-dessous de 2 millions.

La loi de Bernoulli, quand elle est mise en défaut, révèle une cause perturbatrice du hasard.

Tels se montrent souvent les résultats du suffrage universel. Supposons 10 millions d’électeurs. Attribuons 6 millions de votes à un parti, celui de la majorité, à millions seulement à la minorité. On forme 1,000 collèges, de 10,000 électeurs chacun : tout candidat qui réunira plus de 5,000 suffrages sera élu. L’opinion approuvée par les quatre dixièmes des votans serait représentée proportionnellement par 400 députés sur 1,000. Les lois du hasard ne lui accordent rien. Sur 1,000 représentans, pas un seul pour elle. Le calcul réduit à zéro, pour ainsi dire, la vraisemblance de toute autre hypothèse. Supposons, pour donner une idée des chiffres, que saisissant l’occasion pour tenter la chance, un joueur s’engage, dans les conditions électorales supposées, à payer autant de millions qu’il se trouvera de députés de la minorité vainqueurs dans la lutte. On ne pourrait pas, en échange de ses promesses, — c’est la réponse rigoureuse, sinon exacte, du calcul, — lui offrir équitablement plus d’un centime.

Ce centime pourrait lui coûter cher. Les minorités, même beaucoup moindres, obtiennent quelques représentans. Les électeurs n’étant pas associés par le sort, les influences locales triomphent des lois du hasard. C’est avec grande défiance qu’il faut, sur les traces de Condorcet, éclairer les sciences morales et politiques par le flambeau de l’algèbre.

Les étoiles, sur la voûte céleste, semblent semées sans ordre et sans loi; 3,000 environ, pour qui a la vue bonne, brillent au-dessus de notre horizon. Ptolémée, dans son catalogue, n’en inscrivait que 1,020. Un astronome dont le nom est resté obscur sans injustice, l’archevêque Mitchell, a fait d’une idée ingénieuse et juste une application trop hardie. Si le hasard distribuait sur la voûte du ciel 3,000 points brillans, quelle serait la distance moyenne de chacun d’eux à son voisin le plus proche? Le problème est intéressant; Mitchell ne le résout pas ; mais remarquant dans la constellation du Dragon deux étoiles situées à trois minutes l’une de l’autre, il trouve que contre un tel rapprochement, on pourrait, a priori, parier 80 contre 1 ; dirigeant ensuite ses calculs sur le groupe des Pléiades, Mitchell conclut à 500,000 chances contre une pour qu’une cause, en dehors du hasard, ait rapproché les six étoiles. En proposant la mesure précise d’assertions aussi vagues, on peut compromettre la science. Si Mitchell, soupçonnant entre les étoiles un lien mécanique, avait tiré avantage de leur rapprochement singulier, s’il avait déclaré vraisemblable, très vraisemblable, presque certain, qu’une cause particulière a troublé pour elles les lois générales, il serait sans reproche, mais la précision du chiffre 1/500000 ne peut trouver d’approbateurs. Les appréciations sans chiffres n’engagent à rien, un chiffre engage la science, et c’est sans aucun droit.

L’application du calcul aux questions de ce genre est une illusion et un abus.

« Les motifs de croire que, sur dix millions de boules blanches mêlées à une noire, ce ne sera pas la noire que je tirerai du premier coup est de même nature, a écrit Condorcet, que le motif de croire que le soleil ne manquera pas de se lever demain. » L’assimilation n’est pas permise: l’une des probabilités est objective, l’autre subjective. La probabilité de tirer la boule noire du premier coup, est 1/1000000, ni plus ni moins. Quiconque l’évalue autrement se trompe. La probabilité pour que le soleil se lève varie d’un esprit à l’autre. Un philosophe peut, sans être fou, annoncer sur la foi d’une fausse science que le soleil va bientôt s’éteindre ; il est dans son droit comme Condorcet dans le sien; tous deux l’excéderaient en accusant d’erreur ceux qui pensent autrement. L’assimilation à une urne est le procédé de démonstration. Une urne contient des boules blanches, peut-être aussi des noires; on y fait 1 million de tirages, tous donnent des boules blanches ; quelle est la probabilité pour qu’un nouveau tirage amène une noire? Le calcul répond : Un millionième. « On a vu, conclut Condorcet, un million de fois le soleil se lever du côté de l’orient, quelle est la probabilité pour qu’il manque demain? La question n’est-elle pas la même? » Elle est différente. L’urne, dans le premier cas, est invariable ; qui peut, dans le second, savoir le train des choses ?

Paul, sur la foi de Condorcet, veut parier que le soleil se lèvera demain. La théorie fixera les enjeux. Paul recevra 1 franc si le soleil se lève et donnera 1 million s’il fait défaut. Pierre accepte le pari. Au lever de chaque aurore, il perd 1 franc et le paie. La chance pour lui diminue chaque jour, puisque le soleil compte un lever de plus. Paul consciencieusement augmente son enjeu ; consciencieusement aussi Pierre continue à lui payer 1 franc. Les conventions demeurent équitables. Les parieurs voyagent, on parcourt vingt contrées, de l’occident à l’orient, Pierre perd toujours ; il poursuit sa chance cependant, conduit Paul vers le nord; on franchit le cercle polaire ; le soleil reste un mois au-dessous de l’horizon : Paul perd 30 millions, croit l’ordre de nature perverti et soupçonne que l’urne est changée.

Tarquin l’ancien, rebelle aux prétentions de l’augure Accius Nævius, osa, dit-on, le mettre au défi. Ce que je pense est-il possible? demanda le roi. L’augure accepta l’épreuve. « Tu peux donc couper cette pierre? » Nævius prit un rasoir et coupa le caillou. Avec une très louable impartialité, Condorcet a cherché la chance de vérité. Le point de départ de son calcul est le nombre des cailloux que, depuis l’invention des rasoirs, on n’a pas réussi à couper, et sans répondre du détail des chiffres, il évalue à 1/1000000 la probabilité de l’anecdote. Il est un peu naïf. Un caillou que l’on coupe comme un radis est un caillou miraculeux ou un faux caillou. La saine philosophie dont il se vante repousse tout miracle ; l’accord fait sous main entre Nævius et le roi sauverait la vraisemblance. Pour résoudre le problème, au lieu de compter des cailloux, il faut comparer, si on le connaît, le nombre des princes capables d’imposture à celui des augures complaisans et des historiens sans critique.

Le hasard, à tout jeu, corrige ses caprices. Les irrégularités même ont leur loi.

Supposons qu’à un jeu de pur hasard, une série de parties ait été jouée. Précisons, pour plus de clarté : le jeu est pile ou face ; la série, de cent parties. Pour chacune, on marque la différence entre le nombre des gains et le nombre normal cinquante. Si l’on a gagné quarante-quatre ou cinquante-six fois, on marque 6 dans les deux cas. Chaque série, de cette manière, se trouve caractérisée par un nombre que nous appellerons l’écart ; supposons obtenus un million d’écarts. Le hasard décide leur grandeur, comme si l’on puisait un million de fois dans un sac contenant des boules de loto. La différence est grande cependant : tandis que toutes les boules sortiront également, ou peu s’en faut, les petits écarts seront les plus nombreux. Chacun se présentera, à la longue, un nombre de fois proportionnel à la probabilité que l’on peut calculer; la régularité des résultats peut recevoir une forme apparente et visible. Marquez sur une ligne droite, à distances égales et petites, les chiffres 0,1,2, 3... représentant les écarts possibles. Par chacun de ces points élevons une hauteur égale au nombre de fois que l’écart s’est produit ; les extrémités de ces lignes feront paraître une courbe, toujours de même forme ; le sommet correspond au point zéro ; l’abaissement, à partir de ce point, très lent d’abord, s’accroît suivant une loi prévue par le calcul. Si quelques irrégularités déparent le dessin, doublez, décuplez le nombre des épreuves, l’exactitude des prédictions est à peine croyable.

Les grands nombres régularisent tout. La moyenne de tous les écarts peut être prédite avec confiance, elle sera 4 si la série est de 100 épreuves, 40 si elle est de 10,000. La même certitude s’attache à la moyenne des carrés des écarts, à celle de leurs cubes, de leur quatrième puissance. Pour des séries de 100, par exemple, la moyenne des carrés est 25. Ces prédictions sont sûres. N’est-ce pas, pour ainsi parler, miracle de voir un hasard aveugle dicter des résultats exactement prévus ?

Aidée de ces théorèmes singuliers, la dextérité des géomètres a su, chose merveilleuse, rencontrer sur ces voies détournées une solution de la quadrature du cercle. Si, dans une série d’épreuves suffisamment nombreuses, on divise la moyenne des carrés des écarts par la moitié du carré de la moyenne des écarts, le quotient est égal, à très peu près, à la surface du cercle de rayon unité. Avec de la patience, le succès est certain.

Beaucoup de joueurs, entêtés de cette régularité nécessaire dans les moyennes, cherchent, dans les coups qui précèdent celui qu’ils vont jouer, une indication et un conseil. Ce n’est pas bien entendre les principes. La science, à ces chimères, ne reste pas sans réponse. La décision du bon sens suffit, elle est nette et claire : à quoi bon la traduire en algèbre ? Le préjugé est opiniâtre. Les géomètres perdraient à le combattre leur temps et leurs formules.

L’illusion repose sur un sophisme : on allègue la loi de Bernoulli comme certaine ; elle n’est que probable. Sur 20,000 épreuves, dit-on, à la roulette, la noire ne peut pas sortir plus de 10,500 fois, l’assertion de la science est formelle. Si les 10,000 premières parties ont donné 6,000 noires, les 10,000 suivantes ont donc contracté une dette envers la rouge. On fait trop d’honneur à la roulette ; elle n’a ni conscience ni mémoire. En supposant qu’à une rencontre inouïe succédera, pour la réparer, un nouvel écart de la règle, on n’efface pas l’invraisemblance, on la redouble.

La certitude des lois de Bernoulli est celle d’un chasseur très adroit, qui, connaissant son arme, est certain d’abattre une bête féroce à dix pas. La bête se présente, il la manque ; en la voyant, furieuse, se ruer et l’assaillir, doit-il rester impassible, confiant dans la certitude de l’avoir tuée ?


II.

Le hasard sans choisir régularise tout ; la raison en est que, si toutes les combinaisons, dont le nombre est immense, étaient présentes matériellement, les moins nombreuses deviendraient introuvables. Le hasard reste libre, mais la carte est forcée, Appliquée aux dés, aux cartes, au jeu de rouge et de noire, aux numéros pairs ou impairs, à pile ou face, la théorie des chances est indiscutable. Rien n’y altère la rigueur des preuves, l’algèbre exécute plus rapidement les dénombremens qu’avec de la patience et du temps on pourrait faire sur ses doigts. Tous les arrangemens sont également possibles ; que les plus nombreux se présentent, il n’y a pas de sujet d’étonnement.

La physique, l’astronomie, les phénomènes sociaux, semblent, dans plus d’un cas, régis par le hasard. Peut-on comparer la pluie ou le beau temps, l’apparition ou l’absence des étoiles filantes, la santé ou la maladie, la vie ou la mort, le crime ou l’innocence à des boules blanches ou noires tirées d’une même urne ? Le même désordre apparaît dans les détails, cache-t-il la même uniformité dans les moyennes ? retrouvera-t-on dans les écarts les traits connus et la physionomie des effets du hasard ?

Tout événement qui alterne avec son contraire est comparable aux boules blanches ou noires puisées dans un sac ; le sac est-il toujours le même ? est-il ouvert ? Une force intelligente, se proposant une fin, intervient-elle dans une mesure petite ou grande pour corriger les caprices du sort ? Le raisonnement ne peut devancer l’expérience ; les observations, soigneusement discutées, condamnent, en même temps que les sceptiques rebelles à tout rapprochement, les esprits absolus qui prétendent tout soumettre au calcul.

L’empreinte du hasard est marquée, très curieusement quelquefois, dans les nombres déduits des lois les plus précises. Une table de logarithmes en témoigne. Pour 10,000 nombres successifs, dans les tables à 10 décimales de Véga, je prends la septième figure du logarithme : rien dans ce choix n’est laissé au hasard. L’algèbre gouverne tout, une loi inflexible enchaîne tous les chiffres. Si l’on compte cependant les résultats, on aura, à très peu près, sur 10,000, mille fois le chiffre 0, mille fois le chiffre 1 et ainsi des autres ; la formule se conforme aux lois du hasard. Vérification faite, sur 10,000 logarithmes, le septième chiffre s’est trouvé 990 fois égal à 0, 997 fois à 1, 993 fois à 2, 1012 fois à 4. En partageant les 10,000 nombres en dix séries et prenant pour chacune les moyennes des écarts, j’entends la différence entre le nombre des apparitions de l’un des chiffres et le nombre normal 100, et les comparant à la moyenne du carré des écarts, le rapport des nombres, qui, d’après les lois du hasard, devrait être 1,570796, moitié du nombre que les géomètres désignent habituellement par la lettre π, se trouve égal à 1,561 ; le même calcul fait à l’aide du chiffre 1 donne 1,598, et la moyenne de ces deux résultats est 1,579. Les trois premiers chiffres sont exacts.

La marque du hasard semble visible. Pouvait-on cependant le mieux tenir à l’écart ? Nos lois expriment une propriété commune aux combinaisons les plus nombreuses ; elles se vérifient quand on ne choisit pas, il ne suffit pas de choisir pour s’y soustraire.

Le partage des naissances entre les deux sexes a été étudié sur plus de 200 millions d’enfans. Depuis près de deux siècles, le nombre des garçons a dépassé celui des filles ; aucun pays ne fait exception ni aucune époque. Le rapport varie peu : le nombre des garçons, pour 100 filles, est compris, pour un grand nombre de naissances, entre 104 et 108. On s’est demandé si cette supériorité observée chez toutes les races, dans les villes comme à la campagne, au midi comme au nord, chez les plus pauvres comme chez les plus riches, est une loi de l’humanité ou on accident fortuit.

À notre époque et pour notre état social, l’évidence est complète ; ni les calculs ne sont nécessaires ni les raisonnemens. Ils le sont pour un second problème. Les variations observées d’une année à l’autre pour un même pays, d’une province à l’autre pour une même année, sont-elles assimilables aux résultats capricieux du hasard ? Peut-on voir dans la constance approchée du rapport un témoignage suffisant de la loyauté du jeu ? Je précise la question : une urne, toujours la même, contient des boules noires et blanches, on y puise une boule au moment de chaque naissance. Pourrait-on sans invraisemblance représenter par le nombre de boules de chaque couleur la proportion variable des naissances ? Le nombre des noires, bien entendu, l’emporte sur celui des blanches dans la proportion qui convient au succès.

Les écarts de la moyenne produits par le hasard sur un million d’épreuves, pour un événement dont la probabilité diffère peu de ½, ont pour valeur moyenne 400. De plus grands écarts sont possibles assurément, mais leur probabilité diminue rapidement. On peut parier mille contre un pour un écart moindre que 1,600. La probabilité d’un écart supérieur à 2,000 est 1/10000000. Telles sont les indications du calcul.

Deux mille naissances masculines en plus sur un million, accroîtraient de moins d’un centième le rapport du nombre de garçons à celui des filles. Les rapports extrêmes fournis par la statistique, 1,04 et 1,08, diffèrent trop l’un de l’autre pour permettre l’assimilation pure et simple aux effets du hasard. Les conditions ne peuvent donc être, en tout temps et en tout pays, identiquement les mêmes, mais la variation est petite. Pendant l’année 1837, le nombre des garçons nés à Paris est descendu à 10,074 pour 10,000 filles. Dans les hasards d’un tirage au sort dont les conditions seraient invariables, sur un nombre d’épreuves égal à celui des naissances annuelles à Paris, on pourrait parier plus de 1 million contre 1 qu’une telle anomalie ne se produira pas. Que s’est-il passé en 1837? On doit s’attendre à l’ignorer toujours. Dans plusieurs départemens, depuis le commencement du siècle, le nombre des naissances annuelles des filles a surpassé exceptionnellement celui des garçons. L’anomalie a moins d’importance que l’écart observé à Paris, elle se rapporte à des nombres cinq fois moindres.

La recherche des causes est délicate et obscure. Il est à regretter, dit M. Quetelet après de longues et patientes recherches, qu’on ait si peu de documens pour s’éclairer.

L’âge des parens joue sans doute un grand rôle. Cette explication semble la meilleure. Si on ne l’accepte qu’avec doute, c’est que masquée par le hasard, l’influence reste mal connue ; l’âge moyen du père et celui de la mère varient peu dans un même pays. La variation des âges peut cependant expliquer, en partie au moins, les anomalies observées.

Allons plus avant et cherchons dans les effets troublés les traits généraux du hasard.

La quadrature du cercle déduite approximativement du nombre des naissances ne laisse guère subsister de doutes. En appliquant la formule des écarts aux quatre-vingt-six départemens pendant l’année 1878 et prenant dans l’Annuaire du bureau des longitudes les écarts entre le nombre des naissances de garçons correspondant à 10,000 filles pour chacun des départemens, et la moyenne pour la France entière, et la comparant à la moyenne de leurs carrés, au lieu du quotient 1,57 prévu par la théorie, on obtient 1,75. La petitesse de l’erreur paraît digne d’attention.

La recherche des causes est le grand problème : on le transforme sans le résoudre. En enchaînant les inconnues aux inconnues, la science s’agrandit et s’élève. Si chaque effet n’avait qu’une seule cause, les énoncés au moins seraient faciles. La complication est plus grande. Dans le monde immense des faits, les parentés existent à tous les degrés. L’énumération des observations révèle les liens quand les nombres sont grands. La discussion est délicate, le bon sens la dirige, le calcul prononce.

L’inventeur d’un système associe, je suppose, la chute de la pluie à un phénomène astronomique; il a observé vingt fois, sans une seule exception, qu’une pluie plus ou moins forte suivait le phénomène indiqué; ce rapprochement est digne d’attention. Mais c’est à Brest qu’on a observé; les jours sans pluie, à Brest, sont une rare exception. Que vaut alors la démonstration? Au Caire, elle serait décisive.

Il faut rapprocher, dans les cas semblables, le nombre des coïncidences observées de celui qui le remplacerait probablement, si tout était réglé par le hasard. Si deux phénomènes se présentent chacun neuf jours sur dix, les coïncidences, même très fréquentes, ne prouvent rien. Si chacun d’eux revient deux fois par an seulement, la coïncidence, plusieurs fois observée, sera difficilement attribuée au hasard. difficilement: l’indication est vague! Quand les géomètres, dans les cas semblables, ont donné un chiffre précis, ils ne tenaient aucun compte de la probabilité a priori du rapprochement qu’on a voulu faire, ou ils l’évaluaient, ce qui revient au même, tout à fait au hasard. Une comète a précédé la mort de César. Quelque nombreux et bien constatés que fussent les événemens de ce genre, oserait-on croire, sur la foi du calcul, que telles âmes sont tant nobles et héroïques que de leur délogement et trépas nous est certains jours devant donner signification des cieux ?

Un géomètre a trouvé une démonstration nouvelle du théorème de Bernoulli. J’en examine le principe, j’en parcours les calculs, j’en vérifie quelques-uns, et, n’apercevant aucune objection et aucune méprise, je déclare avec confiance l’exactitude de la méthode.

Le même auteur propose une démonstration du célèbre théorème énoncé par Fermat. J’examine le principe, je parcours les calculs, j’en vérifie quelques-uns, et, n’apercevant aucune objection et aucune méprise, je continue à chercher la faute. Pourquoi cette différence? Si les cas sont identiques, l’inégalité est-elle juste? Les cas sont différens. L’auteur qui démontre le théorème de Bernoulli enfonce une porte ouverte, il ne peut guère trébucher au passage. Celui qui démontre le théorème de Fermat suit un sentier sans issue connue; les chances d’une chute, d’après l’expérience du passé, y surpassent cent contre un pour les plus habiles.

Toujours exact et précis dans l’énoncé des règles, Laplace n’a pas manqué d’introduire cette probabilité a priori comme point de départ et base nécessaire du calcul. Quelles que soient les conditions du problème, elle entre comme facteur, presque toujours inconnu, dans la formule qui la résout. L’illustre auteur de la Théorie analytique des probabilités a plus d’une fois cependant donné des chiffres précis qu’il faudrait changer avec l’hypothèse arbitrairement adoptée sur la probabilité a priori. Quand il assigne 1,826,214 à parier contre 1, comme mesure de la probabilité pour que le soleil se lève demain, l’affirmation, quelles que soient les atténuations qui la suivent, repose sur une pure illusion.

Le rapport du nombre des décès à la population n’a pas été moins soigneusement étudié que celui des naissances. Les compagnies d’assurances ont intérêt à le connaître et à en grossir l’évaluation, La statistique le montre à peu près constant. Les variations, quoique petites, sont supérieures à celles du rapport des naissances des deux sexes. L’assimilation à des boules tirées d’une urne de composition invariable n’est donc pas acceptable. La vicissitude des événemens règle sans cesse la composition de l’urne. Tantôt c’est le choléra qui passe et y verse des boules noires. Ce sont des eaux plus pures et plus fraîches qui apportent des boules blanches. C’est la disette qui rend les maladies plus abondantes et plus graves, la guerre qui accroît les mauvaises chances dans l’urne sans cesse renouvelée.

M. Dormoy, dans un livre savant et bien composé sur la théorie des assurances, a cherché curieusement dans les documens de la statistique la confirmation de la loi des écarts. Il introduit, sous le nom de coefficient de divergence, le rapport de l’écart observé à l’écart moyen prévu par le calcul.

Un phénomène semble régulier, les chiffres qui le résument, sans être constans, varient peu d’une année à l’autre. On peut composer une urne qui, sous l’influence du hasard, représentera en moyenne, dans un nombre donné de tirages, par les boules noires amenées, la loi de l’arrivée de l’événement. On nomme écart, pour l’urne, la différence moyenne annoncée par le calcul. L’écart, pour l’événement, est la différence entre le chiffre relatif à une année et la moyenne générale. Si le hasard règle le phénomène, le coefficient de divergence différera peu de l’unité. Un rapport plus grand révèle, s’il se maintient, l’influence d’une force perturbatrice. Un coefficient de divergence plus petit que l’unité ferait deviner, au contraire, une action régulatrice qui, surveillant pour ainsi dire le hasard, amoindrit les inégalités et en efface le caractère. Tel est le cas d’un observateur trop avisé qui, dans les cas douteux, altère et corrige les observations pour en accroître la vraisemblance.

Pour les naissances des filles et des garçons, le coefficient de divergence a été 1,17 pour la France entière, de 1832 à 1841, et 1,38 de 1851 à 1864. Il confirme pour ces périodes la supposition d’une probabilité constante.

Le rapport du nombre des naissances naturelles au nombre total des naissances est moins régulier. Le coefficient de divergence, de 1817 à 1826, est égal à 15; pour le rapport du nombre des mariages à la population, le coefficient de divergence, de 1829 à 1848, s’est élevé à 25.

Le rapport du nombre des décès à la population a pour coefficient de divergence 86! Les anomalies sont continuelles. Le coefficient ne porte que sur des écarts, il faut le remarquer. Le nombre des décès pendant une année étant supposé pour la France entière égal à un million et au trente-sixième de la population, l’assimilation des tables mortuaires annuelles aux tirages faits trente-six millions de fois dans une urne contenant une boule noire et trente-cinq boules blanches peut être tentée. Le nombre des boules noires, comme celui des décès, différera peu d’un million, mais, tandis que l’écart moyen, pour le nombre des boules noires, sera égal à 800, celui des décès sera 86 fois; plus grand; 86 fois 800 font 68,800, c’est moins de 2 pour 1,000 de la population. Une épidémie produisant à Paris 4,000 décès pour une année pourrait, pour le département de la Seine, expliquer le coefficient 86. Le choléra de 1849 a fait périr 20,000 Parisiens.

Les lois du hasard sont invariables, ce sont les conditions du jeu qui changent. Poisson, pour les plier à tous les accidens, a cru compléter l’œuvre de Bernoulli en énonçant sa loi des grands nombres.

Pour que le hasard régularise l’arrivée d’un événement et que sur un grand nombre d’épreuves les rapports soient certains, aussi bien que la loi des écarts, il faut que la probabilité soit constante. Poisson supprime cette condition.

Un cas fictif très simple montrera la portée du nouveau principe. Une urne contient des boules numérotées, on y fait une série de tirages; mais, en remettant chaque fois la boule qu’on a tirée, on néglige d’agiter et de faire le mélange : les chances, peu à peu, deviennent inégales ; certaines boules sortent plus souvent que les autres, la théorie semble mise en défaut. Continuez, dit Poisson; pour prolongé que soit le désordre, il est embrassé lui-même dans la loi des grands nombres ; certaines boules sont dessus, vous les verrez dessous un autre jour; l’homme peu soigneux à faire le mélange aura un successeur plus consciencieux ou dont la négligence, qu’il faut prévoir, profitera à des combinaisons nouvelles; tout à la longue se compensera. Citons ses propres paroles : « Les choses de toute nature sont soumises à une loi universelle qu’on peut appeler la loi des grands nombres. Elle consiste en ce que, si l’on observe des nombres très considérables d’événemens de même nature, dépendant de causes constantes et de causes qui varient irrégulièrement, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, c’est-à-dire sans que leur variation soit progressive dans aucun sens déterminé, on trouvera entre ces nombres des rapports à très peu près constans; pour chaque native de choses, les rapports auront une valeur spéciale dont ils s’écarteront de moins en moins à mesure que la série des événemens observés augmentera davantage et qu’ils atteindraient, s’il était possible de prolonger cette série à l’infini. »

Tel est le résumé fait par Poisson lui-même d’une découverte qui se distingue bien peu des lois connues du hasard, et à laquelle il a, à peu près seul, je crois, attaché une grande importance.


III.

Aucune mesure n’est certaine, mille opérations successives donnent mille résultats différens. Non que l’observateur, de mieux en mieux instruit, corrige ses défauts et s’avance vers la perfection. Il n’en va pas ainsi. Les derniers résultats ne ressemblent en rien à une limite dont on s’approcherait par continuel progrès, les évaluations, tantôt trop petites, tantôt trop grandes, se succèdent en confusion et sans ordre comme des boules blanches ou noires puisées dans une urne.

Bessel, après un siècle écoulé, comparait les observations de Bradley aux résultats connus d’une théorie devenue certaine. En classant les différences, dont le désordre est complet, il trouva, sur 470 observations, 94 erreurs inférieures à un dixième de seconde, 88 comprises entre un et deux dixièmes, puis, successivement, entre deux et trois dixièmes, entre trois et quatre,.. jusqu’à une seconde, la plus grande des erreurs commises par Bradley, les nombres décroissans 78, 58, 51, 36, 26, 14, 10, 7 et 8; si les plus petits sont les plus nombreux, l’honneur n’en revient ni à ce grand observateur Bradley, ni aux constructeurs des instrumens de Greenwich; leur excellence fait la petitesse, non la loi des erreurs ; un instrument médiocre, un observateur moins soigneux, remplaceraient les dixièmes de seconde par des secondes, les secondes peut-être par des minutes; à cela près, tout resterait pareil. La courbe des erreurs en s’étendant conserverait la même forme.

L’origine des erreurs est très diverse. Les unes sont fortuites, l’enchaînement en est infini ; c’est tantôt l’air agité par le vent, tantôt un ébranlement du sol, un nuage qui passe, un rayon de soleil qui trouble l’observateur, tantôt une attention précipitée ou distraite ; le hasard décide, mille causes imprévues se réunissent, ajoutent quelquefois leurs effets, quelquefois les retranchent, suspendent ou reprennent leur action : tout est incertain, tout change, sans inclination dans aucun sens.

Il n’en va pas ainsi des causes permanentes; c’est une balance mal construite, les fils d’une lunette mal placés, un mètre trop court, un chronomètre trop rapide. Les mesures prises sous de telles influences n’entourent plus la valeur exacte, mais une autre, souvent fort différente; une nouvelle série de mesures, sous l’influence permanente des mêmes causes, se groupera autour de la même moyenne.

Tout observateur soigneux étudie les erreurs constantes et les corrige sans retrancher la cause ; rien ne trompe moins qu’une balance trompeuse. Qu’importe que les bras soient inégaux, pourvu qu’on le sache? Qu’un gramme ait 999 milligrammes, un décimètre 99 millimètres, l’observation réduite conserve toute sa valeur. Toute mesure est comparable à un jeu ; les erreurs possibles en plus ou en moins sont les chances de gain ou de perte ; les erreurs constantes changent les règles du jeu, les erreurs fortuites laissent le jeu équitable.

La loi que doivent suivre, d’après une ingénieuse théorie, et que suivent à très peu près, quand elles sont nombreuses, les erreurs corrigées de toute inclination fixe, a été proposée par Gauss. L’histoire en est singulière. en proposant en 1809 une hypothèse sur la théorie des erreurs, l’illustre auteur ne prétendait nullement établir la vérité, mais la chercher. Laplace, par une voie différente, sans beaucoup de rigueur à son tour, avait obtenu la même formule qui, très voisine souvent de la vérité, pourrait s’en éloigner sans démentir la science.

Le principe de Gauss est fort simple : Quand une grandeur a été mesurée plusieurs fois, les erreurs constantes étant écartées, — la précaution est nécessaire, — entre plusieurs résultats également dignes de confiance, la moyenne est, en l’absence de tout autre renseignement, la valeur la plus probable. Les conséquences de cet axiome sont belles et imprévues, mais incertaines ; Gauss en convient volontiers. Le rapprochement des observations peut affaiblir la confiance en quelques-unes d’elles. Si quatre pesées successives ont donné 20, puis 27, 26 et 28 milligrammes, on se décidera sans doute, quelles que soient les circonstances, à écarter la première mesure pour adopter la moyenne des suivantes. Quoi qu’il en soit, Gauss, sur ce fondement, établit ingénieusement une formule que l’expérience confirme. Le hasard, quand les épreuves sont nombreuses, amenant chaque événement en raison de sa probabilité, il suffit, pour juger la formule, de faire mesurer un grand nombre de fois une grandeur que l’on connaît très exactement à l’avance.

La probabilité des erreurs suit, d’après la formule, précisément la loi des écarts dans les épreuves répétées. La rencontre n’est pas fortuite, Laplace l’a expliquée. Les erreurs constantes étant écartées, les accidens fortuits troublent seuls chaque épreuve, ils sont analogues aux tirages faits dans une urne. Laplace développe ce rapprochement, le rend précis, transforme le problème, et retrouve la formule de Gauss. Cette admirable et très simple formule s’étend à toutes les grandeurs, s’applique à tous les instrumens, régit toutes les observations et embrasse tous les procédés de mesure; les différences, d’un cas à l’autre, si grandes qu’elles puissent être, se résument dans un nombre caractéristique représentant la précision, l’erreur probable, le poids de l’observation ; peu importe le nom, un seul nombre connu permet de calculer toutes les chances et de prédire, sur un grand nombre d’épreuves, la distribution certaine des écarts.

Si l’on caractérise une série de mesures par l’erreur probable qu’il y a chance d’atteindre ou de ne pas atteindre, en prenant cette erreur pour unité, la probabilité d’une erreur double diffère peu de 1/10, celle d’une erreur quintuple s’abaisse à 1/1000 ; pour une erreur dix fois plus grande que l’erreur probable, le nombre donné par la formule vaut une déclaration d’impossibilité.

L’instrument, il ne faut pas l’oublier, est aussi bien que l’observateur supposé sans défaut; on n’accepte en lui que des défaillances, des accidens fortuits qu’aucune cause constante n’incline dans aucun sens.

Les épreuves du tir, soit au canon, soit à la carabine, mettent en évidence les effets du hasard; les erreurs fortuites ont pour origine, outre le coup d’œil plus ou moins juste et les distractions du pointeur, le poids variable du projectile, les inégalités de sa structure, le tassement irrégulier de la poudre, les courans, les vibrations, l’humidité des couches d’air traversées; c’est pour cela que, sans changer en rien les conditions du tir, on voit les coups s’écarter les uns des autres, en se groupant autour d’un point central, autour du but lui-même, si les erreurs constantes sont écartées.

Un savant professeur, M. Jauffret, a défini, par une image fort nette, les lois de distribution des coups, identiques, d’après le théorème de Bernoulli, à celles des probabilités. Si, visant pendant un long temps un même but placé sur le sol, on arrête chaque boulet au point même de sa chute, l’amas des projectiles présentera l’aspect d’une cloche dont la base circulaire aurait le but pour centre; un tireur plus adroit rétrécirait la cloche et la rendrait plus haute; une moindre précision donnerait naissance à un solide moins élevé, s’abaissant plus lentement vers le sol.

N’est-il pas merveilleux ou incroyable qu’on puisse, par le raisonnement seul, prédire ainsi la disposition des boulets sans connaître l’adresse du pointeur ni demander la précision de l’arme ?

Les formules, a dit Poinsot, ne donnent que ce qu’on y a mis. Aucun raisonnement ne fait davantage; le dernier anneau d’une chaîne de déductions est, pour qui sait l’y voir, tout entier dans les hypothèses. Nous avons expressément supposé, il ne faut pas l’oublier, qu’il n’existe dans l’arme ni dans la maladresse du pointeur aucune cause d’erreur constante; il n’y a donc pas plus de chance, c’est l’hypothèse même, de tirer à droite plutôt qu’à gauche, trop près plutôt que trop loin. Faut-il s’étonner que le but se trouve au centre des divers points atteints dans une longue série d’épreuves? Si plus de la moitié se trouvait à droite, on en conclurait qu’une cause les y porte, et ce serait une erreur constante.

Un doute peut s’élever encore. Les erreurs constantes sont celles que l’on peut corriger, la maladresse est une cause fortuite, un tireur maladroit atteint bien rarement le but; au lieu de le cacher sous le sommet d’un dôme de projectiles, ne le laisserait-il pas au centre d’un grand vide? Diogène pensait ainsi : « Un jour, voulant s’esbattre, il visita les archers qui tiroient à la butte ; entre iceux, un étoit tant fautier, impérit et maladroit, que lorsqu’il estoit en ranc de tirer, tout le peuple spectateur s’escartoit de peur d’être par lui féru. Diogènes l’avoit un coup ru si perversement tirer, que la flesche tomba plus d’un trabut loin de la butte ; au second coup, le peuple, loin de côté et d’autre, s’escartant, il accourut et se tint en pied, jouxte le blanc, affirmant cetuy lieu être le plus sûr et que l’archer fériroit tout autre lieu, le blanc seul être en seureté de traict. » La plaisanterie fit rire. Il n’aurait pas fallu recommencer souvent; les gouttes d’eau, guidées par le hasard, n’épargnent à la longue aucun pavé. Pourquoi les boulets, non moins nombreux, c’est l’hypothèse, éviteraient-ils le point vers lequel, adroitement ou non, on s’étudie à les diriger tous ?

Dans la formule de probabilité des erreurs, la rigueur, nous l’avons avoué, n’a pas été mise ; l’axiome supposé est loin d’être évident ; les conséquences sont comme lui discutables.

Dans les concours de tir à la carabine, chaque tireur ayant droit à un certain nombre de balles, on décide du mérite de chacun par la distance moyenne de ses balles au but. La formule consultée prescrirait une autre règle : c’est la plus petite moyenne du carré des écarts qui caractérise le plus adroit. La décision, je crois, a été prise pour l’armée belge ; la théorie cette fois inspire peu de confiance. Le changement est de petite conséquence, et sur un grand nombre d’épreuves, toutes les méthodes s’accorderaient ; en cas de désaccord cependant, la première paraît préférable; toutes deux, la seconde surtout, traitent trop sévèrement le tireur, si adroit qu’il se soit montré, dont un coup s’est égaré des autres. Supposons, pour donner des chiffres simples, qu’un tireur ayant placé neuf balles à la distance moyenne 1 du but, la dixième s’en écarte à la distance 10. D’après la première règle, la moyenne générale étant 1,9, il sera préféré à celui dont toutes les balles seraient à la distance 2; cela paraît juste. La seconde règle, celle qui s’appuie sur la loi de probabilité des écarts, placerait avant lui le tireur dont toutes les balles seraient à la distance 3. Peut-être vaudrait-il mieux, sans tant raffiner, s’en tenir à la vieille méthode, qui réserve le prix à qui le plus souvent touche la mouche, sans rechercher l’écart des balles moins heureuses.

La formule de Gauss déclare, pour ainsi parler, certains cas impossibles. N’invite-t-elle pas par là, quand ils se présentent, à se défier un peu d’elle? Les cas exceptionnels échappent à toute règle. Le bon sens ne perd jamais ses droits : opposer à l’évidence une formule démontrée, c’est à peu près comme si, pour refuser à un homme le droit de vivre, on alléguait devant lui un acte de décès authentique.

La moyenne d’un grand nombre de mesures, quand on écarte les erreurs constantes, est une mesure plus précise que celles qui l’ont fournie; l’erreur probable est diminuée, et la précision augmente comme la racine carrée du nombre des épreuves.

Fourier connaissait ou soupçonnait cette règle : pour prendre la hauteur de la pyramide de Chéops, il fit simplement mesurer par des soldats les 203 marches de ce gigantesque escalier. « Vos hommes manquent d’habitude, disait-on ; les surfaces sont irrégulières, les arêtes inclinées; aucune précision n’est possible, et l’erreur commise sur chaque marche sera multipliée par 203. — Elle le sera par 14 seulement, répondit-il résolument, car 14 est la racine carrée de 203.» La comparaison avec une mesure plus exacte aurait pu le contredire ; on ne la fit pas.

Entre les grandeurs inconnues enchaînées par les formules, la science, dans chaque problème, choisit pour la déterminer directement, la plus accessible aux mesures. Pour peser l’obélisque, il n’existe pas de balance; une chaîne d’arpenteur donnerait très lentement et très mal la distance de Paris à Rome. La théorie fournit des équations, on les accepte toutes, chacune est irréprochable, l’algèbre dégage les inconnues; les chiffres malheureusement se contredisent toujours. Que doit-on faire? Entre des mesures discordantes, on prend la moyenne ; pour des équations, ce mot n’a pas de sens; à chacune, cependant, il faut un rôle; la méthode des moindres carrés enseigne et prescrit la meilleure combinaison.

Cette méthode, inventée par Gauss, proposée pour la première fois par Legendre, a procuré plus d’une déception.

La masse de Jupiter, déduite par Newton de l’étude des satellites, corrigée peu à peu par les progrès des observateurs, calculée de nouveau par Bouvard à l’aide des perturbations de Saturne, semblait fixée à 1/1000 de celle du soleil. Les principes du calcul des chances permettaient de parier, suivant Laplace, 999,308 contre 1 que l’erreur n’est pas la centième partie de la valeur trouvée. Quelle ostentation de consciencieux savoir ! C’est 999,308 francs que l’on peut risquer contre 1 franc. On aurait eu tort de risquer dix sous; on les aurait perdus; les perturbations de Junon l’ont prouvé. Sans contester ce témoignage irréprochable de la petite planète, Poisson maintenait les principes. « Les calculs de Laplace, dit il, ont donné, avec une précision voisine de la certitude, une masse plus petite qu’elle n’est réellement. Cela ne provient d’aucune inexactitude dans les formules dont il a fait usage ; il y a lieu de croire que la masse de Jupiter, un peu trop petite, résulte de quelques termes fautifs dans l’expression des perturbations. » Poinsot, son spirituel adversaire, pour transformer l’apologie en épigramme, ne change rien au trait que l’accent: « Après avoir calculé la probabilité d’une erreur, il faudrait calculer la probabilité d’une erreur dans le calcul. »

Peut-on, par des combinaisons habiles, s’assurer sur les résultats d’observations imparfaites, puisées à des sources douteuses? On le peut, répond la théorie, pourvu qu’on n’ait pas à craindre d’erreurs constantes. Le calcul échouera, répond le bon sens. Les deux réponses sont d’accord.

Lorsqu’en 1761, après soixante-dix années d’attente, les astronomes de tous les pays distribuèrent sur la portion du globe désignée par Halley plus de cent observateurs du passage de Vénus, la crainte du mauvais temps et l’émulation du zèle pour la science, en accrurent ainsi le nombre, — on croyait la méthode infaillible, et deux observateurs soigneux, Halley l’avait prouvé, pouvaient sans aucun associé donner la parallaxe exacte au centième de seconde. Soixante observations, au lieu de deux, faisaient espérer par leurs combinaisons mille sept cent soixante-dix déterminations identiques. La déception fut grande; les résultats variaient entre 7 et 11g . En combinant quinze observations européennes, avec celle du cap de Bonne-Espérance, Short trouva une moyenne de 8g47. L’observation de Tobolsk, combinée avec quinze autres, donnait 9"56; en en supprimant quatre, il restait 8g69. Ces quatre observations, deux de Stockholm et deux de Tornéa, comparées à celle de Tobolsk, auraient donné plus de 11g . L’opération était à refaire. Rien ne fut épargné en 1709, le succès fut pareil. En combinant les observations sans règle et sans méthode, les calculateurs du XVIIIe siècle n’en purent montrer que l’incertitude. Encke, en 1822, voulut reprendre dans leur ensemble les résultats des deux expéditions, et, par un prodigieux travail, appliquant dans toutes ses prescriptions la méthode des moindres carrés, il obtint 8″5776. L’erreur probable était 0″0370.

Cette expression d’erreur probable exige une explication : l’erreur probable est celle qu’il y a chance égale d’atteindre ou de ne pas atteindre ; de celle-là, nous l’avons dit, on déduit toutes les autres. Contre une erreur huit fois plus grande il n’y a pas, dit la théorie, une chance sur un million. C’est justement celle-là qui s’est produite. La parallaxe, aujourd’hui bien connue, surpasse le résultat d’Encke de huit fois son erreur probable. Tous ces calculs devaient être stériles, rien ne garantissait contre les causes constantes, et le nombre des observations douteuses n’était pas assez grand pour assurer une compensation.


IV.

Tout semblait débattu sur les universaux et tout oublié. M. Quetelet, sans réveiller ce vieux problème, a cru sérieusement le résoudre, et, dans un livre riche de faits judicieusement recueillis, a voulu définir et préciser le mot homme indépendamment des hommes particuliers considérés comme accidens. Sans discussions ni subtilités, le patient auteur attribue à son type, par définition, la moyenne de chaque élément variable d’un homme à l’autre. En relevant, par exemple, les tailles de 20,000 soldats, on a trouvé pour moyenne 1m,75 ; telle est la taille de l’homme moyen ; autour d’elle, dans la série des mesures, se groupent les tailles plus grandes ou plus petites, exactement graduées suivant la loi des écarts. Rien ne distingue les tailles des conscrits des mesures qu’un observateur très maladroit aurait prises 20,000 fois de suite sur un même homme de 1m,75, avec des instrumens bien grossiers, il faut le supposer, mais corrigés de toute erreur constante.

Quetelet dans ce rapprochement voit une identité ; nos tailles inégales sont pour lui le résultat des mesures très mal prises par la nature sur un modèle immuable, qui, seul, révèle tout son savoir, 1m,75 est la taille normale ; pour avoir un peu plus, on n’en est pas moins homme, mais ce qui manque ou dépasse pour chacun est erreur de nature et monstruosité.

Abailard, si habile à raisonner des choses, aurait réduit l’argument en forme, mais on ne remue plus de telles subtilités. M. Quetelet, sur ce vieux champ de bataille des écoles, n’a rencontré ni défenseurs ni adversaires. La thèse a cependant plus d’un inconvénient. L’homme idéal, dit-on, représente en toute chose la moyenne de l’humanité. Cela paraît très simple et très clair, mais ces détails, définis par règle et par compas, comment s’ajustent-ils? La hauteur de la tête, par exemple, pourra, pour l’homme moyen, se calculer par deux méthodes; on peut prendre la moyenne des longueurs, ou pour chaque individu, le rapport de la tête à la hauteur du corps, puis la moyenne de ces rapports. Les résultats sont différens : comment les accorder ?

Grave difficulté et inévitable écueil ! Pour le montrer avec évidence, cherchons entre deux sphères la sphère moyenne : l’une a pour rayon 1 ; nous choisirons les unités de manière à représenter également la surface et le volume par 1. La seconde sphère a, je suppose, pour rayon 3, pour surface 9 et pour volume 27; ces chiffres sont forcés. Les moyennes 2, 5 et 14 sont incompatibles; une sphère de rayon 2 aurait pour surface à et pour volume 8 très exactement; aucune concession n’est possible, nulle sphère n’est difforme. Un homme malheureusement peut l’être, et II. Quetelet en profite; en associant le poids moyen de 20,000 conscrits à leur hauteur moyenne, on fera l’homme type ridiculement gros et, quoi qu’en ait pensé Reynolds, un mauvais modèle pour un peintre. Cet artiste éminent, dans ses leçons publiques sur les beaux-arts, avait, avant Quetelet, signalé dans l’homme moyen le type de la beauté parfaite. Si tel était le cas, a dit sir John Herschel, la laideur serait l’exception. Je n’en aperçois pas la raison. Aucun trait de la beauté parfaite ne serait rare; distribués sans convenance, ils seraient sans mérite. Ce sont les proportions qui importent, l’harmonie fait la grâce. Le hasard appellerait sans doute peu d’élus, et, n’en déplaise à sir John Herschel, dans les assemblages incohérens, si la laideur, comme il le dit, formait l’exception, le grotesque deviendrait la règle.

Dans le corps de l’homme moyen, l’auteur belge place une âme moyenne. Il faut, pour résumer les qualités morales, fondre vingt mille caractères en un seul. L’homme type sera donc sans passions et sans vices, ni fou ni sage, ni ignorant ni savant, souvent assoupi : c’est la moyenne entre la veille et le sommeil, ne répondant ni oui ni non ; médiocre en tout. Après avoir mangé pendant trente-huit ans la ration moyenne d’un soldat bien portant, il mourrait, non de vieillesse, mais d’une maladie moyenne que la statistique révélerait pour lui.

V.

L’application du calcul aux décisions judiciaires est, dit Stuart Mill, le scandale des mathématiques. L’accusation est injuste. On peut peser du cuivre et le donner pour or, la balance reste sans reproche. Dans leurs travaux sur la théorie des jugemens, Condorcet, Laplace et Poisson n’ont pesé que du cuivre.

La réunion, quelle qu’elle soit, qui peut juger bien ou mal, est remplacée dans leurs études par des urnes où l’on puise des boules blanches ou noires. « On peut, dans plusieurs cas, — a dit Laplace, le plus grand des trois, le moins imprudent, et incomparable aux deux autres, — résoudre des questions qui ont beaucoup d’analogie avec les questions qu’on se propose, et dont les solutions peuvent être regardées comme des approximations propres à nous guider et à nous garantir des erreurs et des dangers auxquels les mauvais raisonnemens nous exposent. Une approximation bien conduite est toujours préférable aux raisonnemens les plus spécieux. »

Rien n’est plus sage : les bonnes approximations valent mieux que les mauvais raisonnemens; mais il n’y a, malgré cela, moyen ni apparence de les réduire en acte pour rendre la justice meilleure que les juges. On peut assurément supposer le nombre des boules noires égal à celui des jugemens mal rendus, les deux problèmes n’en restent pas moins fort différens, et pour tout dire, sans analogie.

Un juge, Supposons-le, se trompe une fois sur dix. Condorcet et Poisson l’assimilent à une urne contenant neuf boules blanches et une noire. Le sort des accusés resterait-il le même?

Sur mille épreuves, la boule noire sortira cent fois, tout comme, sur mille jugemens, cent seront mal rendus. Les nombres se ressemblent, tout le reste diffère. Quand un juge se trompe, c’est que le cas sans doute est complexe et ardu. On condamne à coup sûr le coupable qui avoue, on acquitte en hésitant celui que l’on n’a pu convaincre ; les cent boules noires de l’urne se montreront le même nombre de fois, mais tout autrement. Condorcet répondrait peut-être que pour la société, qui seule l’intéresse, le dommage et l’alarme resteraient les mêmes et qu’ils dépendent du nombre des crimes impunis et des innocens déclarés coupables. Mais une autre objection est sans réplique : l’indépendance des tirages est supposée ; les urnes, dans les calculs, échappent à toute influence commune. Les juges, au contraire, s’éclairent les uns les autres, les mêmes faits les instruisent, les mêmes témoignages les troublent, les mêmes sollicitations les tourmentent, la même éloquence les égare, c’est sur les mêmes considérans qu’ils font reposer la vérité ou l’erreur. L’assimilation est impossible.

« Condorcet a pris possession de l’univers moral pour le soumettre au calcul. » C’est la louange qu’on lui a donnée; on s’est demandé si c’est après l’avoir lu. Dans son livre sur la Probabilité des jugemens, il se propose d’abord deux problèmes. Premièrement : Quel est, pour chaque jugement et pour chaque juge, la probabilité de rencontrer juste? En second lieu : Quelle est la probabilité d’erreur à laquelle la société peut se résigner sans alarmes ?

La première question lui semble facile.

« Je suppose, dit Condorcet, que l’on ait choisi un nombre d’hommes véritablement éclairés et qu’ils prononcent sur la vérité ou sur la fausseté de la décision. Si, parmi les décisions de ce tribunal d’examen, on n’a égard qu’à celles qui ont obtenu une certaine pluralité, il est aisé de voir qu’on peut, sans erreur sensible, les regarder comme certaines. »

C’est un concile infaillible, tout simplement, qu’il définit et prétend convoquer. Sans douter il hésite ; non que les hommes véritablement éclairés soient rares, gardons-nous de le croire, mais leur temps est précieux ; pour l’épargner, Condorcet propose une seconde méthode dont Poisson, plus tard, n’a pas aperçu l’illusion. La probabilité d’erreur étant supposée pour un juré, on peut, en augmentant leur nombre, la diminuer sans limite pour l’ensemble. L’instrument est trouvé, on n’a plus qu’à choisir. « Que l’on compte, dit Condorcet, combien il périt de paquebots sur le nombre de ceux qui vont de Calais à Douvres, et qu’on n’ait égard qu’à ceux qui sont partis par un temps regardé comme bon par les hommes instruits dans la navigation. Il est clair qu’on aura, par ce moyen, la valeur d’un risque que, pour les autres comme pour soi, on peut négliger sans imprudence. » Préfère-t-on le danger de périr au Pont-Saint-Esprit, quand on descend le Rhône de Lyon à Avignon? Les honnêtes gens s’y exposent sans frayeur. Veut-on, pour le faire court, la probabilité 1/144766 ? Il ne faut que dire oui. Je n’invente ni n’exagère. Dans une assemblée de 65 votants, on exigera la majorité de 9 voix. Deux conditions seulement sont supposées : chaque juge, isolément, ne doit se tromper qu’une fois sur cinq. En jugeant la même cause, le raisonnement proposé le suppose, ils ne doivent pas non plus être exposés aux mêmes chances d’erreurs. Lorsque, huit ans plus tard, Condorcet préférait le poison à une justice suspecte, s’il eût pu s’assurer en des juges courageux et honnêtes, il n’en aurait pas exigé soixante-cinq.

Laplace aborde très modestement le problème des jugemens : « La probabilité des décisions d’une assemblée dépend, dit-il, de la pluralité des voix, des lumières et de l’impartialité des juges. Tant de passions et d’intérêts particuliers mêlent si souvent leur influence, qu’il est impossible de soumettre le résultat au calcul des probabilités. » Il l’y soumet pourtant, et Poisson, en fondant, dans son livre, sur des principes certains, des applications à peine douteuses, a cru suivre son illustre exemple. Laplace cherche d’abord, pour les assemblées, le meilleur système de vote. Il est rare que l’on puisse, en répondant oui ou non, exprimer toute son opinion. Plusieurs propositions, presque toujours, sont relatives aux mêmes objets. Le calcul, suivant Laplace, ne conseille pas de les mettre aux voix successivement. Voici ce qu’il faut faire : chaque votant recevra un nombre illimité de boules, et l’on passera, pour recueillir les votes, autant d’urnes qu’il y a d’opinions en présence, en invitant chaque votant à verser dans chaque urne un nombre de boules proportionnel à la probabilité qu’il attribue à la proposition correspondante. Docile à la théorie du probabilisme, chacun résistera à la tentation de verser sa provision tout entière dans l’urne favorable à l’opinion qui lui agrée le plus.

Les assemblées n’ont pas tenté l’épreuve; elles cherchent le sûr, comme Pascal, le probable ne leur suffit pas.

Laplace, reprenant une idée de Condorcet, cherche dans le compte des votes concordans ou discordans des divers juges, la chance qu’ils ont de prononcer juste. Se séparant pourtant de Condorcet sur un point de grande importance, il fait varier cette probabilité d’une cause à l’autre, mais la fait, dans chaque cause, égale pour tous les juges; la seule donnée introduite est le nombre des juges favorables à chaque opinion. Si un jury de douze nègres prononce sur le vol d’une banane, la probabilité de bien juger sera, d’après la formule, précisément la même, à majorité égale, que pour douze conseillers à la cour de cassation décidant une question de droit.

La probabilité, dans les calculs de Poisson, reste la même pour toutes les causes; il n’ignore pas qu’elle peut varier, mais il croit obtenir, sans doute, une de ces approximations bien conduites dont parle Laplace.

Une urne contient des boules noires ou blanches; la proportion est inconnue; il suffira, pour la découvrir, de faire un grand nombre de tirages. Le rapport du nombre des boules blanches sorties au nombre total des tirages fera connaître leur proportion dans l’urne. La vérité, malheureusement, aussi différente de l’erreur que la couleur blanche l’est de la noire, ne s’en distingue pas si facilement.

Supposons, en second lieu, deux urnes en présence. On ignore la proportion des boules noires ou blanches, et, à chaque tirage, on fait connaître, non la couleur des boules, mais leur accord seulement ou leur désaccord. On ne pourra par de telles épreuves, si souvent qu’elles soient répétées, déterminer la composition des urnes, mais seulement renfermer le doute dans des limites plus ou moins étroites.

En consultant trois urnes au lieu de deux, le problème se résout exactement. Si, tirant une boule de chacune, on sait quelles urnes s’accordent à donner même couleur, l’épreuve, suffisamment répétée, fera connaître, avec telle probabilité qu’on voudra, la composition des trois urnes, sans distinguer toutefois les cas où les noires seraient changées en blanches, et réciproquement.

Poisson substitue aux trois urnes les trois juges d’un même tribunal. Si Pierre, Paul et Jacques prononcent sur un grand nombre d’affaires, on pourra, sans savoir si leurs décisions sont justes ou injustes, connaître leurs différences d’opinion. La formule qui révèle les boules blanches des urnes s’appliquera aux chances de bien juger, en repoussant toutefois, pour chaque magistrat, la probabilité de se tromper plus d’une fois sur deux. Mieux vaudrait sans cela, après avoir VII, lu, relu, paperasse et feuilleté les pièces du procès, jouer, comme faisait Bridoye, la sentence à trois dés.

Les deux problèmes assimilés par Poisson sont, en réalité, très différens. Si Pierre et Paul s’accordent souvent contre Jacques, il peut se faire qu’ils aient, sur certains cas douteux, une opinion pareille et, qu’en la repoussant, Jacques comprenne mieux la loi. Peut-être Pierre et Paul montrent-ils pour certains plaideurs une même indulgence, pour d’autres une égale rigueur. Pour être plus éclairé, plus droit, plus impartial, Jacques alors serait diffamé par la formule. Si Paul, quand un de ses collègues a opiné le premier, n’a pas la hardiesse de le contredire, la formule y verra une preuve de son mérite. Est-elle digne de confiance? Sans s’arrêter à des difficultés aussi visibles, Poisson n’a pas craint d’assigner, pour un juré pris au hasard, la probabilité de décider juste. D’après l’ensemble des documens interprétés par ses calculs, chaque juré, en France, se trompe une fois sur trois. C’est beaucoup : Condorcet n’en demanderait pas davantage. Quelques centaines de ces jurés sans lumières lui suffiraient pour promettre, au nom de la science, aux accusés innocens, toute la sécurité d’un joyeux touriste qui, par un temps serein, s’embarque sur une mer sans écueils,

VI.

L’action libre des êtres humains, celle aussi des animaux, quoi qu’en ait dit Descartes, mêle à l’enchaînement des effets et des causes un élément inaccessible au calcul. La liberté du choix produit, à parler rigoureusement, les seuls cas fortuits.

Les lois du hasard étendent plus loin leur domaine. Un homme agite un cornet, lance les dés, doucement ou avec force, à droite ou à gauche, use sans contrainte de son libre arbitre; il amène sonnez une fois sur trente-six.

On substitue au bras de chair des organes de cuivre et d’acier. Une machine jette les dés, les ramasse, les lance encore, mue par la force aveugle d’un ressort entretenue par d’autres ressorts. Tout est déterminé; un géomètre calcule à l’avance la succession des points. La formule donne sonnez une fois sur trente-six.

Tous les soldats d’une nombreuse armée sont appelés tour à tour à dire un nombre moindre que sept, le premier venu. Dans leurs réponses, inscrites deux par deux, on rencontre deux six une fois sur trente-six.

D’où vient cela? Les lois du hasard gênent-elles la liberté des efforts musculaires? règlent-elles l’ordonnance d’un mécanisme aveugle ? Troublent-elles le caprice de cent mille imaginations qui les ignorent? Il n’en est pas ainsi. Si l’on influence la volonté de ces hommes, si le mécanicien, rebelle à la loi de Bernoulli, prend plaisir à la mettre en défaut, si le joueur de dés s’y applique avec ou sans adresse, toutes nos assertions seront fausses. A tout effort le hasard est docile; sans souci de la règle, il suit les gros bataillons.

Le hasard est sans vertu : impuissant dans les grandes affaires, il ne trouble que les petites. Mais, pour conduire les faits de nature à une fin assurée et précise, il est, au milieu des agitations et des variétés infinies, le meilleur et le plus simple des mécanismes. Les vapeurs s’élèvent, les vésicules se forment, les nuées s’épaississent, les vents les dispersent, les mêlent, les entre-choquent, engendrent la tempête et la pluie, le hasard conduit tout sans surveillance ni délibération aucune, et précisément parce qu’il est aveugle, il remplit le lit de tous les fleuves, arrose toutes les campagnes et donne à chaque brin d’herbe sa ration nécessaire de gouttes d’eau.


J. BERTRAND.