Les Loups (Romain Rolland)/Acte I

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Les Loups (Romain Rolland)
Les LoupsHachette (p. 279-308).
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ACTE PREMIER



Scène première

Les officiers républicains, — TEULIER. D’OYRON, VERRAT, CHAPELAS, BUQUET, VIDALOT, JEAN-AMABLE, — réunis en conseil, et présidés par le représentant QUESNEL. — Assemblée tumultueuse. Quesnel s’efforce en vain de les calmer. D’Oyron, froid et ironique, est assis un peu à l’écart des autres.
LES OFFICIERS, tumultueusement.

Nous sommes trahis !

QUESNEL.

Paix, citoyens, paix…

Sa voix se perd dans le bruit.
VERRAT, frappant sur la table.

Custine nous a trahis.

QUESNEL.

Rien ne nous autorise…

VERRAT, plus fort.

Custine nous a trahis. Il avait promis de défendre Mayence. Il nous a laissé bloquer par l’ennemi. Il nous laisse maintenant nous débrouiller comme nous pourrons. Il nous laissera crever sans rien faire pour nous sauver.

QUESNEL.

Du calme, du calme. Qu’avons-nous à craindre ? Mayence est imprenable. Nous avons pour des mois de ressources. Croyez-vous que la Convention laissera écraser, sans broncher, la meilleure de ses armées, le palladium de la France ? — Patience ! Vous connaissez bien Custine. Le vieux diable a plus d’un tour dans son sac. Qui sait s’il n’est pas tout proche ? Peut-être qu’en ce moment il plane au-dessus de l’ennemi, choisissant sa victime. L’heure venue, il fondra sur elle, comme l’aigle sur sa proie.

VIDALOT.

Custine est loin et nous oublie.

BUQUET.

Le général Moustache fait le beau dans quelque petite ville d’Allemagne ; il se pavane avec des femmes ; il prononce des discours.

VERRAT.

Custine écrit des lettres qui sentent l’esclavage. Custine est un aristocrate comme tous les aristocrates. Custine trahit, — comme Dumouriez a trahi, se tournant brusquement vers d’Oyron — comme d’Oyron trahira.

D’OYRON, se levant.

Citoyens, personne n’a le droit de mettre en doute mon civisme.

VERRAT.

Tous les aristocrates sont les mêmes. Ils ne pensent qu’à étrangler la République. Plus de nobles à la tête de nos troupes ! Il faut remplacer par des talents plébéiens toutes ces canailles pourries dans le fumier des cours. Il faut des généraux qui n’aient pas dans les veines un sang corrompu. Destituons les ci-devant, et nous aurons triomphé.

D’OYRON, froid et ferme.

Au lieu de déclamer dans le vide, regarde-moi en face. Je suis le seul ci-devant noble de l’état-major. C’est à moi que tu en veux ? Dis-le sans phrases.

VERRAT.

Je ne mâche pas mes mots. C’est à toi que j’en veux. Je demande que tu sois cassé de ton grade, mis au rang de simple soldat, surveillé étroitement, et guillotiné si tu bouges.

QUESNEL.

Tais-toi, commandant Verrat, tu n’as pas à imposer tes volontés ici. Vous n’avez rien à reprocher au citoyen d’Oyron. Les officiers murmurent. Nous ne devons pas décourager les ralliés. Nous avons besoin de toutes les forces pour vaincre.

TEULIER, qui seul est resté silencieux et immobile au milieu du tumulte.

Non, représentant.

QUESNEL.

Quoi, toi aussi, Teulier ! toi qui es un homme sensé, qui m’as dit toi-même tout le parti qu’on pourrait tirer de l’expérience militaire des aristocrates !

TEULIER.

Depuis, je les ai vus de près. Ils nous font plus de mal que de bien. Moins nombreux, nous serons plus forts. Les pires ennemis sont les amis tièdes, qui discutent et critiquent, sans croire aveuglément. Je me défie des aristocrates. Fais ce que tu voudras de d’Oyron ; pour moi, je viens de le voir à l’ouvrage : je n’en veux plus.

QUESNEL.

As-tu à te plaindre de lui ?

TEULIER.

Je te l’ai dit. Sans lui, Kalkreuth, le prince prussien, et toute la nichée de brigands seraient mes prisonniers.

D’OYRON.

Teulier n’a pas la défaite indulgente. Ses plans étaient impossibles, je l’avais toujours dit.

TEULIER.

Que parles-tu d’impossible ? Jamais un général républicain ne doit reculer avec la nature. Tout ce que j’ai décidé, je l’ai fait. Avec mes deux mille hommes, j’ai traversé, cette nuit, par surprise, l’armée ennemie entière ; j’ai pénétré jusqu’aux portes du grand quartier général. Si tu étais venu, comme je l’avais ordonné, j’enlevais sans combat, d’un grand coup de filet, l’état-major de Prusse endormi.

D’OYRON.

Le difficile n’était pas d’aller, mais de revenir. Tu t’étais jeté follement dans la gueule du loup ; il s’en est fallu de peu qu’elle se refermât sur toi. Si je n’avais pris sur moi de modifier tes plans et de détourner l’attention de l’ennemi, en attaquant un autre point, tu ne serais pas revenu à Mayence.

TEULIER.

Ton simulacre d’attaque n’est qu’une fuite déguisée. Tu devais me rejoindre, quelque prix qu’il t’en coûtât.

D’OYRON.

Si j’avais obéi aveuglément, je me serais fait écraser avec toi dans le même traquenard.

TEULIER.

Tu te serais entendu avec les Prussiens que tu n’aurais pas agi autrement.

D’OYRON, haussant les épaules.

J’ai sauvé ton armée.

TEULIER.

Tu avais un plan tracé. Tu devais le suivre sans dévier d’une ligne.

D’OYRON, ironique.

Le citoyen Teulier se croit toujours dans son fauteuil de l’Académie des Sciences. Il s’imagine que la réalité se plie docilement aux chiffres et aux figures géométriques. Ce n’est pas la dernière fois que le fait donnera une chiquenaude à son idée.

TEULIER.

Toute volonté forte soumet la nature à sa raison. Une action calculée jusque dans les détails par un esprit lucide et résolu, est plus qu’aux trois quarts accomplie.

D’OYRON, sarcastique.

Il croit que les hommes sont des leviers, et non des bêtes capricieuses qui dévient constamment de la route tracée.

TEULIER.

Les tiens peut-être : car tu leur donnes l’exemple du caprice et de l’indiscipline. Les vrais patriotes n’ont pas de volonté, ils ont celle de la nation.

D’OYRON.

Tu ne peux les empêcher de voir qu’ils vont à une défaite.

BUQUET.

Donne-moi des baïonnettes et du pain, et je me charge de traverser le monde !

TEULIER, à d’Oyron.

Ils n’ont rien à prévoir. Leur chef leur a dit de vaincre. Qu’ils s’arrangent pour obéir !

D’OYRON.

Le moyen de leur fermer les yeux !

VERRAT.

Soûle-les d’eau-de-vie, et fous-leur deux batteries au derrière.

TEULIER, mécontent, à Verrat.

Il y a d’autres moyens.

VERRAT.

Il faudrait se gêner ! Là-bas, ils donnent à leurs esclaves une boisson de belladone.

CHAPELAS.

Un mélange de sulfate et de soufre.

VERRAT.

Ils les rendent fous avant de les lancer contre nous.

D’OYRON, haussant les épaules.

Des gasconnades !

VERRAT.

Est-ce que ce n’est pas évident ? Il faut qu’ils aient perdu la raison pour nous combattre.

TEULIER.

Gardons la nôtre. Notre force est d’être des hommes libres et conscients ; n’y portons pas atteinte. S’il faut une ivresse à nos hommes, la Marseillaise suffit.

D’OYRON.

C’est insensé ! On n’a jamais fait la guerre ainsi.

VERRAT.

Le bougre ! Il se croit toujours dans les camps de Capet ! Il faut qu’il lésine sur la peine et la vie des hommes, comme au temps où les brigands couronnés faisaient la guerre, à coups de mercenaires. Ils se gardaient bien alors d’exposer aux balles des peaux qui leur avaient coûté si cher !

D’OYRON.

La peau des sans-culottes est-elle meilleur marché ?

TEULIER, avec une exaltation froide et concentrée.

Oui, d’Oyron, la vie est pour rien ici. Tout le monde en a fait le sacrifice. Donne-la sans compter, quand la nation le veut.

D’OYRON.

Vous savez bien que je ne crains pas pour moi, et je ne suis pas plus ménager qu’un autre de la vie des soldats. Mais je ne puis souffrir l’absurde, et je hausse les épaules, quand je vois agir contre toutes les règles de la guerre, comme on le fait ici depuis deux mois.

TEULIER.

Les règles de la guerre ! elles se font en ce moment. Il n’y a rien eu avant nous. Nous renouvelons le monde, et la guerre comme le reste.

D’OYRON, croisant les bras et les regardant tour à tour en face, avec impertinence.

Je vous admire. Vous vous mêlez de guerre depuis tout juste un an ; et tu voudrais, citoyen académicien, il s’adresse à Teulier, et toi, citoyen clerc d’avoué, il regarde Buquet, ou toi, citoyen charcutier, il se tourne vers Verrat, vous voudriez morigéner de vieux renards comme Kalkreuth et Brunswick, qui ont blanchi sous le harnois, et connu Frédéric !

CHAPELAS.

Il me semble que nous n’avons pas mal commencé déjà.

VERRAT.

Est-ce que ce jean-foutre va se foutre de nous longtemps ?

BUQUET.

Sois tranquille, nous leur ferons danser la carmagnole ; et si leur Frédéric était là, le vieux singe hypocrite la sauterait plus haut que les autres. Nos violons sont d’accord.

TEULIER.

Nous allons leur apprendre une guerre nouvelle, dont leur timide routine et leurs secs calculs sont loin de se douter. Nous n’en gardons point le secret, sûrs que personne que nous n’usera de ce redoutable don.

D’OYRON.

Et quel est ce secret ?

TEULIER, mettant le doigt sur une proclamation.

Il est écrit ici, et en tête de tous nos actes : Liberté, Égalité, ou la Mort.

D’OYRON.

Voilà une belle tactique !

TEULIER, même exaltation sombre qui monte peu à peu.

La Mort. Comprends-tu, citoyen ci-devant ? La mort comme but et comme moyen, et non plus les froides parties d’échec, les jeux tranquilles et corrects, les belles capitulations. La mort au bout du duel qui s’est engagé entre nous et les envahisseurs sacrilèges de la patrie. La mort pour eux, ou pour nous ; peut-être pour tous deux. Et quand nous ne serons plus, d’autres armées sortiront de nos os, pour mourir et pour tuer, jusqu’à ce que la liberté ait broyé les tyrans.

CHAPELAS.

Cela te fait sourire, d’Oyron. Trouves-tu cela si plaisant ?

D’OYRON, méprisant.

Je veux bien être tué, je ne veux pas être ridicule.

TEULIER.

La patrie est en danger, et il se mire dans sa glace !

QUESNEL, conciliant.

Allons, citoyens, ne nous disputons plus. Est-ce que de bons bougres de sans-culottes ne doivent pas toujours faire céder leurs sympathies ou leurs antipathies naturelles à l’intérêt de la nation ?

TEULIER.

Citoyen représentant, tu dirais vrai si je n’avais vu par expérience qu’on ne fait rien de bon et de grand qu’entre gens qui s’estiment et croient aux mêmes choses. Ce n’est pas le cas pour nous : sépare donc nos tâches. Pour accomplir des actions héroïques, il faut y apporter un cœur tout croyant et brûlant. Nos pères disaient qu’avec la foi on marche sur les eaux. Ils parlaient ainsi de la fausse foi romaine. La foi républicaine est plus puissante encore. Elle passe au travers du feu et de la mort, et elle recrée le monde à chacun de ses pas. Mais pour qu’elle ait sa vertu tout entière, il faut éloigner de nous ceux qui ne sont pas capables d’en sentir la brûlante haleine sur leur front. D’Oyron est trop aristocrate, et d’un monde trop blasé, pour comprendre nos transports. Qu’il ne vienne pas au moins les troubler par son doute ; qu’il ne puisse pas énerver la force de nos soldats ! Il est d’autres besognes où tu peux l’occuper.

QUESNEL.

Je ne demande pas mieux que d’employer chacun aux tâches qui lui conviennent. Citoyen d’Oyron, puisque tu affiches un si superbe dédain pour la guerre que nous faisons, montre-nous une bonne fois ce que tu as dans le ventre.

D’OYRON, haineux.

Charge-moi seulement de pousser une pointe contre le camp des émigrés.

QUESNEL.

Contre les émigrés ? Pourquoi précisément contre les émigrés ?

D’OYRON.

Qu’as-tu à y objecter ?

QUESNEL.

Rien… Il me semblait qu’un ci-devant comme toi… ce n’est pas ta place. — Après tout, c’est ton affaire.

D’OYRON.

C’est mon plaisir. — Après un silence. Au moins, ce sont des adversaires qui se battent dans les règles.

QUESNEL.

À ton aise ! Mais plus tard. Aujourd’hui, c’est Verrat qui donne le bal.

CHAPELAS.

Cela ne manquera pas de musique.

VERRAT.

Cette nuit, je prends Kostheim et les îles du Mein.

QUESNEL.

Tu es toujours résolu ?

VERRAT.

Parbleu !

QUESNEL.

Tu sais ce que tu risques ?

VERRAT.

D’Oyron t’a-t-il passé sa frousse ?

QUESNEL.

Fais à ton gré. Toi seul, tu t’es imposé ce dangereux projet. Tu m’as promis de vaincre : arrange-toi, et n’oublie pas qu’après des journées comme celle-là, la Convention guette la tête des chefs pour y mettre la couronne de laurier, ou…

VERRAT, faisant le geste.

Ou une cravate rouge. Sois tranquille : ce sera la couronne.

QUESNEL.

On fera de fausses attaques sur tous les points de l’enceinte, pour te faciliter la tâche.

VERRAT.

Je n’ai besoin de personne. Je ne veux partager avec qui que ce soit le plaisir et le danger.

QUESNEL, sèchement.

Je n’ai pas à écouter ta vanité, mais l’intérêt du pays.

VERRAT.

Tu accuses mon désir d’accomplir de grandes choses ?

QUESNEL, qui semble souffrir depuis quelque temps, et devient irritable.

Vous êtes tous de grands enfants gonflés d’orgueil. Vous ne pouvez souffrir qu’un autre ait part à vos actions. Allons, obéissez ! Que diable ! il faut pourtant que chacun se fasse à ce que d’autres que lui meurent pour la patrie !

CHAPELAS.

Tu as l’air d’humeur diantrement maussade.

QUESNEL.

Je le crois, sacredieu, bien. Je voudrais t’y voir avec ma goutte. Je souffre comme un possédé, depuis ce matin, de cette gueuse !… Après un court silence, reprenant d’un ton qui n’admet pas de démentis. Donc, c’est dit. Toi, Teulier, tout le jour, tu continueras, de ce côté des remparts, à tenir en haleine les Prussiens par des escarmouches et des sorties, comme si tu n’avais pas abandonné ton projet de cette nuit. Profites-en si tu peux, pour rejoindre Verrat par l’autre rive du Mein. — Et vous, la paix, n’est-ce pas ? plus de disputes ! Songeons à la patrie. — Allons, de la concorde, foutre, de la concorde ! ou gare aux têtes ! Unissons-nous pour écraser ces gueux !

Il sort péniblement. La plupart des officiers se dispersent.



Scène II

D’OYRON, TEULIER, VERRAT, CHAPELAS.

Des officiers entrent et sortent pendant tout L’entretien. Pas un moment, on ne doit cesser de sentir le bouillonnement de l’armée et du siège autour de toutes ces conversations.

D’OYRON, ironique.

J’aime ces mots de paix dans la bouche du vieux diable. Oui, l’union dans la haine, la seule qui nous convienne. Sans l’ennemi détesté qui nous entoure, nous nous dévorerions comme une troupe de loups qui manquent de pâture.

TEULIER.

On dirait que ces pensées cruelles te réjouissent.

D’OYRON.

Homo homini lupus cela est vieux comme le monde. Qu’irais-je m’en étonner ? Je ne déteste pas la haine, et je suis servi ici… Comme vous me jalousez ! Prenez garde : si je n’étais plus là, c’est contre vous-mêmes que vous tourneriez vos dents.

TEULIER.

Tu blasphèmes. Jamais sentiment autre qu’une noble émulation ne s’est élevé entre mes frères d’armes et moi. Nous aimons notre gloire ; et si nous cherchons à nous surpasser, c’est pour le bien public.

D’OYRON.

Allons donc, je sais lire. Vous feignez de vous entendre. Mais il ne faudrait qu’une occasion pour faire éclater tout ce que vous avez accumulé de dépits, de rancunes, de petites jalousies, les uns contre les autres. Si vous n’étiez pas si occupés, vous verriez tout ce qui vous sépare. Mais l’ennemi nous bombarde ; et d’ailleurs, vous n’avez d’yeux en ce moment que pour moi. Vous ne me pardonnez pas d’être d’une autre race.

TEULIER, calme.

Tu te trompes, d’Oyron. Je ne fais pas de distinction entre la naissance d’un homme et celle d’un autre homme : je ne puis donc t’en vouloir de ton origine. C’est toi que je n’aime pas, et je te l’ai toujours dit en face. Je n’aime pas les aristocrates qui renient leur parti, sans avoir les vertus et l’âme d’un patriote.

D’OYRON.

Quels gages vous faut-il donc de mon civisme ? Ai-je jamais laissé échapper une occasion d’en donner des preuves ? Va le demander plutôt à l’armée des Princes.

TEULIER, avec une nuance de mépris.

C’est vrai : tu n’as jamais épargné tes anciens amis.

D’OYRON.

Est-ce que cela te choque, par hasard ?

TEULIER.

Peut-être. — Je les hais. Tous, nous avons des raisons pour les haïr. Mais toi, ce n’est pas ton rôle ; qui t’oblige à le prendre ? Tout à l’heure, personne ne te forçait à te charger de cette expédition… Au reste, je ne devrais plus m’étonner, depuis cette affreuse poursuite à travers les Ardennes. Spectacle lamentable ! Toute la vieille gloire de la patrie, — d’Harcourt, Vauban, Castries, — pourchassés dans les bois, traqués par les paysans, trahis par leurs alliés, fous de honte et de peur, fuyant devant nos troupes sous les torrents de pluie, vêtus de loques sordides, transis, rongés de fièvre, mourant de fatigue et de faim, laissant à chaque pas, dans la boue des fossés et les immondices sanglants, râler les misérables comme des bêtes crevées. Et parmi eux, ces femmes désespérées, qui pleuraient de misère, effondrées dans la vase, mangées de vermine, leurs robes de cour souillées, semblables à des haillons… Toute ma haine est tombée devant tant d’infortune. Mes soldats, silencieux, passaient, détournant les yeux pour laisser mourir en paix ces misérables. — Mais toi, tu t’acharnais contre eux. Tout ce qui vivait encore, tout ce qui pouvait encore souffrir, tout ce qui était bon pour la guillotine, tu le faisais entasser dans tes fourgons ; et tu raillais les femmes sur leur linge sali, sur les trous de leurs robes, et leur peau grelottante qu’on voyait au travers.

Verrat se met à rire.
D’OYRON.

Tu es trop sentimental. Teulier. Si tu étais tombé dans leurs mains, ils auraient eu moins d’égards. Tu ne sais pas quels cœurs féroces dorment sous les seins dodus de ces caillettes grassouillettes. Quand Érasme de Contades mettait à feu les chaumines de l’Ardenne, elles riaient à belles dents, les mignonnes dont les petits derrières te font pleurer de pitié.

VERRAT.

En cela, il a raison. Je réserve ma pitié pour des objets plus dignes.

CHAPELAS.

Des appas plébéiens !

VERRAT.

Tu te gausses de moi, Chapelas. Ne ris pas ; j’ai de l’humanité, moi aussi ; il n’y a pas de cœur plus sensible que le mien. Seulement je suis pudique, je ne l’étale pas tout nu.

D’OYRON, à Teulier.

On voit bien que tu n’as pas à te venger, Teulier. Je risque plus que vous ici. Je les tuerai, où ils me tueront. Tu ne sais pas de quelle haine féroce et raffinée ils me poursuivent. Mon frère est le plus acharné. Il ne se passe pas de semaine que je ne reçoive d’eux des libelles d’une perfidie atroce, des rendez-vous de femmes pour m’attirer dans des guet-apens, des lettres pour me compromettre, toutes sortes d’inventions savantes et diaboliques. Tu ne connais pas la puissance de mal qu’il y a dans un aristocrate.

TEULIER.

Je sais tout ce qu’il y a de sec et de cruel dans le cœur d’un aristocrate. Si je n’en avais fait depuis longtemps l’expérience, je la ferais aujourd’hui, en te voyant, d’Oyron.

D’OYRON, ironique.

Il va me faire un crime de servir la République ! Aimerais-tu mieux me voir dans l’armée de Condé ?

TEULIER.

Je n’aime pas les rénégats.

D’OYRON.

Il est difficile de vous satisfaire… Relis Corneille. Ne conseille-t-il pas de sacrifier les siens à sa patrie ?

TEULIER.

Tu te moques ; mais je ne suis point ta dupe. Je lis dans ton jeu. Nulle foi républicaine n’explique ta cruauté. Tu détestes les aristocrates ; mais tu es un aristocrate. Ce n’est pas la patrie, c’est ton ambition que tu es venu servir parmi nous… Prends garde, Catilina, je veille.

D’OYRON.

Ne crois pas m’intimider ; moi aussi je te connais. Qui t’a fait quitter tes livres, tes travaux, la vie de laboratoire ? Qui, si ce n’est le désir de commander aux autres, de traîner un sabre à ton côté, l’espoir de dominer ? Je sais à quoi m’en tenir sur le désintéressement des hommes de science. Ce sont les pires ambitieux, les ambitieux tristes, toujours mécontents, qui ne savent pas jouir, qui ne prennent jamais le temps de se fixer nulle part, qui convoitent toujours plus, l’esprit toujours inquiet, toujours envieux de tout. Les plus dangereux de tous : car ils assimilent leurs intérêts à ceux des grandes idées dont ils se croient les représentants.

TEULIER, avec calme d’abord, puis s’exaltant à la fin.

Je ne désire rien pour moi, d’Oyron. Si je ne suis pas tué, quand ma chère République n’aura plus besoin de nous, je reviendrai à mes études tranquilles. Mais tant que l’envahisseur menacera la patrie, la science sera servante de l’action. Ce n’est pas tout de créer des idées ; il faut leur assurer la vie, les faire régner sur la terre, dans les libres esprits dégagés des mensonges… Liberté, immortelle Liberté, tu es sortie de nous ; la science t’alluma jadis, étincelle vacillante et menacée. Que la science ait le droit de te défendre aujourd’hui, de porter ton flambeau en tête de tes armées, lumière qui vas brûler la nuit où l’Europe se débat, — soleil de la Raison !

D’OYRON.

Tu parles beaucoup de la Liberté ; vous avez tous son nom à la bouche. Qui sait ? Ce sera peut-être moi qui la défendrai un jour contre vous.

TEULIER.

Je sais, tu voudrais bien : tu aimes tant la Liberté que tu la confisquerais si tu pouvais.

VERRAT.

Je ne suis pas inquiet. La Liberté est une robuste fille ; il lui faut d’autres caresses que celles d’un freluquet.

D’OYRON, insolent.

Tu crois qu’elle est tentée par la peau d’un charcutier ?

VERRAT.

Tonnerre !

Il met la main à son sabre. D’Oyron fait de même.
TEULIER, les arrêtant.

Pas de combats entre nous.

D’OYRON, ironique et froid, rentre son sabre.

Ah ! l’admirable guerre, où l’on marche entouré d’un triple rang d’ennemis, — où les soldats sentent, braquée sur leur dos, la gueule de leurs canons, — où les chefs ont au cou le frisson de la sainte guillotine, — où les compagnons d’armes escomptent votre mort, — où la défiance mutuelle fait la sûreté publique !… C’est ici qu’il faut envoyer les blasés qui ont perdu l’appétit. Quelle saveur a la vie, quand elle est menacée !… Qui de nous mourra le premier ? Qui de nous, le premier, aura la tête des autres ?

Il sort.



Scène III

TEULIER, VERRAT, CHAPELAS.
CHAPELAS.

Au diable son insolence, ses airs ironiques et insultants ! Je commence à en avoir par-dessus les épaules.

TEULIER.

Son orgueil le rend imprudent, à mesure qu’il devrait se surveiller davantage.

VERRAT.

Il ne cesse de me provoquer. Nous avons une vieille dette à régler ensemble. L’un de ces jours, je me paierai sur la bête.

TEULIER.

C’est un homme dangereux. Nulle sincérité, et une audace cynique, prête à tous les coups de main…

CHAPELAS.

Point de doute : c’est un ennemi, que les circonstances ont forcé à s’allier avec nous.

TEULIER.

Et quelles circonstances ! Des friponnades ; une catin qui lui a été enlevée par son frère, le désir de se venger, à n’importe quel prix, par n’importe quels moyens.

CHAPELAS.

La patrie est en danger, il faut faire flèche de tout bois. Laissons, il travaille pour nous. Quand nous n’en aurons plus besoin, nous nous débarrasserons de lui.

TEULIER.

Prenons garde qu’il ne nous devance. J’ai des soupçons, depuis quelque temps…

VERRAT.

Des soupçons ?

TEULIER.

Oui, de vagues inquiétudes.

VERRAT.

Dis toujours.

TEULIER.

Non. J’ai tort d’en parler. Rien de fondé… une impression personnelle…

VERRAT.

C’est assez pour le faire expédier à la Convention.

TEULIER.

Je n’en ai pas le droit. Je n’ai aucune preuve contre lui.

VERRAT, haussant les épaules.

Des preuves ? Est-ce qu’on a besoin de preuves, quand on a sa conviction ?

TEULIER.

Je n’ai pas de conviction sans preuves.

VERRAT, même jeu.

C’est bon. Quand le moment sera venu, tu n’as qu’à me faire signe. Que Quesnel me le donne seulement dans une de mes sorties.

TEULIER.

Pourquoi ?

VERRAT.

C’est excessivement meurtrier, où je fais ma promenade. Il se trouvera peut-être une balle intelligente pour arranger les choses.

TEULIER, hésitant à comprendre.

Que dis-tu, Verrat ?

Il le regarde fixement.
VERRAT, brutalement, soutenant son regard.

Eh bien, quoi ? — Tu ne vois pas que je plaisante ?

TEULIER, après un silence.

Il faut toujours agir selon la justice, Verrat.

VERRAT, haussant les épaules.

Parbleu !

Silence.
TEULIER, se préparant à sortir.

Il est temps que je parte. Je ne vous reverrai pas sans doute avant demain matin. Bonne chance, camarades.

VERRAT.

Salut et victoire.

Teulier sort.



Scène IV

VERRAT, CHAPELAS
CHAPELAS, regardant s’éloigner Teulier.

Celui-là, c’est un bon patriote, et un savant, à ce qu’on dit. Mais on n’est jamais à l’aise avec lui. Il est froid et cassant ; pas moyen d’être un peu familier. Il se tient sur la réserve, il ne rit jamais, il ne dit pas ce qu’il fait ; on ne sait même pas qui est sa maîtresse. Je n’aime pas qu’on se surveille toujours ainsi. Quand on est entre camarades, il faut pouvoir se déboutonner franchement ! que diable !

VERRAT.

Il y a un vieux fond d’aristocrate en lui. Vois-tu, Chapelas, tous ces gens qui étudient les livres, ce ne sont pas des vrais sans-culottes, des purs, des amis du peuple comme nous. Ils se croient supérieurs ; et pourtant, je voudrais bien savoir comment ils s’en tireraient sans nous. Si on laissait faire Teulier, on attendrait de voir les flammes pour crier : Au feu !… Voilà bien la façon de raisonner méticuleuse et stupide de ces hommes de science ! Ils n’ont aucun sens des choses réelles. Il faut des gens comme cela pour noircir le papier, pour fabriquer des pensées ; mais s’il n’y avait qu’eux pour donner le coup de balai, la nation risquerait de pourrir dans l’ordure. — Vois ce bougre de d’Oyron. Il est suspect : autant dire criminel. Il est capable de faire une trahison : c’est comme s’il l’avait faite. Que manque-t-il ? le fait, la constatation du fait. C’est-à-dire qu’il faudrait attendre que le mal fût irréparable pour l’empêcher ? — Non pas. — Du reste… Suffit, nous sommes là.



Scène V

BUQUET, JEAN-AMABLE, VIDALOT ET LES PRÉCÉDENTS. Trois soldats traînent et poussent un paysan qui gémit. — Quelques jeunes officiers les suivent par curiosité.
SOLDATS.

Avance, Prussien. Veux-tu bien avancer ?

VERRAT.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

UN SOLDAT.

Le citoyen représentant n’est pas là ?

VERRAT.

Il est souffrant, dans sa chambre ; il se repose. — Un espion ?

LE SOLDAT.

Oui, commandant. Nous venons de l’arrêter. Il était entré par la porte de Francfort ; il vendait des pigeons. Le brigadier s’est avisé de quelque chose, il l’a interrogé. L’imbécile s’est troublé ; on l’a fouillé, et voilà ce qu’on a trouvé sur lui.

Il donne à Verrat un paquet de lettres.
VERRAT, prenant les lettres.

Donne. — De l’état-major prussien ? Son compte est bon.

JEUNES OFFICIERS, s’approchant.

Des lettres, Verrat ? Voyons un peu.

VERRAT, qui vient de parcourir les lettres, donne un coup de poing sur la table. Il devient cramoisi et crie, exultant de joie.

Ha ! Tonnerre ! ha ! ha ! ha !

CHAPELAS.

Eh bien, qu’est-ce que tu as ?

VERRAT, criant.

Rien. — Je l’ai ! Je l’ai !

CHAPELAS.

Quoi ?

VERRAT, de même.

Rien, je te dis… Quesnel, où est Quesnel ? Il rit bruyamment. Ha ! ha ! Il y a un jean-foutre de bon Dieu pour ceux qui n’y croient pas ! Il se précipite chez Quesnel, riant avec fracas, faisant des gestes lourds et bousculant les chaises et les gens sur son passage. Se retournant au moment de passer la porte, rouge, la figure gonflée, apoplectique, il agite les papiers, ci crie : Tayaut !

CHAPELAS.

Il est soûl.

Verrat entre chez Quesnel, en faisant claquer la porte, Chapelas le suit.



Scène VI

LE PAYSAN, les soldats qui le gardent, BUQUET, JEAN-AMABLE, VIDALOT. Vers la fin de l’entretien, d’autres officiers entrent peu à peu, individuellement, ou deux à deux, de façon que la scène soit remplie, quand reviendra VERRAT avec QUESNEL.
BUQUET, au paysan.

Eh bien, mon vieux, tu t’es donc fait prendre ?

LE PAYSAN, gémissant.

Laissez-moi partir !

BUQUET, riant aux éclats.

Tout à l’heure, tout à l’heure.

LE PAYSAN.

Vous me laisserez partir tout à l’heure ?

BUQUET.

Un instant, que diable ! Il n’y a pas deux minutes que tu es avec nous. Tu t’ennuies donc ?

LE PAYSAN.

Vous ne me ferez pas de mal ?

BUQUET.

Mais non. On te coupera le cou sans que tu t’en aperçoives.

LE PAYSAN.

Mes bons messieurs !…

BUQUET.

Quoi ! quoi ! Voilà-t-il pas une affaire ?

Le paysan pleure comme un enfant.
JEAN-AMABLE, dégoûté.

Pouah !

Il lui tourne le dos.
BUQUET, ne s’occupant plus du paysan.

Eh ! bien, Jean-Amable, tu étais donc de la sortie de cette nuit ?

JEAN-AMABLE, avec une joie enfantine.

Oh ! cela a été si amusant, Fortuné ! Imagine que nous avons traversé toute l’armée ennemie. Une fois, nous avons rencontré des patrouilles de cavalerie, — tu sais, des hussards rouges. Nous leur avons dit le mot d’ordre. Ils nous ont pris pour des paysans chargés de couper les blés la nuit… Et le flegme de Teulier ! Il a causé cinq minutes avec un officier prussien, sans que l’autre s’aperçût de rien. Pendant ce temps, les camarades tournaient le village, entraient dans les maisons. Ah ! sans cet imbécile de Bonin qui a tiré trop tôt, nous les prenions au lit. Kalkreuth a fui en chemise. Je l’ai vu. Je l’ai manqué !

BUQUET.

Tu ne devrais pas t’en vanter.

JEAN-AMABLE.

Oh ! bien, c’est presque aussi amusant comme cela.

BUQUET.

Tu es dans un joli état !

JEAN-AMABLE.

Dame, on a sauté les haies. Et puis, j’ai eu un coup de sabre, — le premier, Fortuné !

BUQUET.

Tes parents pousseraient de beaux cris, s’ils voyaient leur Benjamin, leur poupon gâté, avec cette estafilade.

JEAN-AMABLE.

Ça n’est pas laid au moins ?

BUQUET.

Et tu n’es pas fourbu ? tu n’as pas été te coucher en rentrant ?

JEAN-AMABLE.

Pourquoi ? je suis un homme comme les autres.

BUQUET.

Un homme ! une fillette à qui, il y a six mois, sa maman apportait son café dans son lit !

JEAN-AMABLE.

Fortuné, je te défends…

BUQUET.

Eh bien, eh bien, ne te fâche pas, il n’y a pas de quoi rougir comme la crête d’un coq. Je trouve très bien qu’un petit bourgeois débute aussi crânement, à peine au sortir des jupes de sa mère. Pauvre bonne femme ! elle ne pouvait lui voir faire un pas dehors, sans courir après lui pour lui nouer son foulard autour du cou !

JEAN-AMABLE, arrachant sa cravate.

Au diable !

BUQUET.

Eh bien, tu vas aller maintenant le cou nu, par bravade ?

JEAN-AMABLE.

S’il me plaît.

Ils rient.
VIDALOT.

Ses parents ne le reconnaîtraient plus.

BUQUET.

Et que dirait aussi mon patron, le procureur, s’il me voyait ici avec ce grand sabre et ces galons ?… Quand je pense qu’à cette heure, je pourrais être à Amiens, courbé sur un pupitre, dans l’étude de maître Lasseret, occupé à mettre en ronde des foutaises de considérants, avec pour toute distraction, la vue de temps en temps, au travers des barreaux, de quelque vieille dévote s’en allant à l’église !

VIDALOT.

Et moi, que j’enlèverais le crottin, à l’hôtel de la Boule d’Or, et que j’irais le brouetter ensuite sur le tas de purin !

BUQUET.

Et qu’au lieu de ça, nous marchons en tête de la patrie, que nous avons roulé nos canons sur les rives du Rhin, et que les meutes des chiens de la tyrannie viennent se briser les dents contre nos sabres !

VIDALOT.

Oui, c’est une sacrée aventure qui nous réunit dans cette ville, dont on ne comprend même pas le satané jargon, et qui fait trembler sous nous les esclaves d’Europe !

JEAN-AMABLE.

Dis que c’est une joie enivrante. Être libres, défendre une patrie libre, la seule libre en Europe, — marcher comme des rois sur l’Europe foudroyée, avoir l’âme dégagée de toutes les craintes, de tous les préjugés, étreindre à pleins bras ce grand monde qui est à nous, briser les liens des peuples, ne sentir au-dessus de sa tête que ce beau ciel affranchi du mensonge écrasant de Dieu !… qui a jamais connu une volupté pareille à la nôtre ?

BUQUET.

Nos ennemis la soupçonnent et commencent à l’envier. Sais-tu ce que Kalkreuth a dit ? « La fin du monde est proche. Chacun de ces Jacobins parle comme s’il était roi. »

JEAN-AMABLE.

Rois du monde, il dit vrai ! Rien n’est qui ne soit à nous. Tout nous appartient : il ne s’agit que de le prendre.



Scène VII

QUESNEL, VERRAT, CHAPELAS sortent de la chambre : Verrat, toujours congestionné, avec une expression de joie féroce ; Quesnel en proie à une violente colère, qui fait trembler les lettres dans ses mains.
BUQUET.

Regardez le représentant et Verrat ! Quelle mine ils ont ! Il y a quelque chose de grave…

QUESNEL, violemment agité.

Où est d’Oyron ?

BUQUET.

Chez sa maîtresse probablement, la fille du juge de paix, rue des Hommes-Armés.

QUESNEL.

Deux officiers : Vidalot, Buquet. Allez. Ramenez-le sur le champ. Ne le laisser s’éloigner ni parler à personne, sous aucun prétexte que ce soit.

JEAN-AMABLE.

Qu’y a-t-il donc ?

Vidalot et Buquet sortent.
QUESNEL.

Abomination ! Où est l’homme qui a porté ces lettres ?

VERRAT.

Ici.

LES OFFICIERS, agités, inquiets.

Que s’est-il passé, citoyen ?… Verrat, des nouvelles graves ? — Quoi, c’est une trahison ? — Nous sommes trahis ?

QUESNEL, au paysan.

Gredin, écoute !

LE PAYSAN.

Grâce !

QUESNEL.

Qui t’a chargé de cette lettre ?

LE PAYSAN.

Pardon, pardon…

QUESNEL.

Réponds.

LE PAYSAN.

Le major de Zastrow.

VERRAT.

L’aide de camp du roi de Prusse ?

LE PAYSAN.

Oui.

QUESNEL.

Combien de fois t’a-t-il déjà chargé de ce message ?

LE PAYSAN.

C’est la première fois que je suis envoyé. C’est d’autres qui étaient venus. Grâce ! Je ne recommencerai plus…

CHAPELAS.

Parbleu ! Tu n’as pas besoin de nous le dire.

VERRAT.

Tu ne t’y frotteras pas deux fois.

LE PAYSAN.

Est-ce que vous allez me tuer ?

VERRAT.

Un peu, mon petit.

L’espion se désole bruyamment.
QUESNEL.

Allons, cesse de braire, âne que tu es. Ne savais-tu pas ce que tu risques ? Réponds. — Comment connaissais-tu d’Oyron ?

LES OFFICIERS, poussant des exclamations.

D’Oyron ? c’est d’Oyron ?

QUESNEL.

Veux-tu répondre ? Je te ferai donner la schlague, jusqu’à ce que tes os en cassent.

LE PAYSAN.

Ne me tuez pas, mes bons messieurs !

QUESNEL.

Tu fais un sale métier, et tu n’en es même pas digne. Tu ne vaux pas le plomb qu’on te foutra dans le corps demain.

VERRAT.

Depuis quand le traître était-il en correspondance avec les Prussiens ?

Le paysan, gémissant comme une vieille femme, s’affaisse, à moitié évanoui. Les officiers lui donnent des coups de botte.
VERRAT.

Rien à tirer de cette ordure. Il est à moitié mort de peur. Emportez-le, il ne ferait que gêner.

On traîne le paysan comme un sac
LES OFFICIERS, tumultueusement.

Ainsi, d’Oyron, d’Oyron, il correspondait avec eux ?

QUESNEL.

Oui, une lettre de l’état-major prussien. Le misérable nous trahissait depuis des semaines.

Tumulte furieux, où l’on ne distingue que des syllabes au milieu des cris frénétiques : — des gens hors d’eux, gesticulant et hurlant comme des fous.



Scène VIII

LES PRÉCÉDENTS, sauf le paysan. VlDALOT et BUQUET reviennent avec D’OYRON.
BUQUET, ouvrant la porte, et entrant le premier.

Il était tout près d’ici. Nous l’avons trouvé se promenant.

Quesnel fait signe au tumulte de s’apaiser. Le bruit s’arrête quelques secondes, juste le temps pour d’Oyron de prononcer deux phrases.
D’OYRON, surpris.

Que se passe-t-il donc ? Me voici, représentant.

Il est interrompu par une explosion d’injures.
D’OYRON, ne comprenant pas d’abord, puis pâlissant.

Quoi ? que dites-vous ?… Pardieu ! À Quesnel. Citoyen, fais-les taire ! Je te somme de les faire taire ! J’exige l’explication et le châtiment de ces injures. Aux officiers. Qu’un de vous sorte des rangs et ose répéter cela !

JEAN-AMABLE.

Vendu ! Traître ! Prussien !

D’OYRON, le saisissant à la gorge.

Rétracte ! Rétracte !

Tous les officiers dégainent contre lui, et arrachent Jean-Amable de ses mains. Verrat et Quesnel s’interposent. L’hôtelier et les gens de l’hôtel se pressent à la porte, épouvantés, surexcités, et parlent d’une façon indistincte.
QUESNEL.

Silence ! Silence !… Écoute, traître. Et vous, citoyens, soyez calmes. Voici la lettre que portait au commandant d’Oyron un espion du roi de Prusse.

D’OYRON, hurlant.

C’est faux !

QUESNEL, lisant.

« Monsieur le chevalier, c’est avec une joie véritable que je vous donne acte de notre satisfaction pour la sincérité de vos promesses et l’efficacité de vos bons offices. Peu s’en est fallu que notre état-major ne fût, sans vous, pris au piège de cette nuit. Il me semble pourtant que vous eussiez pu nous prévenir un peu plus tôt. Néanmoins, grâce à votre adroite feinte d’attaque sur le Bretzenheim et à votre fuite habile, je me plais à reconnaître que vous nous avez tirés d’un sérieux embarras, et évité un échec dont les conséquences eussent été des plus graves. Je tiens à vous assurer que le roi mon maître gardera le souvenir de si précieux services, et qu’il les reconnaîtra dès que les temps seront plus calmes et la victoire assurée. Continuez-nous votre aide et vos renseignements. Confiance ! D’ici peu, la carcasse de ces tueurs de rois se balancera aux murs de notre pauvre Mayence. Vous pouvez me répondre par le même courrier. Il est de toute sûreté. — Signé : de Zastrow. »

D’OYRON, qui n’a cessé de se débattre, avec des cris inarticulés, rugit.

C’est faux, c’est faux ! tout est faux et absurde ! On veut me perdre !

Les officiers vocifèrent.
VERRAT, à Quesnel.

C’est ce que disait Teulier. Rappelle-toi ce matin. Il se plaignait d’avoir été trahi.

QUESNEL.

Oui, tu as raison. Verrat. Il l’a dit en effet. Je n’y avais pas pris garde : je l’attribuais à son emportement.

CHAPELAS.

Et il y a des semaines que cela dure !…

On entend les vociférations de la foule au dehors.
QUESNEL.

Quoi donc ?

UN OFFICIER.

Le bruit s’est déjà répandu dans la ville.

L’HÔTELIER, éperdu, se précipitant vers Quesnel.

Citoyen représentant, ils cassent tout, ils veulent entrer, ils veulent la tête du traître.

QUESNEL.

Gardez les portes. Appelez les grenadiers. Chassez la foule. Que la justice s’accomplisse librement !

LA FOULE, au dehors, hurlant.

À la lanterne !

On voit passer des soldats, et on entend le bruit d’une lutte.
VERRAT.

Il n’arrivera pas à la prison ; il sera écharpé en chemin.

QUESNEL.

Enfermez-le dans la chambre à côté. Deux hommes avec lui, qui ne le perdent pas de vue, d’une minute… Liez-le. Il faut empêcher qu’il se tue.

On enlève d’Oyron qui écume et qui tremble de fureur et de terreur. — L’agitation frénétique tombe tout d’un coup. Tous semblent épuisés. Silence de mort. On entend l’homme se débattre et crier, à côté.
QUESNEL, bref.

Que le Conseil se réunisse ! D’urgence. Prévenez tous les membres. Les autres, laissez-nous. — Teulier… Allez le chercher.

VERRAT.

Teulier n’est plus ici. Tu lui as donné ordre. Il est hors des remparts. Il ne reviendra que dans la nuit.

QUESNEL.

N’importe, nous ne pouvons attendre ; la ville sait déjà tout. Nous passerons outre ; nous avons assez de témoignages contre lui. — Très grave, très triste. Citoyens, avant de commencer, un mot : Ne pensons qu’à la patrie, oublions tout le reste. Amitiés et inimitiés doivent se taire, quand parle la justice. — Et maintenant, délibérons.