Les Lunettes de grand′maman/01

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J. Hetzel et Cie (p. 1-14).

LES
LUNETTES DE GRAND’MAMAN



CHAPITRE PREMIER


Mes premiers souvenirs datent d’une triste époque : la mort de ma chère maman. Je n’avais guère plus de six ans, lorsque ce grand malheur arriva. Sans en comprendre toute la portée, j’en fus cruellement impressionné ; tous les incidents de notre deuil me sont encore présents à la mémoire.

Mon père était préfet dans un des départements du Centre.

Je n’avais ni frères ni sœurs, nos grands parents n’habitaient pas la même ville que nous ; aussi lorsqu’on eut emporté ma pauvre petite maman, nous restâmes terriblement seuls, papa et moi, dans notre grande maison dont tous les volets étaient clos.

Vers l’après-midi du second jour, une vieille dame que je ne connaissais pas arriva.

Elle était grande, maigre, toute ridée ; ses cheveux étaient blancs, et de grosses lunettes en argent, à verres bleuâtres, cachaient ses yeux.

Ces lunettes avaient cela de particulier que leurs branches étaient recouvertes d’une gaine de soie de chaque côté des tempes, et allaient se perdre dans les cheveux bouclés de la vieille dame.

Papa me dit que cette personne était ma grand’mère maternelle. Je ne compris pas tout de suite que cela voulait dire qu’elle était la mère de ma petite maman.

« Va l’embrasser, Maurice, ajouta mon père.

— Elle a l’air méchant, répondis-je.

— Je t’en prie, mon chéri.

— Non. »

Mon père, troublé, n’insista plus.

Quant à la vieille dame, qui avait écouté sans intervenir, elle laissa sa main, déjà tendue vers moi, retomber sur ses genoux.

Ils causèrent longtemps tous les deux. J’entendis bien des choses auxquelles je ne comprenais rien, mais il en est d’autres dont je me souviens encore très bien aujourd’hui.

« Pourquoi avoir laissé ma pauvre Marie dans une ville où régnait le choléra ? demanda ma grand’mère d’un ton de reproche.

— Elle n’a pas voulu me quitter, quoique je l’en aie suppliée bien des fois, répondit doucement mon père, et mon devoir, comme préfet, était de rester à mon poste. »

Puis on parla de mes droits…

Qu’est-ce que c’était que cela, des droits ?

Voilà la question que je me posai à moi-même.

Mais la personne aux lunettes m’intimidait trop. Je n’osai pas me renseigner.

On parla aussi des diamants de famille de maman. Ah ! cela, par exemple, je savais très bien que c’étaient de jolis cailloux brillants comme des soleils, que maman portait à son cou et à ses oreilles pour aller au bal.

Lorsqu’elle venait, toute parée, m’embrasser dans mon petit lit avant de partir, j’admirais toujours ce collier qui semblait à lui seul éclairer la chambre, comme une rangée de petits astres.

Papa dit à grand’maman que cela les avait bien étonnés de découvrir un jour qu’ils étaient faux.

« Vous avez donc voulu les vendre que vous les avez fait estimer ? » demanda ma grand’mère.

Mon père secoua d’abord la tête sans répondre. Enfin, il finit par dire :

« Ma situation de préfet a des nécessités de dépenses qu’il faut subir. Je regrette que vous sembliez ne pas le comprendre. »

Je me suis toujours souvenu de cette phrase, parce que ma grand’mère gronda papa à ce propos.

Puis elle ajouta en me regardant :

« Pauvre petit ! Quand vous vouliez vendre ces diamants, vous ne songiez donc pas à son avenir ? — Et, me regardant : — Je crains que vous ne l’ayez mal élevé. »

Ce qu’elle disait semblait faire de la peine à mon père.

Heureusement, dès le lendemain, elle partit.

C’est moi qui étais content ! Sa figure pâle me glaçait.

« Dis adieu à ta grand’mère, mon enfant, murmura mon père à mon oreille, pendant qu’on descendait la malle et que grand’mère avait le dos tourné.

— Je veux bien, répondis-je tout bas. Tant mieux qu’elle s’en aille. Elle t’a assez grondé, petit père.

— Enfant terrible, » me dit-il.

Mais il m’embrassa.

Grand’mère était déjà au bas de l’escalier. Tout en le descendant plus lentement qu’elle avec mes petites jambes :

« Quand on gronde les gens, c’est qu’on ne les aime pas, dis, papa ? Tu m’aimes bien, toi, c’est pour ça que tu ne te fâches jamais. Ma petite maman ne me grondait pas non plus. »

Grand’mère une fois partie, mon père ne me quitta pas de la soirée. L’heure venue, il me coucha lui-même et tâcha de faire, en bordant mon petit lit, comme il savait que maman faisait.

J’étais fatigué, je fermai les yeux bien vite.

Il me crut endormi, je suppose, car il se mit à faire à ma bonne une foule de recommandations qu’il n’était pas dans ses projets que j’entendisse, bien certainement.

J’écoutais de mon mieux, tout content de me voir l’objet d’une telle sollicitude. Mon père ajouta :

« Surtout ne le faites jamais pleurer ; sa pauvre mère ne serait plus là pour le consoler. J’aime mieux le gâter un peu que de le rendre malheureux dès à présent. »

Quelle découverte ! Je me promis de m’en servir pour faire mes quatre cents volontés.

Le lendemain matin, en ouvrant les yeux, la conversation que j’avais surprise eut ma première pensée. Désirant m’assurer que ce n’était point un rêve, j’essayai bien vite d’en faire l’épreuve, et je me mis, sans autre motif, à crier de toutes mes forces.

Jenny, qui travaillait à côté de mon lit, se précipita vers moi. Elle avait l’air si effaré que cela me donna envie de rire, mais je m’en gardai bien ; je n’en continuai pas moins mon tapage en me frottant les yeux pour faire croire à des larmes.

« Monsieur Maurice, taisez-vous, je vous en prie. Voulez-vous quelque chose ? Qu’est-ce que vous avez, mon Dieu ? »

Je n’avais rien du tout. Je ne voulais rien que faire du bruit pour voir, et je ne savais trop quoi répondre :

Cependant il me vint une inspiration.

« J’ai faim, m’écriai-je. Je veux mon chocolat. Voilà pourquoi je pleure. J’ai très faim. Qu’on me fasse vite déjeuner au lit. »

Ce caprice, tout nouveau, laissa d’abord ma bonne stupéfaite. Je l’observais du coin de l’œil. En la voyant hésiter, je redoublai mes cris.

Se souvenant alors des recommandations de mon père :

« Vous l’aurez, vous l’aurez ; attendez seulement cinq minutes, » s’écria Jenny.

Elle courut à la cuisine.

Ah ! la bonne affaire ! C’était donc vrai ? Je pouvais avoir des caprices toute la journée, à présent.

Je ne m’en fis pas faute, quoique celui de ce matin-là me réussit assez mal, car voici ce qui arriva.

Lorsque Jenny revint avec la tasse de chocolat brûlant, je m’emparai du tout, refusant avec obstination de la laisser tenir quelque chose. Elle eut beau me dire : « Ça va tomber, monsieur Maurice, il arrivera un malheur, » je résistai et commençai à déjeuner. Mais, à la seconde cuillerée, un mouvement que je fis renversa l’équilibre de ma tasse. Elle pencha. Sentant mes doigts inondés et brûlés, je les retirai vivement… N’étant plus soutenue, la tasse acheva de se renverser, et le reste du chocolat, encore très chaud, glissa dans mon lit, me brûlant un peu partout.

Je criai avec plusieurs bonnes raisons pour le faire, cette fois.

Mon père accourut bouleversé.

Jenny fut renvoyée sans que j’eusse la bonne pensée de dire un mot pour l’excuser. J’en fus quitte pour un bain et quelques frictions de glycérine, et la leçon ne me corrigea pas, loin de là.

Mon père m’aimait trop pour avoir le courage de me gronder, et je continuai à abuser de mon pouvoir et de sa faiblesse.

Cela dura ainsi plusieurs mois ; mais un matin papa se plaignit de douleurs au côté. Le médecin, appelé aussitôt, dit que c’était une fluxion de poitrine… et, le neuvième jour, j’étais deux fois orphelin.

J’aimais bien mon père, et surtout m’en sentais bien aimé.

Quand j’embrassai sa main toute refroidie, je fus atterré ; je sentis que j’avais tout perdu.

Le souvenir me revint d’un pauvre petit oiseau dont la mère avait été tuée et que j’avais vu au jardin quelques jours auparavant, blotti contre une branche, tout malade. On me dit qu’il allait mourir, parce que c’était un petit rossignol et que ces oiseaux-là ne peuvent s’élever sans leurs parents.

Moi aussi je n’avais plus de parents. Qui donc saurait m’aimer comme eux ?

Je restai toute la journée silencieux à songer, et, pour la première fois peut-être, je me laissai déshabiller docilement sans me mettre en colère et sans tourmenter ma bonne.

Le jour de l’enterrement, je vis beaucoup de monde. Toutes les chambres étaient ouvertes, les salons du premier, tout.

Je demandai papa. On me montra un grand drap noir bordé d’argent qui disparaissait presque sous les fleurs, et l’on me dit que mon père était dessous, et qu’il serait bientôt au ciel, près de maman.

« Alors qu’il m’emmène, qu’il m’emmène ! » m’écriai-je en fondant en larmes.

Hélas ! il n’était pas en son pouvoir d’exaucer mon désir.

Quand tout le monde fut parti, j’errai par la maison, tout seul, sans que personne s’occupât de veiller sur moi. Je n’ai jamais éprouvé, depuis, un pareil sentiment d’isolement et d’abandon.

Mais, dans la nuit, la vieille dame, ma grand’mère, revint, et le lendemain elle assistait à mon réveil.

Son visage me sembla moins sévère que la première fois. Elle se pencha sur mon petit lit et m’embrassa, en me demandant si je la reconnaissais.

Je fis signe que oui.

« Allons, lève-toi, mon pauvre petit homme, me dit-elle, nous n’avons pas de temps à perdre aujourd’hui. »

Là commencèrent les hostilités entre nous deux.

Je voulais déjeuner au lit, comme j’en avais pris la mauvaise habitude.

Sans rien me répondre, elle fit à ma bonne un signe que celle-ci comprit probablement, car elle s’empara de moi sans façon et se mit en devoir de m’habiller.

J’eus une colère terrible, mais personne n’y prit garde.

À la fin, je me mis à appeler : « Papa, papa ! » C’était de ma part une protestation contre la manière d’agir dont je me jugeais victime.

Ma grand’mère, qui écrivait, se retourna. Elle avait l’air triste et me dit seulement :

« Ton père et ta petite maman auront du chagrin, si tu es un méchant enfant. Sois sage. »

Le jour suivant, on chargea deux malles sur un omnibus. Gertrude, la paysanne qui avait accompagné ma grand’mère, me prit sur ses bras et me porta dans la voiture, où sa maîtresse nous rejoignit.

J’étais en wagon quelques minutes après, et le plaisir
À LA FIN JE ME MIS À APPELER : « PAPA, PAPA ! »
de voir se succéder avec une rapidité étonnante les collines, les vallées, les fleuves, les villes, les forêts, me fit oublier tout le reste.