Les Luttes entre l’Église et l’État au XIXe siècle/02

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Les Luttes entre l’Église et l’État au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 336-371).
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LES
LUTTES ENTRE L’ÉGLISE ET L’ÉTAT
AU XIXe SIÈCLE

II[1]
LES PHASES


LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LE PREMIER EMPIRE

Entre l’Église et la Révolution française, la guerre fut presque immédiate, se poursuivit implacable, et ne s’apaisa que le jour où finirent ensemble le XVIIIe siècle et le gouvernement des assemblées. Au cours de cette première lutte, qui défendait la liberté ?

La Révolution voulut, par un triple effort, accomplir une réforme sociale, politique et religieuse. L’œuvre sociale fut la destruction des privilèges qui, récompense perpétuelle de mérites disparus, aggravaient entre les hommes, par des inégalités de droit, les inégalités dénature. Emanciper de ces subordinations féodales les personnes et les biens était conforme à la justice et à la volonté de la France. L’œuvre politique fut l’établissement du régime républicain. C’était une conséquence rationnelle de l’égalité obtenue ; car, où la société a perdu sa hiérarchie, la royauté a perdu ses états : mais il faut du temps à la logique pour vaincre les habitudes, et comme la France n’était pas encore détachée de la monarchie, la République fut une violence faite non seulement au roi, mais au peuple. L’œuvre religieuse fut la ruine du catholicisme. Celle-là était contraire à la fois à la volonté du pays et à la logique d’un régime qui devait respect aux consciences.

La première œuvre s’accomplit comme d’elle-même par un élan inexpérimenté, mais sincère et universel : fête de cinq mois qui jeta ses plus beaux feux dans la nuit du 4 août. Mais dès le 6 octobre l’émeute avait conquis le gouvernement et le ramenait comme un butin à Paris, les mandataires de la France devinrent les otages de la capitale, la capitale obéit aux clubs, celui des Jacobins étendit dans tout le pays ses affiliations, et sur le pays surpris et garrotté en plein rêve de liberté régna une oligarchie de démagogues. Elle seule, durant une tyrannie de dix années, poursuivit contre la monarchie et contre l’Église une haine implacable comme un dogme, et persévérante comme un complot.

C’étaient le dogme et le complot préparés, dès l’ancien régime, par la secte qui avait « creusé la mine sous les autels et sous les trônes[2]. » La Franc-Maçonnerie s’est toujours vantée d’avoir fait la Révolution : elle a droit de dire qu’elle la corrompit. Il semble contradictoire qu’une réforme religieuse et politique ait été imposée par une minorité à la majorité, au moment où une réforme sociale remettait à cette majorité le pouvoir. Pourtant la réforme sociale fit la force de la secte jusque-là contenue, et qui grandit soudain, en 1789, de toute l’autorité perdue par les autres hiérarchies. Au moment où la destruction des corps séculaires qui avaient assemblé les intérêts et les intelligences livrait les Français à l’isolement de l’esprit et aux embarras de la souveraineté, cette association demeurait un centre intact d’influence. Quand le pouvoir fut remis au suffrage, elle suscita, par l’effort en apparence spontané de ses adhérens, les candidatures de ses meneurs : tel l’invisible mouvement d’un prestidigitateur habile met entre les doigts de ses dupes la carte qu’ils croient avoir choisie. Ainsi elle pénétra dans le gouvernement. Fondée sur cette certitude que l’humanité contient deux sortes d’hommes, d’une part une élite faite pour « recevoir la lumière », de l’autre la multitude des profanes ; que dans l’élite même un très petit nombre est apte à comprendre et le reste seulement à exécuter ; que par suite l’essentiel n’est pas de persuader les intelligences, mais de tenir l’énergie de presque tous aveuglément soumise aux ordres de quelques-uns, elle formait dans la démocratie naissante une caste, la plus dédaigneuse du peuple, la plus infatuée d’elle-même, la plus fermée. Sans doute cette poignée de révolutionnaires aristocrates était trop peu nombreuse et trop raffinée pour dominer seule la multitude et accomplir les œuvres de brutalité puissante. Mais l’œuvre jacobine étendit l’œuvre maçonnique. Elle fut maçonnique par l’origine : les Jacobins eurent pour fondateurs trois adeptes des loges, Duport, Barnave et Lameth. Elle fut maçonnique par la doctrine : les Jacobins eurent aussi se prétendaient seuls en possession de la vérité politique, seuls en droit de l’imposer, seuls autorisés à transmettre ce monopole aux affiliés qu’il leur plairait de choisir, et seuls capables de pourvoir par des épurations constantes au maintien de l’orthodoxie parmi eux. Elle fut maçonnique par le gouvernement : à Paris et dans les provinces, les affiliés des loges ne cessèrent d’être en nombre dans les clubs, et les meneurs, qui dirigeaient à la fois l’une et l’autre puissance, mirent les forces jacobines au service des projets conçus par la secte. En offrant aux violens et aux cupides le pillage de l’ancienne société, elle s’assura des mercenaires qu’elle n’eût pas voulu pour siens, des subalternes du vice, des scélérats trop compromettans ; elle dirigea par ses hommes de pensée ces hommes de main ; elle eut l’art de se dissimuler derrière une société publique, de concentrer sur celle-ci les regards, l’odieux des mesures et le péril des représailles ; elle y demeura, comme l’âme dans le corps, présente, mais invisible, et prête, quand l’usure du temps et des fautes aurait fait du corps un cadavre, à s’échapper de cette habitation temporaire, et à continuer sous d’autres formes une vie toujours intacte. Ainsi succombèrent la générosité, la justice, et la paix qui étaient dans les vœux de la France. Et la dérision suprême du démenti donné à tant d’espoirs ne fut ni la perpétuité des discordes, ni le cynisme des factions à se disputer le pouvoir pris à la nation, ni l’atroce prodigalité avec laquelle les fous et les scélérats se tirent largesse des institutions publiques, des bonheurs privés, de la vie humaine : la honte particulière de la Révolution française fut qu’elle subit, au nom de l’égalité, la domination d’une secte, et, au nom de la liberté, la loi d’une société secrète.

Cette tyrannie d’une minorité intime fut dix ans supportée par une très grande majorité d’honnêtes gens, et ce régime finit avant leur patience : cela juge la génération de 1789, qui s’était trompée en croyant héroïque son premier élan vers l’indépendance. Sous le nom de liberté, la plupart des Français avaient réclamé alors l’abrogation de hiérarchies, de privilèges, de taxes, de monopoles jusque-là subis par eux, ils trouvaient dans ces réformes autant de gains et pas un sacrifice personnel : il restait donc douteux s’ils aimaient elle ou eux-mêmes. Le doute disparut dès que pour la défendre il leur fallut souffrir. Il n’y eut qu’une heure, il n’y eut que deux villes où les amis de la liberté politique se déclareront contre la Terreur. En 1793, Caen rêva une résistance sans la tenter, Lyon la tenta sans réussir ; et encore ces hommes de 1789, dominés par l’énergie des émigrés, semblèrent-ils avoir combattu pour la restauration de l’ancien régime. L’insuccès et le châtiment les guérirent du courage. La France avait eu assez d’imagination pour rêver de la liberté, pas assez d’énergie pour la conquérir : elle craignait plus les dangers qu’elle n’aimait son droit. Ce peuple qui, sous l’ancien régime, tournait si aisément contre le pouvoir les forces organisées des ordres, des corporations, des métiers, était devenu une foule où chaque homme se trouvait trop étranger aux autres pour concerter avec eux la défense des intérêts publics, et trop faible pour sauvegarder ses intérêts privés contre l’État. Le résultat immédiat des changemens accomplis pour accroître la souveraineté de l’individu avait été l’avènement de l’égoïsme. Le citoyen se laissait prendre, sans les disputer, sa souveraineté pour sauver son repos, ses droits pour sauver ses biens, ses biens pour sauver sa vie.

Où trouver la générosité, la persévérance, l’héroïsme et la Victoire au service de la liberté ? Qu’on tourne les regards vers l’Église. Quand, au cours du XVIIIe siècle, grandissaient ensemble l’impiété et le désir d’une émancipation politique, la vigie qui de Rome veille sur la mer mobile des idées, avait vu ces deux passions grossir comme une seule tempête : mais, bien que leur menace s’avançât confondue, l’Église n’avait confondu ni leur origine ni leur légitimité, et, en condamnant l’irréligion, elle n’avait pas condamné les réformes. Quand, en 1789, la France fut interrogée sur ses désirs, les cahiers du clergé réclamèrent l’égalité civile, l’accession de tous les mérites aux emplois, la contribution de toutes les fortunes aux impôts, et le contrôle régulier de la nation sur la puissance royale. Quand, à l’ouverture des États Généraux, le conflit sur le vote par ordre ou par tête divisa la noblesse et le tiers état, le clergé, en s’unissant aux communes, donna le branle au glas de l’ancien régime, apporta la légalité du nombre aux réformateurs, troubla la résistance de la noblesse et vainquit les hésitations du roi. Or, tous ces changemens dépouillaient le clergé de ses avantages, et il donna par la preuve décisive, le sacrifice de ses intérêts particuliers, la mesure de son zèle pour l’intérêt public. Il ne résista que le jour où l’Assemblée constituante prétendit modifier la discipline et la foi de l’Église ; alors, aussi résolument qu’il s’était prononcé contre les abus de l’ancien pouvoir, il combattit les abus du pouvoir nouveau, et par ce changement d’attitude affirma la fixité de ses principes. Quand enfin l’Église ne put se méprendre sur les haines qui trouvaient, dans ses légitimes réserves, prétexte pour l’accabler, il eût été sans résultat comme sans dignité pour elle de débattre davantage les conditions de sa vie avec ceux que sa mort seule devait satisfaire. Tout se réduisant à savoir qui se lasserait le plus vite ; elle de souffrir ou eux de frapper, elle n’eut peur ni du présent ni de l’avenir. Parmi les prêtres, les uns acceptèrent l’exil et toutes ses détresses ; les autres ne voulurent pas se séparer de leur troupeau ; beaucoup, après avoir, par cette vie de périls, affermi leur constance, la consommèrent par la mort intrépidement acceptée. Cette force de la foi ne soutint pas seulement le clergé, elle souleva des provinces entières. À la révolte catholique de la Bretagne et de la Vendée le royalisme des gentilshommes se mêla, mais sans la dominer ; elle commença, non lorsque la monarchie fut supprimée, mais lorsque l’exercice de la religion devint impossible ; elle dura tant que le gouvernement maintint ses lois persécutrices ; elle cessa dès qu’il promit le respect aux consciences. Seul en France le courage religieux sut combattre et vaincre la République victorieuse de l’Europe. Si le patriotisme frémit à la pensée que la guerre civile risquait de compromettre le sort de la guerre extérieure, il réserve ses colères pour ceux qui, même en face de l’Europe coalisée et des frontières ouvertes, ne voulurent pas la paix intérieure, et risquèrent le démembrement de la France pour la joie d’y réduire au désespoir les catholiques. Et ces provinces qui, selon la formule même du droit nouveau, opposaient à la tyrannie l’insurrection comme le plus saint des devoirs, ce peuple en tout le reste si soumis et qui partout laissa se perdre dans le vide la prétention de ses maîtres à lui imposer leur athéisme, ce clergé qui acceptait toutes les atteintes à ses intérêts et n’en acceptait aucune à ses croyances, tous, par leur premier espoir dans les réformes, par la générosité de leurs sacrifices, par l’énergie de leurs résistances, par l’exil, par la captivité, par la mort, défendirent la liberté.


Et ce long combat pour la liberté fut un constant désaveu des traditions gallicanes.

La sympathie du clergé pour les idées nouvelles au XVIIIe siècle avait été une première réaction contre certains abus du gallicanisme. Il n’en était pas de plus préjudiciable et de plus humiliant que le monopole des dignités et des biens ecclésiastiques maintenu par le prince, au dam du sacerdoce et des fidèles et au profit d’une noblesse altière et mendiante. Le désir de mettre fin à ce désordre ne fut pas la moindre des raisons qui, peu à peu, disposèrent la masse des ecclésiastiques à des changemens dans l’État. Elle n’espérait pas du prince ces réformes, elle les espéra de la nation. Reconnaître le droit du peuple à créer et à modifier son gouvernement, c’était revenir à la tradition doctrinale de l’Église universelle, mais c’était abandonner, des traditions gallicanes, la plus chère aux rois, celle qui leur attribuait une souveraineté absolue sur leurs sujets, et destinait ceux-ci à une obéissance sans fin.

Le second coup porté au gallicanisme le fut par la main royale. C’est l’orgueil très peu chrétien de la monarchie très chrétienne qui, jaloux de dominer seul dans un silence d’adoration, avait interdit à la papauté d’élever la voix sur les affaires publiques. Mais cet orgueil venait d’être humilié à toutes les dates et par tous les succès de la révolution : la contradiction, que les princes autrefois prétendaient étouffer même par delà les frontières de leurs États et de leur autorité légitime, était maintenant assise au siège même du pouvoir ; la loi, au lieu d’être la volonté d’un seul, ne pouvait plus se former que par un accord entre un vote de l’Assemblée et la sanction du roi. Appelé à signer la Constitution civile, qui n’était pas son œuvre et qui inquiétait ses scrupules de chrétien, Louis XVI ne voyait plus dans le pape un adversaire de son omnipotence, mais, au milieu d’incertitudes où son âme se sentait en perdition comme son pouvoir, un arbitre. Et le descendant de Louis XIV écrivit secrètement à Pie VI pour demander quel était dans cette affaire d’Église son devoir de roi. « Vous avez, répondit le pape, fait de grands sacrifices au bien de votre peuple ; mais s’il vous appartenait de renoncer dans ce dessein à des droits jusque-là attachés à la prérogative royale, il ne vous appartient pas de renoncer à rien de ce qui est dû à Dieu. » Mais pour fortifier le chrétien couronné dans sa résistance à la Constitution civile. Pie VI a conseillé à Louis XVI de consulter deux archevêques alors ministres du roi, « l’un défenseur constant de la religion contre les attaques de l’incrédulité, l’autre versé dans les matières de dogme et de discipline[3]. » De Pompignan, archevêque de Vienne, et de Cicé, archevêque de Bordeaux, sont en effet doctes et vertueux, mais hommes de cour : courageux s’il s’agissait de leur propre danger, ils n’osent considérer de sang-froid le péril du prince. Le dogme de la pérennité royale, que l’Église de France s’était laissé enseigner par les légistes, trouble leur théologie. Leur foi monarchique, aux yeux de laquelle le souverain était investi par Dieu même d’un sacerdoce, ne permet pas à leur foi catholique d’imposer à ce souverain des obligations qui troubleraient le plan divin, si elles mettaient en risque la couronne du prince : ils considèrent qu’en ces occasions lui seul a compétence pour plaider sa cause au tribunal royal de sa conscience, qu’il doit à Dieu seul compte de ce qu’il avait résolu, et que tous les actes, accomplis par lui pour sauver ce pouvoir nécessaire, deviennent légitimes. L’avis qu’ils lui donnent est de céder. Au moment où Louis XVI tente d’appuyer son courage pris de vertige à la solidité de la croix, cette croix gallicane a perdu la vigueur du bois sacré, c’est elle qui faiblit sous le poids de la misère royale.

Si le consentement donné par Louis XVI à la Constitution civile eût, selon la coutume gallicane, fermé le débat et obligé l’Église, c’en était fait. Or, quelle chance y avait-il que les évêques français, semblables par l’origine, les traditions, les doctrines, aux deux archevêques, ne suivraient pas les mêmes traces et élèveraient la voix après le prince et contre le prince ? L’invraisemblable pourtant fut le vrai. Sur 135, 110 publièrent un « Exposé de principes » où ils déclaraient impossible de consentir les changemens apportés à la discipline de l’Église. Pour la première fois depuis des siècles, l’épiscopat français osait condamner une loi de l’État. Il l’osa précisément parce que la révolution avait changé la nature et amoindri la majesté du pouvoir. Quand un Louis XIV disait : « Je veux », sa condition presque surhumaine légitimait presque la servilité : quand Louis XVI disait : « Je veux », cela signifiait : « J’obéis », et le dernier paysan de France voyait bien que le roi avait des maîtres. Cet abaissement de la royauté rendit l’épiscopat à lui-même, il ne voulut pas être le captif d’un captif, et par cette révolte contre la tradition gallicane, il se délivra.

S’il y avait à admirer que les évêques se fussent séparés du roi, il y avait à craindre que les curés se séparassent des évêques. Malgré les liens communs du sacerdoce, ils se sentaient les uns nobles et les autres peuple. Les ennemis de l’Église espéraient que la Constitution civile changerait ces divergences en rupture. Sous leur influence, l’Assemblée nationale, après avoir décrété que tout ecclésiastique devait le serment à la Constitution civile, ordonna que les députés ecclésiastiques le prêteraient les premiers et devant elle. Les représentans du clergé inférieur devaient être favorables à une réforme qui, en remettant au suffrage universel la distribution des charges ecclésiastiques, semblait restaurer une antique tradition de l’Église ; elle ouvrait à ceux qui n’étaient pas parvenus à l’oubli d’eux-mêmes la carrière des dignités : ils n’avaient pour atteindre à toutes qu’à ne pas perdre une popularité déjà faite, et ils la porteraient au comble pour peu que, décidés par tant d’intérêts à voir dans la résistance des évêques une tentative de contre-révolution, ils se levassent une fois de plus contre ces grands seigneurs. À prévoir le jeu des passions humaines, on avait droit de penser que ces passions fortifieraient dans ces prêtres la tradition gallicane, au moment où elle était abandonnée par l’épiscopat, qu’ils jureraient sans scrupules une loi portée par le prince, et que leur exemple serait suivi dans toute la France par le bas clergé.

Mais en eux aussi, en eux surtout, la révolution avait brisé L’idolâtrie de la royauté. Eux ne tenaient pas, comme le haut clergé, la destruction du pouvoir absolu pour un fait et pour un malheur, mais pour un progrès nécessaire et définitif ; eux ne rêvaient pas, comme leurs pères, la souveraineté sur ces hauteurs inaccessibles où l’on ne distinguait plus si elle était du ciel ou de la terre ; ils l’avaient abaissée à leur niveau, mise sous leur main, partagée. Mandataires du peuple, constituans, non plus seulement sujets de la loi, mais ses créateurs, ils se sentaient les souverains. Si donc, pour accepter une loi mauvaise, ils prenaient prétexte d’une signature royale, ils n’acceptaient plus, par une soumission passive, la volonté d’un autre, ils engageaient par une défection envers la justice leur responsabilité active et personnelle. Et dès que leur conscience religieuse, au lieu d’obéir, jugeait, la sentence des prêtres devait être celle des évêques. Sur trente évêques, deux ; sur trois cents curés, soixante jurèrent. Cette épreuve présageait et fixa le résultat dans la France entière : sur cent trente-cinq évêques, cent trente, sur soixante mille prêtres, cinquante mille refusèrent le serment. Ainsi l’union du haut et du bas clergé, compromise par les pratiques abusives de la monarchie, fut l’établie par la révolte simultanée des évêques et des prêtres contre les vieilles soumissions gallicanes, en attendant qu’elle se cimentât par la souffrance commune où l’Église de France, redevenue elle-même, allait glorieusement laver ses anciennes complaisances pour le pouvoir.

Cette union s’était rétablie par la vertu spontanée de cette Église : et quand Pie VI condamna la Constitution civile[4], il n’eut qu’à confirmer les résolutions déjà prises et les enseignemens déjà donnés par les évêques et les prêtres de France. Mais pour que cette Église achevât sa transformation, et, renonçant à toutes les imperfections tenues jusque-là pour ses privilèges, rentrât dans l’ordre chrétien, il fallait qu’elle reconnût dans sa plénitude la suprématie de la papauté. Or l’Église tranquille et comme assoupie des derniers siècles avait organisé sa vie et son repos de manière à ne pas rompre avec le Saint-Siège, mais à se passer de lui. Les assemblées du clergé et les interventions du pouvoir civil réglaient en France presque toutes les affaires ecclésiastiques sans invoquer le magistère de Rome ; l’autorité pontificale était de toutes les autorités religieuses la plus lointaine, la moins présente à la doctrine des clercs et à la piété des fidèles[5] ; et, à une époque où tous les monarques étaient absolus, il semblait que le Pape, seul précurseur des souverains constitutionnels, régnât et ne gouvernât pas.

Mais dès que les liens de l’Église furent rompus avec le pouvoir civil, et que la persécution eut dispersé le clergé, plus de concert avec l’État, plus de délibération entre les chefs du sacerdoce pour régler les affaires importantes de l’Église. Mystérieuse semence du bien dans les maux, et de l’ordre dans les destructions ! C’est un épiscopat recruté par les rois qui les avait le plus aidés à distendre les liens entre la papauté-et la France ; et c’est l’épiscopat surtout qui se trouva écarté de France par la persécution. Quand il s’agissait de mourir, ces évêques grands seigneurs avaient montré comment ils savaient tomber dans la double majesté de leur foi et de leur race ; mais quand il s’agit de vivre, et de perpétuer la vie catholique dans la nation, à travers les déguisemens, les alertes, les fatigues, la faim, les asiles sordides, et toutes les épreuves de la misère, ils se trouvaient, par leur naissance, leurs habitudes, leur air, inaptes à ces vulgarités héroïques. Seul le clergé inférieur était assez obscur, assez semblable à la foule, assez accoutumé par son origine à toutes les rudesses de l’existence, pour continuer en secret son ministère. Entre le prélat sur les routes de l’exil et les prêtres errans sur le sol de France, sans cesse chassés de leurs asiles, les uns par les victoires de nos armes, les autres par l’espionnage de la police, les communications étaient rares, incertaines, lentes, parfois impossibles : alors ces prêtres, isolés les uns des autres ne retrouvaient de chef visible et d’union avec la catholicité qu’à Rome. La vie de cette Église se fût arrêtée, sans le secours de l’évêque universel. Le vide de l’autorité religieuse fut comblé par le Souverain Pontife. Le Pape suppléa la fonction des évêques plus que jamais aux jours de l’orgueil gallican ils n’avaient amoindri la sienne. Le même rapprochement qui se fit entre le Pape et le prêtre se fit entre le laïque et le Pape. Celui-ci avait été comme soustrait aux regards de la France par l’interposition de la royauté et du clergé national : or les rois avaient disparu, les évêques étaient au loin, les prêtres vivaient cachés. Tout ce qui le voilait était tombé ; seule, aux yeux des chrétiens, la papauté restait debout dans sa stabilité et sa puissance. Quand cette souveraineté eut été rétablie dans leur intelligence et dans leur respect, il ne manquait, pour leur rendre le Pape plus proche encore, que sa présence sur le sol français. La captivité de Pie VI acheva sa victoire. Après que la foi avait reconnu le pontife, le cœur s’émut pour l’homme ; ses souffrances, sa douceur, son âge, sa majesté, donnèrent des traits humains à cette grandeur morale, firent autour d’elle une légende de pitié et d’amour, et, tandis que le clergé français se voyait la patrie interdite, le Pape reprenait par sa captivité et par sa mort possession de la France.

Les ennemis de l’Église avaient accompli tous ces changemens. Ils croyaient assurer sa mort, ils n’avaient que modifié sa vie. Et si l’Église avait, en voulant servir la liberté publique, aidé au triomphe de ses ennemis, elle avait acquis, pour leur résister, deux forces : son indépendance du pouvoir politique et son union à la papauté.


II

Ces changemens étaient nécessaires aux nouvelles destinées de l’Église. Elles commencèrent avec le Consulat. Le grand capitaine, ici homme de la paix, voulait rendre habitable aux Français la France, mais la France telle que l’avait faite la guerre. Il offrit protection à l’Église, mais à la condition que l’Église entrât dans la société nouvelle, qu’elle reconnût le gouvernement établi, qu’elle renonçât à revendiquer ses biens acquis par les détenteurs des biens nationaux, qu’elle modifiât ses centres d’autorité, les diocèses, de façon à leur donner les limites des départemens, surtout que les chefs de ces diocèses, choisis par la République, datant de cette investiture, devinssent la garantie vivante de la réconciliation.

La volonté du Premier Consul suffisait pour engager l’État. Quelle autorité avait force et droit pour engager l’Église ? Le seul clergé qui eût une existence publique en France, le clergé constitutionnel, n’était pas reconnu par la masse des catholiques. Les chefs légitimes du clergé français, les évêques « non jureurs », ramenés près de leurs princes par une communauté d’épreuves qui semblait rendre solidaires le sort de l’Église et celui de la monarchie très chrétienne, avaient repris le joug de l’antique union avec cette royauté. Le premier bruit d’un rapprochement entre l’Église et le gouvernement consulaire inspira à ceux de ces prélats qui résidaient en Angleterre près du comte d’Artois une Déclaration sur les droits du roi. Ils y rappelaient, revenus eux-mêmes aux formules les plus absolues des maximes gallicanes « que le roi tenait de Dieu sa couronne, et que rien n’avait pu dégager ses sujets du serment de fidélité[6]. » Eût-il reconnu ces évêques, le gouvernement républicain n’avait pas chance d’être reconnu par eux. Pas davantage, persécuteur de la veille, n’était-il en situation pour leur demander la renonciation à la dignité qui, maintenue contre lui, avait malgré lui perpétué la hiérarchie religieuse dans chaque diocèse. Moins encore avaient-ils compétence pour changer la circonscription de ces diocèses, c’est-à-dire l’étendue de leur autorité. Un seul pouvoir avait droit d’accomplir ce qui devenait nécessaire : c’était la Papauté.

Mais si la Papauté, à cette heure décisive, eût été encore la puissance que les traditions gallicanes avaient comme médiatisée, le Concordat eût-il été voulu par Napoléon, consenti par Pie VII, accepté par l’Église de France ? Tout devint possible parce que la révolution n’avait guère moins modifié la société religieuse que la société civile. Quelle réponse au gallicanisme que le Concordat ! Une race de rois avait cru s’assurer l’avenir en interdisant à la société religieuse tout contrôle sur leur gouvernement politique, et la société religieuse, pour sauvegarder son avenir, s’allégeait de cette race déchue comme d’un poids mort. Une Église trop complaisante à cette royauté avait prétendu amoindrir le pouvoir spirituel du Saint-Siège ; et le Saint-Siège, par sa seule volonté, changeait toute la hiérarchie de cette Église. Dans cette France que, selon un mot célèbre, les « évêques avaient faite comme les abeilles font leur ruche « , si un travail était leur œuvre, c’était la formation des diocèses, alvéoles où, dès les origines de notre nation, ils avaient transformé en miel la flore sauvage des races barbares ; malgré les plus vénérables souvenirs, ce monument spontané de la vertu française se trouvait de fond en comble détruit par une main de Pape. Si des évêques semblaient plus indissolublement unis à leur troupeau, c’étaient ces prélats français que la fureur révolutionnaire avait accablés de glorieuses épreuves et transformés en confesseurs de la foi : c’est à cet épiscopat tout entier que le Pape enlevait d’un coup juridiction. Les circonstances obligeaient le plus doux des pontifes à pousser presque jusqu’à l’excès, presque jusqu’à la cruauté, son magistère souverain, comme si une loi de représailles gouvernait même les revanches du droit ; comme si, malgré son baptême de sang, l’Église gallicane avait encore à expier : comme si, enfin, devait se mesurer à l’importance des institutions et des hommes sacrifiés le caractère suprême du droit pontifical. Et pas plus qu’il n’y eut hésitation dans le commandement, il n’y eut hésitation dans l’obéissance. Seuls trente-six évêques, sur les quatre-vingt-dix qui survivaient de l’ancien épiscopat, refusèrent leur démission. Cela parut une manifestation d’émigrés et ne troubla personne. Pie VII passa outre, les nouveaux prélats occupèrent les nouveaux diocèses. Ainsi le Saint-Siège accomplit en France, à la sollicitation du pouvoir civil et avec l’assentiment de la nation catholique, l’acte le plus absolu d’autorité qu’il eût tenté dans sa longue histoire.

Il est vrai, cette souveraineté ne se déployait que pour confier en France le sort de la religion à un maître. Le Consulat n’était pas le retour, mais le perfectionnement de l’omnipotence monarchique. Sous l’ancien régime, l’arbitraire, s’il n’était pas contenu par le respect des volontés publiques, était contenu par ses propres traditions, et dans cette machine aux rouages multiples le despotisme s’usait en frottemens. Napoléon n’avait à compter qu’avec des hommes secoués au van et passés au crible de l’égalité, c’est-à-dire tous désassociés, tous semblables, tous fluides et doux sous la main comme le blé prêt à moudre. Aux habitudes volontaires de soumission que les derniers siècles de monarchie avaient créées, à l’impuissance de désobéir que toutes les transformations révolutionnaires avaient accrue, Napoléon venait ajouter toutes les perfections que le génie de la domination peut donner au pouvoir de l’État. Comme le dit Sieyès effrayé dès le premier jour, « il savait tout, voulait tout, et pouvait tout. »

C’est donc la dictature que l’Église acceptait. Non seulement elle la subit ; elle la préféra. Ramenée par l’échec des promesses libérales à son désir historique d’union entre l’Église et l’État, elle ne reconnaissait plus les bienfaits de cette concorde dans le sort qui lui avait été fait par la vieille monarchie. Les exigences de la couronne, de l’université et des parlemens avaient rendu sous ce régime l’Église dépendante de puissances trop nombreuses et trop jalouses. Disposée à chercher dans les événemens les desseins de la Providence, elle crut reconnaître en Bonaparte un de ces ouvriers extraordinaires à qui les ruines préparent des matériaux, dont la main puissante change pour des siècles l’ordre du monde, et qui ne suivent pas les traditions, mais que les traditions suivent. Fondateur de son autorité, et la devant à lui seul, il était libre des obligations et des habitudes où s’enlize la volonté des régimes les plus absolus quand ils vieillissent, et il suffisait à l’Église, pour gagner sa cause sous ce régime, de gagner une volonté. Doué d’un incomparable génie, il était plus que personne apte à comprendre quelle force apportait à un gouvernement humain la force du sentiment religieux. Poussé par le destin dès lors visible de son ambition à étendre sa prépondérance sur l’Europe, il y étendrait par sa protection le règne de l’Église. Celle-ci vit monter à l’horizon de l’avenir ce rêve d’unité chrétienne qui avait disparu avec le Saint-Empire. C’est à ce rêve qu’elle se donna. Sa gratitude, exagérée pour ce qu’elle avait reçu, remercia d’avance de ce qu’elle espérait.

Pour que cette adhésion à la dictature fût une faute, il faudrait que l’Église ait eu le choix entre plusieurs partis. L’avait-elle ? Pas plus que la tyrannie révolutionnaire, l’autorité de Bonaparte ne laissait de choix entre la soumission et l’indépendance. Ce qui s’unissait à lui tirait de lui vie et puissance, ce qui se séparait renonçait à être. Comparé aux hommes qu’il venait de chasser, Bonaparte était un sauveur. Comparé au sort imposé depuis dix ans à l’Église, le traité de Bonaparte était un bienfait. Pour préférer la garantie de libertés publiques, où étaient ces libertés ? Pour les réclamer, qui se serait uni à l’Église ? Qui songeait alors aux prérogatives des citoyens, au régime des assemblées ? La nation ne voulait plus, pour succéder aux maîtres de la parole, qu’un maître du silence. Tous les partis s’étaient rendus. Les hommes mêmes que l’éclat glorieux ou infâme de leur passé semblait condamner à la constance, les constituans oubliaient les sermens de 1789 et les terroristes devançaient leurs victimes dans l’idolâtrie universelle pour le pouvoir d’un seul. Dans les fonctions publiques, seul objet permanent de leur fidélité, ils travaillaient déjà à rendre le maître plus maître ; policiers écoutaient pour lui ; préfets administraient pour lui ; conseillers d’État perfectionnaient pour lui, avec une dextérité de juristes, l’ancien arbitraire ; députés ou sénateurs cherchaient à deviner ou à exciter ses désirs pour en faire des lois. Tout excessives qu’aient pu être les adulations du clergé, elles ne dépassèrent pas l’adulation générale ; si des évêques parlèrent le langage de la servilité, ils l’apprirent de maîtres incomparables, les anciens révolutionnaires ; si l’Église se reprit à tout espérer du pouvoir absolu, qui donc, sinon ces démagogues, l’avait depuis 1789 contrainte à désespérer de la liberté ? Reprocher à l’Église comme son crime personnel la défaillance de tous et une défaillance plus explicable pour elle que pour personne, ce serait mêler à une injuste accusation le plus grand des hommages, ce serait reconnaître que les principes religieux doivent par leur seule vertu rendre leurs adhérens inaccessibles aux erreurs, aux craintes, aux lassitudes, c’est-à-dire supérieurs aux autres hommes.

Or cette supériorité exista. Car si l’Église s’associa à l’assentiment général en faveur du Consulat et de l’Empire, seule elle sut au milieu de la soumission universelle rappeler à ce pouvoir qu’il avait des limites.

L’Empereur, dans ses dictées de Sainte-Hélène, a ainsi résumé ses plans religieux : « Napoléon n’a point voulu altérer la croyance de ses peuples ; il respectait les choses spirituelles, il voulait les dominer, sans y toucher, sans s’en mêler. Il voulait les faire céder à ses vues, à sa politique, mais par l’influence des choses temporelles. » On ne saurait exprimer en termes plus clairs la confusion qui fut l’erreur constante de ce génie : trop profond pour ne pas constater l’importance des forces morales, il était trop impérieux pour comprendre que les forces morales vivent d’indépendance. Parce que la religion était une puissance, elle lui parut un instrument de règne, et dès lors sa politique religieuse ne fut que le développement d’un double dessein.

D’abord il fallait que jamais son gouvernement ne trouvât un obstacle dans l’Église. Il limita les personnes qui la représenteraient en France. Un clergé de paroisse devait suffire, tributaire du budget, et soumis à un épiscopat qu’il avait choisi et de main de maître. Les ordres religieux soutenus par leurs propres ressources et sous la conduite de chefs élus par eux ne seraient pas assez dociles : il ferma la France au clergé régulier. Il limita les services que l’Église serait autorisée à rendre. La fécondité spontanée et les fondations de toute sorte par lesquelles elle avait, à travers les siècles, cherché des remèdes à tous les maux humains lui furent défendues : il ne fallait pas que par ce rôle de providence terrestre elle disputât au gouvernement la gratitude des foules. Moins encore fut-elle admise à reprendre sa mission d’enseignement, à faire circuler dans toutes les branches du savoir humain la sève chrétienne, à former par l’unité de cette éducation l’harmonie des intelligences et la solidité des caractères ; craignant que des hommes ainsi élevés appartinssent trop à l’Église pour être assez à lui, Napoléon voulait diriger seul par son Université l’intelligence et la volonté des Français, et déterminer la dose où le sentiment religieux accroîtrait en eux la vertu des sujets, la soumission. Et l’Empereur crut avoir couronné l’œuvre quand, après son sacre, il eut ajouté au catéchisme le chapitre sur « les devoirs des chrétiens envers l’Empereur. » L’Église n’était plus la mère : elle était la parente pauvre qu’un riche parvenu nourrit, mais au bout de la table, qu’il traite avec un mélange d’égards et de dédains, qu’il installe dans une autorité utile et subalterne, qu’il empêche de se créer ailleurs d’autres ressources, et dont il prolonge tout ensemble la vie et la dépendance.

Mais prévenir toute chance d’usurpation religieuse n’était que la moitié du dessein conçu par Napoléon. Il voulait, de plus, employer à son gré cette force réduite, docile, et tenir prête pour ses combinaisons humaines une sorte de sanction divine. La confusion du pouvoir politique et du pouvoir religieux formait l’autorité parfaite, c’est-à-dire pour Napoléon l’autorité nécessaire. Son génie, en chasse à travers l’histoire pour y faire lever les exemples qui justifiaient, nourrissaient et excitaient son insatiable faim d’omnipotence, voyait dans cette confusion une loi générale. Elle avait gouverné le monde antique où l’empire donnait à son possesseur la divinité par surcroît ; elle gouvernait la plus grande partie du monde moderne où, comme dans la société musulmane, l’empire russe, les chrétientés détachées du catholicisme, le chef de l’État se trouvait le chef de l’Église. Napoléon ne pouvait suivre ces exemples, parce que le centre et la force de son empire étaient formés de contrées catholiques. Mais s’il consentait que la hiérarchie catholique donnât seule des ordres à la conscience religieuse, il entendait que cette hiérarchie recommandât toutes les volontés du prince à la soumission des peuples. Par ce détour même. Napoléon comptait s’assurer une domination plus parfaite qu’elle n’appartient aux chefs couronnés des autres religions : l’Église, par cela même qu’elle semblerait libre, serait plus efficacement servile, et l’accord des deux pouvoirs en apparence indépendans pèserait d’une double autorité sur les âmes.

C’était le terme logique de la marche commencée sous l’ancien régime, interrompue parce que les scrupules du sentiment chrétien combattaient en nos rois les désirs ambitieux, maintenant reprise par un souverain que les mêmes respects ne retenaient pas. C’était l’achèvement d’une réaction historique, la représaille d’une unité toute contraire à l’unité préparée par l’Église : celle-ci avait voulu gouverner directement la religion et indirectement la politique, parce que dans les intérêts temporels la loi divine peut être respectée ou violée ; à son tour, l’autorité politique prétendait ajouter à son pouvoir direct sur les affaires du gouvernement un pouvoir indirect sur les croyances, parce que l’interprétation de la loi divine peut servir ou compromettre les intérêts de l’État. C’était le triomphe de la philosophie révolutionnaire, le couronnement de cette raison humaine qui désormais prétendait avoir pour adorateurs, les prêtres mêmes de Dieu.

Mais la conquête de l’autorité religieuse par l’autorité temporelle ne pouvait s’accomplir sans corrompre l’essence même du catholicisme et détruire la garantie suprême de liberté qu’il a apportée au monde : cette garantie est que le maître de la force n’est pas le maître du devoir. Telle est la grandeur du conflit alors engagé. Moins terrible, il est autrement instructif que la persécution révolutionnaire. La folie homicide contre l’Église ne sera jamais qu’une monstrueuse exception, le désir de dominer l’Église est au contraire une tendance naturelle aux gouvernemens. Organisateur d’une société nouvelle. Napoléon venait y soutenir cette antique ambition. Personne n’était aussi fort pour une telle entreprise, et il ne consacra à aucune une persévérance plus passionnée et une souplesse plus ingénieuse. C’est pourquoi il importe de suivre sa marche, de démêler dans la contusion des événemens ses efforts méthodiques pour trouver le faible de l’adversaire, et tourner successivement contre l’indépendance de l’Église, le clergé, l’épiscopat, le Sacré-Collège, le Pape lui-même.


La lutte commença dès les premiers rapports qui furent noués pour traiter de la paix. Le Premier Consul voulait obtenir dans le Concordat la consécration des maximes gallicanes : son instinct de despotisme lui révélait que ces maximes, droit commun des princes absolus dans leurs rapports avec la papauté, demeuraient le plus actif dissolvant de l’unité dans l’Église. Sans doute, limiter les droits de la papauté par un acte où le gouvernement sollicitait la papauté de modifier seule tout le régime de l’Église en France était un illogisme. Mais le Premier Consul n’avait pas scrupule des inconséquences conformes à ses intérêts. Il tenait compte de la suprématie pontificale à la fois comme d’un fait présent et comme d’un danger à venir. Ainsi il se servait du Pape comme d’un introducteur auprès de l’Église française ; mais, après avoir obtenu par le Pape l’autorité sur cette Église, il se ménageait les moyens d’opposer à la papauté, puissance trop indépendante de lui, un clergé sur lequel il aurait la main. Il exige donc de la Cour romaine, comme condition du traité, la reconnaissance des doctrines gallicanes. La Cour romaine est alors un collège de vieillards, désolés dans leur foi par la révolution, victimes de ses victoires, désarmés contre ses violences, et, par les habitudes de leur vie et le génie de leur race, accessibles à la crainte et portés aux accommodemens. Lui est la force, la jeunesse, la gloire ; partout où il parle, il ordonne ; arbitre de l’Europe, il tient en ses mains et la paix religieuse, que d’un mot il va consacrer ou rompre en France, en Hollande, en Belgique, sur les bords du Rhin, en Italie, et la souveraineté temporelle du Saint-Siège, qu’il peut restaurer en rendant les Légations, ou détruire en prenant le reste des États pontificaux. Et dans Napoléon deux hommes apparaissent pour porter tour à tour à l’extrême l’espérance et la terreur : l’un, caressant, souple, séducteur, se montre prêt à étendre partout sur l’Église l’aile de ses victoires, fait entrevoir combien il cache encore de respects et de faveurs toutes prêtes pourvu qu’on ne décourage pas sa bonne volonté, laisse espérer que le retour des Légations à l’Église serait le prix d’une entente ; l’autre, à la moindre résistance, « chausse les bottes de 1793 », comme il l’a dit lui-même, reprend la langue révolutionnaire des invectives et des menaces, tantôt emportées, tantôt dédaigneuses, annonce que les États pontificaux paieront pour la rupture, et que « Rome versera des larmes de sang. » Jamais il n’eut sur la papauté autant de prises que dans ces premières négociations : l’Église n’avait pénétré encore ni le vide de ses caresses, ni la diplomatie de ses colères. Elle savait tout le prix des solides avantages qu’il offrait en échange d’une formule. Mais consentir cette formule, c’était changer, par l’autorité du Pape et contre l’autorité du Pape, la doctrine catholique. On vit là que maintenir cette doctrine intacte est l’essentiel pour l’Église. Malgré tant d’intérêts, si étendus ou si proches, elle n’hésita pas à préférer toutes les chances d’une rupture à la consécration du gallicanisme renaissant. Bonaparte, qui voulait le traité, dut céder. Mais, persuadé par cet échec même qu’il avait besoin de garanties, il se les assura par les articles organiques, et ne rendit pas les Légations. L’une et l’autre dépossession excitèrent les plaintes du Saint-Siège : mais, nouvelle preuve qu’il tenait à ses avantages temporels comme à des instrumens de sa mission morale, et préférait sa mission à ces avantages, il réclama avec moins de persévérance et de force la plénitude de sa souveraineté politique en Italie que la plénitude de son magistère religieux en France. Et quand Pie VII, espérant de la reconnaissance impériale une solution de ce double conflit, vint en 1804 sacrer Napoléon, et voulut emporter de Rome les preuves les plus utiles à sa cause la plus chère, il ne choisit pas les actes des donations qui établissaient la légitimité de son droit sur ses domaines, il choisit dans ses archives la lettre écrite par Louis XIV à Innocent pour abandonner la Déclaration de 1682.

La gratitude de Napoléon envers l’Église fut de ne rien exiger au de la de ce qu’il lui avait pris. Mais déjà se succèdent les campagnes de 1805, 1806 et 1807, chacune admirable de sa beauté propre, toutes plus belles de leur continuité : en trois années la France abat, d’un mouvement régulier, et comme trois moissons mûres, les trois peuples les plus forts du continent. L’orgueil du vainqueur monte avec sa fortune : si haute soit-elle, il la domine ; si rapide qu’elle marche, il la devance. Il se heurte à la puissance temporelle des Papes.

L’Empereur ne songeait pas à conquérir les États pontificaux lorsqu’en octobre 1805, les englobant dans les combinaisons temporaires de sa stratégie, il occupa Ancone. Mais, après Austerlitz, cet empereur de deux ans pensait à organiser en Europe une hiérarchie des couronnes et la primauté de la sienne. C’est pourquoi il répondit à la protestation du Pape : « Votre Sainteté est souveraine à Rome, mais j’en suis l’Empereur. Tous mes ennemis doivent être les siens[7]. » Pie VII répliqua aussitôt : « Votre Majesté est infiniment grande, elle a été couronnée, consacrée, reconnue Empereur des Français, mais non Empereur de Rome. Il n’existe pas d’Empereur de Rome[8]. » Sans plus discuter. Napoléon occupa les ports pontificaux de la Méditerranée comme ceux de l’Adriatique, et la papauté, selon sa coutume, ayant sauvé son droit par sa protestation, prit le fait en patience. Après Iéna, il ne suffit plus à Napoléon que sa suprématie s’exerce en fait, il veut qu’elle soit reconnue pour le droit. Par le blocus continental, il donne des lois aux peuples étrangers comme aux siens, et prescrit à l’Europe de fermer tous ses ports aux Anglais. Le Pape ose répondre que l’Église, société de paix entre les hommes de toute race, ne prend point parti dans les querelles des nations. L’Empereur avertit que l’heure est venue de faire cause commune avec lui ou d’être dépossédé[9]. Après Tilsitt, il veut à la fois l’obéissance et les États du Pape. Cette puissance russe, dont on n’aperçoit les limites ni sur le sol ni dans les âmes, occupe et humilie sa pensée, il étouffe dans son petit Occident : au moins faut-il que nulle enclave ne l’y gêne, que nulle contradiction ne l’y blesse. Il ne continue avec le Saint-Siège des négociations que pour rejeter sur le gouvernement pontifical les torts de la rupture. Nos troupes s’établissent à Rome le 2 février 1808, au moment où, poussées par la même avidité de conquêtes, elles franchissent aussi les Pyrénées. Les embarras immédiats de l’Empereur en Espagne ne lui laissent, cette année, que le loisir des violences préparatoires contre la Papauté. Mais 1809 ramène les succès et, de son camp sous Vienne, le 17 mai, Napoléon « révoque la donation de Charlemagne » et réunit les États romains à l’Empire.

La perte de la couronne était alors un accident ordinaire pour les princes : la prudence humaine leur enseignait à ne pas se révolter contre l’inévitable, et à s’assurer, par leur résignation à leur chute, un reste d’avantages ou de sûreté. Le Pape montra qu’il n’était pas un prince comme les autres. Sans crainte pour ses périls personnels, le jour même où furent abattues dans Rome les couleurs pontificales, il lança contre le maître du monde une sentence d’excommunication[10]. Elle n’était pas le premier accès d’une colère irréfléchie, elle avait été d’avance, en prévision de l’événement, résolue et rédigée par le Sacré-Collège. Elle n’était pas un vain retour vers le moyen âge et Pie VII n’espérait pas qu’une bulle fixée par quelques serviteurs fidèles aux portes des basiliques paralysât le bras de l’Empereur ; elle était un hommage au droit, qui est de tous les temps. Elle était une protestation solennelle contre la force effrénée qui, ne respectant en Europe ni la légitimité ancienne, c’est-à-dire la possession traditionnelle et indiscutée, ni la légitimité nouvelle, c’est-à-dire la volonté des peuples, ramenait par le génie d’un homme le monde à la barbarie.

Napoléon avait triomphé à Wagram quand cette petite feuille de papier, détachée d’une basilique romaine, vint rouler jusqu’aux pieds de son cheval, sur un sol de victoire. C’est l’heure où les plus fiers souverains ne lui refusent plus rien, ni leurs armées pour écarter de leur littoral le commerce, ni leur territoire pour accroître son empire, ni leur fille pour perpétuer la race qui doit perpétuer leur dépendance. Seule une puissance, indépendante de lui jusque dans la captivité qu’il lui a faite, le juge et le condamne, voilà le désordre qu’il ne tolérera pas. Il affecte de railler, mais il est atteint : les mots de mépris et d’outrage coulent de sa colère comme le sang corrompu d’une blessure. C’est la force qui a peur de la faiblesse, et que la peur rend cruelle. Pour le repos des peuples catholiques, il ne faut pas que la sentence soit connue ; pour le prestige impérial, il ne faut pas qu’elle reste impunie. Il n’est qu’un moyen de frapper Pie VII dans sa personne pour la rébellion passée, et d’étouffer sûrement les rébellions futures : la captivité. De là l’enlèvement du souverain pontife, avec toutes les rigueurs que le zèle des subalternes ajoute aux ordres du maître, de là l’internement à Savone[11]. Loin de cette Rome où les souvenirs de sa souveraineté renouvelaient sans cesse les douleurs de sa déchéance, séparé de « la prêtraille » qui le gouvernait, délivré des congrégations et des archives où l’orgueil romain lui donnait des ordres, Pie VII sera rétabli dans sa douceur et dans sa simplicité natives, elles lui rendront facile l’oubli de sa souveraineté temporelle, et suffisantes les joies et les responsabilités de son magistère religieux.

Car l’Empereur entend que le Pape continue à exercer le pouvoir spirituel. Depuis que la querelle de souveraineté politique s’est ouverte, Pie VII a ajourné d’instituer les évêques nommés par l’Empereur et déjà vingt-sept diocèses vaquent en France : maintenant qu’elle est close, Napoléon presse l’envoi des bulles. Pie VII ne peut se faire d’illusions : aucune puissance ne s’est intéressée à son sort, les catholiques ignorent ses souffrances, le clergé lui-même n’a pas osé les plaindre ; il est seul, avec sa conscience. Elle lui dit, comme l’Empereur, que pour les intérêts désespérés de son pouvoir temporel il serait coupable de suspendre sa fonction essentielle, et de se refuser au salut des âmes. Mais elle ajoute qu’il serait coupable, s’il laissait à ces âmes la sécurité d’une fausse paix, si par une vaine pitié pour la quiétude des individus il abandonnait les droits de l’Église universelle et lui cachait qu’elle est en péril quand son chef n’est pas en liberté. Or, parce qu’il n’a pas consenti la spoliation de ses États, on lui a enlevé même la liberté de sa personne. Captif, il se trouve hors d’état d’exercer son gouvernement spirituel, il refuse donc d’examiner les candidatures épiscopales.

Cet obstacle pouvait-il être tourné, et sans bruit ? Napoléon, qui souhaitait alors le silence, consulta ses théologiens. Parmi les ecclésiastiques de son Empire il en avait distingué quelques-uns, fort dissemblables, mais dans les qualités ou les défauts desquels il aimait la dévotion à sa volonté. C’étaient son oncle Fesch, chanoine avant 1789, impie durant la Révolution, redevenu prêtre en devenant archevêque et cardinal, inquiet de concilier ce qu’il devait à son neveu et à l’Église, et, comme Dieu lui semblait plus patient que l’Empereur, allant d’abord au plus pressé ; Maury, sorti de l’Assemblée constituante avec la gratitude du roi et du Pape, mais infidèle au roi, puis au Pape, quand il avait espéré davantage d’un autre maître, et, pour servir une ambition sans scrupules, capable, sinon de tous les courages, au moins de toutes les effronteries ; de Pradt, archevêque nommé de Malines, moins prêtre encore que Maury, un subalterne de l’intrigue, un impudent de la flatterie, l’homme qui s’appelait « l’aumônier du Dieu Mars » ; de Barral, archevêque de Tours, gentilhomme qui pensait en chrétien, parlait en sceptique, et agissait en courtisan ; Mannoy, évêque de Trêves, ancien professeur de Sorbonne, docte sur la matière gallicane ; surtout Duvivier, évêque de Nantes, à la fois exemplaire de mœurs, instruit, habile, grave et souple, de ces hommes qui cachent sous la dignité de leur vie la faiblesse de leur caractère. Ils devinrent un petit conseil d’État pour les affaires ecclésiastiques. Un seul homme indépendant leur était adjoint, l’abbé Emery : l’Empereur estimait sa fermeté, provoquait sa franchise, et après avoir appris de lui la difficulté, chargeait les autres de la résoudre.

Pour tourner celle des investitures, voici ce qu’ils proposèrent. Selon le droit canonique, dans les diocèses vacans les pouvoirs d’administration passent au chapitre de la cathédrale, et celui-ci les délègue à un vicaire capitulaire. Que le chapitre donnât cette délégation à l’évêque nommé et non institué, les fidèles, ignorant à quel titre celui-ci administrait le diocèse, croiraient la vacance finie, et le Pape, quand il apprendrait plus tard cette possession intermédiaire, devrait l’accepter pour définitive. La manœuvre tentée réussit d’abord, et Maury qui se vantait de l’avoir suggérée y trouva aussitôt sa récompense. L’archevêque de Paris mourut, l’Empereur le remplaça par le cardinal, et celui-ci, muni des pouvoirs capitulaires, les exerça comme si plus rien ne manquait à son titre. Mais son attitude, et celle d’autres évêques installés de même, inquiète les chapitres : ils soupçonnent un subterfuge, et plus on semble se passer du Pape, plus ils veulent savoir si telle est la volonté du Pape. Des chrétiens courageux tentent de lui faire parvenir des informations, et leur dévouement, plus ingénieux que la police, réussit. Aussitôt le Pape répond par des brefs qui défendent aux chapitres de conférer aucun pouvoir aux évêques nommés et non institués, et, par une sentence plus sévère où l’usurpation a été plus audacieuse, il dépouille le cardinal Maury de toute juridiction[12]. Dès que ces brefs, transmis par des mains fidèles, parviennent dans les diocèses, les évêques nommés se dérobent, les chapitres leur refusent leurs pouvoirs, les prêtres leur obéissance. Le clergé inférieur maintient sans hésiter l’union qui durant la tourmente révolutionnaire s’est établie entre lui et le Saint-Siège. L’Empereur, doublement irrité parce que le secret de ses démêlés avec Pie VII devient public, déclare la fidélité des prêtres au Pape une coalition séditieuse. Pour la briser, il faut qu’il frappe à la fois l’Église à la base et au sommet : il abaisse sa colère jusqu’aux plus humbles victimes : chanoines, curés, desservans, peuplent les prisons où il les oubliera ; les ordres religieux qu’il avait tolérés par exception, et qu’il soupçonne d’avoir aidé à répandre subrepticement les bulles, sont dissous. L’isolement de Pie VII devient plus absolu, la surveillance autour de lui plus étroite, et l’Empereur lui réclame l’anneau du pêcheur[13], avec lequel se scellent les actes des Pontifes. C’est signifier au prisonnier que son autorité religieuse devient aussi captive, et le Pape, en remettant cet anneau après l’avoir fait rompre, avertit à son tour l’Empereur que le pouvoir spirituel, quand les pouvoirs terrestres le saisissent, se brise entre leurs mains.

C’est l’heure, en effet, où Napoléon envahit, après les États, les croyances de l’Église. Devenu lui-même théologien, il veut là aussi porter la grande guerre, substituer aux transactions provisoires une organisation définitive, et « établir les choses comme s’il n’y avait pas de Pape[14]. » Il est venu, par ses généraux, à bout du pouvoir temporel ; il détruira l’omnipotence religieuse du Souverain Pontife par les évêques. L’épiscopat est la puissance intermédiaire qui unit le clergé au Pape, Napoléon veut se servir d’elle pour les séparer, et, par cette puissance qu’il accroîtra, dominer et annuler les deux autres.

A son ordinaire, il prend prétexte de ce qui vient de lui être refusé pour accroître ses exigences. Le Pape, en refusant de pourvoir aux vacances des diocèses, a abdiqué un droit dont l’exercice est nécessaire à l’Église. L’autorité la plus haute après celle du Pape est celle des évêques. Il y a eu en France des époques où les nouveaux évêques étaient, sans intervention du Pape, institués par les évêques anciens. A l’épiscopat de recueillir la fonction que le Pape déserte. La conjoncture est d’autant plus propice pour restaurer cette tradition, que toute la prépondérance enlevée au Pape accroîtra celle de l’Empereur. Grâce au Concordat, Napoléon choisit depuis dix ans l’épiscopat de la France, d’une France qui s’étend sans cesse : il possède sur les prélats nommés par lui une influence que la rupture du Concordat ne saurait détruire. Lequel de ces prélats, si le droit d’investiture leur est rendu, hésitera à donner les sièges vacans aux candidats de l’Empereur ? Celui-ci alors, au lieu de partager avec le Pape, le privilège de nommer les évêques le possédera tout entier. Comme il gouverne maintenant le plus grand nombre des catholiques, le plus grand nombre des évêques dépendra de lui, c’est dire qu’il disposera de l’épiscopat. Si le Pape, tiers importun, essaie de troubler l’ordre ainsi établi, cet épiscopat, maintenu dans le respect des doctrines gallicanes, aura conscience qu’assemblé, il est supérieur au Pape, et la menace d’un concile œcuménique disciplinera les prétentions pontificales. En prenant parti entre les deux premières puissances de l’Église, en abaissant celle qui ne dépend pas de lui, en élevant celle qu’il tient sous sa main, Napoléon travaille pour lui seul et se prépare sur le catholicisme un pouvoir supérieur à celui de Charlemagne et de Constantin.

La confidence de ces desseins fut faite au comité ecclésiastique afin que celui-ci donnât son avis, non sur la politique résolue par le maître, mais sur les moyens d’exécution. Il proposa les suivans : négocier d’abord avec Pie VII une modification au Concordat, et demander que l’investiture des sièges vacans, faute d’avoir été donnée par le Pape dans un certain délai, fût valablement conférée par l’archevêque ou un évêque de la province ecclésiastique ; si le Pape se refusait à cette concession, renoncer au régime des Concordats, revenir à celui de la Pragmatique Sanction ; et, pour rendre l’élection et l’investiture des nouveaux évêques à l’épiscopat, convoquer, selon que l’Empereur voudrait étendre la réforme à ses États seulement ou à toute la catholicité, un concile national ou œcuménique.

Le plan parut bon à l’Empereur. Obtenir de ceux qu’il voulait spolier ce qu’il voulait leur prendre était pour lui vaincre deux fois. On tenterait donc la négociation. Il désigna pour la suivre les prélats dont la servilité, étant la plus décente, serait la moins suspecte au Pape ; l’archevêque de Tours, les évêques de Nantes et de Trêves partirent pour Savone. Là ils justifient la confiance de l’Empereur en surprenant celle du pontife. Ils se présentent comme s’ils voulaient consoler et fortifier la solitude de Pie VII, ils viennent la trahir. Ils la peuplent de fausses nouvelles, taisent tout ce qui fortifierait son courage, ne laissent pénétrer que ce qui le doit désespérer. Ils montrent Napoléon prêt aux dernières extrémités, les fidèles scandalisés de ce que le Pape semble sacrifier ses devoirs de pontife à ses griefs de prince et le souci des âmes à celui de ses domaines, le clergé résolu à chercher remède à ces maux dans un concile d’où sortira peut-être un schisme, et certainement une humiliation pour le Saint-Siège. Ils supplient Pie VII de mettre fin à tant de maux en cédant. Une justesse naturelle de l’esprit, un courage calme et l’oubli de soi inspiraient toujours à Pie VII par un premier mouvement les résolutions les plus utiles à l’Église ; mais l’humilité de sa nature, qui se déliait d’elle-même et ne se défiait pas des autres, se laissait aisément troubler par les objections. Quand elles rendaient pour lui le devoir incertain, il tombait dans un abîme de détresse, la crainte de faillir, quoi qu’il fît, l’accablait, et ce mal de la conscience ne se prolongeait pas sans abattre tout son être, atteindre sa santé même, et troubler presque sa raison. Il résista d’abord aux évêques, mais ils continuèrent à l’abuser de leurs prières, de leurs remontrances, de leurs terreurs. À ce supplice, comme à la torture judiciaire d’autrefois, assistait un médecin ; mais tandis que le médecin des temps barbares avait pour devoir d’arrêter l’interrogatoire quand la faiblesse du patient devenait trop grande, le médecin du Pape, suborné aussi par l’Empereur, était chargé d’indiquer aux évêques l’instant où la victoire leur serait plus facile sur le Pontife à bout de forces<ref> Sur le médecin Porta et sur tous les détails de la lutte poursuivie par Napoléon contre la Papauté, consulter L’Église romaine et le Premier Empire, du feu comte d’Haussonville.<ref>. Dix jours de lutte avaient amené une de ces crises après lesquelles la volonté de Pie VII demeurait inerte et brisée comme son corps : les évêques furent avertis que l’heure était venue où le juste pouvait être livré par un baiser. Ils accourent, négocient avec les défaillances du malade, rédigent comme consentie par lui une note où il abandonne l’investiture, et aussitôt emportent à Paris l’adhésion passive qu’il ne leur a pas disputée. Il ne leur eût peut-être pas refusé davantage son nom au bas de l’acte, mais, par un excès de précaution, l’Empereur avait défendu qu’on signât rien. Délivré d’eux, le Pape redevient lui-même, proteste que la note n’exprime pas sa pensée, ne sera jamais acceptée par lui, et que, si l’on prétend se servir d’elle, il donnera un démenti éclatant.

Force est de recourir au Concile. Au silence, gardé jusque-là comme un secret d’État, sur le conflit entre l’Empereur et le Pape, succède soudain le retentissement public de leur querelle. La taire était utile tant qu’on espérait la concilier : il faut au contraire le scandale des griefs pour justifier la dépossession que maintenant on réclame contre la Papauté, et l’acte de foi gallicane qu’on demande à l’épiscopat comme gage de la rupture avec Rome. La lettre qui convoque le Concile, le message qui lui est lu dès sa réunion, dénoncent la conduite de Pie VII comme le péril de l’Église, et prescrivent nettement à l’assemblée les résolutions attendues par l’Empereur. Celui-ci a, comme à son ordinaire, pris ses mesures jusque dans les moindres détails. Le Concile, qui se réunit le 17 juin 1811, compte 95 évêques, à peu près tous ceux de France, pas la moitié parmi ceux de l’Empire, pas le tiers des évêques italiens. Il a écarté ceux qui ne tiennent pas de lui leur titre, ceux qu’il devine nourris de la doctrine romaine, il a appelé les prélats faits par lui, imbus par lui des doctrines françaises, soumis par lui, selon le mot de J. de Maistre, à une épreuve plus dangereuse que les supplices des premiers chrétiens, et longtemps « exposés aux antichambres ». L’assemblée délibère sous la présidence du cardinal Fesch, sous les yeux de ministres qui exposent les volontés de l’Empereur, et lui rapportent la conduite de chacun. Les réponses mêmes du Concile sont préparées d’avance et lui sont suggérées par les prélats qu’on sait être les porte-paroles de l’Empereur. Tout a été prévu, sinon que, dans les assemblées les plus épurées, le courage de quelques-uns peut survivre et rappeler le devoir ; que les hommes réunis ont parfois une vertu collective supérieure à leur nature habituelle ; qu’en des évêques même faibles la sincérité de la foi affermit plus aisément cette constance, et que l’excès des précautions prises pour contraindre leur témoignage est fait pour révolter leur conscience. Surprise soudain dans sa quiétude par cette captivité du Pape, cette colère et ces ordres de l’Empereur, elle n’a pas eu le temps de se tromper elle-même. La complicité qu’on attend d’elle dépasse la mesure des complaisances ordinaires ; elle a la révélation d’une crise religieuse où l’Église est en péril et où il n’appartient pas aux évêques d’achever le Pape blessé. La solennité même de leur assemblée les instruit : leur premier acte, le serment, qu’à l’exemple de précédons conciles, ils viennent l’un après l’autre prêter sur l’Evangile, lie leur fidélité au siège romain. Le sermon d’ouverture, faible écho du discours prononcé en 1682 par Bossuet, sur l’unité de l’Église, emprunte aux événemens une éloquence de courage, qui de l’orateur se répand sur l’assemblée. A sa première séance, peu s’en faut que, sur la proposition d’un de ses membres, elle ne se rende tout entière aux Tuileries pour implorer de l’Empereur la liberté du Pape. Elle n’accepte des déclarations de 1082 que les parties les plus favorables à la suprématie pontificale. En vain l’adresse gallicane que l’évêque de Nantes propose de voter à l’Empereur a été rédigée sous les yeux de l’Empereur, et l’évoque le laisse entendre : elle est modifiée à ce point que l’Empereur refuse de la recevoir et donne ordre au Concile de statuer uniquement sur les investitures. En vain, pour obtenir la solution qu’il veut, il fait savoir qu’elle a été acceptée par Pie VII : les évêques sentent croître leurs défiances. Si le Pape avait consenti, la déclaration du Concile serait superflue ; si le Pape n’a pas consenti, la déclaration du Concile sera inefficace ; composé comme il l’est, le Concile ne représente même pas l’épiscopat d’une nation, et un Concile national ne peut modifier la discipline de l’Église universelle ; l’épiscopat de tous les pays fût-il réuni, le Concile ne serait pas œcuménique s’il n’est reconnu pour tel par le Pape. La doctrine, se dégageant des intrigues, s’impose de plus en plus claire, à mesure que les débats se prolongent. Le 10 juillet, elles ont vaincu ; il est certain que le Concile va se déclarer incompétent pour établir dans la discipline de l’Église les changemens attendus par Napoléon. Il faut que celui-ci, pour prévenir cette défaite, dissolve le concile et jette à Vincennes les trois évêques les plus fermes. C’est sous le coup de cette violence qu’il poursuit auprès des autres prélats, rendus à la faiblesse de leur isolement, et pris un par un, leur conversion à la théologie impériale ; selon le mot trivial du cardinal Maury, qui aide à la besogne, « ce vin mauvais en cercle sera meilleur en bouteilles ». En un mois, tous les évêques moins treize sont venus l’un après l’autre déposer leur nom au bas du texte préparé par Napoléon. Le 5 août, on rappelle le Concile pour une séance dernière. Il écoute la lecture de la capitulation signée d’avance, la vote sans une parole, et se disperse comme si chacun avait hâte de cacher aux autres la honte de ce qu’il a consenti. Et pourtant, même dans cette capitulation, il y a une réserve. Le décret porte que, si le Saint-Siège différait pendant un an d’investir les évêques choisis par l’Empereur, ceux-ci pourraient recevoir des métropolitains ou des plus anciens évêques l’investiture. Mais, pour obtenir la plupart des signatures, il a fallu ajouter à l’acte que le décret du Concile serait soumis à l’adhésion de Pie VII. C’était rendre à celui-ci le dernier mot sur l’abandon de ses droits, et l’effort fait pour se passer du Pape aboutit à un appel à la Papauté.


Le clergé de France avait déçu les calculs de l’Empereur. Aux premiers indices d’une lutte contre Rome, les prêtres avaient fait défection ; les évêques s’étaient laissé arracher leur concours plus qu’ils ne l’avaient donné, et s’il fallait pousser plus à fond la guerre, ils ne suivraient pas. Une fois de plus le maître devait, pour persévérer en ses ambitions, modifier sa tactique. Par un changement de front semblable à celui qui avait porté soudain sur le Danube l’armée réunie au camp de Boulogne, il cessa de compter sur son Église gallicane, dispersée aux premiers vents comme sa flotte de 1805, , et se résolut à un rapprochement avec l’Église romaine. Puisqu’il ne pouvait l’abattre, il ne lui restait qu’à se servir d’elle en la dominant. Cette immense force était aux faibles mains du Pape et de cinquante cardinaux. Il connaissait son ascendant sur Pie VII, « doux comme un mouton ». Il jugeait des cardinaux par l’un d’eux, Caprara, qui depuis le Concordat, représentait en France le Saint-Siège. Caprara s’était dès l’abord proposé pour règle, toutes les fois que « le grand homme » voulait quelque chose, de « conclure en cédant ». Il appelait cela « rester à tout prix sur ses pieds, parce que, si une fois on tombe, on ne se relève plus ». Devant Napoléon, il avait trouvé une manière plus sûre encore de ne pas tomber, c’était de vivre à plat ventre. Il avait ramassé à cette hauteur le riche archevêché de Milan et d’autres largesses. Mais il était servile avec désintéressement, par un don de nature et, croyant bien agir, s’était fait auprès du Saint-Siège l’ambassadeur de toutes les exigences impériales. Quand, après la chute du pouvoir temporel, les cardinaux romains avaient été appelés à Paris, Napoléon avait cherché parmi eux d’autres Caprara. Les uns s’étaient montrés inébranlablement fidèles au Pape ; l’Empereur avait « donné leur démission à ces individus », qui vivaient internés dans diverses villes de France, dépouillés de leurs insignes, et qu’on nommait « les cardinaux noirs. » Les autres s’étaient montrés prêts à plier et à recevoir.

C’est de ces « cardinaux rouges » que Napoléon veut se servir. Il vient de nommer parmi les prélats les plus dévoués à ses desseins la députation dont le Concile a demandé l’envoi au Pape. Et pour que le Pape ne se plaigne pas d’être sans conseillers, cinq cardinaux rouges sont « autorisés » à se rendre auprès de lui, pour l’assister de leurs avis. En réalité, c’est Napoléon qui les envoie, chargés d’une double mission : obtenir au moins une paix partielle, en provoquant l’adhésion pontificale au décret du Concile ; obtenir, s’ils peuvent, une paix complète, en offrant au Pape, soit le retour à Rome après serment prêté à l’Empereur, soit l’établissement en France après engagement de ne rien tenter contre les libertés gallicanes. On exige d’eux-mêmes, avant le départ, la déclaration écrite qu’ils feront tout pour amener le Pape aux volontés de l’Empereur. Ils signent. A Savone, la pudeur les empêche de soumettre à Pie VII les propositions de l’Empereur. Mais ils soutiennent d’autant plus la transaction du Concile. Naguère, pour obtenir ce vote du Concile, ou présentait aux évêques français le Pape comme disposé à abandonner sa prérogative ; maintenant, pour obtenir le consentement du Pape, on lui présente le Concile comme prêt à passer outre. Pie VII, investi par cette intrigue, mis en sécurité par l’accord des cardinaux qu’il croit fidèles, reconnaissant envers ceux qui le trompent, signe, le 20 septembre 1811, un bref où il accorde tout ce que demandait le Concile. Cette fois le juste s’est livré lui-même, l’unité de la hiérarchie est brisée par son chef.

C’est ici qu’il faut admirer comment le droit abandonné se maintient parfois dans le monde. Il n’est plus défendu par la résistance du Pape, il va l’être par l’excès de l’ambition impériale. A peine Napoléon a-t-il une partie de ce qu’il demandait, ce qu’il n’a pas encore obtenu lui paraît seul nécessaire. Nommer les évêques est, tout pesé, un médiocre avantage : ne vient-il pas de constater combien peu sont à lui ceux qu’il a faits et crus siens ? La délivrance du Pape, qu’ils ont presque demandée durant le Concile, va leur sembler la conséquence nécessaire des concessions accordées par Pie VII ; si malgré elles il est retenu, il paraîtra à tous les catholiques une victime ; si, sans autres garanties, il retourne à Rome, entouré par les cardinaux et les ambassadeurs des puissances catholiques, il redeviendra indépendant, donc dangereux. Mieux vaut perpétuer le conflit qui donne prétexte à retenir le Pape. Voilà pourquoi Napoléon, après avoir reçu le bref, ne voulut ni s’en servir ni le publier. Il ordonna aux négociateurs qui croyaient avoir droit à ses remerciemens de rester à Savone et d’y imposer la paix totale, la seule qu’il voulût désormais. Ici encore il se heurta aux bornes de l’obéissance sacerdotale. En ces cardinaux italiens comme en ces évêques français, la conscience cédait tant qu’elle trouvait à se leurrer d’un prétexte ; mais à des prétentions qui détruisaient le pouvoir temporel et amoindrissaient l’autorité spirituelle, ils ne pouvaient adhérer sans devenir manifestement traîtres à leur devoir, et, quand le Pape refusa de céder les droits essentiels de l’Église, ils se turent.

L’Empereur n’a donc plus à compter que sur lui seul pour vaincre Pie VII. Il prélude à ce combat singulier par un redoublement de dédains et de duretés. Faute de dignitaires ecclésiastiques, le préfet de Savone a charge de reprocher au Pape « la honte de son ignorance » et de lui demander pourquoi « incapable, il ne se démet pas[15]. » Dans cette nouvelle violence rien n’est colère, tout est calcul. Le Pape est intrépide, il ne céderait pas aux menaces. Mais il est simple, et prêt à donner d’abord raison à ceux qui pensent mal de lui. En l’accusant de compromettre par incapacité les intérêts religieux. Napoléon soulève les scrupules les plus capables de troubler cette âme. Plus le pontife, ainsi abaissé à ses propres yeux, se fera des remords de ses maux, plus il sera disposé à subir l’ascendant de l’homme qui seul semble revêtu d’infaillibilité. En 1812, le monde, après avoir considéré comme un accident la fortune impériale, se soumet à elle comme à une loi durable, la monarchie universelle est presque achevée. Le Pape comprendra que si le Saint-Siège a justement gardé son autonomie vis-à-vis de souverains nombreux et rivaux, la même indépendance ne peut être affectée envers un protecteur unique et tout-puissant ; il reconnaîtra en Napoléon un de ces êtres privilégiés pour qui les lois communes ne sont pas faites, et desquels on ne sait, quand ils les méconnaissent, s’ils violent le droit ou le transforment. Napoléon ne poursuit pas aussitôt cette négociation où sa grande force sera sa présence. Une autre entreprise l’appelle, il faut que par une dernière campagne, il abatte un dernier adversaire. Mais avant de la commencer, il ordonne de Dresde, le 21 mars 1812 qu’on transporte Pie VII à Fontainebleau. Il veut l’avoir sous la main à son retour, dès qu’il aura vaincu la Russie.

Il revient vaincu lui-même, sans armée et n’ayant d’intact que l’orgueil. À peine rentré aux Tuileries, il écrit au Pape. La paix religieuse lui devient nécessaire : au dedans pour ne pas se heurter aux oppositions religieuses quand il lui faut obtenir de tous les Français un effort suprême ; au dehors pour ne pas fournir prétexte aux défections de la catholique et vacillante Autriche. Mais sa défaite a grandi ses exigences. Moins sûr de l’Europe, il ne veut à aucun prix que le Pape retourne à Rome ; il est prêt à l’installer magnifiquement à Avignon ou à Paris, il demande, en revanche, que le Pape prête serment de ne rien tenter contre les libertés gallicanes, nomme seulement le tiers du Sacré-Collège, et remette les deux autres tiers au choix des souverains catholiques. Comme l’Empire et ses royaumes vassaux contiennent la plus grande partie des catholiques, l’Empereur nommera la plus grande partie des cardinaux. Disposant ainsi et de ceux qui au centre meuvent la puissance pontificale par les congrégations romaines, et de ceux qui dans toute la chrétienté peuvent limiter cette puissance par des Conciles, Napoléon aura enfin achevé son œuvre. C’est sur ces bases que l’évêque de Nantes engagea aussitôt avec le Pape les pourparlers.

Le Pape, toujours privé de conseillers et de nouvelles, n’avait, pour remplir le vide de sa vie, que ses craintes accrues par l’incertitude. Son âme demeurait meurtrie des accusations impériales. Il avait toujours devant les yeux ces diocèses sans pasteurs, ces générations que l’ignorance, la haine religieuse, l’indifférence, plus mortelle en ses profondeurs calmes, allaient entraîner et perdre. Il se demandait s’il n’était pas cause de ce mal, s’il n’avait pas trop défendu les droits de l’Église, si, lui, le guide, n’égarait par suite toutes ces consciences dont il était responsable. Alors, seule tentation capable d’atteindre une âme si haute, il se sentait sollicité de sacrifier à cette paix des âmes, ses États, sa couronne, tout ce qui était pour lui avantage et honneur. Comme à Savone, quand la responsabilité d’un parti à prendre se dressa devant lui, il tomba malade, et le 13 janvier, l’évêque de Nantes écrivit à l’Empereur que, pour ménager les forces du Souverain Pontife, il allait suspendre ! les négociations. Napoléon semble n’attendre que cette nouvelle pour donner de sa personne contre l’adversaire affaibli. Le 18 janvier, il paraît soudain à Fontainebleau, fait subir un assaut de cinq jours à l’âme éperdue de Pie VII, le 25 janvier les préliminaires de Fontainebleau sont signés. Le Pape a maintenu son indépendance doctrinale, en repoussant les libertés gallicanes, et l’autonomie de son gouvernement spirituel, en gardant pour lui seul la nomination des cardinaux. Mais il confirme son bref relatif aux investitures épiscopales, il abandonne le pouvoir temporel, et consent à la translation du Saint-Siège en France. Tout, cette fois, semble consommé ; mais un mot encore, que l’Empereur n’a pu effacer, conserve à l’Église les droits qu’elle abandonnait. Le Pape n’a signé que « des accords devant servir de base à un arrangement définitif. « Et cet arrangement doit être conclu avec l’assistance des cardinaux « noirs », que Napoléon rend à leur souverain. Ces prisonniers de la veille savaient le danger du courage, pourtant ils n’hésitèrent pas. Quand ils virent le projet de traité, ils dirent à Pie VII, comme son prédécesseur avait dit à Louis XVI, que souverain il n’est pas libre de céder ce qui appartient à Dieu. Eclairé sur le devoir, le Pape n’hésite pas plus qu’eux : il écrit à Napoléon la lettre admirable [16] où, s’accusant de s’être trompé à celui qu’il pourrait accuser de l’avoir trompé, il refuse sa sanction aux préliminaires. Pour toute réponse, Napoléon fait enlever un cardinal, interdit aux autres de conseiller le Pape, resserre autour de celui-ci la captivité, et déclare le Concordat de Fontainebleau loi d’État[17].

Conflit nouveau et sans issue tant que durera l’Empire. Mais déjà il s’agit de savoir si l’Empire durera. Napoléon s’épuise à le défendre, en 1813 hors de nos frontières, en 1814 sur le sol de la vieille France. C’est à Fontainebleau, dans ce même palais où il s’est fait céder par le Pape tous ses États de l’Église et une partie du pouvoir spirituel, qu’il doit tout abdiquer. Et quand il part pour gagner sa principauté dérisoire, l’île de sa première captivité, quand, après le dernier retour d’une ambition que ne suit plus la fortune, il est réduit à subir sa suprême épreuve, l’hospitalité de l’Angleterre, quanti les souverains de l’Europe se montrent implacables et ne songent qu’à faire disparaître avec « l’usurpateur » le souvenir de leurs trahisons les uns envers les autres, et de leur commune servilité, un seul élève en faveur du vaincu une voix de pitié, c’est le Pape, celui qui a le plus souffert et le moins fléchi.

Durant ces premières années du siècle, pleines de gloire militaire, vides de grandeur morale, et où il semblait moins difficile de mourir que de rester debout, si l’honneur de la dignité humaine ont un refuge, ce fut l’Église. Elle ne se montra pas toujours ni partout égale à elle-même, plusieurs y eurent un courage imparfait et tardif, plusieurs des passions basses, et son chef même faillit succomber. Mais ceux des siens qui cédèrent firent ce que faisaient tous les hommes, ceux qui surent déplaire et souffrir firent ce que ne faisait personne. Son courage empêcha que la prescription s’accomplit contre la liberté, sa solitude et ses faiblesses prouvèrent combien résister était difficile, ses erreurs ne livrèrent rien d’essentiel, et sa fermeté finit par tout sauver.


Cette épreuve fut pour le catholicisme, en même temps qu’un grand honneur, le commencement d’une grande leçon.

Depuis la Révolution française, tout avait trompé les désirs et les espoirs de l’Église. Fidèle à son idéal de société chrétienne, elle n’avait pas songé que, dans un monde où tout changeait, elle dût renouveler ses moyens d’influence. Comme sous l’ancien régime, elle avait mis sa moindre confiance en elle-même, dans les inspirations spontanées de son zèle, dans l’énergie conquérante de sa doctrine et de ses vertus, elle avait placé son principal espoir dans son accord avec l’État et dans l’orthodoxie impérative des lois. C’est pour obtenir ces avantages qu’elle avait offert aux gouvernemens nouveaux son influence et la plus obéissante fidélité. Or l’État né de 1789, quels que fussent sa forme et ses chefs, obéissait à un concept tout contraire à celui de l’État chrétien. La sagesse humaine prétendait créer dans les sociétés un ordre indépendant des croyances religieuses et ne voulait plus mettre la force du gouvernement au service de l’Église. Les assemblées révolutionnaires avaient tourné ces forces contre elle : Napoléon seul lui avait rendu la paix, mais non la vieille union, il s’était refusé à se concerter avec l’autre puissance, à inspirer ses lois des préceptes catholiques, à tenter par son influence politique une propagande religieuse. Ainsi, après le sommeil séculaire où elle avait laissé endormir son zèle, confiante que l’État veillait pour elle, l’Église de France s’était réveillée veuve des gouvernemens dévoués à sa défense, et déshabituée de se défendre elle-même. Alors apparut combien trompeuse avait été la force apportée aux croyances par le concours du pouvoir sous l’ancien régime, combien peu ce catholicisme de surface pénétrait les âmes. L’hostilité de la Convention et du Directoire, l’indifférence moitié protectrice et moitié dédaigneuse de l’Empire, avaient suffi pour détacher du christianisme les multitudes accoutumées à chercher la règle de leur foi religieuse dans la souveraineté politique. A l’abandon du pouvoir s’était ajoutée l’hostilité des circonstances. La vente des biens ecclésiastiques avait instruit leurs acquéreurs, autre multitude, à ne plus croire pour posséder en paix, et l’intérêt avait introduit le scepticisme dans les rangs pieux, mais cupides, des bourgeois et des paysans. Les guerres perpétuelles avaient jeté presque toute la jeunesse dans les armées, les mœurs chrétiennes s’y étaient dissoutes dans une éducation de licence et de rapine ; les généraux, qui s’étaient révélés au plus fort des excès intérieurs, avaient donné le ton d’une impiété grossière ; l’amour violent et héroïque de la patrie menacée avait remplacé pour beaucoup de nobles cœurs tout autre culte d’idéal et de sacrifice. Enfin tout le drame de cette prodigieuse époque, cette métamorphose d’une société dans l’espace d’une existence humaine, ces conditions royales subitement abaissées au niveau commun, ces destinées particulières élevées à la splendeur royale, cet avenir tout à coup ouvert sans limite aux ambitions, ce droit d’aspirer raisonnablement à l’impossible, tout contribuait à retenir dans les horizons si élargis de la vie présente la pensée et l’intérêt passionné des hommes, à rendre moins nécessaires les espérances d’un autre monde, à accuser de faiblesse, de caducité, de duperie la vieille morale de la patience, de la modération, du détachement, à répandre la religion de la matière et de la force. Le bruit des canons avait couvert le son des cloches. Partout, l’Église avait vu son influence entamée, ses frontières ouvertes, et dans le peuple qu’elle inspirait autrefois tout entier, maintenant incomprise, oubliée, muette, elle ne gardait qu’une minorité de fidèles autour de la hiérarchie sacerdotale.

Non seulement cette Église n’a pas été soutenue par l’État, elle a été sans cesse attaquée par lui. Le pouvoir prend les formes les plus opposées et passe dans les mains les plus diverses comme pour signifier par plus de preuves à l’Église l’inanité du rêve qu’elle poursuit. Elle a dû lutter toujours et contre la haine et contre l’ambition. Ni l’ambition, ni la haine n’ont apporté au catholicisme des épreuves qu’il ne connût pas : après tant de siècles où les passions humaines se sont ingéniées contre lui, rien ne reste plus à inventer. La nouveauté ici est dans la violence, dans la durée, dans les ressources de ces passions. Dix années les hommes de sang se sont succédé dans un gouvernement collectif où leur cruauté se multipliait de leur nombre, où ils étaient frappés eux-mêmes s’ils devenaient suspects de pitié. Quinze années, dans la toute-puissance du pouvoir absolu, le plus universel, le plus fort et le plus heureux des génies a poursuivi l’entreprise. Il a rassemblé contre l’Église toutes les chaînes éparses à travers les âges, il la chargée de toutes ensemble en même temps. Napoléon s’est dit Charlemagne, que d’autres noms il mérite mieux ! Il a rajeuni les prétentions de Louis XIV, il a voulu restaurer une pragmatique sanction comme Charles VII et, comme Philippe le Bel, faire de la papauté l’otage de la France. Nos rois n’ont pas suffi à lui fournir des modèles, il a ressuscité la querelle des investitures avec la violence d’un Barberousse et la subtilité d’un Frédéric II. Il a su enfermer sous sa couronne impériale tous les despotismes religieux. Et pourtant cette Église affaiblie, démantelée, a soutenu sans se rendre ces assauts. Moins riche d’hommes, moins soutenue par l’opinion, moins maîtresse des événemens et d’elle-même qu’elle ne fut jamais, elle a affronté des périls oubliés depuis les premiers siècles. Un maître comme nul siècle n’en a vu a poursuivi contre le chef de l’Église une lutte qui ne semblait pas livrée entre deux hommes, puisqu’elle n’a mis ni dans le cœur de l’un une goutte de fiel, ni dans le cœur de l’autre une goutte de pitié ; il a éprouvé l’un après l’autre tous les corps de cette Église ; dans tous, par tous les moyens limités et illimités, il a cherché des complices ; pas plus que du Pape il n’a été maître des cardinaux, des évêques, des simples prêtres. Le lourd marteau a forgé ce qu’il croyait écraser. La minorité des chrétiens qui étaient dévoués à l’Église, par une foi intérieure et profonde, sont devenus plus chrétiens par l’épreuve : ils se sont rangés autour de la hiérarchie catholique, celle-ci a resserré ses liens. La force qui a charge de garder la doctrine et de la propager demeure intacte, instrument de conquêtes futures. Cette constance a inspiré aux indifférens mêmes l’estime, première victoire sur leur indifférence, et un respect qu’à la fin de l’ancien régime, la religion, malgré les faveurs de l’État, avait perdu. L’Église a eu à défendre son existence contre la Terreur, et elle a vaincu : sa liberté contre un Napoléon, et elle a vaincu. Ces vingt-cinq années sont la preuve éclatante que le pouvoir politique a perdu son autorité sur les consciences et que la vie religieuse ne dépend plus d’un accord avec les gouvernemens.


ETIENNE LAMY

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Louis Blanc, Histoire de la Révolution, I. II, p. 74 et suiv.
  3. Lettre de Pie VI à Louis XVI. 10 juillet 1790.
  4. Ses deux brefs, le premier adressé aux laïques de l’Assemblée constituante, le second à tout le clergé et aux fidèles de France, étaient du 10 mars et du 13 avril 1791.
  5. « Nous connaissons telle ville de 15 000 âmes où, à l’époque du schisme de 1790, jamais les fidèles n’avaient ouï leurs pasteurs leur dire un mot de notre Saint-Père le Pape, de son autorité comme vicaire de Jésus-Christ, de la soumission filiale que tous les chrétiens lui doivent. » Rohrbacher, Histoire de l’Église, t. XIV, p. 304.
  6. 8 avril 1801.
  7. Lettre de l’Empereur au Papa, 22 février 1806.
  8. Du Pape à l’empereur, 21 mars 1806.
  9. 12 novembre 1806, entrevue de Napoléon et de Mgr d’Arezzo à Berlin.
  10. 10 juin 1809.
  11. 5 juillet 1809.
  12. 18 décembre 1810.
  13. 14 mars 1811.
  14. Napoléon. Note pour le ministre des cultes, 10 avril 1810.
  15. Note de l’Empereur, 9 février 1812.
  16. 24 mars 1813.
  17. 2 avril 1813.