Les Mères de famille

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LES MÈRES DE FAMILLE DANS LE BEAU MONDE.

« Quelle est donc cette grosse femme qui danse ? demandai-je au Parisien qui me pilotait pour la première fois à travers le bal.

— C’est ma tante, me dit-il, une personne très-gaie, très-jeune et, comme vous le voyez à ses diamants, très-riche. »

Très-riche, très-gaie, cela se peut, pensai-je ; mais très-jeune, cela ne se peut pas. Je la regardais tout ébahi, et, ne pouvant découvrir nulle trace de sa jeunesse, je me hasardai à demander le compte de ses années.

« Voilà une sotte question, répondit Arthur, riant de ma balourdise. J’hérite de ma tante, mon cher, je ne dis point son âge. » Et voyant que je ne comprenais pas, il ajouta : « Je n’ai pas envie d’être déshérité. Mais venez, que je vous présente à ma mère. Elle a été très-liée autrefois avec la vôtre, et elle aura du plaisir à vous voir. »

Je suivis Arthur, et auprès d’un buisson de camélias nous trouvâmes deux jeunes personnes assises au milieu d’un groupe de papillons mâles plus ou moins légers. Arthur me présenta à la plus jeune, du moins à celle qui me parut telle au premier coup d’œil ; car elle était la mieux mise, la plus pimpante, la plus avenante et la plus courtisée des deux. J’étais encore étourdi par les lumières et la musique, par mon début dans le monde de la capitale, par la crainte d’y paraître gauche, et provincial ; et précisément je l’étais à faire plaisir, car je n’entendis pas le compliment de présentation qu’Arthur débita en me poussant par les épaules vers cette dame éblouissante, et il me fallut bien cinq minutes pour me remettre du regard à la fois provoquant et railleur que ses beaux yeux noirs attachèrent sur moi. Elle me parlait, elle me questionnait, et je répondais à tort et à travers, ne pouvant surmonter mon trouble. Enfin je parvins à comprendre qu’elle me demandait si je ne dansais point ; et comme je m’en défendais : « Il danse tout comme un autre, dit Arthur, mais il n’ose pas encore se lancer.

— Bah ! il n’est que le premier pas qui coûte, riposta la dame ; il faut vaincre cette timidité. Je gage que vous n’osez engager personne ? Eh bien, je veux vous tirer de cet embarras et vous jeter dans la mêlée. Venez valser avec moi. Donnez-moi le bras… pas comme cela… passez votre bras ainsi autour de moi… sans roideur, ne chiffonnez pas mes dentelles, c’est bien ! Vous vous formerez… Attendez la ritournelle, suivez mes mouvements… voici… partons ! »

Et elle m’emporta dans le tourbillon, légère comme une sylphide, hardie comme un fantassin, solide au milieu des heurts de la danse, comme une citadelle sous le canon.

Je sautillais et tournais d’abord comme dans un rêve. Toute ma préoccupation était de ne point tomber avec ma danseuse, de ne pas la chiffonner, de ne pas manquer la mesure. Peu à peu, voyant que je m’en tirais aussi bien qu’un autre, c’est-à-dire que ces Parisiens valsaient tous aussi mal que moi, je me tranquillisai, je pris de l’aplomb. J’en vins à regarder celle que je tenais dans mes bras et à m’apercevoir que cette brillante poupée, un peu serrée dans son corsage, un peu essoufflée, enlaidissait à vue d’œil, à chaque tour de valse. Son début avait été brillant, mais elle ne soutenait pas la fatigue ; ses yeux se creusaient, son teint se marbrait, et, puisqu’il faut le dire, elle me paraissait de moins en moins jeune et légère. J’eus quelque peine à la ramener à sa place, et quand je voulus lui adresser des paroles agréables pour la remercier de m’avoir déniaisé à la danse, je ne trouvai que des épithètes si gauches et si froidement respectueuses, qu’elle parut ne pas les entendre.

« Ah çà, dis-je à mon ami Arthur, quelle est donc cette dame que je viens de faire valser ?

— Belle demande ! as-tu perdu l’esprit ? je viens de te présenter à elle.

— Mais cela ne m’apprend rien.

— Eh ! distrait que vous êtes, c’est ma mère ! répondit-il, impatienté.

— Ta mère !… répétai-je consterné de ma sottise. Pardon ! j’ai cru que c’était ta sœur.

— Charmant ! Il a pris alors ma sœur pour ma mère ! Mon cher, n’allez pas, en vous trompant ainsi, débiter aux jeunes personnes le compliment de Thomas Diafoirus.

— Ta mère ! repris-je sans faire attention à ses moqueries. Elle danse bien… mais quel âge a-t-elle donc ?

— Ah ! encore ? c’en est trop, vous vous ferez chasser de partout, si vous vous obstinez ainsi à savoir l’âge des femmes.

— Mais ceci est un compliment naïf dont madame votre mère ne devrait pas me savoir mauvais gré ; à sa parure, à sa taille, à son entrain, je l’ai prise pour une jeune personne, et je ne puis me persuader qu’elle soit d’âge à être votre mère.

— Allons, dit Arthur en riant, ces provinciaux si simples ont le don de se faire pardonner. Ne soyez pourtant pas trop galant avec ma mère, je vous le conseille. Elle est fort railleuse, et d’ailleurs il serait du plus mauvais goût, au fond, de venir s’émerveiller de ce qu’une mère danse encore. Tenez, voyez, est-ce que toutes les mères ne dansent pas ? c’est de leur âge !

— Les femmes se marient donc bien jeunes, ici, pour avoir de si grands enfants !

— Pas plus qu’ailleurs. Mais abandonne donc cette idée fixe, mon garçon, et sache qu’après trente ans les femmes de Paris n’ont pas d’âge, par la raison qu’elles ne vieillissent plus. C’est la dernière des grossièretés que de s’enquérir, comme tu fais, du chiffre de leurs années. Si je te disais que je ne sais pas l’âge de ma mère ?

— Je ne le croirais pas.

— Et pourtant, je l’ignore. Je suis un fils trop bien né et un garçon trop bien élevé pour lui avoir jamais fait une pareille question. »

Je marchais de surprise en surprise. Je me rapprochai de la sœur d’Arthur, et je persistai à trouver qu’au premier abord elle paraissait moins jeune que sa mère. C’était une fille d’environ vingt-cinq ans qu’on avait oublié de marier, et qui en était maussade. Elle était mal mise, soit qu’elle manquât de goût, soit qu’on ne fît pas pour sa toilette les dépenses nécessaires. Dans les deux cas, sa mère avait un tort grave envers elle : celui de ne pas chercher à la faire valoir. Elle n’était pas coquette, peut-être par esprit de réaction contre l’air évaporé de sa mère. On ne s’occupait guère d’elle, on la faisait peu danser. Sa tante, la grosse tante dont Arthur prétendait hériter, et qui dansait avec une sorte de rage, venait de temps en temps lui servir de chaperon, lorsque la mère dansait, et, impatiente d’en faire autant, lui amenait quelques recrues auxquelles cette politesse était imposée. Je fus bientôt désigné pour remplir cette fonction ; je m’en acquittai avec une résignation plus volontaire que les autres. Cette fille n’était point laide, elle n’était que gauche et froide. Cependant elle s’enhardit et s’anima un peu avec moi. Elle en vint à me dire que le monde l’ennuyait, que le bal était son supplice. Je compris qu’elle y venait malgré elle pour accompagner sa mère, et que le rôle de mère, c’était elle qui le remplissait auprès de l’auteur de ses jours. Elle était condamnée à servir de prétexte. Le père d’Arthur, qui avait les goûts de l’âge que le temps lui avait fait, se soumettait à courir le monde, ou à rester seul au coin du feu, lorsque madame lui avait dit : « Quand on a une fille à marier, il faut bien la conduire au bal. » En attendant, la fille ne se mariait pas. Le père bâillait, et la mère dansait.

Je fis danser plusieurs fois cette pauvre demoiselle. Dans un bal de province, cela l’aurait compromise, et ses parents m’eussent fait la leçon. Mais à Paris, bien loin de là, on m’en sut le meilleur gré, et la demoiselle ne prit pas ce joli air de prude qui commence, dans une petite ville, tout roman sentimental entre jeunes gens. Cela me donna le droit de m’asseoir ensuite à ses côtés et de causer avec elle, tandis que ses deux matrones échangeaient de folâtres propos et de charmantes minauderies avec leurs adorateurs.

Notre causerie, à nous, ne fut point légère ; Mlle Emma avait du jugement, trop de jugement : cela lui donnait de la malice, bien que son caractère ne fut point gai. Ma simplicité lui inspirait de la confiance. Elle en vint donc à m’instruire de ce qui faisait le sujet de mon étonnement depuis le commencement du bal ; et sans que je hasardasse beaucoup de questions, elle fut pour moi un cicerone plus complaisant que son frère.

— Vous êtes émerveillé de voir ma grosse tante se trémousser si joyeusement, me disait-elle ; ce n’est rien : elle n’a que quarante-cinq ans, c’est une jeune personne. Son embonpoint la désole parce qu’il la vieillit. Ma mère est bien mieux conservée, n’est-ce pas ? Pourtant j’ai une sœur aînée qui a des enfants, et maman est grand’mère depuis quelques années. Je ne sais pas son âge au juste. Mais, en la supposant mariée très-jeune, je suis assurée qu’elle a tout au moins cinquante ans.

— C’est merveilleux ! m’écriai-je. Ah ! mon Dieu ! quand je compare ma pauvre mère, avec ses grands bonnets, ses grands souliers, ses grandes aiguilles à tricoter et ses lunettes, à la quantité de dames du même âge que je vois ici en manches courtes, en souliers de satin, avec des fleurs dans les cheveux et des jeunes gens au bras, je crois faire un rêve.

— C’est peut-être un cauchemar ? reprit la méchante Emma ; ma mère a été si prodigieusement belle, qu’elle semble avoir conservé le droit de le paraître toujours. Mais ma tante est moins excusable de se décolleter à ce point et de livrer à tous les regards le douloureux spectacle de son obésité. »

Je me retournai involontairement et me trouvai effleurant à mon insu deux omoplates si rebondies, qu’il me fallut regarder le chignon fleuri de la tante pour me convaincre que je la voyais de dos. Ce luxe de santé me causa une épouvante réelle, et Mlle Emma s’aperçut de ma pâleur. « Ceci n’est rien, me dit-elle en souriant (et le plaisir de la moquerie donna un instant à son regard le feu que l’amour ne lui avait jamais communiqué). Regardez devant vous, comptez les jeunes filles et les jolies femmes. Comptez les femmes sur le retour, les laides, qui n’ont point d’âge, et complétez la série avec les vieilles, les bossues, ou peu s’en faut, les mères, les aïeules, les grand’tantes, et vous verrez que la majorité dans les bals, la prédominance dans le monde, appartiennent à la décrépitude et à la laideur.

— Oh ! c’est un cauchemar en effet ! m’écriai-je. Et ce qui me scandalise le plus, c’est le luxe effréné de la toilette sur ces phantasmes échevelés. Jamais la laideur ne m’avait paru si repoussante qu’aujourd’hui. Jusqu’à présent je la plaignais. J’avais même pour elle une sorte de commisération respectueuse. Une femme sans jeunesse ou sans beauté, c’est quelque chose qu’il faut chercher à estimer afin de lui pouvoir offrir un dédommagement. Mais cette vieillesse parée, cette laideur arrogante, ces rides qui grimacent pour sourire voluptueusement, ces lourdes odalisques surannées qui écrasent leurs frêles cavaliers, ces squelettes couverts de diamants, qui semblent craquer comme s’ils allaient retomber en poussière, ces faux cheveux, ces fausses dents, ces fausses tailles, tous ces faux appas et ces faux airs, c’est horrible à voir, c’est la danse macabre ! »

Un vieux ami de la famille d’Arthur s’était approché de nous, il entendit mes dernières paroles. C’était un peintre assez distingué et un homme d’esprit. « Jeune homme, me dit-il en s’asseyant auprès de moi, votre indignation me plaît, bien qu’elle ne soulage point la mienne propre. Êtes-vous poëte ? êtes-vous artiste ? Ah ! si vous êtes l’un ou l’autre, que venez-vous faire ici ? Fuyez ! car vous vous habitueriez peut-être à cet abominable renversement des lois de la nature. Et la première loi de la nature, c’est l’harmonie ; l’harmonie, c’est la beauté. Oui, la beauté est partout lorsqu’elle est à sa place et qu’elle ne cherche pas à s’écarter de ses convenances naturelles. La vieillesse est belle aussi lorsqu’elle ne veut pas simuler et grimacer la jeunesse. Quoi de plus auguste que la noble tête chauve d’un vieillard calme et digne ? Regardez ces vieux fats en perruque, et sachez bien que si on me les laissait coiffer et habiller à mon gré, et leur imposer aussi d’autres habitudes de physionomie, j’en pourrais faire de beaux modèles. Tels que vous les voyez là, ce sont de hideuses caricatures. Hélas ! où donc s’est réfugié le goût, la pure notion des règles premières, et faut-il dire même le simple bon sens ? Je ne parle pas seulement des costumes de notre époque ; celui des hommes est ce qu’il y a de plus triste, de plus ridicule, de plus disgracieux et de plus incommode au monde. Ce noir, c’est un signe de deuil qui serre le cœur.

« Le costume des femmes est heureux et pourrait être beau dans ce moment-ci. Mais peu de femmes ont le don de savoir ce qui leur sied. Voyez ici, vous en compterez à peine trois sur quarante qui soient ajustées convenablement et qui sachent tirer parti de ce que la mode leur permet. Le goût du riche remplace le goût du beau chez la plupart. C’est comme dans tous les arts, comme dans tous les systèmes d’ornementation. Ce qui prévaut aujourd’hui, c’est le coûteux pour les riches prodigues, le voyant pour les riches avares, le simple et le beau pour personne. Eh quoi ! nos femmes de Paris n’ont-elles pas sous les yeux des types monstrueux bien faits pour leur inspirer l’horreur du laid ?…

— Oh ! ces vieilles Anglaises, chargées de plumes et de diamants ? m’écriai-je, ces chevaux de l’Apocalypse si fantastiquement enharnachés ?

— Vous pouvez en parler, reprit-il, vous en voyez là quelques-unes peut-être. Pour moi, j’ai le don de ne les point apercevoir. Quand je présume qu’elles sont là, par un effort de ma volonté je me les rends invisibles.

— En vérité ? dit Mlle Emma en riant ; oh ! pourtant il est impossible que vous n’aperceviez point la colossale lady ***. La voilà qui vous marche sur les pieds, et si vous ne la voyez pas, vous pouvez sentir du moins le poids de cette gigantesque personne. Cinq pieds et demi de haut, quatre de pourtour, un panache de corbillards, des dentelles qui valent trois mille francs le mètre, et qui ont jauni sur trois générations de douairières, un corsage en forme de guérite, des dents qui descendent jusqu’au menton, un menton hérissé de barbe grise, et pour s’harmoniser avec tout cela, une jolie petite perruque blond-clair avec de mignonnes boucles à l’enfant. Regardez donc, c’est la perle des trois royaumes.

— Mon imagination s’égaye à ce portrait, repartit le peintre en détournant la tête, mais l’imagination ne peut rien créer d’aussi laid que certaines réalités ; c’est pourquoi, dût cette grande dame me marcher sur le corps, je ne la regarderais pas.

— Vous disiez pourtant, repris-je, que la nature ne faisait rien de laid, ce me semble ?

— La nature ne fait rien de si laid que l’art ne puisse l’embellir ou l’enlaidir encore ; c’est selon l’artiste. Tout être humain est l’artiste de sa propre personne au moral et au physique. Il en tire bon ou mauvais parti, selon qu’il est dans le vrai ou dans le faux. Pourquoi tant de femmes et même d’hommes maniérés ? c’est qu’il y a là une fausse notion de soi-même. J’ai dit que le beau c’était l’harmonie, et que, comme l’harmonie présidait aux lois de la nature, le beau était dans la nature. Quand nous troublons cette harmonie naturelle, nous produisons le laid, et la nature semble alors nous seconder, tant elle persiste à maintenir ce qui est sa règle et ce qui produit le contraste. Nous l’accusons alors, et c’est nous qui sommes des insensés et des coupables. Comprenez-vous, mademoiselle ?

— C’est un peu abstrait pour moi, je l’avoue, répondit Emma.

— Je m’expliquerai par un exemple, dit l’artiste, par l’exemple même de ce qui donne lieu à nos réflexions sur cette matière. Je vous disais en commençant : Il n’y a rien de laid dans la nature. Prenons la nature humaine pour nous enfermer dans un seul fait. On est convenu de dire qu’il est affreux de vieillir, parce que la vieillesse est laide. En conséquence la femme fait arracher ses cheveux blancs ou elle les teint ; elle se farde pour cacher ses rides, ou du moins elle cherche dans le reflet trompeur des étoffes brillantes à répandre de l’éclat sur sa face décolorée. Pour ne pas faire une longue énumération des artifices de la toilette, je me bornerai là, et je dirai qu’en s’efforçant de faire disparaître les signes de la vieillesse, on les rend plus persistants et plus implacables. La nature s’obstine, la vieillesse s’acharne, le front paraît plus ridé, et la face plus anguleuse sous cette chevelure dont le ton emprunté est en désaccord avec l’âge réel et ineffaçable. Les couleurs fraîches et vives des étoffes, les fleurs, les diamants sur la peau, tout ce qui brille et attire le regard, flétrit d’autant plus ce qui est déjà flétri. Et puis, outre l’effet physique, la pensée ne saurait être étrangère à l’impression perçue par nos yeux. Notre jugement est choqué de cette anomalie. Pourquoi, nous disons-nous instinctivement, cette lutte contre les lois divines ? Pourquoi parer ce corps comme s’il pouvait inspirer la volupté ? Que ne se contente-t-on de la majesté de l’âge et du respect qu’elle impose ? Des fleurs sur ces têtes chauves ou blanchies ! quelle ironie ! quelle profanation !

« Eh bien, cette horreur que la vieillesse fardée répand autour d’elle ferait place à des sentiments plus doux et plus flatteurs, si elle n’essayait plus de transgresser les lois de la nature. Il y a une toilette, il y a une parure pour les vieillards des deux sexes. Voyez certains portraits des anciens maîtres, certains hommes à barbe blanche de Rembrandt, certaines matrones de Van Dyck, avec leur long corsage de soie ou de velours noir, leurs coiffes blanches, leurs fraises ou leurs guimpes austères, leur grand et noble front découvert et imposant, leurs longues mains vénérables, leurs lourds et riches chapelets, ces bijoux qui rehaussent la robe de cérémonie sans lui ôter son aspect rigide. Je ne prétends point qu’il faille chercher l’excentricité en copiant servilement ces modes du temps passé. Toute prétention d’originalité serait messéante à la vieillesse. Mais des mœurs sages et des habitudes de logique répandraient dans la société des usages analogues, et bientôt le bon sens public créerait un costume pour chaque âge de la vie, au lieu d’en créer pour distinguer les castes, comme on l’a fait trop longtemps. Que l’on me charge d’inventer celui des vieillards, moi qui suis de cette catégorie, et l’on verra que je rendrai beaux beaucoup de ces personnages qui ne peuvent servir aujourd’hui de type qu’à la caricature. Et moi, tout le premier, qui suis forcé, sous peine de me singulariser et de manquer aux bienséances, d’être là avec un habit étriqué, une chaussure qui me gêne, une cravate qui accuse l’angle aigu de mon menton, et un col de chemise qui ramasse mes rides, vous me verriez avec une belle robe noire, ou un manteau ample et digne, une barbe vénérable, des pantoufles ou des bottines fourrées, tout un vêtement qui répondrait à mon air naturel, à la pesanteur de ma démarche, à mon besoin d’aise et de gravité. Et alors, ma chère Emma, vous diriez peut-être : Voilà un beau vieillard ; au lieu que vous êtes forcée de dire, en me voyant dans des habits pareils à ceux de mon petits-fils : Ah ! le vilain vieux !

— Je vous trouve trop sincère pour vous-même et pour les autres, dit Emma, après avoir ri de son aimable discours. Jugez donc quelle révolution, quelle fureur chez les femmes, si on les obligeait d’accuser leur âge en prenant à cinquante ans le costume qui conviendrait aux octogénaires.

— Cela les rajeunirait, je vous le jure, reprit-il. D’ailleurs on pourrait inventer un costume différent pour chaque saison de la vie. Laissez-moi vous dire en passant que les femmes font un sot calcul en cachant mystérieusement le jour de leur naissance. Quand il est bien constaté par quelque indiscrétion (toujours inévitable) que vous avez menti sur ce point, ne fût-ce que d’une année, voilà que la malignité des gens vous en donne à pleines mains : Oui-da, trente ans ! se dit-on… c’est bien plutôt quarante. Elle a l’air d’en avoir cinquante, dit un autre. Et un plaisant ajoutera : Peut-être cent ! Que sait-on d’une femme si habile à tout déguiser en elle ? Il me semble que si j’étais femme, je serais plus flattée de paraître très-bien conservée à quarante ans, que très-flétrie à trente. Je sais bien que quand j’entends dire d’une femme qu’elle n’avoue plus son âge, je la suppose tout d’abord vieille, et très-vieille.

— En cela je pense comme vous, dis-je à mon tour ; mais reparlez-nous de vos costumes. Vous ne changeriez pas celui que portent aujourd’hui les jeunes personnes ?

— Je vous demande bien pardon, reprit-il, je le trouve beaucoup trop simple ; en comparaison de celui de leurs mères qui est si luxueux, il est révoltant de mesquinerie. Je trouve, par exemple, que la toilette d’Emma est celle d’un enfant, et je voudrais qu’à partir de quinze ans elle eût été plus parée qu’elle ne l’est. Est-ce qu’on veut déjà la rajeunir ? Elle n’en a pas besoin. C’est l’usage, dit-on, c’est de bon goût ; la simplicité sied à la pudeur du jeune âge : je le veux bien, mais ne sied-elle donc pas aussi à la dignité maternelle ? Puis, l’on dit aux jeunes personnes pour les consoler : Nous avons besoin d’art, nous autres, et vous, vous êtes assez parées par vos grâces naturelles. Étrange exemple, étrange profession de pudeur et de morale ! et quel contre-sens pour les yeux de l’artiste ! Voici une matrone resplendissante d’atours, et sa fille, belle et charmante, en habit de première communion, presque en costume de nonne ! Et pour qui donc les fleurs et les diamants, les riches étoffes et tous les trésors de l’art et de la nature, si ce n’est pour orner la beauté ? Si vous faites l’éloge de la chasteté simple et modeste, n’est-elle donc faite que pour les vierges ? Pourquoi vous dépossédez-vous si fièrement du seul charme qui pourrait vous embellir encore ? Vous voulez paraître jeunes, et vous vous faites immodestes ! Calcul bizarre, énigme insoluble ! La femme, pensent certaines effrontées, doit être comme la fleur qui montre son sein à mesure qu’elle s’épanouit. Mais elles ne savent donc pas que la femme ne passe pas, comme la rose, de la beauté à la mort ! Elle a le bonheur de conserver en elle, après la perte de son éclat, un parfum plus durable que celui des roses. »

Le bal finissait. La mère et la tante d’Emma restèrent des dernières. Elles allaient s’égayant et s’enhardissant à mesure que l’excitation et la fatigue les enlaidissaient davantage. Emma était de bonne humeur parce qu’elle avait entendu jeter l’anathème sur leur folie. Le vieux artiste parti, elle s’entretint encore avec moi, et devint si amère et si vindicative en paroles, que je m’éloignai d’elle attristé profondément. Mauvaises mères, mauvaises filles ! Est-ce donc là le monde ? me disais-je.

GEORGE SAND.