Les Médailles d’argile/La Barque II

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Les Médailles d’argileSociété du Mercure de France (p. 135-140).

LA BARQUE


Le battant refermé de la porte d’airain
Fait vibrer au tombeau l’urne où reste ta cendre,
Hélène, et vers les bords du fleuve souterrain
Ton Ombre maintenant est libre et va descendre.

Comme autrefois, parmi les fleurs des jardins clairs,
Tu marchais en riant à l’aurore naissante
Silencieusement tu passes à travers
La nuit pâle qui mène à la sombre descente.

C’est le royaume obscur et le pays secret,
Et pourtant peu à peu ta mémoire étonnée
Y retrouve au réveil comme un terrestre attrait
Du sol héréditaire où ta vie était née


Un somnolent silence environne les pas
De ton Ombre anxieuse et qui cherche sa route
Et, sans tenter l’écho qui ne répondrait pas,
Tu marches taciturne, et ta pensée écoute.

Tout est-il mort en toi des temps et des destins ?
N’entends-tu pas la mer et la rumeur des foules,
Ni gronder sourdement, au fond des jours lointains,
Le bruit prodigieux d’une ville qui croule ?

Regarde. Vois la rive. Il t’attend près du bord,
Assis, la tête basse, en sa barque d’ébène,
Celui de qui la rame aide à passer les morts…
Et les cygnes du Styx t’ont reconnue, Hélène !

Ils dressent leurs longs cols, anxieux de te voir,
Et s’approchent, battant l’eau sombre de leurs ailes,
Car l’onde est ténébreuse et les cygnes sont noirs
Et pour roses l’Érèbe a la triste asphodèle.

Entre donc. Le Passeur a saisi l’aviron
Et tend sa rude main au tribut funéraire ;
Offre la drachme due au passage. Caron
Pour fendre le flot noir est âpre au noir salaire.


Mais lui, dont les durs yeux n’ont jamais hésité
Te regarde au visage et refuse d’un signe.
Et le Passeur des Morts sourit à la Beauté,
Et la barque t’emporte, Hélène, sœur des cygnes !

Déjà décroît la rive et le fleuve muet
Que divise la proue et bat la rame double,
Roule son onde morne et son eau sans reflet
Comme un marbre fluide et comme un métal trouble ;

Et voici que déjà monte en face et grandit
Le ténébreux rivage et l’infernale côte,
Et l’aviron plus lourd crispe le bras roidi
Du Passeur plus courbé qui mène l’Ombre haute.

Elle, debout, contemple une dernière fois
Derrière elle les cygnes noirs qui l’ont suivie
Et salue à jamais en eux qu’elle revoit
Les oiseaux blancs jadis au fleuve de sa vie.

Hélène, mais la rive où le sombre Nocher
Te conduit n’est donc pas déserte et solitaire ?
Et la grève où la proue au sable va toucher
Est aux Ombres déjà dont la foule s’y serre.


Tout le peuple des morts se presse devant toi,
Impatient de voir celle qui vient de vivre
Et qui, fille d’un dieu, d’un pasteur ou d’un roi,
Paya la drachme d’or ou l’obole de cuivre,

Et d’entre cette foule obscure, peu à peu,
Voici surgir pour toi des Ombres reconnues,
Et l’airain bombe encor les torses musculeux,
Et des glaives, là-bas, luisent dans les mains nues.

Vois. Sous l’armure hellène et le casque troyen
Tous ceux que le dur fer a couché sur la plaine,
Jadis, et dont plus d’un peut-être se souvient
Que son sang a rougi la sandale d’Hélène.

Ô terreur ! vois saigner et se rouvrir encor,
En leur plaie éternelle et que rien n’a fermée,
Le talon nu d’Achille et la gorge d’Hector.
C’est Hécube parmi la cendre et la fumée ;

Laocoon se dresse, arrachant de ses reins
Le serpent qui s’y noue et le mord à la cuisse ;
Andromaque sourit à son fils qu’elle étreint ;
Voici le vieux Priam et le subtil Ulysse ;


Et, déchirant la pourpre à ses ongles aigus,
Cassandre, qui, fiévreuse aux lambeaux de sa robe,
Rêve, farouche encor des maux qu’elle a prévus.
Diomède est debout auprès de Déiphobe.

Le cavalier Nestor qui vit en sa saison
Se heurter du poitrail Centaures et Lapithes
Et sur l’Argo jadis vogua vers la Toison
Branle sa tête chauve a présent décrépite.

La colère d’Ajax par son sang apaisé
Gronde encor en son geste et tord son poing robuste,
Et l’Amazone montre un sein cicatrisé
Et pose sur son arc la flèche qu’elle ajuste.

Et plus loin, derrière eux, l’innombrable troupeau
Des Ombres, pour mieux voir se bouscule et se rue,
Et s’augmente, et se hausse, et presse au bord de l’eau
Sa masse impatiente et sa poussée accrue ;

Sur Celle qui descend à l’infernal séjour.
Vont-ils venger au fond de la nuit souterraine
Le cruel souvenir de leurs terrestres jours ?
Leur attente sans voix halète sans haleine…


Non. Tous, debout, les bras tendus vers la Beauté,
Au lieu de la maudire, eux qui sont morts par elle,
D’une bouche muette où nul cri n’est resté
Acclament en silence Hélène toujours belle.