Les Médailles d’argile/Trois sonnets pour Bilitis

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Les Médailles d’argileSociété du Mercure de France (p. 61-63).

TROIS SONNETS POUR BILITIS


*

Pour que la porte s’ouvre et te reçoive, Amour,
Ne viens pas, en prenant la forme et la figure
D’un jeune guerrier beau sous l’airain et la bure,
Impérieusement y heurter d’un poing lourd.

Suis pour franchir le seuil un plus subtil détour
Et que l’œil qui te guette à travers la serrure
Voie en toi, égarée et lasse, à l’aventure
Quelque fille des champs de la ville ou du bourg.

Ne prends pas pour guider tes pas sur le chemin
La torche brusque. Non. Une lampe à la main,
Entre. Son rire est doux si rien ne l’effarouche ;

Et bientôt tu verras dans la chambre fermée,
Tour à tout acharnée et soumise à ta bouche,
Bilitis amoureuse et Bilitis aimée.

*

Bilitis, pour louer l’Amour, tu as cueilli,
Sur le même rosier qui fleurit double et porte
L’une et l’autre en sa pourpre épanouie et forte,
Deux roses dont le sang en pétales jaillit.

Dans la coupe d’onyx que ton geste remplit
Aux deux amphores d’or qu’un esclave t’apporte,
Tu verses pour le dieu vers qui ta voix exhorte
Le vin du même cep en même temps vieilli ;

Car l’Éros que tu sers dans l’Île délicate
N’est pas celui qui veut l’étreinte disparate
Où la vierge succombe à l’amant musculeux ;

Bilitis est pieuse à l’amour qui, comme elle,
Subtil en sa caresse et souple dans ses jeux,
Semble être dans une autre à soi-même fidèle.

*

Mes Sœurs, notre jeunesse a mûri lentement
Sa grappe savoureuse à nos treilles rivales
Et nos jours que le Temps presse de ses sandales
Ont coulé comme un vin dont l’ivresse nous ment ;

L’âge est venu sournois, furtif, fourbe et gourmand,
Mordre et flétrir, hélas ! nos gorges inégales ;
Notre vendange est faite et j’entends sur les dalles
Marcher le vigneron dans le cellier dormant.

Vous, ô mes Sœurs, je vois vos mémoires perdues
Vieillir poudreusement comme les outres bues,
Et moi qui visita la Muse aux ailes d’or,

Je resterai pareille à l’amphore embaumée
Où, captif aux parois qu’elle respire encore,
Vibre et rôde le vol d’une abeille enfermée.