Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre V

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Pierre Lafitte et Cie (p. 43-49).


CHAPITRE V

Les premiers exploits du Rubio



La vieille señora qui, Dieu sait ! n’était pas commode, tout de suite traita Raphaël avec bonté ; c’est qu’il ne rechignait pas à la besogne, toujours prêt à faire une course, et si vif, aussitôt parti, aussitôt revenu !… Qui donc prétendait que ces nègres étaient paresseux !… Et, avec cela, d’une force étonnante pour son âge, et pas bête, et qui paraissait dévoué !…

Trop hâtif engoûment de la vieille señora, confiance, hélas ! excessive et qui précipita la catastrophe !…

Comme il arrive fréquemment à la campagne, le boucher du village ne tuait le bétail qu’une fois la semaine, et les habitants faisaient et payaient ce jour-là, pour toute la semaine, leur provision de viande de boucherie.

Croiriez-vous que telle devint rapidement la confiance de la vieille dame, qu’elle voulut s’en remettre à Raphaël du soin d’aller payer le boucher ?…

Hélas ! la chair est faible, — non pas la chair de boucherie, mais celle d’un petit nègre qui, il y a quelques mois à peine, se roulait dans tous les ruisseaux de la Havane ! — la chair est faible et la route était longue, de la ferme des Castanio jusqu’à la demeure du boucher !

La route était longue et fertile en jeunes polissons qui, pour être de Castrosopuelta, ne s’en seraient pas laissé remontrer par leurs collègues havanais !… Quatorze francs ! Raphaël avait, sur lui, quatorze francs, que lui avait confiés la vieille dame ? Que ne peut-on faire avec quatorze francs !… Tout de même, on ne saurait acheter pour quatorze francs de sucre d’orge et de billes ; seulement, quand Raphaël eut été lâchement et malhonnêtement entraîné à dépenser quelque quarante sous, il ne pouvait cependant plus aller chez le boucher, puisqu’il n’avait plus la somme complète pour acquitter sa note…

C’est alors qu’un autre chenapan de son âge lui offrit la chance de compléter à nouveau la somme : on allait jouer à pile ou face, et peut-être ainsi regagnerait-il ses quarante sous ?…

Raphaël ne regagna rien, et, bien pis, il perdit jusqu’à son dernier centime, — ou plus exactement, jusqu’à son dernier maravédis (puisque cela se passait en Espagne)…

Oh ! la minute lamentable où le misérable et infortuné Raphaël se trouva, à mi-chemin entre le village et la maison de ses maîtres, sans un maravédis vaillant !

Tremblant de peur, rouge de honte, jamais le pauvre négrillon ne s’était senti moins blanc !

Qu’allait dire la vieille señora ? Rentrer auprès d’elle, il n’y voulait pas songer.

Et comme la nuit venait, et que, brisé par tant d’émotions, Raphaël éprouvait le besoin de se reposer, de fermer les yeux, d’oublier, il pénétra dans un champ de blé qui bordait la route, et s’étant étendu derrière une gerbe, il s’endormit, sinon du sommeil du juste, du moins d’un sommeil profond.

Or, quand le chant des moineaux francs et des alouettes l’eut réveillé, à l’aube, voici que, sortant sa tête peureuse d’entre les épis, il aperçoit un gendarme qui passait sur la route, faisant sa ronde.

Comme tous les gens qui n’ont pas la conscience nette, la seule vue de ce gendarme suffit à bouleverser Raphaël ; pas de doute, on le recherche, on veut le conduire en prison, déjà les Castanio ont mis la maréchaussée à ses trousses…

Et le voilà qui s’affole, qui se met à courir, d’une allure désordonnée, à travers champs, appelant ainsi sur l’attention du gendarme, qui, voyant quelqu’un se sauver à son approche, naturellement, lui aussi, se met à courir…

Chocolat sait, en effet, depuis l’enfance, ce que c’est que de fuir, à perdre haleine, devant les gendarmes, devant le gendarme de Castrosopuelta : et, cette fois, je vous assure bien qu’il n’avait pas envie de rire !

Raphaël, toujours serré de près par le gendarme, finit, de guerre lasse, par prendre le chemin de la ferme, pour se réfugier auprès de Mme Castanio, se jeter à ses pieds, implorer son pardon…

L’excellente vieille señora, qu’avait fort inquiétée la brusque disparition de l’enfant, l’accueillit sans sévérité, et même, pour ce qui était de l’argent, — malgré qu’elle eût réputation d’être assez avare, — ne voulut point paraître trop irritée.

Elle pensa, avec une grande bienveillance, qu’il y avait un peu de sa faute, qu’il ne faut pas tenter le diable, ni, par conséquent, les petits nègres, qui sont noirs comme lui, et qu’avant de charger Raphaël de missions si délicates, il convenait, sans doute, de le mettre mieux à même de s’en rendre digne, et, pour cela, de s’occuper un peu de son éducation, fort négligée, comme on a pu voir, à la Havane…

Et la conclusion de la señora fut qu’on allait envoyer Raphaël à l’école.

Échapper au gendarme pour tomber sous la férule du maître d’école de Castrosopuelta… Pauvre Raphaël !

Battu pour battu, Raphaël préférait du moins avoir goûté, auparavant, les bénéfices de l’école buissonnière.

Et vraiment, pour Raphaël, buissonnière n’est pas assez dire : les buissons, fi donc ! il lui fallait des arbres, les grands arbres, les plus grands arbres, tout en haut desquels il grimpait pour y dénicher des oiseaux…

Et c’est en haut d’un arbre qu’un beau jour, balancé par le vent, il balança en effet, comme jadis Hercule, entre le vice et la vertu, ou tout au moins, entre la règle et l’aventure.

Du haut de cette sorte d’observatoire, où il s’était réfugié, et où il flânait parmi les branches, il distinguait ici, tout près, la ferme des Castanio, la vieille señora traversait la cour, dans un pré voisin on avait mis au vert la jument grise…

Et là-bas, tout là-bas, n’étaient-ce pas les fumées de Bilbao, n’était-ce pas la ville qu’il devinait derrière le lointain horizon ?…

La ville ! et son âme de petit faubourien se prit à rêver du divertissement des rues, de tout ce que la vie y prend de variété, d’imprévu…

La ville !…

Il jeta un coup d’œil sur la calme maison, sur la vieille señora, qui, un instant, s’était arrêtée, au milieu de la cour, et donnait à manger à ses poules…

Il eut un dernier regard pour la jument grise…

Et puis, s’étant laissé glisser au bas de l’arbre, résolument, à grandes enjambées, le petit Raphaël prit le chemin de Bilbao.

C’est sur un banc de square que Raphaël fit, dès l’arrivée, son premier déjeuner à Bilbao.



Ce premier déjeuner, parbleu, cela allait tout seul : n’avait-il pas le petit panier de provisions qu’on lui donnait chaque jour à emporter à l’école ?

Les difficultés commenceraient avec les repas suivants ; Raphaël n’avait pas un sou, car vous pensez bien qu’on avait cessé de lui confier la moindre somme, depuis la fâcheuse histoire des quatorze francs.

Et avec cela, il ne pouvait guère songer à rien garder en réserve de ce déjeuner, à économiser, comme on dit, sur la nourriture : sa course matinale jusqu’à Bilbao lui avait donné un appétit de tous les diables, et aussi bien, pour se mettre à la conquête du monde, le premier point était d’avoir l’estomac solidement lesté.

Tout de même, en dépit de l’optimisme naturel aux personnes qui sont en train, fut-ce pour la dernière fois, de manger convenablement, à leur faim, l’optimisme du jeune Raphaël n’allait pas sans une certaine inquiétude, à mesure que disparaissaient les dernières bouchées de ce jambonneau, qu’excellait à confectionner, à castrosopuelter Mme Castanio, dans les grandes cuisines de la ferme ; et il en venait à penser que si la liberté est vraiment une très belle chose, c’est vraiment aussi une très bonne chose que le jambonneau…

— Eh bien, le Rouquin, tu te régales ?…