Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre XI

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Pierre Lafitte et Cie (p. 107-116).


CHAPITRE XI

Footit et Chocolat en famille



Ce n’est pas à mon avis, un mince honneur pour les petits Parisiens, que leur goût éclairé, et la ferveur et la fidélité de leurs suffrages, aient donné, à Footit et à Chocolat, Paris comme ville d’élection, et, mieux, comme patrie adoptive.

Footit me l’a dit, et j’en étais sûr : de tous les publics d’Europe devant qui il se présenta et qui lui firent fête, ce sont bien les jeunes Parisiens, nos fils, — et mon patriotisme n’en est pas médiocrement fier — qui comprennent le mieux, le plus vite, et dont l’accueil est, non pas le plus bruyant, mais le plus sympathique.

Pas le plus bruyant : il paraît qu’il faut revendiquer ce genre de manifestations pour l’Espagne ; les petits Espagnols crient, trépignent — le soleil, évidemment, et aussi l’entraînement des courses de taureaux.

Ces trépignements, ces cris ne laissent pas, certes, d’être assez flatteurs ; mais, par contre, il y a ceci de terrible qu’à certains moments, sans raison, simplement parce qu’il est mal disposé, ou disposé différemment, le public qui fréquente les cirques, en Espagne, décide de ne point laisser parler les clowns, fût-ce son clown le plus aimé, son clown favori — même Footit.

Et alors le clown a beau faire, il a beau prendre sa voix la plus comiquement aiguë, lancer ses plus populaires lazzis, du haut en bas des gradins, tous les enfants, tous les amateurs, tous les « aficionados » de la piste sont là qui protestent :

— Salta ! salta !

Et le malheureux artiste n’aura qu’une chose à faire, qui est de « sauter » en effet, sauts périlleux en avant, en arrière, et la « roue », et le « poirier », et mille pirouettes, jusqu’à ce que le public, satisfait et calmé, lui permette de recommencer son « entrée », et ses jeux de mots, et ses farces avec l’écuyer, bref tout ce qui constitue la « littérature » de son rôle, tout ce qui, en un mot, est la gloire d’un homme comme Footit et son inimitable génie.

Il est donc naturel que Footit préfère à ces enthousiasmes exubérants mais capricieux des Espagnols, par exemple, la sympathie plus discrète mais toujours attentive, et cordiale, et chaleureuse qu’il sent si vive et si sincère dans son cher public de Paris.

Le fait est que tous les enfants de Paris ne jurent que par Footit, ils ont pour lui une admiration presque religieuse, ils en rêvent !

Je sais, pour ma part, que les visites que voulurent bien me faire Footit et Chocolat, pour me conter leur vie et que je puisse ici transcrire leurs mémoires, ces visites ont eu dans ma maison une influence, un retentissement prodigieux, et j’ai obtenu de mes petits garçons des heures de sagesse exemplaire, simplement parce que « Footit allait venir » et que, s’ils n’étaient pas sages, je le dirais à Footit !

Et d’ailleurs, l’histoire n’est-elle pas connue, si jolie et attendrissante, de ce bébé gravement malade qui, dans sa fièvre et son délire, réclame Footit, veut voir Footit, son Footit ; et le père affolé s’informe du clown, accourt auprès de lui, le supplie, l’emmène : Footit vient, rit à l’enfant, lui fait une grimace, le fait rire, — l’enfant est guéri.

Cure émouvante et merveilleuse ! En vérité, je vous le répète, je ne comprends pas que nous n’utilisions pas davantage, nous, pères de famille, l’influence de Footit, sinon pour la santé, au moins pour l’éducation de nos enfants ; et je tiens qu’il y aurait pour Footit une situation considérable à prendre, une situation morale qui le place à peu près à mi-chemin entre Croquemitaine et saint Nicolas.

Et puis Footit n’est-il pas dans les meilleures conditions requises pour comprendre les enfants et s’en faire comprendre — lui qui a trois garçons et une fille, et qui les aime bien, je vous le garantis — et il n’est pas besoin d’en parler longuement avec lui pour s’en convaincre !…

Georges, le flegmatique, et Tomy (n’est-ce pas Tomy que, secrètement, Footit préfère, ce Tomy qui lui ressemble tant), et la jolie Lily, si blonde et gracieuse et frêle, et cet impayable et comique petit Harry !…

Je songeais, cependant que Footit me retraçait complaisamment et avec un paternel orgueil les prouesses de ses fils, je songeais à cette anecdote de je ne sais quel poète étranger :

Un enfant, un orphelin, s’est approché de la tente que des saltimbanques viennent de dresser sur la place du village ; il y a là un autre enfant, l’enfant de ces saltimbanques, qui vient à lui et l’interroge :

— Tu n’as pas de père ? Le mien a un visage tout enfariné et il fait des culbutes et des grimaces qui sont les plus plaisantes qui soient ! Pas de mère non plus ? Ma mère à moi mange de l’étoupe et quand elle danse sur la corde tout le monde bat des mains et trépigne de joie. Vois-tu, les parents sont des gens très drôles et qui nous font rire !

Et l’autre, le pauvre petit orphelin, s’éloigne pensif en réfléchissant que ce doit être, en effet, une chose bien agréable que d’avoir des parents…

Et je me représente la curiosité émerveillée des élèves et les clignements d’œil, et les coups de coude, et les chuchotements que devait provoquer Footit lorsqu’il venait, au petit pensionnat de Nogent-sur-Marne où ses fils ont fait leurs études, lorsqu’il venait, heureux père, couronner Georges et Tomy à la distribution des prix.

Car les enfants de Footit ont été d’excellents élèves, ils étudiaient avec ardeur, avec soin, et rien, en somme, n’eût empêché qu’ils devinssent avocats, ou receveurs de l’enregistrement.

Ils parlent et écrivent le français tout à fait correctement, et c’est la joie de Footit, autour de la table de famille, de se faire reprendre sur son accent à lui, par Tomy, par Georges, ou même par le jeune Harry.

Mais quand on est le fils de Footit, le moyen de se passionner uniquement pour les analyses grammaticales ou les problèmes d’arithmétique ?

Et, entre les analyses et les problèmes, c’était Georges, c’était Tomy, qui venait implorer son père :

— Oh ! papa, je voudrais faire ça

Ça, c’était un tour que le père avait répété, un exercice de force ou de souplesse que les enfants rêvaient d’exécuter eux aussi, et que Footit leur expliquait, leur apprenait, en effet, lorsqu’ils avaient terminé ou le problème, ou l’analyse — pour les récompenser, lorsqu’ils avaient de bonnes notes.

Et c’est ainsi que les enfants de Footit sont devenus clowns à leurs moments perdus, ou que, du moins, ils ont acquis cette grâce de mouvements, robuste et agile, dont leur père, pour en être, encore une fois, moins fier que de leurs connaissances scolaires — dont leur père peut tout de même à bon droit s’enorgueillir.

À deux reprises déjà, la vie ne s’est-elle pas chargée de leur montrer toute l’importance pratique des leçons paternelles ?

Ce fut ce jour, d’abord, ce jour déjà ancien, où, descendus sur le quai des Tuileries, Georges, qui avait alors 14 ans, et Tomy 12, pêchaient à la ligne, tandis que le petit Harry jouait auprès d’eux.

Emporté par l’ardeur du jeu, cependant que ses frères, eux, étaient tout aux ardeurs de la pêche, Harry s’approche un peu trop près de la berge, fait un faux pas et glisse dans le fleuve.

Mais ce n’est pas, heureusement, en vain, que le Nouveau-Cirque a une piste nautique : Georges et Tomy se précipitent, parviennent à maintenir Harry hors de l’eau ; une sapine flotte non loin, ils nagent vers elles, s’y accrochent, et d’un rétablissement vigoureux s’y installent avec leur jeune frère, et peuvent attendre, en sûreté, qu’on les vienne chercher et sauver.

J’imagine que, ce jour-là, Tomy eut beau jeu auprès de son père, à le persuader de la supériorité de l’acrobatie, ou pour le moins de la natation, sur toutes les sciences et toute la pédagogie du pensionnat de Nogent-sur-Marne.

Car, c’est assurément Tomy qui a le plus du « sang de clown », et, dans les veines, l’amour passionné de cette profession.

Et il faut dire qu’à lui aussi une circonstance imprévue permit d’apprécier les avantages que la vie semble réserver aux acrobates : n’est-ce pas lui qui, renversé en plein faubourg St-Honoré, par un cheval attelé à une tapissière, se souvint à propos des théories et des exemples de son père, et déboulant adroitement entre les jambes du cheval, comme un acrobate qui, sur la piste du cirque, manque son coup et se relève en grâce, en fut quitte pour quelques contusions légères.

Sinon c’en était peut-être fait du continuateur de Footit ; car j’ai dans l’idée que ce jeune Tomy sera le Footit de nos fils, comme Eugène en sera le Chocolat.

Eugène — Eugène Raphaël, — est le fils de Chocolat : Chocolat est en effet, lui aussi, marié et père de famille, et la Noce de Chocolat ne fut pas qu’une pantomime.

Famille vraiment patriarcale, que celle de Chocolat.

N’ai-je pas là, sous les yeux, une superbe photographie du joyeux nègre en habit de soirée, gilet et cravate blanche, gardénia à la boutonnière, et raie impeccable partageant par le milieu ses cheveux crépus ; et cette photographie est ainsi dédicacée :

« Offert à ma mère pour sa fête. — Marie. »

Marie, — Mme Marie Raphaël, — qui écrivit ces lignes d’une écriture fort élégante ma foi (c’est elle le secrétaire habile et zélé de Chocolat), Mme Raphaël envoyant, pour la fête de sa mère la photographie de son mari : famille vraiment patriarcale, je le répète, et ne saurait trop le répéter, que celle où la photographie du gendre est le souvenir le plus précieux, le plus agréable cadeau, dont se réjouira le cœur de la belle-mère !

Et voilà qui prouve bien que, lorsqu’au cirque Chocolat fait chorus avec Footit dans ses plaisanteries contre les belles-mères, qui sont, comme chacun sait, les plus irrésistibles de toutes les plaisanteries, et qui font rire jusqu’aux petits enfants — de confiance — ce n’est là, pour Chocolat, que de la littérature.

Et littérature encore, rien que littérature, la scène fameuse et classique où Footit, avec les marques extérieures du désespoir le plus profond, vient raconter à Chocolat qu’il a perdu « son pôvre femme », sa femme qui vient d’être tuée d’un coup de pied de cheval, un cheval dont c’est la spécialité — il a fait déjà plus de cent victimes, — d’assommer ainsi l’épouse de son propriétaire.

— Voilà précisément le cheval qu’il me faut, dit Chocolat, voulez-vous me le vendre ?

— Non !

— Trois mille francs ?

— Non !

— Cinq mille ? Dix mille ?

— Aucun prix.

— Mais enfin, pourquoi ? s’étonne Chocolat, un cheval qui assomme les femmes, qui vient d’assommer votre femme…

— Et ! c’est justement, riposte Footit, je pourrais me remarier !…

Footit et Chocolat se vantent : ils ne sont pas des époux si féroces ; et ce sont, par-dessus tout, d’excellents pères de famille. Nous l’avons déjà montré pour Footit ; quant à Chocolat, parlez-lui un peu d’Eugène et de sa petite Suzanne !

Eugène a quatorze ans ; sous la direction éclairée de son père, il sait tout ce qu’un jeune homme doit savoir à quatorze ans lorsqu’il veut et doit être clown :

— À son age, je n’en savais pas tant ! nous confie avec émotion M. Raphaël…

Oui, souhaitons qu’Eugène continue Chocolat, comme Tomy continuera Footit.

Souhaitons-le pour nos fils et nos petits-neveux, pour leur amusement, pour leur joie.

Et nous le souhaiterons aussi pour nous-mêmes : Footit et Chocolat, ce fut toute notre jeunesse ; et nous nous apercevrons moins vite que nous vieillissons, s’il y a toujours un Footit et un Chocolat.

Franc-Nohain.