Les Mémoires de Garibaldi

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 202-213).
LES
MEMOIRES DE GARIBALDI

Don Quichotte eut un soir un entretien mémorable avec l’étudiant-poète don Lorenzo, fils de don Diego. Après avoir discouru aussi sensément que doctement sur la poésie et les lettres, il déclara à ce jeune homme que, si solide que soit la gloire des écrivains, il est une autre gloire qui en efface l’éclat, que la chevalerie errante est un art supérieur à tous les arts, une science qui surpasse et résume toutes les sciences, que le vrai chevalier non-seulement sait monter à poil le cheval le plus fougueux et s’en faire obéir, qu’en un besoin il s’entend à le ferrer de ses mains, à raccommoder une selle et une bride, à nager comme un poisson, à danser avec grâce, à tirer des armes; qu’au surplus il possède toutes les vertus théologales et cardinales, qu’il doit être jurisconsulte et connaître les lois de la justice distributive et commutative pour rendre à chacun ce qui lui appartient, qu’il doit être un profond théologien, afin de pouvoir en toute circonstance donner les raisons de sa foi, et un médecin très expert, capable de découvrir dans les montagnes et dans les déserts les plantes qui guérissent les plaies mortelles, qu’il est tenu d’être fidèle à Dieu et à sa dame, chaste dans ses pensées, discret dans ses discours, généreux, vaillant, charitable envers les malheureux, et finalement le constant et ferme champion de la vérité en tout temps et en tout lieu, au péril même de sa vie.

« J’ai de la peine à croire, lui répliqua don Lorenzo, qu’il y ait jamais eu et surtout qu’il y ait aujourd’hui dans le monde des chevaliers si accomplis. — Voilà justement, repartit don Quichotte, comment parlent la plupart des hommes. Je vois bien que, si le ciel ne fait un miracle tout exprès pour leur prouver clair comme le jour qu’il a existé des chevaliers errans et qu’il en existe encore à cette heure, c’est vouloir se casser la tête que de prétendre le leur démontrer. Tout ce que je puis faire, Seigneur, c’est de prier Dieu qu’il vous éclaire et vous fasse comprendre combien ces paladins auxquels vous ne croyez pas seraient utiles dans le siècle présent, dans un temps où triomphent, pour nos péchés, la paresse, l’injustice, la lâcheté et le mensonge. » Don Lorenzo conclut de là que don Quichotte n’avait pas le cerveau très sain, mais que c’était malgré tout un fou remarquable, et tour à tour le plus sage des fous ou le plus fou des sages. « Il est fou incurable, dit-il à son père ; mais tel qu’il est, il a, sur ma foi, de fort bons momens. »

Le XIXe siècle a eu son chevalier errant, qui s’appelait le général Garibaldi. En vrai paladin, il s’est fatigué sous le soleil, il a souffert la faim et la soif, bravé les intempéries, la rigueur des saisons, affronté tous les périls, pour accomplir la mission dont il se croyait chargé. Il avait juré de consacrer sa vie entière au redressement des torts, au soulagement des petits, à la réparation des injustices, à la délivrance des opprimés, et il déclarait que, pour un cœur vaillant, pour un homme d’honneur et de devoir, « la mort est aussi douce que le délicieux baiser d’une femme. » Comme don Quichotte aussi, avec les intentions les plus généreuses, il s’est lancé quelquefois dans des aventures qui faillirent avoir de fatales conséquences pour d’autres que lui. Quand le chevalier de la Manche eut contraint le gardien des lions de mettre en liberté l’un de ses prisonniers, d’ouvrir sa cage à deux battans, le fauve se retourna plusieurs fois, puis s’étira, allongea ses pattes, fit jouer ses griffes, ouvrit une gueule immense, bâilla lentement, tira son énorme langue, dont il se lava la face; mais après avoir promené dans l’espace ses yeux rouges comme du sang, il se recoucha tranquillement et se rendormit. Les lions vêtus de chemises écarlates, que Garibaldi avait mis en liberté et qu’il promenait avec lui en Sicile, dans les Calabres, n’étaient pas d’un naturel endormi, et beaucoup de gens craignirent d’être mangés. Il ne fallut rien de moins que l’adresse d’un roi rusé et que l’astuce d’un grand ministre pour faire rentrer ces fauves dans leur cage.

Garibaldi se flattait de posséder toutes les connaissances, toutes les sciences nécessaires à l’exercice de la chevalerie errante. Il était né jurisconsulte, et sans autres lumières que ses inspirations personnelles, il rédigeait des lois, rendait des sentences, bâclait des décrets. Il était théologien, et sa religion un peu vague, laquelle se réduisait à ce que peut dire à un grand cœur la magnificence des nuits étoilées, lui tenait lieu de tout dogme, de toute philosophie. Il était médecin. non pour cueillir des simples, mais pour guérir à sa façon les maux et les misères des peuples. Il savait encore beaucoup d’autres choses qu’ignora toujours Amadis des Gaules. Il s’entendait à gouverner un bâtiment de commerce ou de guerre, à serrer ou à chicaner le vent, à prendre port ou à survivre aux naufrages. Il savait aussi commander de jeunes troupes et les mener à la victoire; sa stratégie unissait l’audace qui émeut et intimide aux artifices, aux surprises qui déconcertent l’ennemi. Ajoutons, comme suprême différence, que don Quichotte était seul à croire à don Quichotte, que Garibaldi s’est fait accepter par des milliers et des milliers d’hommes, qu’il séduisait les esprits, qu’il subjuguait les imaginations, qu’il a accompli avec ses séides des entreprises qu’on traitait d’absurdes ou d’impossibles. Les sages eux-mêmes ont dû reconnaître que ce fou incurable avait des heures fort lucides. On peut citer d’importans événemens qu’il a signés de son nom ; si romanesque qu’ait été sa vie, ce chevalier errant appartient à l’histoire.

Comme tous les inspirés, malgré ses déconvenues, ses déboires, ses revers, malgré les cruels avertissemens de la destinée, il a cru jusqu’au bout à sa mission. Cette foi respire de la première à la dernière page de ses Mémoires récemment publiés[1]. Ce qui s’est modifié en lui, ce n’est pas l’idée qu’il se faisait de Garibaldi, mais l’opinion qu’il avait eue longtemps de l’humanité et sa robuste confiance dans la destinée des peuples. Il était dans sa jeunesse le plus intrépide des optimistes; il pensait qu’il suffit de montrer aux foules le droit chemin pour les y faire entrer, qu’il suffit de leur enseigner leurs devoirs pour les rendre vertueuses, de leur prêcher la liberté pour leur donner le goût et le courage de s’affranchir.

Il a découvert, en avançant en âge, que les bonnes intentions sont souvent impuissantes, et qu’il y a dans le cœur de l’homme un égoïsme fatal qui résiste aux plus éloquentes prédications. Il ne s’est jamais jugé, il n’a pas dit une seule fois : « Ce jour-là, je me suis trompé, j’avais mal pris mes mesures ou mal choisi mon heure, mon entreprise était inopportune, prématurée ou mal conçue. » Cet infaillible a toujours eu raison, et il n’explique ses échecs que par la perversité de ses ennemis. Il s’en prend aux puissans de la terre, qui sont ineptes ou malhonnêtes, aux prêtres, aux hommes noirs, qui sont des menteurs ou des traîtres, quand ils ne sont pas des voleurs et des assassins. Il s’en prend aussi aux soi-disant grands politiques, aux bavards, aux doctrinaires, aux satisfaits, aux repus, « à ce parti de gras proconsuls que soutiennent des gazettes vénales et des parasites éhontés, prêts à servir qui les paie avec toute sorte de bassesses et de prostitutions. » Mais il est bien obligé de convenir que les prêtres, les roués, les doctrinaires auraient moins d’influence sur les affaires de ce monde si, par intérêt ou par lâcheté, le monde ne pactisait pas avec eux, et, en fin de compte, il juge sévèrement notre espèce. Il l’accuse d’être sujette tour à tour à des fureurs aveugles ou à des peurs imbéciles : « C’est assez d’un coup de tonnerre, d’un éclair, d’un ouragan ou d’une surprise quelconque pour jeter un troupeau de bœufs dans une fuite désordonnée. Leur conducteur serait bien stupide s’il essayait de les arrêter en leur barrant le chemin, il y laisserait sa vie. Il les suit sans les perdre de vue, jusqu’à ce qu’un obstacle naturel, une rivière, un bois, une montagne s’oppose à leur passage. Alors la tête de colonne s’arrête, se reforme, et de proche en proche le reste se reforme et s’arrête. Aussitôt le conducteur avisé commande à ses cavaliers de cerner de toutes parts ces bêtes effarées, redevenues dociles comme des agneaux, et elles retombent ainsi sous la domination de l’homme, leur tyran. Vaut-il mieux qu’elles? Il est permis d’en douter. « Il avait dit dans sa préface que les lecteurs de ses Mémoires lui reprocheraient sans doute son humeur chagrine et son pessimisme. Il les priait de l’excuser, de considérer qu’il venait d’entrer dans sa soixante-cinquième année, et qu’ayant cru longtemps au progrès, à la bonté native du cœur humain, son âme se gonflait d’amertume au spectacle des misères et des corruptions de notre société, qui se prétend civilisée. Il en concluait qu’il faut aimer la paix, le droit, la justice, mais que la vraie vie de l’homme est la guerre.

Il était né à Nice le 4 juillet 1807, dans une maison qui regardait la mer, et de bonne heure il avait fait amitié avec les vagues et leur bruit, avec les grands espaces où l’œil se perd, avec les mouettes au vol impétueux, dont le cri lui semblait un appel. Son père était un marin, fils de marin, qui, après avoir servi sous un patron, fut patron à son tour. Sa mère était la bonté même. Il se reprocha plus d’une fois les inquiétudes, les mortelles angoisses qu’il lui causait. Pendant qu’il se battait contre l’Océan, les vents ou les hommes, elle priait avec larmes pour l’enfant de ses entrailles : « Je ne suis pas superstitieux, nous dit-il, et je crois peu à l’efficacité de la prière; mais en pensant à ma mère agenouillée, je me sentais ému, heureux ou moins malheureux... Je dois à sa tendresse, à son caractère angélique, à son naturel bienfaisant et charitable, à sa noble compassion pour les humbles et les souffrans, le peu de bien qui est en moi et qui m’a valu l’affection de mes concitoyens. »

Ce petit Ligurien avait le cœur sensible; il s’apitoyait sur tous les malheurs, même sur ceux des insectes. Il lui arriva un jour de casser une patte à une sauterelle; il en éprouva tant de chagrin, tant de remords qu’il s’enferma dans sa chambre et pleura pendant des heures. Il avait la passion et le génie du sauvetage. Une femme tombe, la tête la première, dans un large fossé plein d’eau ; il se précipite et la retire. Plus tard, il sauvera un homme qui se noyait dans la rade de Smyrne; il en sauvera un autre dans le port de Marseille, et à Marseille encore, il passera des nuits à soigner des cholériques. En même temps, le goût des aventures le travaille. Son père avait résolu d’attendre qu’il eût quinze ans pour l’emmener dans ses voyages. Las de sa vie casanière, il propose à quelques-uns de ses camarades de s’enfuir à Gênes avec lui. Il ne savait trop ce qu’il y ferait; il voulait changer d’air, se remuer, courir, voir le monde. Ces galopins s’emparent d’un bateau, y embarquent quelques vivres, tout un attirail de pêche, et les voilà partis. A la hauteur de Monaco, on les rejoignit et on les ramena fort penauds, l’oreille basse. « Un abbé avait révélé notre fuite, et voyez les combinaisons du sort : un abbé, embryon d’un prêtre, contribua peut-être à me sauver la vie, et pourtant je suis assez ingrat pour persécuter ces pauvres prêtres. Que voulez-vous ! tout prêtre est un imposteur, et je me suis voué au culte saint de la vérité. »

Les défenses sont enfin levées, il s’embarque à bord de la Costanza; pour la première fois il traverse la Méditerranée et pousse jusque dans la Mer-Noire. Il fait un second voyage sur une tartane, et de Civita-Vecchia il se rend à Rome. En parcourant la Ville éternelle, la ville de tous les souvenirs et de toutes les gloires, son cœur s’émeut, ses yeux se mouillent. Ce n’est ni la Rome antique ni la Rome des papes qui parle à son imagination; c’est une Rome qui n’existe pas encore et que son œil de visionnaire aperçoit dans les brumes d’un lointain avenir, c’est la future capitale d’une Italie libre du golfe de Tarente jusqu’aux Alpes. Il a trouvé son idée, celle qui jusqu’à la fin possédera son âme et gouvernera sa vie, et il lui engage sa foi, il s’unit à elle par un mariage mystique, comme sainte Catherine d’Alexandrie épousa l’enfant Jésus.

Les grandes entreprises demandent un long apprentissage. Il a fait le sien dans l’Amérique du Sud. A peine débarqué à Rio-Janeiro, il prend en dégoût le commerce, les balles de marchandises et toute la race qui vend et qui achète. La province de Rio-Grande aspirait à se séparer du Brésil ; elle avait proclamé son indépendance, s’était constituée en république. Il entre à son service, arme un navire, se fait délivrer des lettres de marque, devient corsaire, et son premier exploit est de capturer un bâtiment chargé de café. Pendant de longues années, tantôt sur mer, tantôt sur terre, il se battra pour les insurgés de Rio-Grande, et plus tard pour la république de Montevideo. Les tempêtes, les naufrages, les assauts, les alertes, les hardis coups de main, les retraites périlleuses suivies de retours offensifs, les privations gaîment supportées, les extrémités pressantes d’où l’on se lire par des résolutions extrêmes, il a trouvé enfin ce qu’il cherchait, il vit désormais dans son élément.

On a dit de lui qu’il suffisait de gratter ce Ligurien pour découvrir le sauvage à fleur de peau. Il ne s’est jamais senti à l’aise dans les situations régulières, dans le train de la vie bourgeoise. Il était né pour les hasards et pour tenter les dieux. « Qu’il est beau, l’étalon de la pampa ! s’écrie-t-il. Sa bouche ne connaît pas le frisson glacé du mors, et son dos, où l’homme ne s’est point assis, brille comme un diamant à la clarté du soleil. Sa crinière splendide et inculte bat ses flancs lorsque, le front superbe, fuyant les poursuites de l’homme ou rassemblant ses jumens éparses, il devance le vent à la course. Son sabot est plus luisant que l’ivoire, et sa queue, richement fournie, s’éparpille au souffle du pampero, chassant les insectes qui l’importunent. Vrai sultan du désert, il choisit la plus belle des odalisques sans recourir au servile et répugnant ministère de la plus dégradée des créatures, l’eunuque. » Il entend par là que le cheval des pampas n’a pas besoin du prêtre pour le marier, et que les unions libres sont le seul genre d’épousailles qui convienne à un être libre, qu’il ait deux jambes ou quatre pieds.

Il ne faut pas demander aux inspirés d’avoir toujours le sens commun, et on ne peut espérer qu’ils aient jamais le sens critique. Garibaldi ne s’était pas mis en peine d’approfondir les mystères de la politique brésilienne et de la cause sacro-sainte dont il avait épousé la défense. Il voyait des républicains entrer en campagne contre un empereur; pouvait-il leur marchander son secours? l’étude des choses l’intéressait peu, il n’examinait jamais les dessous, et il ne savait pas résister à la magie des mots. Il lui fallut des années pour découvrir qu’il était la dupe de son enthousiasme, une marionnette dont des mains impures faisaient mouvoir les ficelles, que, pendant qu’il se battait pour l’honneur, des ambitieux, des intrigans qui avaient l’esprit fort dégourdi et la conscience très large l’employaient sans scrupule à travailler à leur fortune.

Il avait découvert aussi que ses équipages et ses bandes se recrutaient dans un drôle de monde, qu’il y avait dans son entourage beaucoup de gens tarés, des aventuriers sans foi ni loi, des capitaines de flibustiers, des hommes de rapine, de sac et de corde. Quelle que fût son aversion pour les jésuites, il pensait que la fin justifie les moyens, et qu’un scélérat qui travaille pour une noble cause mérite quelque indulgence. Au surplus, un chevalier errant professe un tel mépris pour les puissans de la terre, pour tous ceux qui autorisent ou souffrent l’injustice, que les pauvres diables trouvent facilement grâce devant lui, leur conscience fût-elle noire comme un charbon. Quand don Quichotte rencontra la chaîne des forçats et rendit la liberté à une quantité de malheureux qu’on menait, malgré eux, où ils ne voulaient pas aller, il s’écria : « Mes frères, de ce que je viens d’entendre il résulte clairement pour moi que, bien qu’on vous ait punis pour vos fautes, la peine que vous allez subir est fort peu de votre goût, et que vous allez aux galères tout à fait contre votre gré. Eh bien ! que chacun reste avec son péché, et puisqu’il y a un Dieu là-haut pour châtier les méchans qui ne veulent pas se corriger, il n’est pas bien que des gens d’honneur se fassent les bourreaux des pécheurs ! » Jusqu’à la fin de sa vie, Garibaldi montra une inexorable sévérité pour les moindres peccadilles des grands, mais le plus drôle des mondes trouvait en lui le plus accommodant des juges. Il ne passait rien à Cavour, il passait trop de choses à Bordone.

À toutes les objections qu’on peut lui faire, le chevalier errant, comme le personnage de la comédie espagnole, répond fièrement par ces simples mots : « Je suis celui que je suis. » Cela signifie qu’il agit par illumination, qu’il ne connaît pas d’autre règle de conduite que les oracles de son cœur ni d’autre juge que lui-même, qu’il est au-dessus des lois comme de l’opinion des hommes. Il arriva un jour où, ayant vu périr sur les champs de bataille plusieurs de ses amis, de ses compagnons les plus chers et les plus dévoués, Garibaldi se sentit incapable de porter plus longtemps le poids de la vie s’il ne remplaçait tout ce qu’il avait perdu par la tendresse d’une femme. Mais il lui fallait une femme qui l’aimât subitement : che mi amasse subito. Il avait toujours pensé que le véritable amour est subit, que c’est un coup de foudre, qu’on se rencontre par hasard, qu’on se regarde, qu’un sourire vient aux lèvres et qu’on se sent condamnés à s’aimer jusqu’à la fin, malgré l’effort des ans. Il considérait ces amours soudains, fulgurans et foudroyans, « comme une émanation de cette intelligence infinie dont le souffle anime les espaces, les mondes et les insectes qui bourdonnent à leur surface. »

Il avait reçu l’ordre de sortir de la lagune dos Patos avec deux bâtimens de guerre pour aller croiser et faire des prises sur les côtes du Brésil. Comme il arrivait à l’entrée de la passe, ayant braqué sa lunette sur le rivage, il aperçut une jeune femme, et il s’écria : « c’est elle ! c’est l’inconnue qui ne m’a jamais vu et qui, m’aimant sans le savoir me souhaite et m’attend ! » Il se fait aussitôt débarquer et se lance à la poursuite de sa dulcinée. Elle avait disparu. Au moment où il désespérait de la retrouver, un Brésilien lui proposa d’entrer chez lui pour y prendre le café. Il entre, et la première chose qui s’offre à ses regards, c’est elle ! « Oui, c’était Anita, la future mère de mes enfans, la compagne de ma vie dans la bonne et la mauvaise fortune !.. Nous restâmes un instant plongés dans une silencieuse extase, nous regardant l’un l’autre comme deux personnes qui ne se voient pas pour la première fois et qui cherchent dans les traits l’un de l’autre quelque chose qui les aide à se souvenir. Enfin, m’arrachent à ma stupeur, je la saluai et je lui dis : « Tu dois être à moi. » Je ne parlais guère le portugais et ce fut en italien que j’articulai ces audacieuses paroles. Quoi qu’il en soit, je fus magnétique dans mon insolence. Je venais de prononcer une sentence irrévocable, de former un nœud que la mort seule pouvait rompre. Si nous fûmes coupables, le crime est à moi tout entier. Eh ! oui, nous fûmes criminels. Deux cœurs s’étreignaient dans un amour immense, et du même coup se brisait à jamais l’existence d’un innocent ! »

Les destinées s’étaient accomplies, et la volonté du destin est sacrée. — « Parmi les nombreuses vicissitudes de ma vie tourmentée, nous dit-il, j’ai eu de beaux momens, et je compte dans le nombre les heures où, suivi de quelques vaillans, dernier débris d’une troupe décimée par les combats, je chevauchais ayant à mes côtés la dame de mon cœur, digne de l’admiration de tous. Que m’importait de n’avoir pas d’autres vêtemens que ceux qui couvraient mon corps ? j’avais un sabre et une carabine couchée en travers sur le devant de ma selle. Mon Anita était mon trésor ; son cœur battait comme le mien pour la cause sainte des peuples et pour la vie d’aventures. Elle se représentait les batailles comme des divertissemens et les lassitudes comme des plaisirs. »

Le repentir, le remords, ne viendront qu’avec le malheur. En 1849, quand il s’échappe de Rome occupée par les Français, l’héroïque Brésilienne, quoique dans une grossesse avancée, s’obstine à le suivre. Elle prendra des habits d’homme, coupera ses cheveux et accompagnera dans tous ses tours et ses détours ce lion changé en renard, qui dérobe sa fuite aux chasseurs, entre dans cent terriers et met cent fois la meute en défaut. Rien ne rebutera son courage, jusqu’à ce qu’enfin elle tombe d’épuisement : « Nous arrivâmes à la Mandriola ; Anita était couchée sur un matelas dans la charrette qui l’avait amenée. Je dis au docteur Zannini, qui survint en ce moment : « Tâchez de sauver cette femme. » Le docteur me répliqua : « Occupons-nous de la transporter sur un lit. » Nous étions quatre, chacun de nous prit un des coins du matelas, et nous la transportâmes dans une chambre. En déposant ma dame sur le lit, il me sembla découvrir sur son visage l’expression de la mort. Je lui pris le pouls, il ne battait plus. La mère de mes fils n’était plus qu’un cadavre. « Il dit ailleurs : « L’innocent dont nous avions détruit le bonheur était vengé, bien vengé, et je reconnus le grand mal que j’avais fait. Oui, je m’étais grandement trompé, et j’étais le seul coupable. »

Les nouvelles qu’il reçut d’Europe dans les premiers jours de 1848 l’avaient décidé à quitter précipitamment les rives du Rio-de-la-Plata pour retourner en Italie, où le feu couvait partout sous la cendre. Le 23 juin, il débarquait à Nice avec soixante-douze de ses compagnons. À peine eut-il embrassé sa mère, il se rendait à Roverbella, au quartier-général du roi Charles-Albert, et il offrait ses services à un prince qui jadis l’avait condamné à mort, mais qui lui semblait avoir racheté tous ses torts en déclarant la guerre à l’Autriche. « j’aurais servi, dit-il, sous les ordres de ce roi avec autant de zèle que si j’avais servi une république ; délivrer l’Italie de la domination étrangère était mon seul but. » Dès lors commencèrent ses difficultés, ses zizanies avec Mazzini, qui n’admettait pas qu’un républicain pût servir un roi. Il y a des jours où les inspirés reprennent leurs avantages sur les doctrinaires. Garibaldi fut toujours en butte aux soupçons, aux censures acrimonieuses des mazziniens, qui lui reprochaient ses inconséquences, ses infidélités à la grande cause. Ils disaient : « Périsse la patrie plutôt que la doctrine ! » Garibaldi répondait : « Périsse la doctrine plutôt que la patrie ! »

En 1859, il se mettra à la disposition d’un autre roi, dont il méprisait le grand ministre et dont il abhorrait le grand allié. On lui témoignait beaucoup de défiance. On voulait se servir de son nom, de son prestige, de l’action qu’il exerçaitsur les foules ; mais on le surveillait de près, on s’appliquait à le retenir dans une situation subalterne et dépendante, on s’arrangeait pour que son armée de volontaires ne s’augmentât pas trop, on lui refusait les secours qu’on lui avait promis. Il se plaignait qu’on lui fit des avanies, mais il en prenait son parti. « Quoique je fusse et que je sois républicain, je n’ai jamais pensé qu’il fallût imposer violemment la république à la majorité réfractaire d’une nation. » Plus tard, lorsqu’il aura détrôné les Bourbons de Naples, il fera hommage de ses conquêtes au roi Victor-Emmanuel, et de nouveau les mazziniens le dénonceront comme un infidèle, comme un faux frère : « Vous deviez proclamer la république, m’ont-ils crié et me crient-ils encore, comme si ces grands docteurs, accoutumés à dicter des lois au monde du fond des cabinets où ils écrivaillent, connaissaient les sentimens et les intérêts des peuples mieux que nous, qui les avons conduits à la victoire. Assurément, les monarchies prouvent chaque jour qu’il n’y a rien de bon à espérer d’elles ; mais quiconque prétend qu’en 1860 nous aurions dû proclamer la république de Palerme à Naples dit une fausseté. « Il savait haïr comme personne ; mus il faut reconnaître que, le plus souvent, il a préféré sa patrie à ses haines.

Toutefois, les chevaliers errans ne se donnent pas tout entiers et pour longtemps. Il ne faut attendre de ces esprits raides et durs, de ces âmes hautaines, qu’une obéissance intermittente, raisonneuse et indocile. Après s’être laissé encadrer, ils sortent des rangs. Une discipline exacte et forte est une tyrannie dont il leur tarde de s’affranchir; il est impossible de les apprivoiser, de les domestiquer à jamais. Plus d’une fois Garibaldi s’est laissé encadrer et domestiquer; il recouvrait bientôt son indépendance. Le roi Victor-Emmanuel lui offrait un grade dans l’armée régulière : il déclina toujours ces obligeantes propositions. Comme le loup de la fable, il méprisait les chiens qui portent un collier, fût-il d’or ou d’argent, les chiens qui ont le cou pelé et ne courent pas où ils veulent. Il était de la famille des irréguliers, et il se sentait réduit à rien quand on lui imposait un autre maître que l’inspiration divine qui le poussait.

Il s’était prêté, il ne s’était pas donné ; il se réservait la liberté des coups de tête. Il avait décidé qu’après avoir pris Naples aux Bourbons, sa destinée était de prendre Rome au pape et d’en faire la capitale de l’Italie. Il refusait de compter avec la diplomatie, avec les puissances étrangères, avec les graves intérêts que le gouvernement italien devait ménager sous peine de s’exposer à de redoutables complications. — « Laissez faire ceux que cela regarde, lui disait-on, lasciate fare a chi tocca. » Il tenait cette sentence pour un propos de lâche, et il pensait que certaines règles de conduite ne sont bonnes « que pour ceux qui, le museau enfoncé dans le râtelier du trésor public, sont disposés à ne rien faire ou à ne faire que du mal... Dis-moi ce que produit une plante, et je te dirai ce qu’elle vaut. Dis-moi le bien qu’un homme a procuré à ses semblables, et je te dirai ce qu’il faut penser de lui. Naître, vivre, manger, boire, puis mourir, est le partage du plus vil des insectes. »

Les irréguliers sont des enfans terribles; ils veulent mener le monde à leur fantaisie, et ils s’imaginent qu’ils peuvent tout. Ils oublient que, dans le train des affaires humaines, c’est bien peu de chose qu’un homme tout seul, que les peuples ont besoin d’être gouvernés, que le succès définitif appartient fatalement aux grandes forces régulières. En 1860, Garibaldi avait ouvertement bravé la maison de Savoie, ses injonctions et ses défenses. On lui avait interdit de partir pour la Sicile, puis de passer le Phare de Messine, puis de franchir le Volturne. Il s’était embarqué pour la Sicile, il avait passé le Faro et le Volturne, et il avait fait ce qu’il voulait faire. Il est mort sans avoir compris que le comte de Cavour avait vu dès le premier jour le parti qu’il pouvait tirer de cet aventurier et de son aventure, qu’il affectait de réprouver publiquement. Malheureux, on l’eût désavoué; vainqueur, on lui prit sa proie des mains. On l’avait laissé déterrer la truffe; on savait bien que ce ne serait pas lui qui la mangerait. Mais en 1862, quand il s’arrogea de nouveau la puissance souveraine et l’autorité d’un dictateur pour se lancer à la conquête de Rome, le gouvernement italien le mit sérieusement à l’interdit, et sa fortune vint échouer à Aspromonte. Il voulut recommencer en 1867, et la défaite qu’il essuya à Mentana fut une déroute. Les chevaliers errans ont leurs jours de gloire et de triomphe; le plus souvent, ils finissent mal. Ils ont le génie de l’inopportunité; comme les enfans, ils adorent les fruits verts et ils s’y cassent les dents.

Garibaldi, en résumant sa biographie, confesse que sa vie orageuse fut mêlée de mal et de bien; mais il affirme qu’il a toujours cherché le bien, que, s’il a fait quelquefois le mal, ce fut malgré lui. Il ajoute qu’il n’a jamais cessé de combattre la tyrannie et le mensonge, cause première de toutes les corruptions et de tous les avilissemens de notre espèce; mais que, si bon républicain qu’il fût, il a reconnu de plus en plus la nécessité d’une dictature honnête et temporaire pour sauver les nations. Les peuples, pensait-il, ont besoin qu’on les force à vouloir le bien, qu’on les contraigne à être libres, qu’on les oblige à être heureux. Il aurait voulu se faire dictateur pendant quelques années pour décréter la sagesse, la liberté et le bonheur obligatoires. Il aurait dû se dire que les peuples n’aiment pas à se réjouir par ordre supérieur, qu’ils préfèrent quelquefois la souffrance volontaire aux plaisirs qu’on leur impose, et qu’il n’y a pas de balances pour peser les douleurs et les joies.

Ses déceptions, ses revers l’avaient aigri. Quoiqu’il ait toujours cru à lui-même et à sa mission, il doutait dans ses heures noires ou grises si les hommes méritent qu’on se donne tant de peines pour eux, si la sagesse ne consiste pas à les oublier, à se désintéresser de leurs destinées, à cultiver en paix son jardin, à planter ses choux. Dans le temps où il fabriquait des chandelles à New -York, il fit un voyage d’affaires à Lima, et de Lima à Manille, à Canton. A son retour, il traversa la mer de la Sonde et, contournant l’Australie, il relâcha dans une des îles Hunter pour y faire provision d’eau. Il y trouva un établissement rural, récemment abandonné par un Anglais et sa femme, qui s’étaient retirés à Van-Diemen. La maison était simple, mais commode, bien construite, bien meublée, entourée d’un jardin. «Ile déserte, s’écrie-t-il, combien de fois n’as-tu pas sollicité délicieusement mon imagination, quand, las de notre société civilisée dans laquelle règnent le prêtre et le geôlier, je me transportais en idée sur tes gracieux rivages, où je fus accueilli par une compagnie de belles perdrix et où murmurait à travers un bois de haute futaie le plus limpide et le plus poétique des ruisseaux! »

Quand il eut été vaincu, couché dans la poussière par le chevalier de la Blanche-Lune, don Quichotte, dégoûté de la chevalerie, voulut se faire berger: « j’achèterai quelques brebis, disait-il à Sancho, et toutes les choses nécessaires à la vie pastorale. Puis, me faisant appeler le berger Quichottin et toile berger Pancinot, nous cheminerons à travers les bois et les prés, chantant par ici, soupirant par là, tantôt nous désaltérant au pur cristal des fontaines, tantôt nous asseyant au pied d’un saule pour nous entretenir des tendres pensées que nous inspirera l’amour et pour écrire les vers qu’Apollon nous dictera. Quelle vie nous allons mener, ami Sancho! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles! que de tambourins, de violes et de guimbardes ! » Garibaldi avait peu de goût pour les pastorales, les guimbardes et les tambourins. Mais il se demandait parfois si le vrai bonheur n’est pas un ermite, si on peut le trouver ailleurs que dans les lieux écartés, dans les solitudes, dans quelque île ignorée et déserte, où le silence n’est interrompu que par le chant d’un oiseau qui se cache et par le doux chuchotement d’une eau qui fuit.

Il est facile de se moquer de ses illusions, de blâmer ses fautes, ses erreurs, ses folies; mais il faut reconnaître qu’il avait l’âme généreuse, et nous ne pouvons oublier qu’à l’âge de soixante-trois ans, ayant à acquitter une dette d’honneur envers la France, il est venu se battre pour nous. Il a fait ce qu’il a pu. Nous nous plaignons volontiers de l’ingratitude des autres, nous n’avons pas le droit d’être ingrats. D’ailleurs, si les chevaliers errans ont un zèle souvent dangereux et s’il est permis aux hommes d’état de juger sévèrement leurs aventures, les aventuriers à leur tour sont autorisés à demander aux hommes d’état ce qu’ils font pour le bonheur du monde. Étudiez de près l’œuvre accomplie par le plus grand politique de ce temps, méditez quelques-uns de ses discours où l’histoire est artificieusement travestie et où respirent un froid mépris des hommes, la haine de toute opinion libérale, l’insolence de la force heureuse, considérez l’état où ce grand semeur d’inquiétudes a réduit l’Europe, les charges qui s’appesantissent d’année en année sur les peuples, l’abus des dépenses improductives, les misères qu’engendre une paix armée presque aussi coûteuse et aussi lassante que la guerre, et vous serez dans une bonne disposition d’esprit pour lire les Mémoires de Garibaldi, pour juger avec quelque indulgence ses manifestes ampoulés et ses utopies. Peut-être vous direz-vous : « Il avait l’esprit étroit, l’imagination chimérique, mais il avait de l’âme, et souvent les grands politiques n’en ont point; que ses péchés lui soient remis! »


G. VALBERT.

  1. Garibaldi, Memorie autobiografiche. Firenze, 1888; G. Barbera, éditore.