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Les Mémoires de Ludendorff

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LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LES
MÉMOIRES DE LUDENDORFF


MEINE KRIEGSERINNERUNGEN, 1914-1918,
par ERCIH LUDENDORFF [1].

Je n’oublierai de ma vie les quelques jours qu’il me fut donné de passer au château de Versigny, au quartier général de la 10e armée, pendant la semaine historique qui précéda l’attaque du 18 juillet 1918. Au bout de la salle longue et étroite, aux murs couverts de plans directeurs, était disposé un trophée de ces cartes postales qu’on ramassait sur les prisonniers allemands. C’étaient des femmes nues, l’Empereur, des généraux. Au centre, un personnage occupait la place d’honneur. Un front immense, dégarni, un front de calculateur, fait pour les vastes combinaisons, les tableaux de mouvements d’armées ; là-dessous un regard de plomb et puis une bouche en coup de hache dans une mâchoire de cheval, au-dessus d’un menton empalé de fanons. Telle était cette figure glaciale, qu’un peintre de l’école moderne eut exprimée avec raison par une construction de cubes et de carrés. De grands traits sans noblesse, nulle souplesse d’échiné, une expression de froide morgue, par-dessus tout un caractère d’inflexible autorité. C’était une de ces physionomies avec lesquelles on sent qu’il n’y a pas le mot pour rire. Nous l’appelions le « seigneur » avec une nuance marquée de considération.

Nous ne doutions pas que dans cette guerre l’Empereur n’était depuis longtemps qu’un personnage de parade, Hindenburg un fétiche, un simple croquemitaine, et que l’homme dangereux, le grand ressort de l’Allemagne était ce soldat redoutable, dont nous nous efforcions de percer le secret derrière l’impénétrable visage. Nous discutions ses coups, nous analysions ses manœuvres, nous calculions ses ressources. Quelle était l’histoire du célèbre quartier-maître général, de cet homme qu’on sentait au fond de toutes les décisions de nos ennemis ? Qui était ce soldat de fortune, obscur et inconnu à la veille de la guerre, élevé en deux ans à des rôles de plus en plus grands, jusqu’à devenir aujourd’hui, toujours dans la coulisse, l’Eminence grise et le véritable maître de l’Empire ? Qui était cet individu dont l’énergie et le talent avaient, deux ou trois fois de suite, rétabli les affaires et qui constituait à lui seul la force la plus considérable et la plus grande chance de l’Allemagne ? Ainsi nous cherchions à percer l’énigme de cette figure et à déchiffrer le secret de ce manque, fermé comme une porte de coffre-fort, tâchant de deviner les raisons de l’ascendant exercé par ce chef dont le nom revenait au bas de tous les ordres allemands : Ludendorff.

Nous ne connaissions sur lui, en dehors de quelques histoires de jeu, que son rôle dans l’affaire du crédit d’un milliard, qui fut un des symptômes de la guerre imminente, et qu’un petit écrit, composé évidemment sous son inspiration, relatant la prise de Liège en août 1914 : comment, à la tête de sa brigade, il était parvenu à forcer en moins de vingt-quatre heures les défenses de la place. Ludendorff, par ce coup d’audace, se classait comme exécutant au premier rang de cette guerre dont il avait, comme chef du bureau des opérations, si fort contribué à établir les plans. Il avait imprimé dès le début à la guerre ce caractère accéléré et comme foudroyant dont il savait mieux que personne qu’il était pour l’Allemagne une condition du succès, et qui devait jusqu’au bout rester la marque de ses entreprises. Nous savions ensuite que, pendant deux ans, il avait été l’âme de toutes les campagnes que l’innée allemande avait menées sur la Vistule. C’est encore lui qui, depuis deux ans, attaquant, attaqué, sur le front d’Occident comme sur le front d’Italie ou sur le front roumain, avait attaché son nom à quelques-uns des plus grands combats de cette guerre.

Aussi quand, ces combats achevant de se dérouler par la défaite et la capitulation allemandes, on avait appris que l’ancien quartier-maître général se retirait en Suède pour y écrire ses Mémoires, nous étions-nous promis que le livre ne pourrait manquer d’être un de ces monuments qui doivent également intéresser amis et ennemis, étant composés par l’un des principaux témoins et acteurs du drame.


Cet ouvrage vient de paraître : il ne laisse pas de causer une certaine déception.

Quand on a vu cet énorme volume, ces six cents pages de texte compact composées, en moins de six mois, sur les plus graves événements de l’histoire moderne, comprenant tant de faits complexes et obscurs, on ne peut s’empêcher de penser que c’est aller un peu vite en besogne, et qu’un homme qui aurait quelque souci de la vérité devrait procéder, ce semble, avec plus de prudence et de circonspection. L’auteur nous avertit qu’il ne prenait pas de notes et qu’il écrit de souvenir. Celle précaution oratoire n’est pas faite pour nous rassurer. Sans doute, l’écrivain est encore assez près des faits qu’il raconte, il a certainement conservé par devers soi assez de documents authentiques et il est doué d’une mémoire assez bien organisée, pour que son livre, tel qu’il est, demeure encore aux yeux de l’avenir une source de premier ordre. Il y a là une première synthèse des événements qui, à certains égards, ne pourra être surpassée et qui demeurera une contribution infiniment précieuse aux historiens futurs. Mais il est clair que ce n’est pas pour eux qu’a écrit avant tout l’auteur de ces Mémoires, et que l’ex-quartier-maître général, en publiant son livre, a songé beaucoup moins à l’avenir qu’au présent. Ce n’est pas un Montluc qui prend la plume dans ses vieux jours pour distraire sa retraite et amuser son oisiveté en contant, les pieds sur les chenets, les souvenirs de sa jeunesse et le récit de ses aventures. Il n’a pas encore l’âge de la sérénité et de la philosophie. Il n’a pas désarmé ni pendu le harnais au croc. Cet homme à qui l’Allemagne a confié son destin, en qui elle a pendant deux ans acclamé aveuglément son dieu et son sauveur, et qu’elle rend aujourd’hui responsable de sa ruine, se défend et apporte sa justification. Il s’adresse à l’opinion pour écarter de lui le reproche d’avoir égaré son pays et mal fait ses affaires. Il vient rendre ses comptes. Il présente son apologie.

En fait, ce gros volume n’est pas un livre de souvenirs ni un livre d’histoire, écrit pour le plaisir de revivre le passé ou d’en éclaircir les points obscurs ; c’est un long plaidoyer, — on a même dit en Allemagne que c’est un plaidoyer d’avocat, — un écrit pro domo, habile, passionné, éloquent, où l’auteur argumente encore plus qu’il ne raconte, où les faits cèdent à tout instant la place aux discussions, où la controverse domine à chaque page l’histoire, où le récit tourne en ergotages, où l’auteur exhale pêle-mêle ses regrets, ses plaintes, ses rancunes, où il accuse à son tour et dresse contre ses critiques et contre ses adversaires un violent réquisitoire.

Sans doute, nous savons assez, depuis !e temps qu’on en dispute, qu’il y a plus d’une manière d’écrire l’histoire, et que, s’il fallait retrancher du nombre des récits historiques tous ceux qui furent écrits ad probandum, ce sont quelques-uns des plus beaux dont on se priverait. Mais il résulte de cela même que ce livre, pour le lecteur étranger, perd beaucoup d’intérêt. L’auteur l’a écrit exclusivement pour l’opinion allemande. Il s’attache à montrer que ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre d’avoir perdu la guerre. Il essaie d’établir que jusqu’au dernier moment, si l’Allemagne l’avait écouté, il y avait encore moyen de gagner la partie, ou de sauver tout au moins l’intérêt et l’honneur. Ce n’est pas l’armée, ce n’est pas le commandement qui ont conduit enfin le pays aux abimes. La faute en est à tout le monde, au gouvernement, au Reichstag, à la Révolution, à la faiblesse des alliés de l’Allemagne, à l’esprit déplorable de l’arrière, à qui on voudra en un mot, hormis aux militaires. Il est possible qu’en Allemagne un pareil débat excite de l’intérêt et soulève de longues polémiques : il ne saurait nous passionner. Après la » défense » de l’Etat-major, il faudra écouter celle de M. de Bethmann-Hollweg, du docteur Michaëlis, du comte von Hertling, du prince Max de Bade, des sous-secrétaires d’Etat von Payer et von Kühlmann et des fonctionnaires de l’Empire. Nous assisterons aux disputes de ces hauts personnages se rejetant mutuellement leurs fautes à la tête, et se reprochant aigrement leurs erreurs et leurs maladresses. Peu nous importe. Ce sont querelles de vaincus.


On devine aisément, d’après ce qui précède, qu’il n’y a dans ce livre presque aucune place pour l’anecdote et les souvenirs personnels. Ce qui intéresserait le plus notre curiosité, la psychologie particulière de chacun des acteurs, de l’immense tragédie, la manière d’être de chacun d’eux, est un élément presque absent de ce livre de Mémoires. Ce que nous cherchons avant tout dans un ouvrage de ce genre, des portraits, des jugements sur la vie et les hommes, en est totalement exclu. On voudrait savoir ce que pense Ludendorff sur les principaux personnages qu’il a connus, quelle idée il se fait de leur caractère et de leurs actes, comment il apprécie ses amis et surtout ses adversaires. On aimerait à l’entendre exprimer son opinion sur un Foch, sur un Broussiloff, sur un Douglas Haig, et on s’étonne de voir que ces grands noms sont à peine mentionnés. Pétain n’est nommé qu’une fois ; Joffre pas une seule — ce qui s’explique à la rigueur, puisque Ludendorff ne l’a jamais eu directement pour adversaire. — Mais l’absence complète de jugement sur de pareils hommes n’en est pas moins un trait singulier de son esprit. Peut-être explique-t-elle en partie l’échec final de sa stratégie.

Ludendorff se vante quelque part de connaître les hommes. A le lire, il n’y parait guère. Pas une fois nous ne le voyons essayer de comprendre son adversaire, ni tenter de se représenter sa manière probable de réagir. On a là, si l’on y prend garde, le principe de ces lourdes erreurs qui n’ont cessé, pendant toute la guerre, tantôt au sujet des bombardements aériens et tantôt au sujet des attaques sous-marines, d’attirer à l’Allemagne les pires déconvenues. C’est la raison même de ces attaques montées a priori, sans tenir compte de l’adversaire, qu’elles suppriment par abstraction, et comme s’il s’agissait d’une machine devant fonctionner dans le vide. Ces attaques ont produit des effets redoutables : elles ont toutes échoué devant des réalités qu’elles avaient méconnues.

Et en dépit de ses prétentions à « connaître les hommes, » nous ne trouverons pas davantage dans les Mémoires de Ludendorff une galerie des portraits de l’Allemagne contemporaine. Nous avons beau faire, nous ne parvenons pas à distinguer les personnages les uns des autres ; tous les chanceliers successifs, Bethmann, Michaëlis, Hertling, et les secrétaires Solf, Kühlmann et von Payer, sont des fantômes qui se confondent dans le dédain où l’auteur tient l’élément « civil. » Ce sont des ombres, — pour tout dire : des représentants de l’Allemagne « post-bismarkienne. » Il y a peut-être un peu plus de vie dans les personnages militaires. Toutefois, c’est tout juste si nous apprenons du maréchal von Hindenburg qu’il aimait la bonne chère et la cordialité à table. L’auteur nous assure que le Kronprinz « valait mieux que sa réputation ; les apparences lui faisaient du tort. » En ce qui concerne l’Empereur, il est plus discret encore. On n’a pourtant pas de peine à deviner qu’ils s’entendaient assez mal ensemble, et que leurs rapports, surtout dans la mauvaise fortune, ont dû être tendus. Ludendorff n’en dit pas plus long, et se garde de s’expliquer sur la cause véritable de cette mésintelligence. Mais à trois reprises, dans l’année 1918, on voit qu’il a été sur le point de donner sa démission. La scène du 26 octobre, au château de Bellevue, où l’Empereur le convoque pour lui signifier brutalement son congé, a été, nous dit-il, « la plus cruelle de sa vie. » Ce trait nous fait, par le contraste, songer avec quelque fierté à Louis XIV embrassant Villars après Denain. Les Allemands n’ont pas la « manière. » Mais Ludendorff ne juge pas. Il écrit simplement : « Je n’ai jamais eu la confiance intime de S. M. Nos natures sont trop différentes. » Lui aussi, l’Empereur n’est qu’un « post-bismarkien ! »

Il serait long d’expliquer ici ce que Ludendorff entend sous ce mot qui représente à ses yeux le véritable « péché » de l’Allemagne, la somme de toutes les fautes qu’elle paye de sa ruine. Il serait nécessaire, pour le faire comprendre, de remonter à plusieurs années dans le passé, presque aux commencements du règne de Guillaume II et de faire l’histoire de ce que les Allemands appellent le Neuer Kurs, autrement dit le « nouveau jeu » ou l’» orientation nouvelle, » c’est-à-dire cette politique d’expansion économique, de développement anormal de l’industrie et des affaires, d’impérialisme « pacifique » et de colonisation, où le commis-voyageur a remplacé le soldat, où la Hamburg-America et le Hamburg-Bagdad ont succédé aux plans de campagne de Roone et du vieux Moltke, et où l’Empereur, tout en paradant à la tête de son armée ou en faisant croisière sur le Hohenzollern, n’est plus que la réclame vivante et le principal actionnaire d’une grande société de banque, ou le « placier » décoratif d’une toute-puissante maison de commerce. Pendant vingt ans, Guillaume II a travaillé à faire de l’Allemagne une Angleterre. Ce n’est pas en passant, et à la faveur d’une parenthèse, qu’on juge vingt ans d’histoire. On comprend très bien que l’Allemagne ait suivi en masse ce souverain qui avait porté son pavillon sur toutes les mers. Mais on comprend aussi que, pour un certain nombre d’Allemands et en particulier pour les Prussiens des vieilles Marches, un pareil changement d’idéal ait semblé une apostasie et l’abomination de la désolation.

Ces gens-là, comme le vieux Stechlin de Théodore Fontane, au fond de leurs landes tristes et de leurs guérets maussades, sentaient bien qu’ils étaient la force la plus originale et l’armature, robuste et revêche, de la monarchie prussienne ; avec leurs souvenirs du roi sergent et des grosses bottes de Frédéric, leurs traditions d’épargne qui étaient une loi de ce sol avare, que pouvaient-ils penser de cette nouvelle cour dont le maître ne songeait qu’à s’entourer de milliardaires, dont les grands conseillers étaient des entrepreneurs juifs comme Ballin et Rathenau, où tout suait l’or et respirait le luxe du parvenu ? Ces terriens obstinés regardaient d’un œil soupçonneux cette fortune du nouvel Empire, que son imprudent pilote lançait à pleines voiles sur les eaux. Ils devaient dans leur intimité juger sévèrement le jeune prince qui détournait son peuple des vertus frugales de la race, pour le séduire par l’attrait des jouissances matérielles. Il le lançait à la conquête des richesses de la terre. Il l’invitait à s’engraisser. Encore s’il avait su voir que tôt ou tard ces rêves de domination économique ne pouvaient manquer de susciter l’envie et la méfiance du monde, et qu’il viendrait un jour où il faudrait fatalement défendre sa place au soleil ! Mais depuis longtemps le trésor des vertus d’autrefois n’était plus qu’un vain mot ; on avait humilié l’armée, la force de l’Allemagne, laissé se rouiller le fer agricole et guerrier, les traditions d’honneur de la noblesse rurale, pour remplacer le vieil idéal par le bien-être épais d’un peuple de boutiquiers.

Tout cela, par malheur, est indiqué, plutôt qu’écrit expressément dans les Mémoires de Ludendorff, lequel est aussi peu prodigue de confidences sur sa personne qu’on le voit porté à récriminer et à se plaindre du régime. Il circule dans tout son livre comme un esprit grondeur, un génie mécontent qui en fait l’atmosphère. Peut-être Ludendorff lui-même a-t-il tardé longtemps avant de s’apercevoir de tout ce qui le séparait de l’Allemagne moderne ; peut-être a-t-il fallu la guerre et ses expériences pour l’en convaincre tout à fait et pour lui montrer l’étendue de son isolement. C’est là, pour le lecteur étranger, le grand intérêt de ces Mémoires, intérêt par malheur presque entièrement sous-entendu, et qui ne se traduit guère, tout au long de ce gros volume, que par les récriminations fatigantes d’un esprit chagrin, qui voit brusquement s’effondrer l’objet de la foi de toute sa vie et qui assiste tout à coup à l’abaissement moral de toute l’Allemagne.


Essayons donc de nous représenter, d’après le peu qu’il nous en dit, l’existence de ce jeune garçon qui, au milieu de ce peuple gras, est encore de la race des maigres. Ce qui est curieux, c’est qu’il n’est nullement un junker, un hobereau. Il est de bonne famille bourgeoise, fils d’un petit commerçant de Posen, sans aucune alliance dans le monde militaire. Il est le premier des siens qui entre dans l’armée. Ses parents, « peu favorisés des biens de la fortune, » l’élèvent à la dure, à grand souci et à grand’peine, lui et cinq frères et sœurs. Ils lui lèguent comme héritage, avec leur pauvreté, l’amour de la patrie et la foi monarchiste, et cette idée bien arrêtée que « l’individu ne doit vivre que pour la famille et pour l’Etat. » Voilà ce jeune louveteau, formé par une morale Spartiate, qui entre dans l’armée et commence à y jouer des coudes. Gueux et orgueilleux, dans l’ennui des villes de garnison, à Wesel, à Wilhelmshaven, à Kiel, il se plonge la nuit dans les livres comme don Quichotte dans ses romans, approfondit l’histoire et la géographie, attiré avant tout par l’histoire militaire. Toutes ses impressions d’enfance, sa morale pessimiste et dure reposant sur le sacrifice de l’intérêt égoïste, sur le dédain de l’argent, sur la noblesse unique du dévouement à la patrie, se développent et se systématisent. Il se fanatise à froid et se monte la tête dans ces lectures solitaires. Le petit lieutenant obscur, intelligent, s’excite à l’idée de l’Etat et par l’exemple des grands hommes. « Dès lors je vouai un culte à la figure puissante et passionnée de Bismarck. L’œuvre de nos rois pour la grandeur de la Prusse et de l’Allemagne apparut à mes yeux en traits éblouissants. Le serment de fidélité que je leur avais juré devint une loi, une religion du sacrifice. Je voyais l’Allemagne, dans le passé, être le champ de bataille éternel de l’Europe. L’importance essentielle de l’armée et de la flotte pour notre sécurité était une leçon qui ressortait de toute l’histoire. Je n’avais, en même temps qu’à ouvrir les yeux autour de moi pour admirer la majesté de l’œuvre pacifique de mon pays et sa part immense dans le labeur de l’humanité et de la civilisation. » Mais il savait aussi que cette œuvre ambitieuse portait ombrage au reste du monde et commençait à l’inquiéter. Attaché en 1904 au bureau des opérations de l’Etat-major général, le résultat de ses études fut la nécessité d’un renforcement de l’armée et la fameuse demande du crédit d’un milliard. Il ne put obtenir la création de trois corps d’armée.

C’est bien l’homme qui, choisissant un nom pour sa première victoire, décide de l’appeler la bataille de Tannenberg, en souvenir d’un combat livré au même endroit par les chevaliers teutoniques. C’est celui qui, soldat dans l’âme, et convaincu de la grandeur de la mission de l’armée, choisit comme arme l’infanterie et la fait choisir à ses beaux-fils, parce que, dit le règlement, c’est l’arme qui a de toutes la gloire de plus souffrir. De cette armée il aime tout : elle s’identifie à la grandeur même du pays. N’allez pas lui parler du « militarisme prussien, » comme si ce militarisme n’était pas « l’âme même de la conscience et du devoir, et ce don absolu de la personne à l’État, qui ont créé à la Prusse et donné à l’Allemagne une ère d’incomparable splendeur ! » Aussi, comme il s’irrite de la plate rhétorique des démagogues socialistes qui prétendent réformer l’armée, en extirper l’esprit de caste et de privilèges : Toucher à l’armée, malheureux ! Toucher à l’arche sainte ! Est-ce qu’on n’a pas, en pleine guerre, au lieu de redoubler de rigueur, fait la folie d’adoucir le code militaire, d’y introduire je ne sais quelles circonstances atténuantes, d’ôter à l’officier son arme la plus puissante, d’interdire la peine du poteau ? Est-ce qu’on n’a pas prétendu, sous prétexte d’égalité, contraindre l’officier à manger à l’ordinaire, à prendre ses repas, comme ses hommes, à la « roulante ? » Est-ce qu’on ne voulait pas, pendant qu’on y était, étendre cette belle mesure aux officiers d’État-major, y soumettre Ludendorff et Hindenburg lui-même ? C’est qu’on ne fait pas sa part au torrent des idées nouvelles. Esprit « civil, » idées « bourgeoises, » révolution, démocratie, socialisme, bolchevisme, toutes ces innovations se confondent aux yeux de Ludendorff et représentent le même danger. Ce monstre constitue sa bête noire. Le pis est qu’on ne voit pas venir le mal ; on ne l’aperçoit que lorsqu’il est fait. L’hetman Skoropadsky contait un jour à Ludendorff un fait qui frappa celui-ci. Il n’avait jamais pu remarquer, disait-il, comment s’était fait le travail qui avait miné son corps d’armée ; il n’y avait jamais observé aucune apparence suspecte : « tout était parti d’un seul coup. » Et l’auteur, dans un autre endroit, rapporte qu’il y avait à Kreuznach (son quartier général au printemps de 1918) une roseraie où il aimait à faire sa promenade quotidienne ; une crue l’emporta en une heure. De même la révolution qui submergea l’Allemagne. « Ce décor que la jolie ville avait patiemment composé, un instant suffit pour le détruire. On se mit à réparer le désastre. Le déblaiement des maisons et des jardins, l’enlèvement des boues et de l’ordure furent entrepris sur-le-champ, mais il fallut longtemps, longtemps pour effacer les dernières traces du fléau. Était-ce là un présage ? »

On voit que ce caractère se tient. Il est entier et tout d’une pièce. Ludendorff écrit quelque part qu’il est indépendant et mauvais courtisan. Au fond, une vue sombre de la nature humaine, qu’il faut sans cesse défendre contre l’entrainement des bas instincts, contre l’invasion de la fange et le désordre des appétits, auxquels la discipline seule oppose une digue. En réalité, pour se libérer de cette perpétuelle tentation d’en bas, il n’y a qu’un moyen de rédemption et de « salut » : le don héroïque de soi-même, l’immolation à l’Etat. L’institution militaire est la grande école de moralité. Elle seule nous élève au-dessus de nous-même, permet au plus humble de participer à l’œuvre de la civilisation. On parle de supprimer la guerre ! Ecoutez : « L’âme humaine est un champ de bataille. A l’intérieur des États, c’est la lutte des partis pour le pouvoir ; dans le monde, la lutte des peuples pour se disputer la terre. C’est ainsi ; c’est la loi de nature. Le progrès, la douceur des mœurs pourront atténuer les formes de la concurrence, — la supprimer, jamais : ce serait aller contre la nature. La nature, c’est la guerre ! Que les éléments supérieurs oublient de vaincre un moment, alors c’est l’élément ignoble qui prendra le dessus et qui défendra sa conquête par les pires violences à moins que l’élite ne consente à la victoire de la canaille. Mais l’élite même ne vit qu’à la condition d’être forte. »

Voilà l’homme. Dès lors, le droit de l’Allemagne représente pour lui le plus indiscutable des axiomes. N’attendez pas de lui l’ombre d’un désaveu ou la plus légère des amendes honorables. La guerre a été « imposée » à l’Allemagne, comme une nécessité de sa situation : il fallait la faire tôt ou tard pour rompre l’ « encerclement. » La guerre-est donc une guerre « défensive » : l’Allemagne n’a fait que prendre les devants, afin de mener cette lutte avec toutes les chances et par le seul moyen qui procure la victoire : en attaquant. Pour aller au plus court et envahir la France sans exposer la droite allemande à la plus grave menace de flanc, il était essentiel de passer par la Belgique. C’est ce qu’a démontré Schlieffen d’une manière éclatante. Mais la Belgique est neutre ? Ludendorff hausse les épaules : cette neutralité est une farce dont personne n’est dupe. Il a collaboré dix ans au plan d’opérations ; c’est la doctrine de l’état-major ; le reste n’est que phrases en l’air et mots vides de sens. Au surplus, s’y prendre autrement et entamer la guerre en retournant le problème, par la défensive à l’Ouest et l’offensive en Russie, ce serait vouloir une guerre longue, et perdre les bénéfices de l’attaque brusquée. Voilà la vérité établie cent fois par Schlieffen et acceptée par tout esprit qui ne se paye que de réalités.

De même Ludendorff traite de « légende » les « atrocités belges » (ce qui signifie les atrocités allemandes en Belgique), et rejette sur les « francs-tireurs » la faute des « exemples » que l’armée allemande fut contrainte de faire. Les gaz asphyxiants n’ont, à ses yeux, pas besoin d’un mot de justification. On s’en sert pour la première fois en Russie ; il faisait trop froid. La seconde fois, le vent était bon ; mais la troupe manquait d’instruction. Plus tard, il y eut des malheurs et des retours de vent. Le soldat n’aimait pas cette arme, dont l’usage exigeait trop de préparatifs. Il fallut renoncer aux nappes de gaz et se contenter d’obus asphyxiants. A la bonne heure ! Au moins, il n’y a pas d’hypocrisie. Pour la guerre sous-marine, toute la question est de savoir si cette arme peut donner la victoire. On le prouve : tout est dit, il s’agit d’ « un devoir envers la patrie ». En vain on objecte le droit des gens : à arme nouvelle, droit nouveau. Ludendorff ne sort pas de là, non plus que dans la question des bombardements aériens. A peine admettrait-il que ces pratiques ont pu constituer des fautes, si elles ont eu moins d’avantages que d’inconvénients. Mais il serait difficile de l’en faire convenir : tout était si bien calculé ! les mesures étaient si bien prises ! Du reste, tout ce qu’on reproche à l’armée allemande, en fait d’abus et de pillages, est pure calomnie et fait sourire de pitié. Les territoires occupés fournissent au vainqueur leurs matières premières : « c’est la loi de la guerre. » Ludendorff ne se gêne pas pour dire que, pendant toute l’année 1917, c’est la Roumanie seule qui permit aux Empires centraux de vivre et les remit à flot. Cette condition est sans doute fort dure pour le vaincu, mais qu’y faire ? L’Allemagne a les mains pures et la conscience tranquille. Même les destructions sauvages exécutées au cours de la retraite sur la Somme, pendant la fameuse manœuvre qui porte le nom noir et haineux d’Alberich, ont été faites froidement, avec méthode et pour des raisons positives. Que veut-on de plus ? Tout ce qu’on reproche à l’Allemagne, il faut le reprocher à la guerre. Or la guerre a été « imposée » à l’Allemagne ; quand elle attaque, elle se défend, etc.

Outre ce « document » qu’ils nous offrent sur le caractère de leur auteur, les Mémoires de Ludendorff nous apportent sur les événements militaires des renseignements peut-être encore plus importants. Après un court prologue consacré à la prise de Liège, fait d’armes dont l’essentiel nous est déjà connu, nous voyons l’auteur brusquement rappelé par une note de service dans la Prusse Orientale, où les avant-gardes russes pressent les derrières de l’Allemagne et menacent de prendre ses forces à revers. Elles sont déjà à moins de trois étapes de Koenigsberg. Ludendorff monte dans le train spécial le soir du 23 août, et apprend en route qu’il trouvera à la gare de Hanovre, à 4 heures du matin, son nouveau chef, le vieux général von Hindenburg. Les deux hommes ne s’étaient jamais vus. Ce fut le commencement de cette association fameuse qui devait faire apparaître de plus en plus ce couple illustre comme le sauveur de la patrie, et porter toujours plus haut le renom des « Dioscures.»

Toute cette partie du livre, qui raconte les événements de Russie, est pour nous d’un vif intérêt. C’est la première fois que nous avons un récit complet de ces campagnes, si fertiles en péripéties, sur lesquelles nous ne disposions encore que de renseignements rares et évasifs. Elles ont établi solidement la réputation manœuvrière de la raison sociale Hindenburg-Ludendorff. La série des combats livrés par eux dans la Prusse orientale comme chefs de la IIe armée, puis à la tête de la VIIIe, enfin comme commandants du groupe d’armées de l’Est et de l’ensemble des forces alliées, de la Baltique aux Carpathes (Oberbefehlshaber Ost) restera mémorable dans l’histoire militaire. — Encore faut-il ajouter que le tableau serait sans doute un peu différent, si les ours aussi savaient peindre. La manœuvre de Tannenberg est fameuse pour sa hardiesse. Le parti de défiler devant l’armée Rennenkampf, forte de 26 divisions, en ne laissant devant elle qu’un dérisoire rideau de deux brigades de cavalerie, pour aller s’attaquer à l’armée Samsonow, était d’une folle audace ; si Rennenkampf faisait seulement mine de bouger, l’armée allemande était perdue... Rennenkampf demeura inerte, et Samsonow fut écrasé... Cette immobilité d’un général qui ne passait pas pour incapable a paru si suspecte, qu’elle sera toujours un problème historique. Les Russes ont parlé de trahison. Je n’aurai garde de me prononcer sur un point si troublant. On aurait souhaité que Ludendorff en donnât une explication. Il n’est pas douteux qu’il ait remporté dans cette occasion une victoire éclatante : toute une armée ennemie fut proprement anéantie. Mais tant qu’il régnera un doute sur les motifs de Rennenkampf, dont l’intervention devait changer cette victoire en désastre, pourra-t-on dire en toute sincérité de la bataille de Tannenberg ce que Napoléon disait de ses immortelles victoires, qu’elles défiaient le temps comme l’airain ?


Mais j’ai hâte d’en venir à ce qui fait pour nous l’intérêt essentiel de ces Mémoires, c’est-à-dire à l’histoire des deux dernières années de la guerre, depuis le 29 août 1916, date à laquelle les inséparables « Dioscures » ont été appelés au commandement suprême (oberste Heeresleitung) et ont pris en main les affaires militaires de l’Empire. Aussi bien cette partie des faits est-elle la plus importante aux yeux de Ludendorff lui-même, comme celle sur laquelle il a le plus à cœur de se justifier : elle occupe à elle seule plus des deux tiers de son plaidoyer. Nous discuterons tout à l’heure quelques-uns de ses arguments. Contentons-nous pour l’instant de signaler les points les plus dignes d’attention.

On voit tout de suite, par exemple, que l’Allemagne, dès le milieu de l’été de 1916, se trouvait dans une situation réellement tragique. Battue dans sa double offensive de Verdun et du Trentin, battue en Galicie, en Macédoine, sur la Somme, elle se voyait de toutes parts réduite à la défensive. Et quelle défensive ! Elle ne parvenait à tenir qu’au prix d’effroyables sacrifices. Ses armées fondaient à vue d’œil. En quelques mois, la face des événements s’était complètement retournée. Il suffisait de la moindre des choses pour consommer la défaite des Empires du Centre. Qu’à ce moment exceptionnel il se produisit un fait nouveau, que l’intervention roumaine eût été réglée avec plus de soin, c’en était fait de l’Allemagne, et la victoire était à nous. Cette victoire de l’Entente était encore fort possible pendant les premiers mois de l’année suivante. Ce n’est qu’avec un cœur serré, en dépit des mesures de sécurité qu’il avait prises, que Ludendorff vit venir une nouvelle bataille défensive. Le 9 avril 1917 fut un des « jours noirs » de sa vie. Et la journée du 16 avril ne fut pas beaucoup plus rassurante. « Le général Nivelle avait conçu réellement le grand objet stratégique. » Et après que nous eûmes renoncé à cette entreprise, ce fut le commencement de la terrible bataille des Flandres : les journées du 30 juin, du 1er août, du 14 août, du 16 août, les batailles de septembre, les batailles du 20 août à Verdun, du 23 octobre à la Malmaison, du 17 novembre à Cambrai, furent autant de coups qui retentirent d’une manière funeste dans toute l’Allemagne. Jamais encore l’armée allemande n’avait été soumise à une si rude épreuve. Même les surprenantes victoires qui terminèrent l’année ne suffirent pas encore à distraire Ludendorff de sa préoccupation. « Le monde (et le monde commençait très vite autour de moi), le monde vit Tarnopol, Czernowitz, Riga, il vit Caporetto, Udine, la Piave : il ne vit pas mon cœur, il ne vit pas ma douleur, la pitié de nos malheureuses troupes sur le front occidental. Mon esprit était en Russie, en Italie, mon cœur en France. Il y avait longtemps que j’avais perdu la joie. »

Dans ces conditions, Ludendorff reconnaît que l’Allemagne ne dut son salut qu’à la révolution russe. Son altitude devant cet événement inouï est du reste fort embarrassée. Il en conçoit un fort grand trouble. Il accuse naturellement la France et l’Angleterre de la chute du tsar. Il se défend de toute alliance avec les démocrates. Il avoue cependant qu’à la nouvelle des événements du 15 mars, « il se sentit un gros poids de moins sur le cœur. » Il ne peut pas nier non plus que le voyage de Lénine à travers l’Allemagne n’était pas possible sans la complicité du gouvernement allemand. « Ce voyage était nécessaire. Il fallait détruire la Russie. Mais il fallait prendre garde aussi à ne pas nous détruire nous-mêmes. » Tout cela n’est pas très clair. Ludendorff voudrait nous faire croire que les bolchevistes sont des compères qui font les affaires de l’Entente et qui ont partie liée avec nous. On n’a pas de peine, en effet, à supposer que cet enragé conservateur qu’est l’ancien quartier-maître général ne peut concevoir que de l’horreur pour l’extraordinaire carnaval des soviets. Pour ce Prussien de vieille roche, le cloaque bolcheviste ne peut être qu’un objet de scandale et de dégoût. Ah ! il n’est pas tendre pour ces héros de la troisième internationale ! « C’étaient des impérialistes qui ne rêvaient que d’établir le règne de l’anarchie sur la terre. Et c’étaient des nationalistes qui tenaient l’indépendance de la Pologne, de la Courlande et de la Lithuanie (en dépit du beau droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) pour autant de mesures hostiles à la Russie. » Il est probable que Ludendorff fut un des premiers en Allemagne à apercevoir le danger et l’infernale force de décomposition sociale qu’on venait d’introduire dans le monde. Après cela, il ne peut nier que le gouvernement allemand n’ait, en dépit des cris d’alarme du haut commandement, constamment joué un double jeu avec ces dangereux alliés.

Ludendorff frémit de rage en pensant aux scandaleuses négociations de Brest-Litovsk où les représentants de l’Empereur n’eurent pas honte de causer ; avec cette vermine. Il protesta de toutes ses forces contre l’introduction à Berlin de cet étrange ambassadeur, Joffre, qui faisait de son ambassade un foyer de sa propagande. Le chancelier répondit que « c’est à Berlin qu’il était le plus inoffensif : on pouvait l’y tenir à l’œil. Par malheur, ajoute Ludendorff, cet œil n’y voyait pas. » Du reste, je ne me flatte pas de débrouiller cet imbroglio bolcheviste, qui demeurera sans doute une des plus lamentables comédies de l’histoire. L’avenir ne pourra se tenir de stupéfaction devant l’avènement de ce monstre, environné à son berceau de tous les sourires du monde, qui s’en disputait les bonnes grâces.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que le bolchevisme sauva l’Allemagne en 1917, avant d’achever sa perte en 1918. Il permit à Ludendorff de retirer de Russie 55 divisions et tout ce qui valait quelque chose dans le reste. Il ne laissait à l’Est qu’un cordon sanitaire, qui servait en même temps de police et de garde-magasin ; car il faut vivre. Désormais Ludendorff disposait, sur le front occidental, de la supériorité du nombre, avec 207 divisions contre 160 de troupes françaises, belges et britanniques. C’était de quoi gagner la guerre avant l’entrée en scène des troupes américaines ; du reste, la guerre sous-marine à outrance se chargeait de les empêcher d’arriver en Europe, ou bien, si elles y parvenaient, de les condamner à y périr de faim ; L’Autriche avait fait savoir qu’elle ne pourrait tenir au delà de l’automne. Ludendorff avait plus de six mois pour faire son affaire. En mettant les choses au pis, c’était plus qu’il ne lui fallait pour en finir.

Ce récit de la dernière campagne occupe deux cents pages de l’ouvrage. On ne peut s’empêcher de les lire comme un roman. Pour le lecteur qui suit dans la Revue les magnifiques récits de M. Louis Madelin, la contre-partie de cette histoire, — écrite par Ludendorff, — est une inestimable aubaine. Comme, l’année précédente, le quartier-maître général avait refondu son armée et remanié la tactique en vue de la guerre défensive ; de même, il employa l’automne et l’hiver qui précédèrent l’attaque à monter dans le détail sa machine offensive.

Les soixante pages qu’il consacre à cette préparation comptent parmi les plus fortes du livre. Rien n’est plus curieux ensuite que l’enchaînement des trois « actes » de l’énorme bataille, — celle de mars-avril, celle du 27 mai au 10 juin, et celle qui allait commencer le 15 juillet. On y prend sur le fait, dans cette triple tentative, le principe même de l’échec fatal auquel elle était condamnée : l’incompréhensible abandon de la marche sur Amiens, la recherche de la surprise et du coup de théâtre, et enfin l’obligation, après chaque succès, de retirer la troupe du combat, pour la reconstituer et remonter la machine. Peut-être l’état de l’armée allemande ne permettait-il pas de faire mieux. Mais il est évident que la répétition de cette manœuvre toujours la même, ne pouvait qu’user l’instrument, et qu’à la troisième fois l’ennemi, pour peu qu’on lui fit crédit de quelque intelligence, devrait avoir trouvé la parade. Le puissant tacticien de la bataille du 21 mars fit preuve en cette occasion d’une stratégie fort médiocre. La supériorité du nombre le rendit redoutable, mais il gaspilla cet avantage au lieu d’en profiter pour redoubler ses coups. Au lieu de poursuivre l’armée anglaise et d’achever de l’anéantir, il crut mieux faire de se rouvrir la route de Paris. Il ne réussit qu’à se loger dans des « poches » successives qui absorbèrent ses effectifs, où il prêtait le flanc de toutes parts, et où un ennemi actif ne pouvait manquer la première occasion de l’étrangler. On sent bien que Ludendorff a compris, en écrivant, qu’il avait accumulé les fautes. A travers tous ces épisodes, on le voit revenir toujours à son projet d’attaque dans les Flandres, pour s’emparer des ports de la côte, comme à son idée fixe. C’était la vérité militaire ; mais il n’était déjà plus libre d’y revenir. Le lendemain du désastre du Kronprinz en Champagne, il était dans le Nord, au quartier général du prince de Bavière, pour s’occuper de l’attaque de la crête des Flandres. C’est là qu’il apprit, le 18 juillet, à midi, que le front de l’armée von Boehn était totalement crevé entre la Marne et l’Aisne, devant la forêt de Villers-Cotterets. Il quitta précipitamment le prince : il ne devait plus le revoir. La situation, une fois de plus, se trouvait retournée. Les dés lui échappaient. C’est Foch qui désormais reprenait la partie.

Il aperçut bien tout de suite que celui-ci entendait vider la poche de la Marne, et il s’apprêta aussitôt à préparer sa retraite en faisant belle contenance. Il fallut quinze longs jours de combats pour se rabattre sur la Vesle. Mais il ne comprit pas encore à quel point il était vaincu : il n’avait pas mesuré l’énergie de son adversaire et l’étendue illimitée de sa détermination. Il ne vit pas qu’il avait affaire à une volonté plus puissante même que la sienne. Il fallut la bataille du 8 août pour lui ouvrir les yeux. Ce jour-là, il se sentit perdu. Il vit clairement que l’ennemi qui le tenait à la gorge ne le lâcherait plus. Il sut que l’assaillant avait pris, dans ces deux journées, conscience de sa force : ces deux défaites lui montraient que « ce n’étaient plus les troupes de la vieille Allemagne. » Dès le 13 août, il tint conseil au Quartier Général avec le chancelier en présence de l’Empereur, et se déclara pour la paix immédiate. Hindenburg était plus confiant. Il espérait encore que l’on s’en tirerait à la grâce de Dieu. Le gouvernement ne fit rien. Cependant Foch, sans se lasser, précipitait ses coups, lorsque se produisit l’effondrement bulgare (15 septembre). Désormais la coalition était prise à revers, la route du Danube ouverte. Il fallait agir. Le 4 octobre, partait la demande d’armistice.

Il est impossible de lire ce récit pathéthique sans une satisfaction profonde, mêlée de cette angoisse qui fait le plaisir tragique. Nous y retrouvons toutes fraîches nos impressions d’il y a un an. Nous y voyons l’effet de nos coups. Nous entendons les cris de détresse que ces coups arrachaient à l’orgueil de l’ennemi. Et ici encore, une question, qui ne cessait de nous hanter durant cette merveilleuse campagne de l’été de 1918, se pose à nouveau devant nous : pourquoi Ludendorff, au lieu de battre largement en retraite, et d’ordonner un vaste repli, en évacuant, s’il le fallait, tous les territoires occupés, s’obstina-t-il à faire tête et s’épuisa-t-il en des résistances stériles ? Que lui coûtait-il de renouveler en grand sa plus belle manœuvre, celle de mars 1917, et de rompre le combat pour se retirer au besoin sur la Meuse ? Il ne sacrifiait que des territoires étrangers : Joffre, en août 1914, n’avait pas hésité à faire le sacrifice d’une partie de la France. Derrière la Meuse, s’il avait su s’y résigner tout de suite, il est hors de doute que Ludendorff nous eût mis en grand embarras : il pouvait y reformer ses forces dans une posture redoutable, et qui sait si nos troupes auraient continué à se battre du même cœur ? La guerre n’avait plus d’objet... Au lieu de suivre ce grand parti, Ludendorff s’obstina en chicanes de détail ; il acheva d’y mettre en pièces son armée, d’y consumer ses dernières réserves. Il fit une retraite imposante et, il faut le dire, supérieure : chef-d’œuvre funeste ! Cette retraite, au lieu de sauver son armée, en devint le tombeau.

Je me souviens, comme si c’était hier, des transports passionnés que soulevaient parmi nous ces graves problèmes. Sans Joule, Ludendorff se trouva presque continuellement en présence de tâches énormes. Trois ou quatre fois de suite, dans des circonstances terribles, il tira l’Allemagne de situations désespérées : à Tannenberg, puis encore en 1916 après les offensives de Galicie et de la Somme, en 1917, devant les offensives de Haig et de Nivelle. Il mena l’armée allemande à Varsovie et à Riga, aux portes de Venise, d’Amiens, de Calais et de Paris. Il sembla plus d’une fois que le succès définitif ne tînt qu’à l’épaisseur d’un fil. Il est toujours curieux de voir le vaincu refaire après coup sa bataille, se dire : « Si pourtant nous avions eu telle chance !... Si tel contretemps ne s’était pas produit !... » A l’attaque du 21 mars, c’est la IIe armée qui ne débouche pas ; à celle du 27 mai, c’est la division de droite qui, au lieu d’obliquer à l’Ouest et d’enfiler la route de Compiègne, fonce droit devant elle en négligeant Soissons. Et ce sont encore des faits de bien moindre importance : c’est un lieutenant de pionniers qui traverse la Marne à la nage et va se faire prendre avant l’attaque du 15 juillet ; c’est un officier d’artillerie fait prisonnier, qui « cause » trop et mange le morceau ; ce sont les bavardages stupides de l’arrière, l’imbécile « vantardise » et la niaise « expansion » allemandes qui proclament huit jours à l’avance qu’on sera le 1er août à Paris.

Nous savons tous le rôle de ces accidents dans le sort des batailles : ce sont les chances de la guerre, et nous avons nous-mêmes eu notre part des mauvaises. Il est tentant de résoudre l’histoire dans cette menue poussière de hasards impalpables, qui échappent à toute prévision, et qui sont le refuge assuré du plus faible. Mais on sent que ces raisons, bonnes pour expliquer une bataille, ne valent plus rien, dès qu’il s’agit du sort de toute la guerre. On ne rend pas compte des grands faits par les infiniment petits. Au total, ce sont des choses qui s’équilibrent des deux côtés. L’Allemagne, tout compte fait, a eu autant de chances que nous à son actif : ces chances lui ont paru favorables, puisque c’est sur ce calcul qu’elle a pris sur elle d’engager la guerre. Elle l’a perdue. Pourquoi ?

Là-dessus Ludendorff, propose cent explications. Il accuse le gouvernement, la diplomatie, les alliés, le blocus, la disette, les socialistes, la propagande ennemie, la révolution, le bolchevisme, etc., etc. Ces diatribes remplissent un bon tiers du volume, noient, — peut-être à dessein, — le récit des événements militaires. On sent que Ludendorff, chargé par le destin de la responsabilité écrasante de sauver son pays (il avait déjà eu, comme chef d’Etat-major, une part importante dans la mise au point du plan d’opérations), veut prouver à tout prix qu’il n’a pas tenu à lui d’y parvenir. Il se défend d’avoir été jamais un « dictateur. » Il n’a jamais pu obtenir la collaboration et l’appui sans réserve du gouvernement. Ce n’est pas lui qui était le maître des ressources du pays. Le programme Hindenburg pour la fabrication du matériel et des munitions, pour le renforcement de l’armée par le service civil et l’incorporation des femmes, n’a pas été réalisé. L’Allemagne a reculé devant les sacrifices. Elle n’a pas voulu se battre jusqu’au bout. Les chanceliers n’ont pas été à la hauteur de leur devoir. Ils ont jugé habile d’avoir une politique de paix qui ne faisait qu’énerver leur politique de guerre. Ils n’étaient « ni chair ni poisson » Ah ! si l’Allemagne avait eu un Gambetta, un Clemenceau ! Mais Ludendorff n’a trouvé autour de lui que le désert : il demeure accablé du néant du personnel politique de l’Empire. Quoi ! 80 millions d’Allemands, et pas un homme ! Partout des gens qui veulent jouir et qui gémissent ! Certes, nous pouvons en croire un ennemi qui nous hait : lorsque Clemenceau, à la Chambre, sous le canon dont les obus voulaient semer la terreur, quand l’ennemi était à quinze lieues de Paris, criait : « Je fais la guerre !,.. Je me bats devant Paris, je me bats dans Paris, je me bats derrière Paris !... » il faut voir Ludendorff écoutant avec rage, au bout du récepteur du radiotélégraphe, ces paroles immortelles. Sa colère sera douce au Tigre : c’est le plus beau témoignage de son admiration.

Ludendorff a raison et c’est là notre gloire : « La France, la Belgique, la Serbie ont plus souffert que l’Allemagne, » et n’ont pas déposé les armes. Ce fut notre impression à tous, en entrant cet automne dans les pays rhénans : l’Allemagne n’était pas battue économiquement. La prospérité extraordinaire de ces pays nous frappa. Le luxe des villages, leur tenue, leur aménagement, leur richesse en fait d’outillage, d’instruments de culture et de progrès, étaient un sujet d’étonnement. A côté de ces villages modèles, qu’étaient nos pauvres bourgades du Dauphiné, du Limousin ? Mais en même temps se faisait jour cette autre vérité ; ces pays trop comblés, trop gras, avaient perdu toute valeur morale. Ils étaient attachés trop avant aux biens de cette terre. Combien nos paysans illettrés et nourris de châtaignes, sous le chaume de leurs fermes au sol en terre battue, où picorent des poules noires, offraient plus de noblesse, de distinction natives ! Combien de ressources dans ces âmes incultes et intactes ! Quel ressort dans ces cœurs ! Notre victoire était celle de l’homme libre qui sait souffrir, sur l’homme esclave de la jouissance matérielle.

Tout cela est parfaitement vrai. L’Allemagne a subi une défaite morale, parce qu’en définitive le vaincu est celui qui consent à l’être. Qui de nous ne se souvient d’avoir éprouvé une profonde stupeur quand l’Allemagne accepta les termes de l’armistice ? A cela le gouvernement de M. de Bethmann ou du prince Max ne pouvait rien. L’Empereur même, s’il l’avait voulu, n’aurait pu réussir à galvaniser ce grand pays qui avait oublié son honneur et ne songeait plus qu’à tirer le meilleur parti d’une mauvaise affaire. L’Allemagne, depuis deux ans déjà, ne pensait plus à autre chose. La première parole qui sortit de la bouche du kronprinz, au mois d’août 1916, quand Ludendorff prit possession du commandement suprême, ce fut le mot de paix ; même refrain quand il vit le prince de Bavière. Ludendorff, d’une façon un peu incohérente, nous accuse tour à tour d’avoir lancé l’idée d’une « paix de compromis » et d’avoir nourri en même temps un véhément désir d’anéantir l’Allemagne. Il se trompe. La manœuvre de la paix blanche, le coup de la partie nulle, n’est pas parti de ce côté des lignes. Ce fut une « habileté » de la diplomatie autrichienne et allemande, à laquelle je ne crois pas qu’aucun de nos hommes d’État ait jamais opposé autre chose que la plus catégorique et la plus décourageante des fins de non-recevoir.

Ludendorff « laissa faire » les ouvertures du 12 décembre 1916. Il dit qu’il en voyait le danger. Pour lui, devant la volonté implacable de l’ennemi, il ne voit pas d’accord et d’entente possibles ; il comptait seulement, dit-il, sur l’atrocité de nos refus ou de nos conditions pour provoquer dans son pays un sursaut d’héroïsme, une révolte de l’honneur. Lui qui « connaît les hommes, » ne connaissait pas assez l’Allemand « post-bismarckien. »

Mais l’Allemagne ne souhaita la paix que du jour où elle crut la victoire impossible. La vraie raison de ce désir, c’est qu’elle se sentait battue ; on vient de voir qu’elle eut ce sentiment de très bonne heure. Ludendorff lui-même en laisse l’aveu lui échapper quelque part : « Notre malheur, écrit-il, ce fut de n’avoir réussi ni à l’Est, ni à l’Ouest, pendant toute la guerre, une grande percée stratégique, conduite à bonne fin avec toutes ses conséquences. » Il n’y a pas d’autre raison de la défaite allemande. L’Allemagne n’a jamais pu remporter une victoire complète. Elle espéra-encore le faire en 1918. Un « hasard inouï, » un de ces accidents sur lesquels « on ne peut jamais compter, » lui remit en main toutes les chances. Elles n’aboutirent cette fois encore qu’à de nouvelles déceptions. A ce moment, l’armée allemande était perdue. Ludendorff pouvait peut-être la sauver d’un désastre par une retraite faite à temps ; il acheva de la ruiner par une résistance stérile. Dans ces conditions, qu’attendre de la guerre ? Ludendorff voulait encore tenter la fortune. J’ai dit qu’il était joueur. Une de ses expressions favorites, dans tous ses exposés de manœuvres, est : « C’était un risque à courir, » « une chose à prendre dans le marché. » Il fut lui-même jusqu’au bout. Toutes les chances de l’Allemagne, il les avait mises sur la guerre. Il était l’homme de la guerre. Il a joué la partie, avec quelle détermination, quelle rudesse, quelle féroce absence de scrupules, on le sait. Il l’a jouée, et il l’a perdue. Il devrait se montrer beau joueur.


LOUIS GILLET.

  1. 1 vol. gr. in-4 de VII-628 pp. avec 10 cartes et 46 croquis. Miller et fils, Berlin, 1919.