Les Mémoires du Diable/Édition 1858/09

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Michel Lévy (tome Ip. 143-147).


IX

NOUVEAU MARCHÉ.


Quand Luizzi revint de son évanouissement, il se trouva couché dans la chambre qu’il occupait chez M. Buré ; une lampe veillait près de lui, un domestique était assis au chevet de son lit. Le malade fut longtemps avant de rassembler assez précisément ses souvenirs pour s’expliquer la position où il se trouvait. Peu à peu son accident et les causes de cet accident lui revinrent en mémoire, ou plutôt se présentèrent à lui comme un rêve affreux qu’il avait subi et dont la réalité ne ressortait pas encore bien nettement dans son esprit. Il se leva sur son séant pour regarder autour de lui, il sentit que la force lui manquait. Peu à peu il découvrit, aux bandages qui entouraient ses bras, qu’il avait été saigné, et, se rappelant confusément la hauteur de la fenêtre par laquelle il s’était précipité, il s’étonna de ne pas s’être tué, et craignit de s’être brisé quelque membre. Il se tâta, se remua, fit jouer les articulations, et vit avec une certaine joie qu’il n’avait souffert aucune fracture. Après ce soin donné à lui-même, Luizzi revint à penser à l’horrible scène dont il avait été témoin et dont il avait voulu prévenir l’épouvantable dénoûment. Cloué dans son lit par la douleur et la faiblesse, il chercha à voir quelque chose dont il pût s’aider, ou quelqu’un à qui il pût s’informer et donner au besoin des ordres. Ce fut alors qu’il aperçut le domestique assis au chevet du lit. Le drôle s’occupait très à son aise du soin qu’on lui avait sans doute confié de veiller sur les moindres mouvements du malade, car il lisait fort attentivement un journal, tout en se grignotant les ongles qu’il avait d’une beauté remarquable. Luizzi eût tout le temps de l’examiner, et ne le reconnut pour aucun des domestiques de la maison de M. Buré. L’air impertinent et insoucieux du faquin lui déplut souverainement. D’ailleurs, les malades sont comme les femmes, ils détestent qu’on s’occupe d’autre chose que d’eux. L’humeur de Luizzi monta au plus haut degré, quand ledit valet, qui lisait son journal avec un petit sourire blagueur sur le bout des lèvres, à travers lequel il faisait glisser un petit sifflotement, se mit à murmurer ce mot : Très-drôle, très-drôle ! — Il paraît que ce que vous lisez là est fort amusant ? dit Luizzi avec colère.

Le valet regarda Luizzi de côté en clignant les yeux, et répondit :

— Jugez-en vous-même, monsieur le baron.

« Hier un duel a eu lieu, un duel entre M. Dilois, marchand de laines, et le jeune Charles, son commis. Celui-ci, atteint d’une balle dans la poitrine, a succombé ce matin. On se demandait quelles pouvaient être les causes de ce duel, lorsque le départ subit de madame Dilois est venu les expliquer à tout le monde. »

— Grand Dieu ! s’écria Luizzi en se levant sur son séant, Charles tué ?

Le domestique continua sa lecture.

« On prétend que les propos de la femme d’un de nos plus riches notaires ne sont pas étrangers à la découverte que M. Dilois a faite des rapports intimes que sa femme entretenait avec le jeune Charles. »

— Quoi ! c’est écrit dans ce journal ? s’écria Luizzi stupéfait. — Oh ! ce n’est pas tout, répondit le domestique, écoutez :

« Dix heures du soir. Nous apprenons un accident peut-être encore plus affreux. Madame la marquise du Val vient de mettre fin à ses jours en se précipitant de l’étage le plus élevé de son hôtel. Une circonstance extraordinaire de ce suicide, et qui semble se rattacher par des liens inexplicables à l’affaire de M. Dilois, résulte d’un billet trouvé dans la main de la marquise. Voici les quelques lignes de ce billet : « Cet A… est un infâme, il n’a pas tenu la promesse qu’il t’avait faite, il a parlé. Il m’a perdue, moi… Et toi, toi !… Pauvre Lucy, que je te plains ! Signé : Sophie Dilois. » Chacun se demande quel est l’infâme désigné par l’initiale A… Est-ce celle d’un nom de baptême ou d’un nom de famille ? D’un autre côté, on s’étonne de ce tutoiement entre deux femmes qui n’étaient pas du même monde et qui n’avaient pu même se connaître dans leur enfance comme camarades de pension, puisque la marquise n’avait jamais quitté sa mère (l’ancienne comtesse de Crancé) jusqu’au jour de son mariage, et que d’un autre côté madame Dilois a été élevée par la charité d’une vieille femme qui l’avait recueillie dès son plus bas âge. »

La stupéfaction de Luizzi, son désespoir le rendirent immobile et muet durant quelques minutes. Madame Dilois, Lucy, Henriette, madame Buré, toutes ces femmes, pareilles à des fantômes blancs, semblaient voler et tourner autour de son lit.

— J’ai tué celle-ci et j’ai laissé assassiner celle-là, se disait-il, comme si une voix surhumaine lui eût soufflé cette phrase qu’il se répétait sans cesse.

Il portait des regards épouvantés autour de lui, sans force pour agir, n’ayant personne au monde à qui confier ce qu’il avait appris ; il se sentit désespéré, et tournant vers le ciel ses mains jointes, il s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

À peine avait-il prononcé ce peu de mots, qu’il reçut sur les doigts une chiquenaude vigoureuse de la main du valet qui veillait près de lui.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? lui dit-il, vous passez à l’ennemi au jour du danger, mon seigneur ? ce n’est ni d’un gentilhomme ni d’un Français.

— Ah ! c’est toi, Satan.

— C’est moi.

— Qui t’a appelé, esclave ?

— Toi, qui m’as demandé l’histoire de madame Dilois et celle de la marquise.

— Tu as refusé de me la raconter.

— Non, mais je t’ai remis à huit jours. Les huit jours sont passés.

— Ainsi, je suis dans ce lit ?…

— Depuis quarante-huit heures.

— Et Henriette ?

— Plus tard, mon maître, tu sauras le dénoûment de cette histoire.

— Félix a tué la malheureuse ?

— S’il l’a fait, il a eu raison pour elle et pour lui ; tous deux sont délivrés d’un supplice, elle surtout, qui commençait à se lasser dans le cœur du rôle qu’elle jouait encore par orgueil.

— Peux-tu dire cela ? elle aimait ce Léon d’un amour que le monde ignorera toujours.

— Eh non ! mon maître. Elle n’aimait plus Léon, et, à vrai dire, ce n’est pas précisément ce Léon qu’elle avait aimé.

— Satan, Satan, tu flétris tout !

— Non, j’explique tout. Henriette n’aimait pas Léon ; elle a aimé l’amour qu’elle éprouvait. Ce jeune homme qu’elle a rencontré est venu à point pour ouvrir son cœur et donner un but à ses rêves ; il s’est trouvé là, devant elle, au moment où son âme demandait à s’élancer à quelque chose qui la soutînt. Mais Léon était bien au-dessous de la passion qu’il a fait naître ; s’il l’eût connue, il ne l’eût pas comprise. Léon a oublié Henriette qu’il croit morte. Léon est marié, Léon a des enfants qu’il appelle Nini et Lolo, Léon engraisse, Léon a du ventre, Léon boit deux petits verres d’eau-de-vie après son dîner, Léon vient d’assurer sa fortune en faisant faillite ; si Henriette avait été libre de donner sa vie à Léon, elle eût été plus malheureuse que dans la tombe, car dans la tombe elle n’a vu mourir que les espérances d’un bonheur qu’elle croyait au ciel, et dans la vie elle eût vu s’éteindre la religion de son cœur et sa foi dans l’amour.

Satan prononça ces paroles avec une sorte d’amertume, et Luizzi, le contemplant avec attention comme si son regard eût pu pénétrer dans l’infernale pensée du démon, lui dit :

— Tu considères comme un malheur de perdre sa foi et sa religion ?

— C’eût été un malheur pour Henriette, voilà tout ce que j’ai voulu dire ; car je méprise fort les théories générales avec lesquelles on pose des principes absolus qui ne vont pas plus à tout le monde que le même habit à toute une population. C’est comme si tu voulais juger de madame du Val par madame Buré, parce que toutes deux se sont données à un homme en quelques heures.

— Oh ! reprit Luizzi, est-il vrai que Lucy soit morte, et cet article de journal… ?

— Tout cela est vrai.

— Et je l’ai assassinée !

— L’arme était chargée, tu as tiré la détente.

— Elle était donc bien à plaindre ?

— Oh ! oui, celle-là a été bien à plaindre ! s’écria Satan, et tu vas en juger.

— Pas ce soir, reprit Luizzi, plus tard.

— Non, baron, tu m’entendras, je t’ai prévenu. Une fois que tu auras demandé une confidence, t’ai-je dit, il faudra la subir jusqu’au bout.

— Je le sais, mais je puis m’exempter de cette obligation.

— En me donnant quelques-unes de ces pièces renfermées dans cette bourse.

— Un mois de ma vie ?

— Non, non, oh ! ce n’est pas pour si peu de chose que je t’épargnerai le récit du mal que tu as fait.

— Tu vois bien que je n’ai pas la force de l’entendre.

— Je te la donnerai.

— Je cacherai ma tête dans mes mains et je boucherai mes oreilles.

— Ma voix percera tes mains.

— Satan, tais-toi, je t’en supplie ; je ne refuse pas d’écouter ces lamentables histoires, mais plus tard.

— Et que m’importe de te les apprendre quand le temps aura durci ton cœur et cicatrisé ton remords ? c’est pendant que l’un souffre et que l’autre saigne qu’il faut que tu les apprennes. Suis-je donc ton esclave pour t’obéir ? Ne sais-tu pas, malheureux, que celui qui achète un assassin lui est vendu ? Toi qui as acheté le Diable, tu m’appartiens.

En disant cela, Satan, dont la forme perdue dans l’ombre de la chambre avait repris quelque chose de son infernale majesté, Satan souriait de ce bel et effrayant sourire qui fait pitié à Dieu, tant il lui rappelle la grandeur de son bel ange chéri qu’il a été obligé de punir, et qui a laissé en son cœur divin une blessure éternelle, l’impossibilité de lui pardonner jamais. La pauvre et misérable nature de Luizzi n’était pas capable de soutenir ce sourire ; il lui entrait dans le cœur comme ferait une vis dentelée qui tourne et déchire.

— Grâce ! dit-il, grâce ! Je t’entendrai quand tu voudras.

— Soit, je choisirai l’instant. Et que me donneras-tu ?

— Un mois de ma vie.

Le Diable se prit à rire, et répliqua :

— Es-tu sûr d’avoir un mois de reste dans ta bourse, pour l’offrir si fièrement ?

— Dieu, mon Dieu ! s’écria Luizzi en cherchant le coffre-fort de sa vie sous son oreiller.

Il le trouva, et il lui parut presque vide.

— Suis-je donc si près de mourir ?

— L’avenir n’est pas compris dans notre marché, et je n’ai rien à te répondre ; il n’y a que le passé, et le passé je vais te le dire.

Il commença alors d’un ton dégagé :

— Cette madame du Val que tu as assassinée…

— Assez, assez ! dit Luizzi d’une voix mourante.

Un horrible vertige tournoyait dans la tête d’Armand, la fièvre battait dans son cerveau, des fantômes pâles et décharnés se pressaient autour de lui, sa raison s’en allait. Il eut encore plus peur de la folie que de la mort, et il dit au Diable :

— Tiens, prends, et laisse-moi.

Le Diable s’empara de la bourse et l’ouvrit. Armand, à cet aspect, s’élança pour la ressaisir ; mais il resta cloué à sa place, il vit les doigts du Diable se glisser dans la bourse et prendre une des pièces. À ce moment un froid de glace saisit Luizzi au cœur, toute vie s’arrêta en lui, il ne sentit plus rien.

Trois heures sonnaient.