Les Mémoires du Diable/Édition 1858/13

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Michel Lévy (tome Ip. 190-194).


XIII

COSI FAN TUTTE.


— Voyons, voyons ! dit Armand.

Et l’ex-notaire commença ainsi :

« Comme vous le savez, ce mariage eut lieu durant les cent-jours. M. le comte de Crancé, père de mademoiselle Lucy, avait fait comme tant d’autres nobles, je suis bien fâché de le dire devant monsieur le baron : il s’était dévoué tout entier au service de ce gueux de Bu-o-na-par-té (nous écrivons ce nom de la manière qu’on vient de voir, pour montrer comment le prononçait M. Faynal). Or, quand il revint de l’armée, en 1814, après la chute de ce brigand de Bu-o-na-par-té, il trouva que sa femme, qu’il avait laissée à Toulouse pour faire les honneurs de sa maison pendant qu’il allait faire la guerre avec l’usurpateur, avait pour habitude de recevoir tous les jours M. le marquis du Val. Le général Crancé, car il était devenu général au service de cet infâme Bu-o-na-par-té, demanda à sa femme ce que le marquis du Val venait faire si souvent chez elle. Madame de Crancé, une créole qui n’avait peur ni de Dieu ni du Diable quand il lui prenait fantaisie de quelque chose, mais qui avait une grande peur de M. de Crancé son mari, parce qu’il lui aurait rompu les jambes et les bras immédiatement et tout de suite, s’il s’était douté, pendant une seconde seulement, de ce que le marquis du Val venait faire chez lui, madame de Crancé répondit donc que M. du Val venait tous les jours dans sa maison pour faire la cour à mademoiselle Lucy. « Puisqu’il y est venu pour cela tous les jours, répondit le général, il y est venu trop souvent pour qu’il ne l’épouse pas. » Dans le premier moment, cela ne fit pas grand effet à madame de Crancé, parce qu’elle s’imagina qu’avec un peu de câlinage et de cajolerie elle ferait revenir son mari de cette résolution. Mais le mari était entêté comme un âne gris et méchant comme un âne rouge. Il avait dit : Le marquis du Val épousera ma fille, et il fallut bien qu’il l’épousât. Madame de Crancé n’y consentit qu’en apparence, parce qu’elle était encore très-amoureuse du marquis ; mais celui-ci y consentit tout à fait, attendu qu’il n’était plus amoureux de madame de Crancé. Cependant il joua assez bien la comédie pour faire croire à la mère qu’il n’épousait sa fille que pour sauver son honneur. Tant que la comtesse fut dans cette croyance, elle laissa aller les choses, elle les aida même, car elle chassa de chez elle M. de Sérac à qui elle avait déjà promis la main de sa fille en l’absence du général ; et, malgré les désespoirs de mademoiselle Lucy, elle la força à accepter un mariage que la pauvre enfant détestait, sans toutefois prévoir combien il la rendrait malheureuse.

« Cependant les choses marchaient, et l’on arriva au jour de la signature du contrat. Il paraît que ce jour-là madame de Crancé s’était aperçue que ce qu’elle croyait un sacrifice de la part du marquis était un véritable bonheur pour lui ; il paraît qu’elle l’entendit parler à mademoiselle Lucy d’un ton où il y avait plus d’amour qu’elle n’en avait jamais inspiré à son amant. Et, pourtant, il n’y avait pas moyen de rompre : les parents, les témoins étaient invités des deux côtés, les contrats étaient passés, et le soir on devait en faire la lecture en présence des deux familles. Je vivrais cent ans que je me rappellerais ce jour comme si c’était hier. C’était dans le grand salon de l’hôtel de M. de Crancé. Toute la famille était en cercle, le général au milieu, étendu sur une chaise longue ; car il avait été pris d’une violente attaque de goutte, et il lui fallut un grand courage pour quitter son lit et venir assister à la lecture du contrat. Mon confrère Barnet fit cette lecture, qui n’était que de pure forme, et aussitôt qu’elle fut achevée les mariés signèrent, le général, sa femme et ses parents après eux. À peine le général eut-il apposé sa signature au bas du contrat, qu’il s’excusa sur sa santé ; quatre domestiques le portèrent du rez-de-chaussée au premier étage, où était sa chambre à coucher. Immédiatement après, les parents se retirèrent, et nous restâmes seuls dans le salon, madame de Crancé, sa fille, le marquis, mon collègue Barnet et moi. Pendant toute la soirée, madame de Crancé n’avait pas prononcé un mot, mais j’avais remarqué que son regard semblait égaré comme celui d’une folle ; lorsqu’elle avait signé, elle était si troublée qu’elle ne voyait pas la place où elle devait écrire, et que sa main laissa deux fois tomber la plume avant de pouvoir s’en servir. Voici comment nous étions posés : j’étais assis devant la table, sur laquelle je rangeais les contrats ; le marquis était avec Lucy dans l’embrasure d’une croisée, et semblait s’excuser de devenir son mari, tandis que la pauvre fille ne pouvait s’empêcher de pleurer ; à l’autre coin du salon, Barnet expliquait à madame de Crancé les avantages énormes que ce contrat assurait à sa fille, tandis que celle-ci, au lieu de l’écouter, tenait ses yeux ardents fixés sur sa fille et son futur gendre. Comme j’observais l’expression sinistre de son visage, je la vois quitter soudainement M. Barnet et s’élancer vers le marquis, à qui elle arrache la main de sa fille, dont il s’était emparé, en lui disant :

« — Vous mentez, Monsieur, vous mentez ! vous n’aimez pas cette fille, vous ne pouvez pas l’aimer, ou vous êtes un infâme !

« — Je l’aime ! repartit violemment le marquis.

« — Eh bien ! si tu l’aimes, reprit madame de Crancé, tu ne l’épouseras pas !

« — Je vous jure que je l’épouserai !

« — Tu ne l’épouseras pas ! repartit madame de Crancé, arrivée à un état d’exaspération qui tenait de la folie ! Ma fille, reprit-elle en s’adressant à la tremblante Lucy, regardez bien cet homme ! cet homme a été mon amant, cet homme a été l’amant de votre mère, voulez-vous en faire votre mari ?

« Tout cela fut l’affaire d’un éclair, et nous nous regardions, Barnet et moi, épouvantés de ce que nous venions d’entendre, quand nous vîmes la malheureuse Lucy tomber aux genoux de sa mère :

« — Madame, Madame, ne dites pas cela ! s’écria-t-elle ; d’autres que moi pourraient vous entendre et vous croire. Mon père aussi pourrait vous entendre.

« — Eh bien ! qu’il m’entende, répondit madame de Crancé, qu’il vienne et qu’il me tue ! car si cet homme est assez infâme pour vous épouser, et vous, ma fille, assez infâme pour y consentir, eh bien ! lui, du moins, ne permettra pas cet abominable inceste.

« On eût dit que tout le sang de la créole était monté à la tête de cette femme ; elle paraissait ivre de colère et de jalousie. Elle se tourna vers le marquis et lui dit d’une voix pleine de rage :

« — Tu l’aimes, dis-tu, misérable et ingrat ? tu l’aimes ; mais elle ne t’aime pas, elle, du moins ! elle en aime un autre auquel elle se donnera, comme je me suis donnée à toi ; elle en aime un autre qui te déshonorera, je l’espère, comme tu m’as fait déshonorer mon mari. Elle aime M. de Sérac. Prends garde, prends garde à lui !

« Et elle continuait ainsi à accabler le marquis de reproches furieux, tandis que celui-ci s’efforçait vainement de la calmer, et que sa fille, retombée à terre, poussait d’affreux sanglots et de sourds gémissements. Nous nous étions retirés, Barnet et moi, tout à fait à l’extrémité du salon, pour être le moins possible témoins de cette déplorable scène. Nous étions déjà même résolus à essayer de nous échapper, pour ne pas courir le danger de voir des gens si puissants rougir devant nous, lorsque madame de Crancé, qui, je puis l’attester, était véritablement devenue folle, saisit le bras du marquis et l’entraîna avec force en s’écriant :

« — Viens, viens, il faut que mon mari nous voie ensemble, il faut que je lui dise la vérité devant toi.

« À ce moment même, la porte du salon s’ouvrit et le général parut. Je ne sais si quelqu’un de vous l’a connu, mais il était impossible de supporter sans baisser les yeux ce regard terne et froid qu’il semblait appuyer sur vous lorsqu’il vous parlait. Enveloppé d’une longue robe de chambre rouge, avec ses longs cheveux tout blancs et ses longues moustaches blanches, il nous fit l’effet d’une apparition : c’était comme le fantôme de la mort, qui vient quand on l’appelle avec de certaines paroles. Il s’arrêta sur le seuil de la porte, et dit d’une voix basse, mais dont je n’oublierai jamais l’accent :

« — Que se passe-t-il donc ici ?

« Il le demandait, et il avait son épée nue à la main, oubliant que c’était assez dire qu’il le savait. Sa fille courut à lui en criant :

« — Grâce, grâce, mon père !

« Le général se pencha vers elle, et, d’une voix dont rien ne peut vous faire comprendre la suppliante et cruelle expression, il répondit à la pauvre Lucy :

« — Grâce pour vous, n’est-ce pas, Lucy ? grâce pour vous, n’est-ce pas, ma fille ? parce que vous avez un autre amour dans le cœur, et que vous avez peur que votre père en soit irrité ? mais je sais que cet amour est innocent, et je vous le pardonne ; car, s’il avait été coupable, si cet amour avait dû laisser planer le plus léger soupçon sur l’honneur d’une femme qui porte mon nom, j’aurais tué cette femme, je la tuerais à l’instant même.

« Et, en prononçant ces mots, le général fit quelques pas vers madame de Crancé, Lucy se jeta au-devant de lui en criant :

« — Mon père, mon père ! grâce !

« Et son père lui répondit, en la recevant dans ses bras, et d’une voix douce, mais désolée :

« — Oui, ma fille, je vous aurais tuée si vous aviez déshonoré le nom de Crancé ; et comme je ne veux pas que ce nom soit déshonoré…

« — J’épouserai le marquis du Val, répondit Lucy en tombant à genoux devant son père.

« — Merci, ma fille ! dit le général en laissant échapper son épée. Puis, se tournant vers nous, il ajouta d’une voix calme : À demain, Messieurs, je vous invite à la cérémonie.

« Nous étions à peine à quelques pas de la porte du salon, que le général fut pris d’une douleur si violente à la poitrine qu’on fut obligé de le coucher en toute hâte sur des matelas, et qu’on ne put le remonter chez lui… »

— Et le mariage se fit le lendemain ? dit Luizzi.

— Le mariage se fit lendemain, repartit l’ex-notaire. Deux jours après, M. de Crancé était mort, sa femme avait quitté Toulouse, et le jeune Sérac était entré dans un séminaire pour se faire prêtre.