Les Mémoires du Diable/Édition 1858/30

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Michel Lévy (tome Ip. 341-354).


DEUX MILLIONS DE DOT.


XXX

LA DERNIÈRE POSTE.


Il était sept heures du soir lorsque Luizzi arriva à Mourt, petit village à quelques lieues de Caen et le dernier relais de poste de la route de Paris à cette capitale de la Basse-Normandie. À peine fut-il devant la porte de l’hôtel de la poste, qu’il fit appeler l’un des postillons, et lui demanda si avant la nuit close il avait le temps de se faire conduire au Taillis, propriété de M. Rigot. Celui à qui il adressa cette question était un homme déjà vieux, maigre, qui avait laissé sur la selle de son cheval tout ce que la nature avait pu lui accorder de chair à l’endroit des cuisses et des jambes ; mais qui n’avait pas laissé de même au fond de son pichet de cidre ce que sa qualité de Normand lui avait transmis de ruse et de malice. Au lieu de répondre à Luizzi directement, il appela un garçon d’écurie et lui dit :

— Sais-tu, toi, ce qu’il y a de chemin d’ici au Taillis ?

— Ma foi ! non, répondit le garçon en rentrant dans l’hôtel et en échangeant un imperceptible sourire avec le postillon.

— Comment ! s’écria le baron, vous autres gens du pays, vous ne savez pas au juste la distance qu’il y a de votre village à un château voisin ?

— Vrai ! non, je ne sais pas, répondit le postillon ; nous autres, bons Normands, nous sommes de braves gens qui allons tout droit notre chemin ; et mon droit chemin, à moi, c’est la grande route. Quant à ce qui se passe à droite et à gauche, je m’en soucie comme d’un verre de cidre.

— Peut-être vous vous soucierez un peu plus d’une pièce de cent sous, reprit Luizzi, et elle vous rendra la mémoire !

Le postillon guigna l’écu d’un air goguenard, et repartit :

— Hai ! vous m’en donneriez dix fois autant que je ne pourrais pas vous dire ce que je ne sais pas.

— En ce cas, repartit Luizzi, qu’on me donne des chevaux ! Probablement le postillon qui sera chargé de me conduire saura mieux sa route que vous.

— Vous n’avez point de chance, reprit le Normand : pour le moment il n’y a ici ni d’autres postillons que moi ni d’autres chevaux que les miens, et nous revenons de Caen il n’y a pas cinq minutes.

— Eh bien ! donne-moi ces chevaux et demande ton chemin.

— Vous croyez comme ça, dit le Normand en s’en allant, que je vais tuer mes bêtes pour une méchante poste à trente sous et quinze sous de guides ? Il faudra que vous attendiez comme les autres.

— Est-ce qu’il y a des voyageurs, dit le baron, qui comme moi ne peuvent continuer leur route ?

— De vrai, il y en a trois ou quatre dans la grande salle qui sont tout aussi pressés que vous, et qui attendent en jabotant les uns avec les autres.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Luizzi, faites remiser ma voiture ; je passerai la nuit dans cette auberge, et je partirai demain au grand jour. Il se fait déjà tard, et je n’ai pas envie d’aller patauger dans des chemins de traverse pour arriver au milieu de la nuit chez un homme que je ne connais pas.

Le postillon s’arrêta à cette dernière parole de Luizzi ; et, parlant toujours avec un sourire équivoque et avec cet œil normand qui regarde d’autant mieux qu’il fait semblant de ne pas voir, il lui dit :

— Vous ne connaissez pas M. Rigot ?

— Pas le moins du monde. Est-ce que vous le connaissez, mon garçon ?

— Que oui, que je le connais ! c’est moi qu’il préfère toujours pour le conduire.

— Diable ! fit Luizzi. Et vous ne savez pas où est son château ?

Tout l’air de ruse du bas Normand fit place aussitôt à une expression de complète stupidité, et le postillon repartit :

— C’est bien simple. M. Rigot vient ici avec ses chevaux, et je le mène à Caen ou à Estrées ; mais je n’ai jamais été chez lui.

— Pourtant, pour le connaître aussi bien, tu as dû le voir ailleurs que sur la grande route, car ce n’est pas quand tu es sur ton cheval et lui dans sa voiture que vous avez pu faire connaissance.

— Et les cabarets donc ? dit le postillon. C’est que M. Rigot est un brave homme qui a pitié des gens et des bêtes ; il ne peut pas voir un bouchon sur la route sans me crier du fond de sa calèche : « Eh ! Petit-Pierre, tu vas laisser un peu souffler tes chevaux, mon garçon. » Alors il descend, et ne boit pas un verre d’eau-de-vie ou une chopine de cidre, qu’il ne m’en offre généreusement la moitié ; c’est un vrai bas Normand, qui a le cœur sur la main. Et tout en trinquant, nous causons.

— Et de quoi causez-vous ? dit Luizzi, charmé de prendre des renseignements positifs sur M. Rigot.

— Oh ! ma foi, dit le postillon, nous causons de ci et de ça, des uns et des autres ; puis je remonte à cheval et je reprends tout droit mon chemin, parce que moi, voyez-vous, je ne m’occupe pas des affaires du tiers et du quart.

— Ainsi vous ne connaissez pas les nièces de M. Rigot ?

— Que si, que je les connais, la mère et la fille, et la grand’mère aussi.

— Et, reprit Luizzi en regardant le postillon, sont-elles jolies ?

— Oh ! fit le Normand, la grand’mère a été une bien belle femme dans son temps.

— Mais la fille et la petite fille ?

— Quant à ça, dit le postillon, ça dépend des goûts ; mais la grand’mère, voyez-vous, elle a été, je puis le dire, une perfection de beauté.

— Vous l’avez donc connue dans sa jeunesse ?

— Dame ! dit le Normand, ce sont des enfants du pays. J’ai été élevé avec le père Rigot et sa sœur ; il y a de ça quarante-cinq ans, quand elle était petite servante dans cette auberge, et lui postillon comme moi. Ils ont quitté le pays et ont été s’établir à Paris, où la petite Rigot s’est mariée. Quant à son frère, il s’est engagé dans la cavalerie où ses connaissances dans les chevaux l’ont poussé rapidement au grade de maréchal-ferrant. Du reste, de braves gens, d’honnêtes gens, de vrais Normands, le cœur sur la main, comme moi, marchant droit leur chemin, comme j’ai pu le faire toute ma vie ! voilà tout le mal que j’en peux dire.

À ce moment une servante s’approcha de Luizzi, qui était demeuré avec le postillon dans la cour de l’auberge, lui apprit qu’on allait servir un souper pour les voyageurs qui attendaient le retour des chevaux, et lui demanda s’il voulait en être ou s’il préférait être servi à part. Luizzi, qui n’avait rien de mieux à faire qu’à ne pas rester seul, répondit qu’il souperait avec les voyageurs. Il se préparait à suivre la servante, lorsque le postillon lui fit un petit signe d’intelligence.

— Quoique vous soyez arrivé le dernier, lui dit le Normand, vous partirez le premier si vous voulez. Au milieu du souper, je passerai dans la salle, vous direz que vous allez vous coucher, vous trouverez votre voiture attelée, là, derrière la grande grange, et nous filerons rapidement sans que personne s’en doute.

— Mais vous ne savez pas le chemin ? dit Luizzi.

— Je viens de m’en informer, répondit l’imperturbable postillon, que Luizzi n’avait pas perdu de l’œil.

— Ma foi, non ! reprit le baron, je ne suis pas si pressé d’arriver.

— Tiens ! dit le postillon d’un air véritablement stupéfait, vous n’allez donc pas pour épouser ?

Luizzi resta un moment silencieux, tant il fut surpris à son tour de ce qu’il venait d’entendre, et à tout hasard il répondit :

— Non, non, je viens pour d’autres affaires.

— À la bonne heure ! dit le postillon, en reculant et en examinant le baron d’un air peu persuadé.

Il entra dans une grange où Luizzi crut entendre un bruit de chevaux et un murmure de voix. Il s’approcha de la porte pour vérifier un soupçon qui venait de naître tout à coup en lui, et il entendit le postillon dire tout bas :

— En voilà encore un pour le Taillis, mais ce n’est pas le plus malin de la bande.

La cloche, qui annonça que le souper était servi, empêcha Luizzi d’en entendre davantage ; mais le peu que nous venons de rapporter avait suffi pour lui apprendre que les voyageurs avec lesquels il allait souper avaient sans doute le même but que lui. En conséquence, il entra dans la salle à manger avec l’intention d’observer ses convives et de se tenir en garde contre leur curiosité.

À la tête de toute comédie, il y a une page ignorée du romancier et qui lui serait d’un grand secours s’il l’introduisait dans son œuvre. Cette page s’appelle « liste des personnages. » Je déclare m’emparer de ce moyen rapide et rationnel de mettre mes acteurs en scène, sans cependant demander un brevet d’invention et de perfectionnement, comme je le ferais si j’avais découvert la pommade du lion ou le racahout des Arabes. J’abandonne au contraire mon invention à qui voudra la prendre, à moins que les faiseurs de pièces, qui n’ont pas d’autre métier que de voler les idées des romanciers et de s’en nourrir, ne me fassent un procès comme ayant attenté à leur propriété littéraire.

Liste des personnages :

Monsieur Rigot, riche propriétaire des environs de Caen : cinquante-huit ans, habit bien, boutons brillants, pantalon gris-clair en entonnoir, gilet de satin broché d’or, cheveux gris et taillés en brosse, mains noires et sans gants, ongles nullement taillés.

Madame Turniquel, sa sœur : soixante-cinq ans, grosse, courte, voix rauque, poings sur la hanche.

Monsieur Bador, avoué : trente-six ans, costume exactement noir de la tête aux pieds, remarquable par le lustre de ses bottes et celui de ses cheveux.

Monsieur Furnichon, commis d’agent de change : vingt-sept ans, très-bel homme, barbe en collier, chapeau de Bandoni, habit de Chevreuil, pantalon de Renard, gilet de Blanc, chemise de Lami-Housset, bottes de Guerrier, gants de Boivin, cravate de Pouillet, n’ôtant jamais son chapeau.

Monsieur Marcoine, premier clerc de notaire : joli pied, jolies mains, joli visage, jolie tournure, jolie mise, jolie voix, jolie écriture, jolis cheveux, joli, joli, joli.

La comtesse de Lémée, voisine de M. Rigot, dont la propriété touche à la sienne, veuve d’un pair de France : quarante-cinq ans, maigre, longue, plate, grands airs et grandes dents, nez aquilin, faisant venir ses robes de Paris et faisant faire ses chapeaux à Caen, gants tricotés, les yeux légèrement chassieux, le fond du visage couperosé, écumant légèrement des coins de la bouche en parlant.

Le comte de Lémee, son fils : vingt-deux ans, moins bien mis que l’agent de change et beaucoup plus élégant, moins joli que le clerc de notaire et beaucoup plus agréable, fumant des cigares de la Havane, portant de grandes moustaches et de longs éperons, dînant avec ses gants.

Madame Eugénie Peyrol, nièce de M. Rigot : trente-deux ans, grande et blonde, robe de mousseline blanche, souliers aile de mouche, bas de fil d’écosse unis, cheveux en bandeaux, pieds et mains d’une rare finesse, belles dents, grands yeux languissants et légèrement incertains, vue basse.

Ernestine, sa fille : quinze ans et demi, grande et déjà formée.

Akabila, roi d’une race de Malais, le visage tatoué et la tête rasée, bottes à retroussis, culotte de peau, veste de jockey.

La première scène se passe dans la salle à manger de l’auberge de Mourt. Les personnages en scène sont l’avoué, le clerc de notaire et le commis d’agent de change. Au moment où Luizzi entre dans la pièce où ils sont réunis tous les trois, chacun d’eux est occupé à lire des papiers qu’il remet aussitôt dans un portefeuille ; tous trois regardent Luizzi d’un air mécontent et étonné, puis se regardent entre eux, comme pour se demander si quelqu’un connaît ce nouveau venu.

— Messieurs, dit Luizzi en saluant, je suis honteux de venir m’emparer d’une part de votre bien, car je crains que le souper qu’on n’avait préparé que pour un n’ait paru au maître de cette auberge suffisant pour deux, puis pour trois, puis pour quatre.

— Qui que vous soyez, répondit l’avoué en saluant gracieusement, soyez le bienvenu ! Si je me permets de vous recevoir comme si j’étais le maître de la maison, continua-t-il en regardant alternativement ses deux compagnons, c’est que j’y ai des droits incontestables…

M. Bador suspendit sa phrase débitée avec art pour voir l’effet qu’elle avait produit, et reprit après un moment de silence :

— Ces titres, cependant, se réduisent à deux : l’un, c’est d’être arrivé le premier dans cette auberge ; l’autre, c’est d’être pour ainsi dire du pays.

— Monsieur est un habitant de Mourt ? dit le baron.

— J’y ai quelques clients, répondit l’avoué. Je suis de Caen, toute ma famille est de Caen, j’y exerce quelque influence ; mon étude, sans être la première de la ville, n’en est pas la plus mauvaise.

— Monsieur est notaire ? dit M. Marcoine.

— Avoué, répondit M. Bador, autrefois avocat-avoué, quand on voulait bien nous permettre de plaider devant les tribunaux. Je n’ai pas été comme mes confrères, j’ai accueilli avec joie l’ordonnance qui nous a interdit la parole. J’aime peu à parler, je ne suis pas bavard, ça me fatigue la poitrine ; et, malgré le chagrin de mes clients et leurs supplications, je ne signai pas la protestation de tous mes confrères contre l’ordonnance du roi. J’ai attaché à mon étude quelques jeunes avocats dont je fais la fortune, les plaidoyers et la réputation. Grâce à moi, le jeune barreau de Caen donne de grandes espérances ; ces bons jeunes gens en profitent, j’y mets de la discrétion, et tout va le mieux du monde.

— En ce cas, reprit Marcoine, vos clercs doivent être bien heureux, Monsieur. Ils doivent trouver la besogne toute mâchée ; ce n’est pas comme chez nos patrons de Paris, dont nous faisons les affaires et qui perçoivent les bénéfices.

— Ah ! monsieur est dans la cléricature ? dit M. Bador en regardant le jeune homme par-dessus l’épaule.

— Et dans le notariat, repartit le jeune homme en mesurant M. Bador d’un air très-dédaigneux.

— Ma foi ! Messieurs, dit le baron, puisque chacun de vous veut bien dire ce qu’il est, je crois devoir vous montrer la même confiance : je m’appelle Armand de Luizzi, et je ne fais rien.

— Voilà un bel état ! dit M. Furnichon, en se levant de toute sa belle taille et en se cambrant devant un petit miroir ; mais il faut espérer que cela nous viendra, car j’ai assez de la bourse et du trois pour cent.

— Eh ! fit le petit clerc de notaire, il me semble, en effet, que je vous ai vu à Paris.

— Eh ! Eh ! je vous connais bien aussi, répondit M. Furnichon en lâchant sa grosse voix par ses grosses lèvres roses ; nous avons fait un écarté ensemble au Veau-qui-Tète, à la noce d’un de mes camarades qui a épousé la fille d’un ex-cordonnier.

— Laquelle lui a apporté quatre cent mille francs de dot, repartit le clerc de notaire, avec quoi il a acheté, six mois après, la charge de M. P… : ça été une belle affaire pour lui.

— On peut en faire de meilleures, dit le commis en caressant sa cravate.

— Ce n’est pas dans notre pays, fit l’avoué.

— Qui est-ce qui vous parle de votre pays ? repartit le clerc de notaire.

— Au fait, reprit M. Furnichon, qui est-ce qui vous parle de votre pays ?

— On dit cependant qu’il y a de grandes fortunes dans le Calvados, dit Luizzi, pendant qu’il s’asseyait avec ses convives devant le souper qui venait de leur être servi.

— Oui, oui, dit M. Bador en mangeant si nonchalamment son potage qu’il se brûla abominablement, quelques fortunes foncières, de l’argent placé à deux et demi, mais du reste, point de capitaux disponibles, point de dot en argent comptant, des pensions hypothéquées sur des propriétés, voilà tout ce qu’on trouve chez nous.

— Il y a peut-être des exceptions ? dit M. Furnichon d’un gros air fin.

— Vous en connaissez ? fit le clerc d’un ton indifférent, en se servant du petit bout des doigts une mauviette.

— Peut-être, reprit somptueusement le commis d’agent de change en s’emparant d’une énorme côtelette de veau en papillote.

— Et monsieur vient leur rendre visite ? dit M. Bador en examinant attentivement le visage du commis.

— Non, je viens chasser dans les environs.

— Au mois de mai ? reprit Luizzi.

— Probablement, repartit M. Bador en guignant le commis, le gibier que Monsieur poursuit est de toutes les saisons ?

— En effet, répondit le clerc de notaire en avertissant ses convives de l’œil, Monsieur doit aimer la grosse bête.

Mais le commis ne comprit pas, et reprit :

— Et vous, monsieur Marcoine, que diable venez-vous faire ici ?

— Je ne suis pas si heureux que vous, je n’y suis pas pour mon plaisir ; je suis venu visiter une propriété pour un de nos clients.

— Si vous voulez me la nommer, je vous donnerai tous les renseignements que vous pouvez désirer, dit l’avoué ; car je connais toutes les propriétés un peu considérables du pays.

— Oui-da ! fit le clerc, pour nous mettre une surenchère ?

— Vous me croyez de Paris, reprit M. Bador d’un petit air moqueur.

— Non, dit le clerc de notaire ; mais je ne vous crois pas de votre village.

Cette accusation de mauvaise foi passa dans la conversation comme le mot le plus indifférent, et l’avoué normand, se croyant rassuré sur les motifs de la présence à Mourt des deux Parisiens, se mit à observer Luizzi. Celui-ci lui paraissait plus dangereux que les autres. En effet, l’un avait quitté la diligence et l’autre la malle-poste pour s’arrêter au dernier relais, tandis que ce dernier venu était arrivé en magnifique berline attelée de quatre chevaux.

— Et vous, Monsieur, lui dit-il, peut-on savoir sans indiscrétion, ce qui vous appelle dans notre pays ?

— Moi, reprit Luizzi, j’y viens à peu près pour les mêmes motifs que vous tous ; j’y viens chasser sur les mêmes terres que Monsieur, et visiter la même propriété que Monsieur.

Le clerc et le commis d’agent de change se regardèrent, et l’avoué parut fort étonné de la réponse.

— Bah ! fit le commis d’agent de change, vous venez chasser sur les terres de… ?

— Bah ! dit le clerc en même temps, vous venez voir la propriété de… ?

— Oui, répondit le baron en ayant l’air de chercher ses mots ; je viens chasser sur les terres de… et voir la propriété de… C’est drôle ! je suis comme vous, j’ai oublié les noms : aidez-moi donc un peu à les retrouver.

— Eh bien ! sur les terres de… de… de… M. Rupin, dit d’un côté le commis.

— Eh bien ! vous allez voir la propriété de… de… Valainville, dit le clerc.

Tous deux parlaient au hasard et pour ne pas avoir l’air d’être pris au dépourvu.

— Je ne connais pas de M. Rupin ni de propriété de Valainville dans le pays, repartit l’avoué.

— C’est un nom à peu près comme ça, dirent ensemble le commis et le clerc.

— Oui, fit Luizzi en continuant à se donner l’air de chercher, Rupin, Ripon, Ripeau, Rigot ; c’est ça, ce doit être ça.

Les trois interlocuteurs regardèrent Luizzi en face pendant qu’il continuait.

— Et votre propriété de Valainville doit être quelque chose comme Valainvilli, le Vailli, le Taillis, c’est ça, le Taillis.

— Ah ! fit l’avoué, pendant que le clerc et le commis restaient tout stupéfaits de la plaisanterie de Luizzi, vous allez au Taillis, chez M. Rigot ?

— Oui, Monsieur, répondit le baron ; et si ces Messieurs n’ont pas de moyens de transport, je leur offrirai des places dans ma voiture. Nous partirons demain de bonne heure.

— Ah ! vous partez demain au matin ? dit l’avoué ; vers dix heures, n’est-ce pas ? Il ne faut pas arriver trop tôt au Taillis : on ne se lève pas de bonne heure au château.

— Nous partirons quand ces Messieurs le voudront, dit le baron. Voilà un bon souper, nous allons y ajouter quelques bouteilles de champagne, si c’est possible, et nous attendrons gaiement l’heure de nous mettre en route.

— À votre aise, Messieurs, dit l’avoué, c’est un régime parisien auquel vous êtes sans doute faits, mais qui n’irait pas à nos habitudes de province. Je vais donc vous demander la permission d’aller me coucher, en vous souhaitant une bonne nuit.

Sur ce, l’avoué se leva et se retira.

— À nous donc, Messieurs ! dit le baron en débouchant une bouteille de vin et en servant le commis d’agent de change qui lui tendit bravement son verre, et le clerc de notaire qui semblait écouter ce qui se passait dans la cour.

Un moment après, en effet, on entendit le bruit d’un cabriolet qui sortait de l’auberge. M. Marcoine se leva de table, ouvrit la fenêtre qui donnait sur la grande route, et regarda le cabriolet s’éloigner.

— Qu’avez-vous donc, dit M. Furnichon, et qu’est-ce qu’il vous prend ?

— Oh ! ce n’est rien, dit le clerc, un éblouissement… La route m’a fait porter le sang à la tête.

— C’est drôle, dit le commis ; c’est comme moi, j’ai les jambes tout enflées.

— Je me sens vraiment indisposé, reprit M. Marcoine, en tirant sa montre (il n’est que dix heures, murmura-t-il tout bas), et je vous demanderai la permission de me retirer comme M. Bador.

— Faites, faites, comme M. Bador, dit Luizzi ; j’espère que Monsieur ne m’abandonnera pas ainsi que vous.

Le clerc sortit, et le commis d’agent de change, demeuré seul avec Luizzi, reprit :

— Quelle idée leur a poussé de s’aller coucher ! J’aime mieux passer la nuit à boire que de m’étendre dans un mauvais lit d’auberge entre des draps humides.

— Pour ma part, dit Luizzi, je ne crois pas que ce soit l’humidité des draps qui enrhume ces messieurs.

— Pourquoi ça ? dit le commis d’agent de change.

— Vous allez le voir tout à l’heure.

En effet, un moment après, ils virent le clerc de notaire qui passait précédé d’un postillon et juché sur un grand cheval à la selle duquel il était accroché de ses deux mains.

— Eh ! dites donc, farceur, où allez-vous donc comme ça ? lui cria le commis d’agent de change.

Mais le clerc de notaire ne répondit pas. M. Furnichon se retourna vers Luizzi et répéta sa question :

— Où va-t-il donc, ce farceur-là ?

— Probablement visiter la propriété sur laquelle vous venez chasser.

Le commis lâcha un juron épouvantable et reprit :

— Où a-t-il donc trouvé un cheval ?

— Je crois que si vous en demandiez un d’une manière un peu absolue, on vous le procurerait.

Le commis sortit à son tour de la salle à manger, et Luizzi l’entendit tempêter et crier dans la cour. Un moment après, une vieille guimbarde, attelée de deux rosses, sortit encore de l’auberge, chargée du commis et de son immense bagage : et, comme Luizzi se laissait aller à rire, il fut interrompu par quelqu’un qui lui frappa doucement sur l’épaule. Il se retourna et reconnut le vieux postillon.

— Eh bien ! dit-il au baron d’un air de confidence, ils sont partis tous les trois, l’avoué dans son cabriolet, le petit notaire à franc étrier, et le grand godelureau en carriole. Est-ce que vous ne vous mettez pas en route aussi, vous ?

— Les chevaux sont donc reposés ? lui dit Luizzi.

— Il n’y a plus qu’à atteler, repartit le postillon. Je leur ai donné triple ration d’avoine.

— Triple ration fait marcher bêtes et gens en Normandie, dit Luizzi.

— En Normandie comme partout.

— Oui, mais pour cela il ne faut pas s’y prendre trop tard.

— Bon, dit le postillon, je sais un chemin qui nous raccourcira de moitié ; vous arriverez avant eux, je vous en donne ma parole d’honneur !

Luizzi réfléchit quelque temps, assez peu empressé de faire partie de cette course à la dot. Mais l’idée d’assister à l’entrée successive des concurrents l’emporta, et il répondit au postillon :

— Écoute, deux louis pour toi si j’arrive le premier au Taillis ; quinze sous de guide si je n’arrive que le second.

— En ce cas, dit celui-ci, rien de fait. Cet avoué est un finot, et il a pris la petite traverse : il sera au château avant nous.

— Trois louis si nous arrivons, dit Luizzi.

— Il n’y a pas moyen, dit le postillon en secouant la tête ; il est trop tard, comme vous le disiez tout à l’heure. Et c’est pour une méchante pièce de six livres que ce méchant procureur m’a donnée tout à l’heure que je perds ce pourboire-là ! Il me le payera.

— Quoi ! dit Luizzi, la pièce de six livres qu’il t’a donnée pour m’empêcher de partir ?

— Et aussi vous êtes bête ! vous ne dites rien, dit le postillon en s’en allant.

— Un moment, drôle, dit Luizzi ; n’oublie pas que je veux être au Taillis demain au matin avant que personne ne soit levé.

— C’est bon, dit le postillon, on sera prêt.

En effet, le jour ne commençait pas encore à poindre, que le baron, qui s’était jeté tout habillé sur son lit, entendit qu’on attelait les chevaux à sa voiture ; il se leva, paya la dépense et partit immédiatement.

La rencontre des trois individus qui avaient soupé avec lui rappela à Luizzi une certaine phrase du Diable : « Tu as vu la cupidité dans sa plus basse expression, veux-tu la voir dans le monde ? » Il réfléchit que le hasard qui le mettait en présence de ces trois coureurs de femmes n’était peut-être que l’accomplissement de la proposition de Satan, et il résolut de bien profiter de la leçon sans être obligé d’en appeler aux confidences du Diable. Ce fut en faisant ces beaux projets qu’il arriva à la grille du parc du Taillis, qui était fermée et derrière laquelle il entendait gronder depuis très-longtemps les voix formidables de deux ou trois chiens. Il pensait que son arrivée avait éveillé l’attention de ces animaux, lorsque, à droite et à gauche de la grille et le long du mur d’enceinte, il aperçut de chaque côté une ombre qui allait et venait.

Luizzi n’était pas peureux ; mais la présence de deux hommes à cette porte, et quand le jour paraissait à peine, la rage des chiens surtout, lui firent craindre d’avoir affaire à des gens malintentionnés, et il se hâta de sonner à la grille du parc. À peine la cloche avait-elle retenti, qu’immédiatement il vit accourir les deux ombres. Luizzi n’eut que le temps de s’appuyer à la grille en tirant un petit poignard engaîné dans sa canne, et il fit face à M. Furnichon et à M. Marcoine. Tous deux étaient gelés, transis, grelottants : ils avaient le visage violet, les cheveux pendants d’humidité. Luizzi les regardait alternativement d’un air stupéfait, lorsque M. Marcoine s’écria :

— Sonnez ! sonnez tant que vous voudrez ; du diable si on vous ouvre !

— Mille sacré mille !… voilà huit heures que nous sommes là, dit le commis dans un état de rage qui aurait dû le réchauffer un peu ; nous avons fait un carillon d’enfer, et, si ce n’avait été ces grandes bêtes de chiens, je vous donne ma parole d’honneur que j’aurais escaladé le mur.

— Le château était donc fermé quand vous êtes arrivés, Messieurs ? dit Luizzi, à qui prenait peu à peu une envie de rire. Pourquoi donc n’êtes-vous pas revenus à l’auberge ?

— Et de quelle manière ? dit le clerc. J’arrive, et le postillon me défait mes deux porte-manteaux, en me disant : « Vous n’avez qu’à sonner un peu fort, on va vous ouvrir. » Sur ce, je le paye ; mais, pendant que j’étais en train de lui donner son argent, ce qui a duré assez longtemps, vu que j’avais l’onglée, voilà Monsieur qui arrive en carriole. Il avait été encore plus adroit que moi : il avait payé d’avance. Sitôt qu’il me voit, il saute à terre, et il s’écrie : « Déchargez mes malles… Ah ! ah ! monsieur Marcoine, j’ai été aussi fin que vous. Vous ne serez pas le premier à voir M. Rigot, etc., etc. » Et mille autres sottises.

— Plaît-il ? fit le commis.

— Eh ! oui, des sottises. Monsieur s’imagine que je viens ici pour… Mais laissons cela. Enfin, Monsieur, pendant que nous nous disputions, voilà la carriole qui s’en retourne et qui laisse Monsieur, comme moi, à la porte. Je me mets à sonner… une fois… deux fois… rien. Je resonne… nous resonnons… rien. Enfin, au bout d’une heure, nous nous apercevons qu’on nous a joués, qu’on nous a conduits à un château inhabité.

— Ou seulement habité par des chiens, dit Luizzi en riant.

— Et nous voilà tous deux forcés de rester là, forcés de monter la garde à côté de nos paquets, et ne pouvant les emporter.

— Tonnerre d’enfer ! s’écria le commis, je veux être pendu si je ne casse pas ma canne sur le dos du gredin qui m’a conduit.

— Oh ! certes, je ferai un procès, dit le clerc, à celui qui m’a joué ce tour.

— Ah ! pourquoi ça ? dit Petit-Pierre en s’approchant. Vous leur avez demandé de vous conduire au château du Taillis, chez M. Rigot : vous y êtes.

— C’est impossible, on nous aurait ouvert. Nous avons sonné à briser la sonnette.

— Laquelle ? dit le postillon.

— Pardieu ! celle-là, dit M. Furnichon en tirant la chaîne avec rage et en faisant aller la cloche à grande volée, tandis que les chiens hurlaient de plus belle.

— C’est que ce n’est pas celle-là, dit le postillon : on ne l’entend pas du château qui est à plus d’un quart de lieue à l’autre bout du parc. En voici une qui aurait fait votre affaire.

Petit-Pierre tira alors un petit bouton caché dans un retrait du mur à une grande hauteur.

— Dieu ! que vous êtes gauche ! s’écria Furnichon en s’adressant au petit clerc de notaire, vous avez passé plus d’une heure à chercher s’il n’y avait pas une autre sonnette.

— Et comment voulez-vous que je la trouve ? je ne peux pas y atteindre, dit le petit bonhomme avec colère. Vous êtes bien plus gauche, vous qui êtes grand comme un Goliath et qui êtes resté à jurer comme un portefaix au lieu de chercher aussi ; vous l’auriez trouvée, vous, rien qu’en allongeant le bras.

— Aussi, comment est-on petit comme vous ? répondit le commis furieux.

— Aussi, comment est-on bête comme vous ? repartit le clerc plus furieux encore.

— Messieurs, Messieurs ! dit Luizzi en cherchant à les calmer et en riant aux éclats.

— Allez vous promener, dit le commis, avec vos rires, monsieur de la berline ! voilà un habit déformé, un chapeau perdu, et des bottes impossibles à remettre ! Et il se laissa aller à donner un grand coup de poing à son chapeau, en s’écriant : Oh ! petit imbécile de notaire !

— Je vous trouve drôle, dit le clerc ; je suis percé jusqu’aux os, j’y attraperai peut-être une fluxion de poitrine par votre faute.

— Par ma faute ? dit le commis.

— Laissez-moi donc tranquille, repartit le clerc hors de lui, occupez-vous de votre chapeau.

— En voiture, monsieur le baron, dit le postillon, voilà qu’on vient ouvrir la grille.

— Messieurs, dit Luizzi en montant dans la berline et en riant à se tordre, je vais vous envoyer quelqu’un et dire qu’on vous allume du feu.

Aussitôt il remonta dans la berline, et le postillon entra triomphalement dans le parc, en passant devant le commis et le clerc qui restèrent à la grille gardant leurs malles et leurs paquets. Une demi-heure après, de la fenêtre de la chambre où une vieille femme l’avait conduit, Luizzi vit arriver les deux prétendants embarrassés de paquets, les tirant après eux le mieux qu’ils pouvaient, et maladroitement aidés par une espèce de jockey à figure étrange, moitié rouge, moitié bleue, qui piqua vivement la curiosité de Luizzi.