Les Mémoires du général Baron Thiebault (1769-1795)

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Mémoires du général baron Thiébault (1769 — 1795)
J. Marmée

Revue des Deux Mondes tome 119, 1893


MEMOIRES
DU
GÊNÊRAL THIÊBAULT
(1769 — 1795)

C’est un curieux contraste que celui des origines des généraux de la Révolution et de l’Empire ; à côté des Berthier, des Marmont, des Macdonald, que leur éducation avait préparés au commandement, on voit les physionomies héroïques, mais quelque peu brutales, des Ney, des Murat, des Augereau et de tant d’autres pour lesquels la bravoure fut presque toujours, à vrai dire, le dernier mot de la stratégie. C’est des uns et des autres à la fois que tint le général baron Thiébault ; un autre trait le distingue et ajoute à sa physionomie une originalité particulière. Ce volontaire de 1792, qui, parti comme simple grenadier, devait, après Iéna et Auerstaedt, commander au nom de Napoléon les places de Hambourg et de Lubeck, naquit à Berlin à la cour de Frédéric II, et il y fut élevé.

Son père, Dieudonné Thiébault, élève des jésuites, comme Voltaire, dont il semble avoir hérité le goût pour le grand Frédéric, avait été, son noviciat terminé, chargé par ses maîtres de professer les humanités dans plusieurs collèges de la Lorraine. Aussitôt la ruine de la célèbre compagnie consommée, dès 1762, il était rentré dans le monde ; il y était même si bien rentré que ce fut grâce au concours des amis que ses écrits lui avaient faits dans le parti philosophique et surtout à l’intérêt que lui portait d’Alembert, qu’il obtint la chaire de grammaire générale à l’École militaire de Berlin, récemment fondée par Frédéric. Le roi de Prusse avait été si satisfait des réponses de Thiébault à toutes les questions qu’il lui avait posées sur sa famille, sur ses études, ses voyages, ses anciens amis de France, qu’il l’avait fait entrer d’office à son Académie, dans la classe des belles-lettres.

Plus soumis ou plus résigné, d’un esprit moins mordant et moins audacieux, quoique aussi bon courtisan que son illustre prédécesseur, dont les faits et gestes et la mémorable querelle avec Maupertuis et l’Académie prussienne défrayaient encore, après tant d’années écoulées, la chronique et les conversations de la petite cour, tandis que Voltaire lui-même, depuis longtemps revenu du rêve de faveur et de puissance un moment entrevu à Potsdam, oubliait glorieusement à Ferney ses mésaventures, Dieudonné Thiébault put rester vingt ans dans l’entourage et l’intimité hautaine de Frédéric, ayant pour tout devoir de réviser d’assez loin, comme on l’imagine, les écrits du roi philosophe, et de les faire imprimer.

Il a conté lui-même son arrivée et sa vie à la cour de Prusse dans ses Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin. Cet ouvrage, malgré les beaux travaux publiés depuis sur le rogne de Frédéric II, sur sa diplomatie et ses campagnes, n’a guère perdu de son originalité et reste encore son meilleur titre au regard de la postérité, puisque l’on a pu dire que toutes les anecdotes rapportées, tous les caractères tracés par Thiébault sont exacts. Son fils en reçut, d’ailleurs, sous l’Empire, du duc de Bassano un témoignage irrécusable : « Dans un grand dîner que l’empereur donna à Berlin, en 1807, je demandai à M. le maréchal de Möllendorf quelle était son opinion et quelle avait été l’opinion de la cour et de la ville sur les Souvenirs de M. votre père. Ce maréchal répondit que l’ouvrage avait été reçu et lu avec le plus vif intérêt par toutes les classes de la société ; qu’il s’y trouvait peut-être tel fait dont votre père n’avait pas connu tous les détails, mais qu’à cela près d’un très petit nombre d’erreurs sans importance, c’était incontestablement dans ce genre l’ouvrage le plus véridique qui ait jamais paru et par-dessus tout l’ouvrage du plus honnête homme du monde. »

Les Souvenirs de Dieudonné Thiébault avaient été imprimés en 1804. Les Mémoires autographes de son fils, le général, dont nous devons la communication à l’obligeance de sa fille et des éditeurs[1], vont bientôt voir le jour ; près d’un siècle sépare cette publication de la première, et cependant elle en est, pour ainsi dire, le complément et la suite naturelle. Les premiers chapitres sur l’enfance et l’éducation de Charles Thiébault nous transportent, en effet, à la cour de Potsdam qu’avaient transformée, sinon beaucoup enrichie les victoires de la guerre de Sept ans.

Assurément ce sont encore des récits, toujours des récits sur la Révolution, l’Empire et la première Restauration ; mais on n’en saura jamais trop sur cette époque de transition toute vibrante de patriotisme et d’esprit militaire, comme on n’en verra plus, où le combat se livre sur la frontière de deux mondes opposés, au seuil de la patrie menacée, entre deux sociétés si diverses, composées, l’une, des derniers défenseurs de la monarchie coalisés avec l’étranger ; l’autre, des partisans de la France nouvelle ; — sur un temps héroïque où il n’est pas un événement qui ne tienne du passé ou n’emprunte à l’avenir une haute signification, pas un tait qui n’emporte avec lui une profonde émotion. Aussi notre curiosité n’est-elle jamais à bout ; l’intérêt s’accroît de cette diversité même, de la variété des tableaux évoqués, de la noblesse ou de l’infamie de certaines figures historiques que l’on verra s’animer et revivre à mesure que l’on marchera de péripétie en péripétie.

Après les Mémoires de Marbot, si émus, si sincères dans leur simplicité, si attachans par la grandeur de situations et de combats qui tiennent de l’épopée, après ceux du colonel Vigo Roussillon, des maréchaux Macdonald et Davout, du commandant Parquin, du général Tercier, de Moreau de Jonnès, pour ne citer que les plus récens mémoires militaires, on suivra encore avec curiosité, malgré sa forme un peu prolixe, cette confession toujours sincère dans son ingénuité, quoique d’une franchise quelque peu choquante, d’un homme qui a connu bien des faiblesses physiques et des détresses morales. Thiébault est entraîné par son récit à des aveux devant lesquels beaucoup d’autres auraient hésité ; il se complaît peut-être un peu trop dans l’adoration de la femme, défaut qu’on ne pourra lui reprocher d’avoir pris du roi de Prusse ; on peut trouver, d’autre part, qu’il fut trop fréquemment, à l’exemple de Frédéric, bien habile casuiste pour résoudre les cas de conscience les plus délicats, mais on ne saurait lui refuser d’avoir été le plus souvent guidé par de nobles mouvemens du cœur et par des aspirations généreuses.

Il est curieux de voir à quel point l’influence de l’éducation première et du milieu prussien, militaire, philosophique et sceptique, où Thiébault vécut jusqu’à quinze ans, de ce qu’on pourrait appeler la période allemande de sa jeunesse, restera longtemps sensible dans tous ses actes. Mais sa vie reflète surtout les passions de sa véritable patrie avec ses indulgences et ses duretés, ses folies et ses héroïsmes ; on trouve la marque de l’époque révolutionnaire dans ses portraits empreints d’une certaine partialité et presque toujours poussés au noir, comme ceux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, dans la facilité avec laquelle il passe d’un bal à une séance de la Convention, d’une aventure galante à un combat.

Et tout cela décrit avec verve, entremêlé d’épisodes joyeux ou tristes, d’impressions de toute sorte contées avec une exubérance qui se répand sans mesure et fait du narrateur le jouet ou la victime des aventures les plus étonnantes, les plus incroyables ! On s’attache à ce témoin si intéressant de ces temps extraordinaires. Avec lui, l’on revit ces années dont les tristesses et les gloires, qui tiennent à l’âme de la France moderne par d’indissolubles liens, se sont en quelque sorte prolongées à travers tout le XIXe siècle.

Sans nous préoccuper des faits secondaires de ce long récit, laissons la parole à Thiébault lui-même pour nous retracer, dans cette première partie de ses Mémoires (1769-1795), quelques-unes des principales scènes dont il fut le témoin : à Berlin où il vit l’apogée de Frédéric le Grand, à Versailles où il assista à l’agonie de la royauté, et à Paris où, après la Terreur, le 13 vendémiaire fit apparaître à ses yeux celui qui devait être Napoléon.


Mes souvenirs militaires ne se réfèrent qu’aux exercices de détail, aux revues de Gesundbrunnen, aux grandes manœuvres du mois de mai, enfin au départ de la garnison de Berlin et d’une partie de l’artillerie de l’armée du prince Henri pour la guerre de Teschen.

Les exercices ordinaires des troupes, qui pendant la belle saison avaient lieu au jardin du roi (der Lusigarten), sur toutes les places publiques et dans toutes les promenades, le parc y compris, n’étaient que des exercices de détail ; dans la ville surtout, ils ne réunissaient guère que des recrues, et c’est là que ces terribles coups de canne, distribués avec une si inhumaine prodigalité, retentissaient de tous côtés et faisaient si justement fuir mon père et gémir tous les témoins, si l’on en excepte ces lieutenans ou ces cadets (Junkers) qui semblaient se former pour être plutôt des bourreaux que des officiers. J’étais bien jeune alors, mais le souvenir de ces exécutions barbares, qui de leur suppression ont reçu leur condamnation dernière, me fait encore horreur.

Les grandes manœuvres du mois de mai où Frédéric étalait tout le luxe de sa puissance militaire ont une réputation qui pourrait dispenser d’en parler, et que, du reste, elles justifiaient entièrement. Qu’on se figure en effet, dans une plaine immense, trente-six mille hommes de troupes superbes, exécutant, à l’aide de manœuvres aussi savantes qu’admirables de précision et d’ensemble, l’attaque du village de Tempelhoff ; et, parmi ces troupes, le régiment de géans, nommé le régiment des gardes, le corps des gendarmes, aussi brillant par son uniforme écarlate que par le beau choix des hommes et des chevaux ; enfin les hussards de la mort, corps de deux mille chevaux, je crois, et qui, à un enfant, ne pouvait manquer de paraître avoir été inventé par le génie de la destruction et des enfers ; et l’on comprendra tout ce que je ne pouvais manquer d’éprouver. Que l’on ajoute à ce spectacle toujours mouvant et toujours magnifique, d’une part ces grandes charges de cavalerie et ce feu roulant d’infanterie et d’artillerie, de l’autre la présence d’un roi placé par son génie et par ses exploits à la tête des philosophes, des législateurs et des guerriers de son époque ; qu’on le voie suivi par une foule d’officiers supérieurs des principaux États de l’Europe, venant lui rendre hommage et s’instruire à ses revues, considérées alors comme l’école de Mars ; qu’on l’entoure, en idée, de tous les généraux illustres formés à son école et dont il avait associé les noms au sien ; que l’on se représente ses cheveux blancs rappelant et paraissant ennoblir encore quarante années de gloire, et l’on concevra qu’il ne pouvait rester de bornes à mon admiration. Aussi n’y en avait-il aucune ; aussi était-ce avec une joie toujours nouvelle que, pendant les trois dernières années de mon séjour en Prusse, je me rendais à ces revues avec un nouvel étonnement et un plus grand enthousiasme que j’en revenais.


Telles furent les impressions premières que ressentit le futur général de l’empire ; elles furent vives et profondes, car il y revient souvent au cours de son récit. Thiébault n’avait cependant que quatorze ans lorsque son père quitta Berlin pour rentrer à Paris, où il avait, malgré l’éloignement, conservé de précieuses amitiés, notamment celle du maréchal de Richelieu, dont voici un portrait qui ne laisse pas d’être fort piquant :


Le maréchal de Richelieu avait été directement informé par son petit-fils de la visite de mon père et de ce qui le concernait ; aussi vint-il au-devant de lui, dès qu’on l’annonça ; il le reçut à merveille et dès le lendemain, l’invita à dîner. Mon père enchanta le maréchal par sa conversation. Il était impossible, en effet, de parler avec plus d’expansion et de chaleur. Son style, quoique correct, naturel, souvent élevé et véhément, n’approchait pas de ses discours. Il donnait réellement la vie à tout ce dont il parlait ; son inconcevable mémoire, jointe à son imagination, à sa franche et juste admiration pour Frédéric, à la sorte d’enthousiasme que ce grand roi excitait alors généralement, faisait de ses entretiens une des choses les plus faites pour intéresser. Or, si cet effet était général, combien ne devait-il pas être puissant sur ce vieux maréchal, qui, né avec le siècle que Frédéric avait rempli de sa gloire, retrouvait dans les conversations de mon père des faits très piquans par eux-mêmes, mais qui, pour lui, se rattachaient aux plus brillans souvenirs de sa vie et en quelque sorte les ravivaient ! Aussi les invitations se succédèrent rapidement et bientôt furent converties en un jour fixe.

Chaque semaine, jusqu’à la mort du maréchal, mon père alla dîner avec lui, indépendamment de quelques visites qu’il lui fit le matin. C’est dans ces visites qu’il vit présenter à ce maréchal des hommes qui n’avaient d’autre titre pour paraître devant lui que leur grand âge ; mais ce titre suffisait. En lui amenant des vieillards, d’aussi loin qu’on le pouvait, on cherchait à le convaincre qu’il n’était pas lui-même d’un âge extraordinaire, et que, à son âge et même au-delà, il y avait beaucoup d’hommes qui se portaient fort bien. On conçoit qu’à cette attention, qui produisait sur lui un effet salutaire, se mêla bientôt un peu de supercherie, et qu’à la fin, on avait grand soin d’exagérer l’âge de tous les nouveaux-venus. Rien, au reste, n’était négligé pour prolonger l’existence de cet homme, dont la carrière avait été sans doute plus bruyante que morale et même plus bruyante qu’illustre, malgré la prise du Port-Mahon, mais qui avait soutenu un nom que le cardinal avait rendu gigantesque, que le duc de Fronsac allait prostituer et que personne ne devait porter avec plus d’honneur que M. le duc de Richelieu.

C’est encore dans ces visites du matin que mon père vit emporter les seaux du lait qui avait servi aux bains du maréchal, et qui, autant que cela était possible, était revendu dans le quartier ; qu’il le vit coiffer, c’est-à-dire qu’il lui vit étirer la peau du front sous la perruque qu’on lui mettait, afin de diminuer les rides de tout le visage. C’est également en dînant avec lui que mon père lui vit régulièrement servir des pigeons pris au moment où ils étaient éclos, c’est-à-dire avant que les os fussent formés, immédiatement préparés, et réputés la nourriture la plus substantielle et la plus facile à digérer ; on les nommait pigeons à la cuiller, parce que c’était en effet dans des cuillers d’or ou de vermeil qu’on les servait.

Un dernier fait se présente. Mon père avait rapporté de Berlin le portrait le plus ressemblant qui jamais ait été fait de Frédéric II[2]. Ce portrait, au pastel fixé, fut peint par un M. Cuningham, amateur anglais, fort loin d’être sans talent, mais ayant surtout celui d’attraper la ressemblance. Favorisé par les aides-de-camp du roi, il eut pour séances le temps que, les 21, 22, 23 mai, le roi restait immobile à voir défiler devant lui les trente-six mille hommes qui avaient manœuvré à ses grandes revues ; aucun peintre n’en eut jamais autant et n’aurait mieux profité de ce bonheur.

Le maréchal voulut voir ce portrait ; mon père le lui fit porter et même le lui prêta. Le portrait fut d’abord placé dans le salon et ensuite au chevet du lit du maréchal, où il resta jusqu’à sa mort, époque à laquelle Mme la maréchale de Richelieu le fit reporter chez mon père.


Thiébault nous raconte alors le voyage qu’il fit avec ses parens pour revenir à Paris ; on y relève, tant sur la manière de voyager qu’on avait alors que sur quelques incidens de route, d’intéressans détails.


Notre départ de Berlin fut pénible par tous les liens qu’il brisait. Il commença même assez tristement. Ma mère fut tellement incommodée à Wustermarck, lieu de notre première couchée, que nous faillîmes retourner à Berlin pour attendre le printemps. Cependant elle prit courage, et nous continuâmes notre route. À Magdebourg, où nous logeâmes, nous restâmes trente-six heures chez un ami de mon père, M. de Lalande, avec lequel je vis la douane, l’une des plus belles du monde, la cathédrale, l’arsenal, la maison de ville, la maison du gouverneur, le château et le rempart du Prince, alors la promenade du beau monde.

Nous mîmes treize heures à faire la station de six milles qui sépare Magdebourg de Helmstedt, circonstance d’autant plus notable dans mon souvenir que, pour arriver à Helmstedt, nous traversâmes, pendant trois à quatre heures de nuit, une forêt alors la plus dangereuse de l’Allemagne. Mon père ne se rappela combien elle était redoutée des voyageurs que lorsque le jour baissait. Arrivés au dernier village que nous avions à traverser, il me chargea de prendre des renseignemens, et nous apprîmes qu’il ne se passait guère de semaine sans qu’il y eût quelque assassinat commis dans cette forêt, le refuge des déserteurs de plusieurs États d’Allemagne, auxquels elle sert de confins dans ses soixante lieues de longueur. S’il y avait eu une auberge dans ce village, nous y aurions passé la nuit ; mais il n’y avait qu’un cabaret dont le maître mariait sa fille et ne pouvait recevoir personne. Obligés, faute de gîte, de continuer notre route, mon père se mit avec moi sur le devant de la calèche ; je chargeai les deux paires de pistolets et le fusil que nous avions, et renforcés par un jeune soldat prussien, en semestre dans ce village et armé également d’un fusil de chasse, nous entrâmes dans la forêt. Je me rappelle que j’étais enchanté du rôle que je pouvais jouer en cas d’attaque, et je puis ajouter que des armes à feu n’étaient plus dans mes mains des armes inutiles. Au reste, nos précautions le furent. Nous arrivâmes à Helmstedt sans mésaventure et n’ayant rencontré qu’un chariot dans lequel se trouvaient deux hommes, deux autres hommes à pied, et un grand chêne isolé tout en feu.

D’Helmstedt, une chaussée magnifique, qui au milieu des sables de ces contrées formait une opposition marquante, nous conduisit à Brunswick.

Ainsi que je l’ai dit, j’y retrouvai le prince Serge, et j’allai voir avec lui les trois palais principaux de cette ancienne capitale, celui du duc, celui de la princesse douairière et celui de la princesse de Loos : le premier était un grand bâtiment fort insignifiant, le deuxième une maison plus qu’ordinaire, à l’extérieur de laquelle on voyait toutes les poutres ; le troisième enfin, une misérable baraque n’ayant que deux chambres habitables, dont les fenêtres n’avaient que des carreaux de vitres à six fenins (pfennigs) la pièce, et dont la porte cochère était pourrie au point qu’on voyait le jour à travers et qu’on ne savait plus comment l’ouvrir. Ce contraste de rang et d’indigence, d’orgueil et d’abaissement me fit une impression profonde.

Le surlendemain de notre départ de Brunswick, nous arrivâmes à Oldendorf, après avoir marché plusieurs heures au milieu de montagnes et de rochers, contre lesquels nous brisâmes le second marchepied de notre voiture ; le premier l’avait été contre les remparts de Magdebourg.

En nous rendant d’Oldendorf à Opinau, nous traversâmes la plaine de Minden, plaine de deux à trois lieues, sans un mouvement de terrain, sans un arbrisseau. Rien n’est triste comme ce pays ; on dirait que le sang français a achevé de faire maudire cette terre. Les villages qui précèdent ou suivent cette plaine sont hideux ; la plupart des maisons qui les composent n’ont ni portes ni fenêtres et consistent en espèces de cahutes à la sauvage, ouvertes sur le haut pour donner passage à la fumée, ayant le foyer au milieu et servant aux maîtres, aux valets, aux enfans et aux bestiaux, couchés pêle-mêle sur la même paille ou le même fumier. En passant à Minden, nous achetâmes un morceau de « pompernickel, » pain noir et compact, qui se conserverait un an, que sur un billot l’on coupe à coups de hache et dont les chevaux mangent ainsi que les gens en mangeaient alors. Mais croirait-on qu’à Paris où nous en emportâmes un morceau, il se trouva des gens qui, grâce à la nouveauté, le trouvèrent excellent, quoiqu’il fût exécrable ?

Deux souvenirs se rattachent à Munster : d’abord la manière admirable dont cette ville est pavée, ensuite une très belle musique, dite des Janissaires, qui d’heure en heure parcourait toutes les rues. Enfin, le douzième jour de notre départ, nous arrivâmes à Wesel, où nous prîmes un temps de repos. Nous allions désormais voyager beaucoup plus vite ; aussi ne me reste-t-il qu’un très vague souvenir des villes que j’ai traversées jusqu’en France. À peine Bruxelles m’apparaît-il encore ; mais, en revanche, je n’ai jamais oublié Valenciennes, où nous arrivâmes à l’heure de la parade et où je vis, pour la première fois de ma vie, des officiers coiffés en ailes de pigeon, montés sur des patins pour ne pas se crotter et ayant des parapluies, parce qu’il pleuvait un peu. Qu’on juge de mon étonnement, de mon scandale en comparant ce spectacle à celui auquel m’avait accoutumé l’armée prussienne, si sévère dans sa tenue, si militaire dans ses moindres détails… J’étais indigné, humilié, et plus j’éprouvais déjà le besoin d’aimer et d’estimer tout ce qui était français, plus je rougissais de l’idée que les étrangers, les Prussiens surtout, ne pourraient s’empêcher de rire de pitié à un tel spectacle.


N’y a-t-il pas là une note bien française, bien militaire, qui nous montre quelles étaient, dès son jeune âge, les aspirations et les pensées du futur héros du combat de Pratzen, où il battit 20,000 Autrichiens le jour d’Austerlitz ; de l’adversaire de Wellington, dont il repoussa l’arrière-garde à Aldea de Ponte le 27 septembre 1811 ?

On était alors en 1784, à la veille de la Révolution, aux derniers jours de cette époque dont on a pu dire que ceux qui ne l’avaient point vue n’avaient pas connu la joie de vivre. Ne serait-on pas tenté de croire à la vérité de cette appréciation en lisant les lignes suivantes qui nous montrent, dans toute sa frivolité élégante et aimable, cette société qui allait tout à l’heure sombrer tout entière dans un si épouvantable drame ?


On ne peut plus se faire une idée de ce que furent les promenades de Longchamps pendant les dernières années qui précédèrent la Révolution. Tout ce qu’une ville immense, une cour brillante et somptueuse, de grandes fortunes et des prodigalités qui n’étaient limitées que par l’impossibilité de les dépasser, tout ce que la rivalité des peuples les plus riches, la mode d’un peuple le plus fou pouvaient enfanter et produire de plus magnifique en ce genre, se trouvait là. Ce qui était beau y paraissait vulgaire, ce qui était simple y excitait des huées. Au milieu d’une innombrable quantité de voitures remarquables, brillaient chaque année une cinquantaine d’équipages éblouissans, dans le nombre desquels une dizaine paraissaient plutôt les chars des déesses que ceux de simples mortels. Le monde semblait entrer en liesse durant ces trois journées ; mais les extravagances de quelques courtisanes furent portées à ce point que la police fut obligée d’intervenir pour empêcher qu’elles n’éclipsassent de trop haut et les grands et les princes eux-mêmes. Ainsi la Duthé, cette femme charmante, qui faisait dire au comte d’Artois « qu’après avoir mangé du gâteau de Savoie, il fallait prendre du thé, » malgré la puissance de ses amans, fut arrêtée au beau milieu de l’avenue de Longchamps et conduite au For-l’Évêque, dans un équipage dont les Souvenirs dits de Mme de Créquy renferment une description pour laquelle ma mémoire n’aurait pas suffi. J’ai vu cet équipage que j’ai suivi quelque temps, ne pouvant en croire mes yeux, et cette description le rappelle parfaitement[3]. C’est le seul châtiment de ce genre qui ait été infligé, mais non le seul dont on ait menacé ; car une des rivales de cette courtisane ayant attelé devant le plus magnifique des phaétons six chevaux superbes, dont tous les harnais et jusqu’aux rênes étaient couverts ou garnis en stras, ce qui leur donnait l’éclat du diamant, elle reçut, au moment où elle se plaçait sur ce trône roulant, l’avis que, si elle dépassait sa porte dans cet équipage, il servirait à la conduire en prison. Malgré de telles leçons, ces dames n’en remportaient pas moins, dans ces jours de folies ruineuses, la palme de la plus somptueuse élégance comme celle de la beauté. Si l’on admirait les calèches des princes et de ! a reine, les équipages de quelques grands personnages français et étrangers, il n’en est pas moins vrai que tout cela le cédait à l’extravagante recherche de quelques Phrynés. Je me rappelle à ce sujet, mais sans plus rien savoir des détails, si ce n’est que les jantes des roues étaient en flèches, une calèche bleu de ciel, sur laquelle et à travers de légers nuages voltigeaient des Amours ; calèche montée par deux femmes éblouissantes de parure et de beauté, et traînée par quatre chevaux isabelle, queue et crinière blanches, tout harnachés en argent ciselé ou en broderies d’argent, les rênes y comprises. En fait d’élégance, je n’ai jamais rien vu de comparable à cet équipage, qui fixait tous les regards, arrachait à chaque pas des bouffées d’applaudissemens. Je le vis passer de mes fenêtres au moment où, débouchant de la rue Royale, il continuait sa marche triomphale vers les Champs-Elysées, et je guettai son retour pour lui payer un dernier tribut d’admiration[4].

Telle n’avait pourtant pas été, lors de son arrivée de Berlin, la première impression de Thiébault à la vue des Françaises que, par la suite, il ne devait pas se faire faute de trouver presque toutes également charmantes et dignes d’être adorées. Paris lui-même, dans les premiers jours, avait été loin de lui paraître aussi brillant :


Si pour moi Paris avait été prodigue d’enchantemens, j’avouerai pourtant que, malgré ma prédilection pour les femmes, ou plutôt en raison de cette prédilection, je fus choqué de la laideur des femmes en général. Les femmes des dernières classes, qui sont encore repoussantes, étaient alors horribles, et si, en se rapprochant des classes supérieures, on en trouvait et on en trouve qui soient dignes de tous les hommages, il faut convenir que c’était, comme cela est encore, dans des proportions qui laissaient trop d’avantages à la Prusse, que je quittais, à la Saxe, que je venais de traverser et dans laquelle, de village en village, nous avions été frappés par des groupes de jeunes filles, magnifiques détaille, de traits et de fraîcheur ; observation qui n’échappait à aucune des personnes qui avaient été à même de la faire et que notamment l’abbé de Vauxcelles répétait avec une véhémence plus naturelle qu’orthodoxe.

Je sais pourtant que la Normandie, le Hainaut, l’Alsace, la Lorraine, le Languedoc surtout font exception à cet égard ; mais Paris n’en était pas moins très désavantagé, et l’explication de ce fait existait dans la misère, qui dévorait le peuple de cette grande capitale ; dans les rues étroites et les réduits où il croupissait entassé et où jamais ne pénétrait un rayon de soleil ; dans les caves infectes où vivaient le long des quais 100,000 de ces misérables, qui, dix fois par an, étaient submergés par des pluies ou par les crues de la Seine, et, souvent de nuit, étaient forcés de porter leurs paillasses à la pluie ou dans la boue pour ne pas être noyés.

Aujourd’hui ces causes de la dégradation de l’espèce n’existent plus au même degré ; il s’en faut de beaucoup. Les caves ne sont plus habitées, les quais sont déblayés, les maisons qui couvraient une partie des ponts sont démolies ; on redresse et on élargit les rues, l’air circule où on en manquait entièrement. De nombreuses fontaines lavent les rues, que l’on nettoie avec plus de soin, et des égouts, chaque jour plus nombreux, accélèrent les écoulemens. Les abattoirs ont affranchi toutes les maisons occupées par des bouchers de ces tueries qui formaient dans Paris mille ruisseaux de sang, que la moindre chaleur rendait infects. Enfin, on éloigne des quartiers habités tout ce qui peut répandre de mauvaises odeurs. Le peuple aussi est moins hideux, moins difforme qu’il ne l’était il y a soixante ans et sa destruction moins rapide ; il ne périt plus comme alors à la quatrième génération, qui, lorsqu’elle se reproduisait encore, ne le faisait que par des culs-de-jatte.


C’était ce peuple « hideux et difforme » que les tueries exécutées jusque dans les rues par les bouchers avaient habitué à l’odeur du sang, qui, tout à l’heure, allait entrer en scène, se précipiter, en demandant du pain, sur ce Versailles de la royauté dont Thiébault, avec un esprit critique qui sent déjà la Révolution, nous parle en ces termes :


En 1787, 1788 et 1789, je revis Versailles embelli de toutes les parures de l’été. Sous un autre rapport, il est une foule de choses paraissant insignifiantes à sept ans et qui, de quinze à dix-neuf, parlent à l’imagination et à la raison, au cœur et à l’esprit. Ainsi je retrouvai l’Amour, où je n’avais vu qu’une statue d’enfant ; des tableaux admirables, où je n’avais vu que des couleurs ; une architecture aussi riche par ses détails que somptueuse par son ensemble, où je n’avais distingué que des masses ; un tout étourdissant, où je n’avais remarqué que des parties étonnantes ; enfin des femmes ravissantes, une cour somptueuse, des souvenirs électriques et tous les degrés de la puissance, où je n’avais aperçu que plus ou moins de monde, des costumes plus ou moins riches et un maître qui n’était pas encore le mien : circonstances toutes faites pour exalter l’enthousiasme !

Cependant plusieurs choses me choquèrent. Frédéric était et ne pouvait manquer d’être mon point de comparaison, pour juger un roi, et je ne découvrais rien en Louis XVI qui pût l’élever au niveau de ce prince, qui par le titre de grand homme s’était placé au-dessus des rois. Je trouvais, d’ailleurs, que Louis XVI manquait de dignité. Passant un jour devant moi pour aller à la chasse, il s’arrêta pour rire avec un des seigneurs qui l’accompagnaient ; mais son rire fut si fort, si gros, qu’en vérité, c’était le rire d’un fermier en goguette plus que celui d’un monarque. Ensuite son costume de chasse me parut mesquin ; bref, je ne fus étonné que de la légèreté avec laquelle ce roi si replet sauta à cheval, et de la rapidité avec laquelle il partit. La reine, que je vis revenir de la messe, avait plus de noblesse dans les manières, dans la marche, et de dignité dans le regard surtout ; mais une robe de percale blanche, tout unie et fort loin d’être fraîche, n’était pas le vêtement dans lequel une reine de France devait, à cette époque surtout, se montrer pour ainsi dire en public. Telle était pourtant la mise de Marie-Antoinette, et c’était au point que, si elle n’avait marché la première, on l’eût prise pour la suivante des dames qui la suivaient. Mais ce qui fit plus que me choquer, ce qui me scandalisa, me révolta même, ce furent les propos que des pages, des gardes du corps et quelques jeunes seigneurs tenaient tout haut dans les grands appartemens ! L’indécence à cet égard allait jusqu’aux outrages ! Recommandé à deux de ces messieurs, qui s’étaient chargés de me faire tout voir et avec lesquels je passai ma journée, personne ne se gêna devant moi, et ce que j’entendis en fait d’anecdotes, de propos sur la robe chiffonnée de la reine, de jugemens, passe tout ce que je pourrais dire. J’en instruisis mon père en revenant le soir avec lui à Paris ; il me recommanda le silence, que je gardai d’abord par prudence, ensuite par respect pour de trop grandes infortunes, et qu’aujourd’hui même, je ne me permettrai pas de rompre.

Autant j’admirai les grands appartemens, autant les appartemens d’habitation du roi et de la reine me parurent incommodes et mal situés. Je ne parlerai pas du lit du roi, lit de huit pieds carrés, tout en sommiers de crin, dur comme du bois et que certes je n’aurais pas troqué pour le mien ; mais j’observerai qu’il n’est certainement personne, roi, seigneur ou bourgeois, qui, habitant un château donnant sur un parc, se condamne à n’avoir vue que sur des cours ; Versailles offre cette bizarrerie, à laquelle il faut ajouter encore qu’il ne s’y trouve aucune pièce d’intérieur qui, des appartemens du roi et de la reine, donne directement sur le parc ; de ses croisées, la reine n’avait de vue que sur l’Orangerie et la pièce d’eau des Suisses.

Versailles était donc pour la famille royale un séjour de magnificence et d’orgueil plus qu’une résidence agréable ; de même que, destiné à attester la puissance de Louis XIV, il n’a attesté que l’impuissance dans laquelle fut ce roi d’empêcher que les dépenses extravagantes auxquelles ses constructions l’ont entraîné ne préparassent la Révolution.


La Révolution ! c’était dès lors la préoccupation, l’on pourrait dire l’obsession de tous les esprits. Aux plaisirs de la galanterie allaient succéder la persécution, les horreurs de la guillotine ; la tragédie suivit la comédie, comme dans l’anecdote suivante, où nous voyons apparaître dans un bal une courtisane, alors célèbre qui, ainsi que la Dubarry elle-même, devait finir sur l’échafaud :


Le bal du Vauxhall réunissait une grande partie de la société du Ranelagh, mais non la partie la plus choisie : ainsi j’y allais, et ma mère n’y allait pas. Au reste, j’y retrouvais au nombre de quelques femmes célèbres par leurs charmes et qu’on désignait alors par le mot de « demi-castors, » cette jeune Sainte-Amaranthe, l’une des beautés les plus accomplies et les plus délicieuses que l’on puisse imaginer. Après une prétendue absence, c’est-à-dire une retraite de quelques mois, employée à mettre au monde un enfant, dont le comte d’Artois, disait-on, était le père, elle reparut au Vauxhall un jour que Gassicourt et moi nous y étions. Nous ne pûmes nous lasser d’admirer cette créature, qui nous parut encore embellie et qui nous sembla plus qu’humaine. Au milieu du charivari de ce bal, Gassicourt fit sur elle un madrigal qui finissait ainsi.


On dit ..........
Qu’à ses appas conquis un poupon doit le jour !
Vraiment bonne nouvelle !
À l’Olympe étonné Vénus parut plus belle,
Quand elle eut fait l’Amour.


Cette angélique personne épousa peu après le fils de M. de Sartine. Pour échapper aux cannibales qui, sous la Terreur, gouvernaient la France, il paraît qu’elle fit la cour aux chefs hideux de cette séquelle. Le 9 thermidor approchait, et elle allait être sauvée, lorsque, à un souper, qui à beaucoup d’autres convives réunissait chez elle Trial et Robespierre, ce dernier se grisa et révéla tout son plan ou plutôt la mission qu’il exécutait pour dégoûter, à force d’horreurs et de sang, la France de la liberté. Le lendemain matin, Trial, qui avait conservé sa raison, courut chez lui et lui dit : « Tu as tout découvert hier à souper, et tu as mis dans ta confidence des gens sur lesquels il est impossible que tu comptes. » À l’instant, ce monstre fait accuser Mme Sainte-Amaranthe la mère, M. et Mme de Sartine, toutes les personnes qui avaient été du souper et jusqu’aux domestiques, d’avoir voulu l’empoisonner ; tout ce monde, aussitôt arrêté, est traduit au tribunal révolutionnaire, jugé, condamné et exécuté ! Mais ce qu’il y eut d’éminemment remarquable dans cette déplorable catastrophe, ce fut l’héroïsme avec lequel mourut cette jeune et si belle personne, accoutumée depuis sa naissance à toutes les sensualités du luxe, de la mollesse et de la volupté. Tous ceux qui l’entouraient étaient anéantis ; elle seule resta imperturbable et chercha à donner du courage à tous les siens par sa fermeté et même par ses plaisanteries, au nombre desquelles on cite ce mot, qu’en riant elle dit sur la fatale charrette, à propos de la chemise rouge dont on l’avait affublée, elle et ses prétendus complices : «… Ne dirait-on pas que nous faisons une promenade de mardi-gras ? »


Ce mot ne justifie-t-il pas ce que Thiébault dit un peu plus loin de cette Révolution « qui nous est arrivée au milieu d’une contredanse » et qui fut « un si brusque passage du plaisir à la mort ? »

Voici en quels termes il nous en raconte les premières scènes au moment même de la prise de la Bastille :


Le 13 juillet, à la pointe du jour, toutes les troupes qui avaient occupé la place Louis XV pendant la nuit avaient disparu. Quant à Paris, le désordre y était à son comble ; le tocsin sonnait dans toutes les paroisses, le feu avait été mis aux barrières et, de tous côtés, on cherchait des armes ; l’Arsenal avait été pillé, tous les armuriers également, et, comme on savait qu’une salle d’armes se trouvait au Garde-Meuble, on annonça de fort bonne heure que le peuple allait s’y porter en masse pour enlever les armes qui pouvaient lui être utiles.

Vers midi, le Garde-Meuble fut envahi. Des milliers d’hommes s’y succédèrent ; ils ne se bornèrent pas à visiter la salle d’armes et les autres salles, galeries, magasins et greniers ; ils pénétrèrent dans les appartemens de toutes les personnes logées au Garde-Meuble, fouillèrent jusque dans les lits, les armoires, et cela avec plus de zèle que d’ordre. Cependant, à l’exception des armes qui pouvaient servir, rien ne fut pris non-seulement de ce qui était propriété particulière, mais aussi de ce qui appartenait au roi. Au reste, ce fait assez remarquable fut peut-être dû à deux causes : la première, à ce qu’on fit rester, en les payant, quelques-uns des hommes entrés des premiers et qui, en affirmant que toutes les armes avaient été emportées, devinrent des espèces de sauvegardes ; la seconde, à ce que plusieurs personnes qui se mêlèrent au peuple pour le contenir, autant que cela était possible, ne cessèrent de répéter : « Tout ce qui est ici est à la nation. » Par malheur, cette conduite ne fut pas imitée partout ; il est vrai que partout on ne prit pas des mesures aussi sages, partout on ne pouvait pas dire que tout appartenait à la nation ; plusieurs maisons furent pillées, et, pendant quelques heures, l’anarchie accomplit son œuvre détestable.

Nous ne rentrâmes chez nous que le 14 au matin. À peine ma famille fut-elle réinstallée au Garde-Meuble, que, cédant à une impulsion irrésistible, je partis pour courir Paris et par moi-même juger de ce qui se passait. Il fallait une cocarde, on en vendait déjà à tous les coins de rue ; ces premières cocardes étaient fabriquées en ruban de soie ; de suite mon chapeau en fut orné. Mon but étant de me rendre au Palais-Royal, je suivis la rue Saint-Honoré ; arrivé en face de la place Vendôme, je vis en avant de la porte du couvent des Feuillans 500 hommes réunis, ayant un tambour à leur tête et prêts à se mettre en mouvement. Ayant aperçu parmi eux Clappier, que j’ai déjà eu l’occasion de nommer, je lui demandai où ils allaient : « Il faut des canons aux sections ; et nous allons en prendre aux Invalides, » me répondit-il, et comme je le fixais avec une apparente préoccupation, il ajouta avec véhémence : « Et pourquoi ne vous joindriez-vous pas à nous ? .. » Je répliquai : « Je suis des vôtres. » Cependant, pour pouvoir être armé et faire partie d’une troupe armée, il fallait être inscrit : je remplis cette formalité, je reçus un fusil, quelques balles, de la poudre ; je pris dans le détachement la place que ma taille m’assignait, et nous partîmes.

Notre troupe n’avait de militaire que son courage, de discipline que son zèle, de force que celle de cinq cents fois un homme, ce qui est fort différent de la force que 500 hommes peuvent avoir ; aussi cheminions-nous plus que nous ne marchions ; aussi, pendant que le tambour qui était en tête ne servait qu’à prouver que personne n’allait au pas, discutions-nous tout haut la question de savoir si M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, défendrait ses pièces et les armes qui se trouvaient dans l’hôtel. Rien n’était moins probable. Déjà les Petits-Suisses avaient refusé de marcher contre les gardes françaises, dont l’insurrection était consommée ; les régimens campés au Champ de Mars n’avaient pas obéi la veille à l’ordre de charger leurs armes, et, pour les contenir, on tenait fermées les grilles du Champ de Mars. Or les malheureux débris de nos armées, nommés les Invalides, n’appartenant plus qu’à leurs infirmités et créanciers de l’État plus qu’ils ne continuaient à en être les soldats, devaient bien moins encore répondre aux sentimens hostiles de leur gouverneur que les autres troupes à ceux de leurs chefs. Le fait justifia ces prévisions : ce fut sans résistance que les armes et les canons furent enlevés et que, pour notre part, nous nous emparâmes d’une magnifique pièce de 24, connue sous le nom du grand Dauphin ; puis de deux pièces de 12. À défaut de chevaux, nous nous attelâmes à ces trois pièces, qui étaient sur roues, et, fiers de notre lot (nous ne pouvions pas dire de notre conquête), nous les ramenâmes en triomphe aux Feuillans, dont elles ornèrent la cour, jusqu’au jour où on les remplaça par des pièces de 4-Cent vingt pièces de ce calibre furent en effet réparties entre les soixante bataillons de la garde nationale de Paris ; comme ces bataillons venaient de recevoir des fusils de munition de la manufacture de Maubeuge, comme la rapidité de leur instruction dépassa ce que l’on aurait pu croire, ils formèrent en peu de mois une formidable armée.

Telle fut la première expédition à laquelle je pris part, expédition fort peu militaire sans doute, mais qui me rendit acteur dans une de ces circonstances où la force établit le droit. Quarante-huit heures plus tôt, je ne songeais guère à désarmer les Invalides. On voit quel bouleversement s’opérait dans les idées et dans les positions ; dès lors, mon zèle s’enflamma à ce point qu’il n’y eut pas aux Feuillans de soldat plus ardent que moi.

En rentrant des Invalides, nous étions tous invités par le président du district à nous trouver aux Feuillans un peu avant dix heures du soir. Cet appel était général. Arrivé l’un des premiers, je pris part à une discussion assez vive sur les moyens que Paris pouvait avoir pour résister à l’attaque vigoureuse dont il était menacé cette nuit même et sur la manière d’exécuter les reconnaissances que la section avait ordre de faire. Inspiré par les circonstances et me rappelant avec bonheur quelques-uns de ces mots techniques attrapés à l’École militaire de Berlin, ayant même cité avec à-propos un ou deux des préceptes de Frédéric, on me crut une capacité que j’étais loin d’avoir ; il en résulta que moi, le plus jeune de tous ceux qui se trouvaient là, je reçus le commandement de 600 hommes, chargés de la plus importante des reconnaissances, de celle qui avait pour objet de se rendre par la porte Maillot dans le bois de Boulogne, afin de savoir s’il y avait des troupes réunies.

C’est ainsi que je débutai dans la carrière du commandement. Dans une position semblable, je ne sais pas encore aujourd’hui ce que j’aurais pu faire de mieux ; au reste, on retrouvera dans le cours de ces Mémoires d’autres exemples de ce fait, que le besoin a toujours été suivi chez moi de l’inspiration qui m’était nécessaire. Il est inutile d’ajouter, sans doute, que j’aurais été ravi d’échanger quelques coups de fusil. Cependant, j’évaluais assez bien la composition, l’instruction et l’armement de mon détachement, pour ne me soucier ni d’une manœuvre au moyen de laquelle on m’aurait tourné, ni d’une attaque à la baïonnette, au moyen de laquelle on m’aurait enfoncé, et encore moins d’une charge de cavalerie. Aussi, quoiqu’il y eût de l’enthousiasme et même de la résolution dans ma troupe, ai-je toujours été convaincu que ce fut un bonheur de n’avoir eu à mettre sérieusement à l’épreuve ni l’un ni l’autre. Voilà, au surplus, bien des minuties, mais il faut comprendre que ces détails ont en quelque sorte pour moi le prix de souvenirs d’amour, puisqu’ils sont les prémices d’une carrière à laquelle j’ai dévoué ma vie et dont certes je n’ai pas fait un simple métier.

Le 15 au soir, on me confia un second détachement, à peu près de la force du premier ; mais ma mission fut moins avantageuse et se borna à me rendre à Passy par Chaillot, à éclairer les avenues de cette partie de Paris et à revenir par la barrière de l’Etoile.

Au moment où je partais, on me remit une lettre de Mirabeau pour une dame logée à Chaillot, mais avec de telles recommandations que j’étais convaincu qu’il s’agissait d’affaires d’État, et d’autant plus convaincu que, en de si graves circonstances, il me semblait impossible que Mirabeau s’occupât d’autre chose ; d’autant plus encore que cette lettre, qu’un exprès venait d’apporter de Versailles, était contresignée et portait sur l’enveloppe l’ordre d’en prendre un reçu. Arrivé à la maison indiquée par l’adresse, j’arrêtai ma troupe et je chargeai Clappier de Lisle de la remettre en mains propres et de m’en rapporter le reçu demandé. Deux minutes m’avaient paru suffire pour tout cela ; or six minutes s’étaient écoulées, l’impatience me prit, j’entrai pour connaître la cause d’un tel retard, et je trouvai mon de Lisle à table avec quelques hommes et des femmes charmantes, dans une hilarité que par son esprit et sa gaîté naturelle il était fort capable d’exciter ou d’entretenir, mais que je n’étais nullement disposé à partager. Je trouvais même indécent d’avoir été chargé d’une telle commission pour la maîtresse ou l’une des maîtresses de M. de Mirabeau, quelque jolie qu’elle fût ; je dispensai la belle du reçu demandé, je refusai le verre de vin d’Espagne qu’elle m’offrit avec beaucoup de grâce, je fis assez sèchement rejoindre son poste à mon lieutenant, et, me bornant à être froidement poli, je quittai cette joyeuse compagnie et continuai ma reconnaissance.

Le 16 au soir, je commandai de la même manière mon troisième et dernier détachement ; il n’y eut de changé à mon itinéraire que la circonstance de commencer par la barrière de l’Étoile et de revenir par Passy et le quai.

Arrivés à la barrière des Bonshommes, nous vîmes s’avancer par la route de Versailles des hommes à cheval, dont plusieurs portaient des flambeaux. Il ne s’agissait donc pas de surprise ou même d’attaque, à moins que ces flambeaux ne fussent une ruse de guerre ou qu’ils ne fussent destinés à éclairer un combat de nuit. Toujours est-il que j’établis de forts postes avancés, et que le reste de ma troupe fut placé en colonne, en arrière de la barrière à gauche ; j’avais réservé la droite aux cent cinquante hommes, à la garde desquels cette barrière était confiée, et qui reçurent et exécutèrent mes ordres, parce que dans un semblable hourvari, celui qui prend l’autorité l’exerce.

À mesure que les cavaliers approchèrent, nous reconnûmes qu’ils étaient suivis de voitures. Arrêtées par mes postes, j’allai les reconnaître moi-même. Des quatre personnes qui se trouvaient dans la première de ces deux ou trois voitures, trois mirent pied à terre, et ce furent MM. Bailly, de La Fayette et de Lally-Tollendal. Ce dernier prit la parole en se nommant et me dit que la paix était faite entre le roi et les états-généraux ; que dans la journée (il était une ou deux heures du matin), le roi se rendrait à Paris, et que lui était porteur d’une lettre du président de l’assemblée au président de la municipalité pour annoncer ces grandes nouvelles. « Où est votre lettre ? » lui répondis-je. Il me la présenta, et moi, sans autre commentaire, j’en brisai le cachet et je la lus. Jamais je n’ai pu me rappeler sans rire cette inconvenance, qui me parut la chose du monde la plus légitime et la plus simple, et qui l’était, parce que dans cet état d’anarchie où le pouvoir se divise sans s’affaiblir, quelque chose que l’on fasse, on a presque toujours raison par là même qu’il n’existe plus personne qui puisse vous donner tort. Quoi qu’il en soit, ma lecture faite, et convaincu de la vérité des nouvelles que j’avais reçues, je rendis la lettre à M. de Lally-Tollendal, assez étonné, par parenthèse, de ma hardiesse ; je le priai, ainsi que ses collègues, de remonter en voiture, et je les prévins que, pour assurer leur marche, je les escorterais jusqu’à ce que je pusse les remettre à un autre détachement. Je les accompagnai de cette sorte jusqu’au pont Royal, où nous aurions été canonnés, comme j’avais manqué de l’être la veille si je n’avais eu la précaution de me faire précéder par une avant-garde. En effet, à soixante pas en avant du pavillon de Flore, deux pièces de canon se trouvaient en batterie sur le quai des Tuileries ; un bataillon entier occupait le pont Royal ; deux cents hommes de ce bataillon furent détachés et escortèrent jusqu’à l’Hôtel de Ville la députation, que je remis à leur sauvegarde.

Enfin, après quelques heures de repos, je concourus à border la double haie de Parisiens armés, à travers les vivats desquels le roi se rendit à l’Hôtel de Ville, puis revint à la barrière des Bonshommes. Pendant ce temps, le comte d’Artois, que la peur rendit toute sa vie capable de tout au monde, et que d’après cela on pourrait nommer le crâne des lâches, décampait à toutes jambes : de cette sorte il fut le premier des émigrés.

Ainsi se termina cette campagne de cinq jours ; elle commença pour moi le service de cette garde nationale qui, comme je l’ai dit, forma si rapidement une véritable armée et devint l’exemple et le modèle de toutes les gardes nationales de France[5].


La royauté continuait à lutter cependant, et ce qu’elle sacrifiait avec le plus de peine et de regret, c’étaient ses antiques usages. Thiébault nous conte à ce sujet une bien curieuse et singulière anecdote qui semble venir là tout exprès pour être mise en opposition et faire contraste avec la scène qui la précède, car, si l’on a pu dire de Louis XVI « qu’il avait la nature trop forte, trop en plein air, l’écorce rude et rien de poli, » son caractère a toujours été réputé bon et humain. Roland lui-même a rendu cette justice à Louis XVI. Dans les premiers jours du mois d’août, quand M. de Lally-Tollendal et M. de Montmorin allèrent prendre les dernières instructions pour sauver la famille royale, le roi leur avait fait répondre qu’il ne partirait pas et qu’il aimait mieux s’exposer à tous les dangers que de commencer la guerre civile[6].

Quoi qu’il en soit, voici ce que Thiébault prétend avoir vu :


Le jeudi saint (1790), étant de service aux Tuileries, je me trouvais de faction dans la salle située entre le grand escalier du pavillon de Flore, la galerie de Diane et les petits appartemens du roi. C’était au moment où Louis XVI et la reine lavèrent les pieds à douze pauvres, représentant les douze apôtres. Ces douze pauvres, habillés à neuf par le roi[7], étaient assis sur une banquette assez élevée pour que leurs pieds se trouvassent sur un gradin ; ils avaient le pied gauche chaussé et le pied droit nu ; à côté du pied nu se trouvait une cuvette avec de l’eau tiède. Lorsque le roi et la reine, précédant leur suite, arrivèrent par la porte des petits appartemens, chacun de ces pauvres plaça son pied sur le bord de la cuvette ; alors le roi, prenant avec le creux de sa main un peu d’eau dans chaque cuvette, la jeta sur chacun des douze pieds, qui du reste n’avaient pas besoin d’être lavés. Quant à la reine, elle prit successivement douze serviettes, qu’on lui présentait sur un plat d’argent, et les passa, puis les laissa sur les pieds que le roi avait mouillés. La cérémonie terminée, leurs majestés firent des aumônes aux pauvres, qui en toute hâte s’étaient rechaussés, et leur servirent des mets contenus dans des plats de bois. C’était la dernière fois que ces augustes personnages ont déféré à cet usage qui date du roi Robert.

Les gardes montées au château donnaient presque toujours lieu à quelque anecdote. Le mot d’un conseiller au parlement eut notamment certain succès. Peu après l’installation du roi à Paris, ce conseiller, grenadier dans la garde nationale, se trouva de faction à la porte des grands appartemens. Un personnage de la cour l’ayant aperçu s’écria : « Comment ! c’est vous ? Bon Dieu, que faites-vous là ? — Monsieur le duc, répondit-il, autrefois, nous faisions de très humbles remontrances au roi ; aujourd’hui, nous lui montons des gardes. »

J’avais passé la nuit au château, et, vers six heures du matin, afin de respirer l’air frais, deux de mes camarades et moi, encore en bonnet de police, nous sortîmes par la porte du milieu, pour faire par les terrasses le tour des Tuileries. Comme nous approchions de la terrasse du bord de l’eau, le roi sortait de la petite porte du château, près le pavillon de Flore, accompagné de deux messieurs, mais sans gardes ; il allait faire la même promenade. Nos bonnets à bas, nous nous arrêtâmes respectueusement pour le laisser passer ; cependant, ne jugeant pas que ce fût un motif pour changer de projet, nous le suivîmes à cinquante ou soixante pas de distance. Les deux rampes de fer à cheval descendues et montées, comme, en suivant la terrasse des Feuillans, il arrivait à la petite porte du passage qui, à travers le couvent des Feuillans, communiquait de la place Vendôme aux Tuileries et de ces deux endroits à la salle de l’assemblée constituante, une jeune dame débouchait de cette porte ; elle était précédée par un joli petit épagneul, qui se trouvait déjà tout près du roi ; dès qu’elle reconnut celui-ci, elle se hâta de rappeler son chien en s’inclinant profondément ; de suite le chien se retourna pour accourir vers sa maîtresse, mais Louis XVI, qui tenait à la main un jonc énorme, lui cassa les reins d’un coup de ce gourdin. Et, pendant que des cris échappaient à la dame, pendant qu’elle fondait en larmes et que la pauvre bête expirait, le roi continuait sa promenade, enchanté de ce qu’il venait de faire, se dandinant un peu plus que de coutume et riant comme le plus gros paysan aurait pu le faire.

D’un mouvement spontané nous nous arrêtâmes et rétrogradâmes, pour ne pas continuer à suivre « ce tueur de chiens, » ainsi qu’un de mes camarades le nomma… Nous étions indignés non moins que scandalisés ; rien ne nous avait paru plus grossier que le rire et plus gratuitement méchant que le fait, qui du reste cadrait à merveille avec les coups de cravache dont ce roi aimait tant à gratifier les perruquiers et les prêtres que, pour leur malheur, il rencontrait pendant ses chasses. Un pareil trait semble encore plus inexplicable, si on se reporte à la situation où se trouvait alors Louis XVI, et il me rappelle un mot qui n’avait fait que me scandaliser, mais qui dès ce moment changea pour moi de caractère. Voici ce mot. Il y avait quelque temps que, dînant, ainsi que mon père, chez le marquis d’Aoust, nous nous y étions trouvés avec l’archevêque de Cambrai, Ferdinand de Rohan, et le bailli de Suffren. On avait parlé du roi pendant le repas, et, comme on avait fait l’éloge de sa bonté et qu’un des convives avait observé qu’elle était peinte sur son visage, l’archevêque, sans baisser la voix, mais les yeux fixés sur son assiette, avait dit : « L’heureux masque ! » Quoique tous les regards se fussent portés sur lui, personne n’avait répliqué[8].


Chaque jour la révolution prenait un caractère plus menaçant. Déjà M. de Favras, un royaliste exalté qui avait entrepris de délivrer le roi et sa famille, venait, sous la prévention d’un complot dirigé contre la vie de Necker, de Bailly et de La Fayette, d’être arrêté ; le Châtelet, pour donner une satisfaction à la populace, avait sacrifié ce malheureux et l’avait, quoique noble, condamné à être pendu. La royauté perdait ses derniers défenseurs, et le seul homme qui passait pour être assez puissant pour la sauver allait disparaître.


Deux grands événemens marquèrent les six premiers mois de 1791 ; l’un, la journée du 28 février, l’autre, la mort de Mirabeau.

Le premier eut deux scènes, une de jour et une de nuit. Celle de jour eut lieu à Vincennes, qui servait de prison d’État. Pour la démolir, le peuple l’attaqua, comme il avait attaqué la Bastille ; mais M. de La Fayette l’en chassa. La scène de nuit, ou plutôt du soir, se passe aux Tuileries, où je ne sais combien de royalistes, munis d’armes cachées, se réunirent tout à coup. C’était, dirent les uns, afin d’entourer le roi à ce moment où la population était en mouvement, raison pitoyable, puisque la garde nationale et surtout la garde constitutionnelle valaient pour cela mieux qu’eux. Les autres prétendirent que c’était pour enlever le roi et sa famille à la faveur de la bourrasque préparée, affirmait-on, et exécutée par les meneurs de ceux qui devaient en profiter ; c’est ainsi que, pour retenir éloigné M. de La Fayette, ils auraient préféré Vincennes à tout autre lieu. Mais ce dernier fut informé à temps de ce qui se passait au château ; il était accouru au galop, et, à la tête de quelques compagnies de grenadiers, dont la mienne, il avait fait déguerpir à coups de crosse tous ces insurgés d’un genre nouveau, qui, poursuivis à travers les appartemens, furent fort heureux de pouvoir se sauver par la grande galerie et le vieux Louvre, qu’on n’avait pas songé à faire occuper. Ainsi se termina le rôle de ces coryphées que l’on nomma les « chevaliers du poignard. » Connue sous le nom de bataille de cannes, cette entreprise fut, pour la cour, une déconsidération de plus, de même qu’elle formait un grief nouveau.

Cette époque était bizarre à force de contrastes. Malgré la gravité des circonstances, le caractère national conservait encore sa gaîté. On conspirait et on riait en même temps ; on jouait sa tête et on chantait ; on s’égorgeait et on dansait. Je marchais donc, le 28 février au soir, la baïonnette en avant et au pas de charge, dans la propre demeure du roi, et le 29 au soir, j’étais au bal du club des étrangers, bal aristocratique dont j’ai déjà parlé. J’y dansais avec une jeune dame, dont je me rappelle très bien la délicieuse figure et pas du tout le nom, lorsque M. de Sombreuil le fils passa auprès d’elle ; elle l’arrêta et le questionna de la façon la plus vive : « Est-ce possible que vous ayez été frappé hier au soir ? — Plus que possible, madame, répondit-il en riant. — Que vous ayez reçu un coup de pied ? — Oui, madame, un coup de pied, et ce que je puis vous affirmer également, c’est que si je ne m’étais pas retourné très vite, je l’aurais reçu dans le ventre. » Elle éclata de rage plus que de rire, et répliqua avec exaltation : « Allons, messieurs, votre place n’est plus à Paris… » Mot révélateur du rôle que jouaient toutes les femmes tenant au parti de la cour, et qui fit autant d’émigrés que le fanatisme et la terreur.

Je passe à la mort de Mirabeau. J’ignore si sans elle la fuite du roi aurait eu lieu, et j’ai toujours été porté à croire que ce grand orateur, réuni aux hommes modérés qui se trouvaient auprès de Louis XVI et peut-être à M. de Bouille lui-même, serait parvenu à empêcher cette fuite, qui ne laissait plus de fusion possible entre le Roi et la France. Dans la position des Bourbons, il n’y avait plus de pertes réparables, ni de fautes qui pussent rester impunies.

Ainsi que cela ne pouvait manquer d’arriver, cette mort de Mirabeau, si prompte, si accablante, donna lieu à d’horribles soupçons. D’abord on le déclara empoisonné ; mais bientôt on sut que cet athlète, non moins puissant dans ses orgies que dans ses travaux, avait, en soupant la veille de la dernière séance à laquelle il parut, porté l’intempérance au-delà de toutes les bornes ; que, en quittant une table fatale, il était entré dans une couche plus fatale encore. Parvenu cependant à se traîner le lendemain jusqu’à l’assemblée, il effraya ses collègues par la décomposition de ses traits, par ses défaillances continuelles et aussi par la puissance de son génie, survivant en lui à toutes les autres facultés. La cour et Paris suivirent avec la plus cruelle anxiété les phases de son agonie : la rue du Mont-Blanc, où il logeait, avait peine à suffire à une foule qui, sans diminuer, se renouvelait sans cesse ; le silence qui y régnait, l’anxiété avec laquelle, à voix basse, on se demandait et on se transmettait les nouvelles, avaient quelque chose de lugubre. Le matin j’y allais seul, le soir avec mon père ; enfin, le 2 avril 1791, la mort substitua à l’espérance la réalité d’une grande douleur.

L’enterrement eut lieu. Jamais funérailles ne furent plus imposantes. Paris entier était sur pied, et si tous ses habitans ne suivirent pas le convoi de l’immense orateur, c’est que pour le voir il ne fallait pas en faire partie ; encore une foule de personnes, après l’avoir vu passer, se réunirent-elles à cette longue et interminable colonne mortuaire ; l’Assemblée constituante en masse, toutes les autorités, tous les fonctionnaires, les sociétés populaires, des personnages de la cour, la garde nationale et des milliers de citoyens, tous marchaient confondus dans une même désolation, car tous avaient espéré en cet homme immense, pour qui le Panthéon parut être la seule sépulture dont il fût digne.


À l’agitation intérieure s’ajoutait la guerre avec l’étranger, qui allait encore accroître la puissance de la Révolution.

Aussitôt après l’ouverture des hostilités, les armées françaises avaient subi des échecs sur plusieurs points, tandis qu’à Paris, dans la matinée du 10 août, quelques femmes, à l’exemple de Théroigne de Méricourt, connue du peuple sous le nom de la Belle Liégeoise, de la Belle Étrangère, depuis ses exploits du 14 juillet à la Bastille, présidaient aux égorgemens des gardes nationaux arrêtés aux Feuillans et entraînés sur la place Vendôme.


Depuis le 14 juillet 1789, jamais la générale n’avait été battue à Paris sans que j’eusse pris les armes. Quoique j’eusse quitté la section des Feuillans depuis 1790, j’avais continué à faire partie de la compagnie de grenadiers, un peu mon ouvrage, et composée d’un grand nombre de mes amis. J’y faisais donc exactement mon service, que je payais outre cela à la section sur laquelle je logeais ; Vigearde, depuis que nous vivions ensemble, avait à cet égard suivi mon exemple.

Une heure sonnait, dans la nuit du 10 août, lorsque les tambours de la section des Menus-Plaisirs, battant la générale, me réveillèrent. Ce quartier était un des plus tranquilles de Paris ; le signal ne pouvait manquer d’annoncer une alarme sérieuse ; dès lors les tambours que j’entendais ne pouvaient être que les échos de ceux de toutes les autres sections de la capitale, et d’autant plus certainement de ceux des Feuillans que cette section était à la fois celle du château et de l’assemblée ; d’ailleurs, quand j’aurais pu conserver quelques doutes, le tocsin qui sonnait de tous côtés aurait suffi pour les lever. Je me jetai donc à bas du lit et je m’habillai, mais avec le moins de bruit possible, afin que Vigearde ne m’entendît pas.

En arrivant aux Feuillans, nous trouvâmes en séance la section qui, depuis le 11 juillet, jour auquel la patrie avait été déclarée en danger, était en permanence. Presque tous ceux qui composaient le bataillon étaient également arrivés ; mais, déjà divisés d’opinion, ils formaient deux partis.

Vers trois heures du matin des patrouilles, envoyées de tous côtés, ramenèrent plusieurs prisonniers, les uns arrêtés aux Champs-Elysées, les autres au moment où ils cherchaient à entrer au château, ou bien comme ils en sortaient. De ce nombre était, en habit de grenadier de la garde nationale, un rédacteur ou l’un des rédacteurs du journal intitulé l’Ami du Roi, et fort opposé à l’Ami du Peuple, que rédigeait Marat.

La cour des Feuillans se remplissait de plus en plus, et les vociférations devenaient effrayantes. Je me déterminai alors à envoyer La Fargue au commandant du bataillon de la Butte-des-Moulins, réuni sur la place Vendôme, pour lui demander renfort et secours. Ce bataillon était de quatorze cents hommes sous les armes. Il n’avait que la rue Saint-Honoré à traverser ; deux cents hommes suffisaient pour vider la cour des Feuillans, nous mettre à même d’en fermer les portes et disperser la canaille qui nous assaillait ; mais ce commandant, dont je n’ai pu retrouver le nom, répondit que, sans ordres, il ne détacherait pas un homme en dehors de la limite de sa section ; à quoi La Fargue répliqua : « Eh bien ! monsieur, si l’on nous égorge et si l’on assassine des prisonniers, vous aurez eu un avantage, celui de vous trouver aux premières loges. »

Aucun de nos camarades ni personne des compagnies du centre ne revint. N’ayant pas même un tambour pour faire battre la générale, je tentai un dernier moyen. Je me jetai au milieu de la cohue ; je montai sur une des deux pièces de canon qui étaient dans la cour des Feuillans, et, de cette espèce de tribune, employant le seul langage que je jugeai pouvoir me faire espérer quelques succès : « Hommes égarés par les fauteurs de nos plus cruels ennemis, qui êtes-vous et que voulez-vous ? Êtes-vous des Français ? — Nous le sommes autant que vous ! ) — Êtes-vous des patriotes ? — Nous le sommes autant que vous ! — Mais vous cesseriez d’être dignes de l’un et de l’autre de ces titres, si vous vous arrêtiez à l’exécrable idée de substituer des assassinats au cours de la justice. Vous seriez même des rebelles, car l’Assemblée nationale vient de mettre (et cela était vrai) les prisonniers que vous menacez sous notre sauvegarde… Que pouvez-vous donc demander ? À moins de vous rendre doublement criminels et de vouloir faire de nous des complices, vous ne pouvez demander qu’une chose, c’est que ces prisonniers, sur la presque totalité desquels d’ailleurs il n’existe aucun fait à charge, ne s’évadent pas. Eh bien ! je vous en réponds sur mon honneur, je vous en réponds sur ma tête, et, si ce n’est assez de ces garanties, choisissez trois d’entre vous pour vous représenter, et je vais les adjoindre à la garde de ces prisonniers. »

Quelques-uns de ces misérables voulurent me répondre ; mais mes répliques furent assez heureuses, assez véhémentes pour les réduire au silence. Certain qu’en pareil cas gagner du temps, c’est tout gagner, je me félicitais déjà du résultat de mes efforts lorsqu’une femme coiffée d’un chapeau de feutre noir, relevé à la Henri IV, surmonté de plumes de la même couleur, vêtue d’une amazone de drap bleu et ayant une paire de pistolets et un poignard à la ceinture ; du reste brune de vingt ans, et je le dis avec une sorte d’horreur, jolie, très jolie, que son exaltation embellissait encore et qui, en proie à un éréthisme révolutionnaire impossible à décrire, préludait avec rage à la folie, dont elle ne tarda pas à être atteinte et à mourir ; lorsque, dis-je, cette femme, précédée et suivie par quelques forcenés, arrive dans la cour des Feuillans, fend la foule en jetant les cris de : « Place,.. place, » va droit à la seconde des deux pièces de canon et s’élance dessus. Cette femme était, ainsi que je l’appris, Mlle Théroigne de Méricourt. Prévenue de ce qui se passait, elle accourait de chez Robespierre, et, certaine de son influence populaire, elle venait rendre à cette multitude toute sa férocité… Tant que je vivrai, cette créature sera présente à ma vue ; le son de voix dont elle débita la première phrase de son discours retentira à mon oreille : « Jusqu’à quand, s’écria-t-elle, vous laisserez-vous abuser par de vaines paroles ? » Je voulus répliquer, mais je ne pus plus me faire entendre ; mille applaudissemens accueillaient chacun des mots qui échappaient à sa bouche ; mille huées s’élevaient du moment où je voulais parler. N’ayant plus et ne pouvant plus avoir aucun espoir, le gosier déchiré à force d’avoir crié, n’en pouvant plus, je descendis de mon canon et, aidé par quelques-uns de mes camarades, je rentrai dans le corps de garde où étaient les autres ; alors, rejetant la porte vitrée sur les misérables qui nous suivaient, je la fermai à clé.

À l’instant, les plus furieux se précipitèrent contre cette porte et nous firent voler à la figure tous les carreaux des vitres ; mais, derrière cette faible porte qui terminait un couloir étroit, étaient des pointes de baïonnette et dix-huit canons de fusil chargés à balle. Pour forcer ce passage ou une fenêtre grillée en fer, il fallait perdre beaucoup de monde, et ce n’était pas du goût de ces forcenés ; ils trouvèrent plus digne d’eux de me mettre en jugement et de me faire, à l’unanimité et par acclamation, condamner à mort, sous la présidence de leur jolie furie, Mlle de Méricourt, qu’à dater de ce moment je n’ai plus revue. Peu d’hommes ont reçu à l’égard des femmes des impressions plus fortes que moi ; mais certes il n’est aucune autre femme à qui une demi-heure ait suffi pour me laisser un souvenir que mille ans d’existence n’affaibliraient pas.

Cette scène se prolongeait et devenait à chaque instant plus critique, lorsque ce cri : « Nous sommes dans le bâtiment… » se fit entendre. Aussitôt, les plus acharnés de nos agresseurs se précipitèrent dans le passage, qui conduisait de la cour des Feuillans à la salle de l’Assemblée et aux Tuileries, passage dans lequel une petite porte donnant sur le jardin du couvent avait été forcée… Un grand bruit se fit alors dans le vaste bâtiment des Feuillans. Laissant six hommes pour la garde ou la défense de notre porte, je courus avec les onze autres pour sauver les prisonniers ; mais déjà, du bas en haut, les escaliers et corridors étaient encombrés. Toute communication avec les prisonniers était désormais impossible, et les cris des victimes révélaient qu’ils succombaient aux poignards des assassins. Il n’y avait plus rien à faire ; mes amis me ramenèrent dans le corps de garde et de là dans la cour, où ne se trouvaient plus que cent ou cent cinquante badauds, pour ainsi dire étrangers au mouvement auquel ils venaient de contribuer.

Pendant ce temps, les cris des malheureux que l’on égorgeait expiraient avec eux. Au lugubre silence qui se fit, nous quittâmes la cour des Feuillans, révoltés, consternés ; mes camarades rentrèrent chez eux, et je me retirai seul avec Vigearde. J’étais dans une rage qui tenait de la stupeur. Ne pouvant plus parler, j’avalai, au milieu de la rue Saint- Honoré, un verre de bière que Vigearde me fit apporter d’un café qui était alors au coin sud-est de la place Vendôme. Il insistait, et cent fois avec raison, pour que je m’en allasse ; je restais immobile et sans répondre, quoique j’entendisse le bruit que faisait la chute des cadavres de nos prisonniers, que, d’une des fenêtres du grenier, on précipitait sur le pavé de la cour des Feuillans. Enfin, lorsque Vigearde me dit : « Ivres et altérés de sang, ces brigands vont revenir sur nous, et, si vous périssez ici, je périrai avec vous, » nous traversâmes la place Vendôme ; mes yeux s’arrêtèrent douloureusement sur les fenêtres de la charmante femme dont je n’avais pu sauver le mari… et nous rentrâmes chez nous, où je quittai mon uniforme de la garde nationale pour ne jamais le remettre. À cet égard, du reste, je n’avais pas le choix. Reparaître avec un uniforme qui avait tant contribué à abattre l’aristocratie eût semblé une aristocratie qu’on eût payée de sa vie. Ainsi, c’est aux Feuillans que, dans cette trop célèbre journée, le premier sang a été versé, grâce à ce massacre d’hommes presque tous innocens et sans influence sur les résultats. Cet épisode à peu près ignoré m’a paru d’autant plus digne d’être rappelé qu’à l’exception du combat des Tuileries et de la mort de Mandat, les Feuillans furent le seul endroit qui ait servi de théâtre à des scènes de sang.


C’est dans le courant de ce terrible mois d’août 1792 que l’infortuné Louis XVI et sa famille furent transférés des cellules des Feuillans à la prison du Temple. Les derniers signes de la royauté disparurent de partout. À Paris, le 11 août, les statues d’Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV furent abattues et traînées dans les rues. La nouvelle de la prise de Longwy, parvenue le 26, avait mis le comble à l’exaspération. Danton avait fait aussitôt décréter l’armement de tous les indigens, l’arrestation de tous les suspects. Ce fut le signal de toutes les folies, de toutes les atrocités ; les massacres de septembre commencèrent ; les prisons de l’Abbaye-Saint-Germain, les Carmes, la Conciergerie, le Châtelet, les Bernardins, Saint-Firmin, la Salpêtrière, Bicêtre, la Force, encombrées par les arrestations arbitraires, furent bientôt vidées par les égorgemens des 2 et 3 septembre.


À la Force, la foule était immense et le nombre des septembriseurs d’une vingtaine seulement, savoir : dix en dedans, pour passer les victimes à la mort, et dix en dehors, pour en faire raison, mais non justice. Et ce qu’il y a d’éternellement honteux, hideux à consigner, c’est qu’au milieu d’une telle foule, ces brigands opéraient aussi paisiblement que s’ils avaient été dix mille. Il paraît, du reste, qu’ils faisaient partie de l’élite des trois cents hommes de la bande de Maillard. Armés ou plutôt munis de longues bûches, équarries de manière à former des massues, c’étaient véritablement des « tape dru, » comme on les appelait. Cinq étaient de chaque côté de la porte de sortie, cachés par le mur ; dès qu’un bruit annonçait qu’elle allait s’ouvrir, ils élevaient leurs assommoirs, et du moment où un des malheureux qui leur étaient dévolus avait dépassé cette formidable porte, il tombait sous leurs coups, avait aussitôt la tête écrasée et était de suite entraîné par les déblayeurs ; quant à la mort, elle était d’autant plus inévitable que, mis dehors après ce mot ; « Va-t’en.., » ces prisonniers, à la vue de la foule, sortaient assez doucement.

Ces journées, les plus hideuses de la Révolution, me firent une impression indicible, qui dépassait tout ce que j’avais pu craindre.

J’étais révolté, humilié, anéanti. Ne sachant que faire, je sortis, le lundi 3, de chez moi, sans but déterminé et seulement pour me déplacer. Je marchais, absorbé dans les plus douloureuses pensées ; ayant traversé le Palais-Royal sans savoir que j’y passais et ayant machinalement pris la rue Saint-Honoré, je me dirigeais vers la place Vendôme, lorsque, peu avant le portail de Saint-Roch, je me sentis violemment pris par le bras gauche et tiré par quelqu’un qui aussitôt me cria : « Prenez donc garde à vous… » C’était Grasset, qui, arrivant à moi et prêt à me dépasser, venait de m’empêcher de me casser la tête contre la roue d’une énorme charrette de foin que je ne voyais pas. Quelques mots d’étonnement et de remerciaient échangés, je ne sais plus ce qui amena de sa part la question de savoir où j’allais. « Ma foi, lui répondis-je, je n’en sais rien. Je marche pour marcher, ou plutôt pour diminuer l’horreur à laquelle je suis en proie. » Et comme il paraissait rentrer chez lui (petite rue Dauphin) : « Et vous, lui demandai-je, d’où venez-vous ? — Je viens, me répondit-il, du cirque du Palais-Royal, où je me suis enrôlé comme grenadier dans un bataillon qui s’y forme sous le nom de 1er bataillon de la Butte-des-Moulins, et qui part pour l’armée. — Vous avez bien fait, répliquai-je, Paris n’est plus tenable : la patrie est en danger, et je vais contracter le même engagement. » Cinq minutes après, mon engagement était signé.


Il était impossible d’être né dans une école militaire célèbre, d’avoir vécu dans un pays où l’épaulette était le premier honneur, au milieu d’une armée que le monde admirait, sans avoir considéré la carrière des armes comme la plus noble des carrières. Mais s’ensuivait-il que, pour mon compte, je me fusse enthousiasmé pour elle ? Non sans doute. J’étais susceptible de zèle et de dévoûment : j’ai toujours dépassé la ligne de mes devoirs comme simple garde national ; mais ce qui prouve combien j’avais évité de prendre du goût pour la carrière des armes, c’est qu’en 1791, lorsque M. de Narbonne disposa d’une sous-lieutenance en ma faveur, je ne l’acceptai pas, et lorsque, en 1792, je me décidai à marcher à l’ennemi, je ne voulus pas de grade ; je partis comme grenadier et pour une seule campagne ; enfin, je fis la guerre après avoir refusé de servir comme officier de cavalerie !


Enrôlé pour l’armée du Nord dans le bataillon de la Butte-des-Moulins, Thiébault nous fait assister à son apprentissage militaire, à son départ, à ses émotions sur les routes de la Champagne :


Loin de Paris et de ses horreurs, ne pensant plus désormais qu’à l’honneur de nous dévouer pour notre pays, nous reprîmes la gaîté de notre âge. Nous chantions, et souvent l’hymne des Marseillais qu’avec beaucoup de talent Grasset nous avait mis en partition et que, à trente ou quarante voix, nous ne tardâmes pas à exécuter avec un tel ensemble et des modulations si bien rendues que, lorsqu’il terminait nos repas, on se rassemblait sous nos fenêtres pour nous entendre.

Ce n’est pas pourtant le seul hommage que nous recevions dans les villes situées sur notre passage. Nous défilions presque toujours aux applaudissemens de la population entière. Cette masse de jeunes gens dans la plus belle tenue, manœuvrant comme une troupe d’élite, se dévouant pour le salut de tous, pour le salut notamment des provinces que nous traversions, c’était un spectacle qui ne pouvait manquer d’exciter un enthousiasme général ; ce qui nous flattait encore, c’est que les plus jolies femmes faisaient éclater leur approbation à l’envi l’une de l’autre, et nous excitaient à la justifier davantage.


L’apprentissage ne fut pas de longue durée. Peu de jours après son départ et après Valmy, Thiébault avait occupé sa place de bataille dans la division du général O’Moran, avait pris part aux combats qui se renouvelaient chaque matin, et se distinguait, particulièrement dans l’affaire de Bernissart où il était nommé sergent, puis à celle de Blaton, à laquelle, quoique très malade, il avait voulu prendre part.


Ce combat qui ne nous coûta aucun de nos amis nous parut superbe, de même que le métier des armes fut à nos yeux le premier du monde, et la guerre la plus inspiratrice des conceptions de l’homme ; il eut pour objet d’empêcher le corps que nous avions en tête de renforcer les troupes que Dumouriez battait ce jour-là même, 6 novembre 1792, à Jemmapes, avec le restant de son armée dont nous formions la gauche. Le combat terminé, le général O’Moran passa devant le front de bandière de ses troupes ; surpris de voir dans un bataillon aussi bien tenu que le nôtre un grenadier en veste, il en demanda le motif, et ce que le chef de bataillon Le Brun lui répondit à ce sujet contribua à me valoir les deux grades qu’il me donna quatre ou cinq mois après.


C’est à ce moment que Thiébault fut adjoint à son père pour négocier la réunion du Tournaisis et de la Belgique à la France. Les propositions faites à Bruxelles avaient été approuvées. Mais ces négociations n’occupaient pas exclusivement le jeune soldat diplomate.


Nous avions trouvé à Tournai Mme de Sillery, la comtesse de Genlis, et avec elle sa nièce Mlle Henriette de Sercey, puis Mlle d’Orléans, ou la citoyenne Égalité, comme on l’appelait alors. Ces dames revenant d’Angleterre, il y avait quelques mois, n’avaient pu obtenir la permission soit de rentrer, soit plutôt de rester en France, où je crois qu’elles avaient débarqué.

Quant à moi, je fus bientôt l’objet de bontés toutes particulières. J’étais non-seulement reçu tous les jours, mais je l’étais le matin comme le soir. Mademoiselle, dont Mlle Henriette partageait l’appartement, me faisait la grâce de me recevoir dans la seule pièce qu’elles eussent à elles deux. Parfois je fus même admis à l’honneur de déjeuner avec elles, et alors j’arrivais à neuf heures du matin. Quand elles avaient des promenades à faire, j’étais leur cavalier unique ou, comme elles m’appelaient, leur « fidèle chevalier. » Lorsqu’elles se promenaient avant dîner, je restais pour dîner avec elles et avec Mme de Sillery, qu’on ne voyait jamais avant l’heure de ce repas. Lorsqu’elles ne se promenaient pas le matin et que je n’avais pas dîné avec elles, elles venaient me prendre en sortant de table (trois heures et demie du soir) dans leur voiture ; nous nous promenions jusqu’à la nuit et habituellement, dans un vaste jardin fermé dont je m’étais fait remettre la clé. Lorsque Mme de Sillery ne recevait pas, elle nous renvoyait vers sept heures du soir pour travailler ; alors je passais chez ces demoiselles, où je n’ai jamais vu d’autre homme que moi, si ce n’est Jouy une ou deux fois, et quoique nos entretiens ne fussent pas fort gais, attendu que les événemens en étaient trop souvent l’inévitable sujet, il était parfois une heure du matin lorsque je quittais. Enfin je recevais, le plus souvent avant neuf heures du matin, un billet de Mlle de Sercey, billet de la plus jolie écriture, tourné avec une grâce charmante, et qui contenait l’arrangement de notre journée.

Il est impossible de rien imaginer de plus calme et pourtant de plus enivrant que ces journées qui pour moi s’écoulèrent trop vite et dont le souvenir ne peut pas plus s’effacer de ma mémoire, que la reconnaissance que j’en ai conservée ne peut s’affaiblir dans mon cœur. Au reste, rien de plus pur que ces relations n’exista sur la terre. Je ne parle pas de celle pour qui tout se confondait dans le respect dû à son rang et à son malheur présent ; mais Mlle Henriette avait dix-huit ans, j’en avais vingt-trois ; elle était jolie entre toutes et, pour me servir d’une expression employée par M. le duc de Chartres, dans une lettre qu’elle me montra et qu’il lui avait écrite, « fraîche comme la pêche vermeille. » Avec ma prédisposition à l’enthousiasme et au romanesque, on aurait pu voir des choses plus extraordinaires que l’amour qu’elle m’eût inspiré, à la suite de relations si journalières et d’une intimité si réelle. Pendant des entrevues de seize heures nous étions abandonnés à nous-mêmes. Eh bien, je puis l’attester en rappelant cet épisode de ma vie, je n’ai pas eu une intention à cacher, pas une pensée à faire, comme je n’eus pas un désir à réprimer.


Tout à coup le général O’Moran fut appelé au commandement d’un camp qui se formait à Cassel. Son départ fut un véritable deuil pour ses compagnons d’armes, et Thiébault en fut particulièrement attristé.


Si quelque chose put ajouter à nos regrets, ce fut la manière dont le général O’Moran fut remplacé. Son successeur fut le lieutenant-général de Canolle, homme de bonne maison, mais modèle accompli de sottise. C’est cet officier qui, informé qu’il allait être complimenté par les poissardes, composa et leur débita, avec une emphase digne du reste, ce discours qui devint célèbre, que cependant j’avais oublié, mais que le colonel de Forceville avait écrit dans le temps et qui est assez caractéristique pour que je le copie ici :


« Liberté, égalité, fraternité ou la mort.
« Mesdames, citoyennes, sœurs et amies,

« La reconnaissance est un devoir prépondérant pour tout cœur qui s’en est fait un besoin. Au reste, vous n’en ignorez pas et je connaissais assez le physique de la chose pour croire que l’impulsion des accessoires vous fera toujours chérir l’humanité dans la personne de nos cœurs.

« Vive la république ! »


C’est encore lui qui disait à un agent des vivres : « Je prétends que le sol de ma division soit toujours couvert de comestibles ; » et à des soldats : « Camarades, quand vous n’aurez pas de pain, j’irai manger la soupe avec vous. » À quoi un grenadier répliqua : « Belle manière d’augmenter nos rations. » Commandant à Gand, je crois, avant de venir à Tournai, il lui était arrivé, se trouvant en habit bourgeois, de vouloir mettre l’ordre dans un cabaret où l’on se battait ; il avait ameuté contre lui les deux partis, et, en dépit de ses fortes épaules, il reçut une volée superbe ; mais ce qu’il y eut de comique, c’est que, pendant qu’on le rossait, il criait : « À moi la loi ! » Un poste voisin du lieu de cette scène ne bougea pas, et lorsque le général s’en plaignit, le chef du poste, qui le connaissait assez pour être enchanté de l’aventure, lui répondit : « Si j’avais pu me douter que ce fût vous, nous aurions couru à votre secours, et si seulement vous aviez crié : « À la garde ! » mais : « À moi la loi ! » nous avons cru que vous vous moquiez de nous. Quel rapport y a-t-il entre des soldats et une catin que tout le monde viole ? — C’est juste, reprit-il, je n’y avais pas pensé. » Cet homme, qui n’était propre qu’à amoindrir l’autorité qui lui était confiée, était journellement, pendant l’heure des repas surtout, l’objet de risées intarissables. Un jour, cependant, il s’aperçut qu’on se moquait de lui, et, me prenant à partie, il me dit en pleine table : « Sachez, monsieur, que j’ai toujours méprisé l’esprit. »


Cependant le 1er février 1793, la Convention avait déclaré la guerre à l’Angleterre et à la Hollande et ordonné la conquête de ce dernier pays. Les relations que Thiébault entretenait avec le duc de Chartres faillirent causer sa perte. Une lettre que le prince lui avait adressée lors de la trahison de Du mouriez fut interceptée. Il fut décrété d’accusation (13 avril 1793) par le comité de la Sûreté générale et ne dut sa libération qu’à l’intervention de l’ambassadeur de la république française à Copenhague, M. Grouvelle, qui le réclama pour exercer auprès de lui l’emploi de secrétaire de légation.

Peu après, il rentra au service dans son bataillon de Tournai, devenu le 24e bataillon d’infanterie légère. Il fut adjoint à la mission de l’adjudant-général Jouy, véritable personnage de roman, dont les inconséquences politiques et les incroyables aventures galantes, qu’on trouvera tout au long rapportées dans ce premier volume des Mémoires, faillirent le compromettre encore une fois. Des trois membres de la mission, partis de Lille, le 7 août, Daboville fut tout de suite arrêté, puis guillotiné, Jouy n’échappa à l’échafaud qu’à l’aide d’une trappe et de l’émigration, et Thiébault, parce qu’on l’oublia.

La campagne de l’armée du Nord a été si souvent racontée et elle est si bien connue que nous ne suivrons pas Thiébault au corps, commandé par Pichegru, au siège de Maubeuge, non plus que pendant toutes les campagnes de l’armée du Rhin, où il combattit tantôt sous l’adjudant-général Donzelot, tantôt sans ordres, se rendant aujourd’hui à une division, demain à une autre, et prenant part de cette manière aux principales actions des 28 et 29 floréal et à la bataille dite de Tournai (3 prairial).

Ce n’était certes pas le courage qui manquait aux chefs non plus qu’aux soldats à cette époque héroïque. Mais la discipline faisait défaut ; les ordres étaient généralement discutés, critiqués souvent, et pas toujours obéis ; la preuve en est, à chaque page, dans ce que disent la plupart des auteurs des Mémoires militaires de ce temps ; Et tandis que les armées coalisées enserraient la France dans un cercle de fer et de feu où elles tentaient de la détruire, la démoralisation dans les camps risquait d’achever l’œuvre de destruction. Il fallait à tout prix arrêter la contagion, préparer la victoire et la décider. Député à la Convention et chargé, comme membre du Comité de salut public, du personnel et du mouvement des armées, qu’il avait trouvées découragées et manquant de tout, Carnot, avec une activité prodigieuse, réorganisa les bataillons, improvisa quatorze armées de volontaires, choisit si bien leurs chefs, combina si heureusement leurs opérations et manœuvra avec tant de précision qu’il put, après dix-sept mois de campagne, présenter à la Convention, le 13 vendémiaire an III, son célèbre rapport : « 27 victoires dont 8 en batailles rangées ; 120 combats ; 80,000 ennemis tués ; 91,000 prisonniers ; 116 places fortes ou villes importantes occupées ; 230 forts ou redoutes emportés ; 3,800 bouches à feu ; 70,000 fusils et 90 drapeaux pris sur l’ennemi. »

Pour arriver à un résultat jusque-là sans exemple, il avait fallu sans doute déployer une science du commandement, une autorité sans pareille, mais surtout savoir imposer l’obéissance passive en châtiant sans merci tout acte de nature à compromettre l’œuvre de salut, fût-ce même une velléité de résistance soupçonnée chez les chefs et chez les soldats.

On saisira sur le fait une preuve de cette activité incroyable de Carnot et de la sévérité impitoyable du tribunal révolutionnaire dans cette page des Mémoires de Thiébault. Il y a là un tableau plein de vérité et de mouvement, et qui montre bien ce qu’étaient nos armées à ces heures de trouble, ce que peuvent le patriotisme et le dévoûment absolu au pays, et combien peu comptait la vie d’un soldat, simple grenadier ou général, quand le sort de la patrie était en jeu.


Mon père connaissait le général Chancel, qui, au commencement de cette année 1793, avait si honorablement défendu Condé. Ce général était au nombre de ceux qui se trouvaient bloqués à Maubeuge ; quelques jours avant le blocus, j’avais reçu de mon père une lettre pour lui ; je la lui avais portée et j’avais été très bien accueilli. Il avait d’ailleurs pour aide-de-camp un capitaine Simon, mort maréchal de camp, que j’avais vu à Lille, avec lequel je m’étais lié et qui avait la juste réputation d’un officier instruit et fort capable. Je me trouvais donc avec ce général dans un double rapport ; aussi ne venait-il jamais au camp sans passer sur le front de bandière de mon bataillon, sans me faire demander et causer avec moi. Parfois il me gardait avec lui pour achever sa tournée et me faisait soutenir des thèses sur ce que nous remarquions ou ce qu’il lui plaisait de discuter.

Un jour que je continuais avec lui une de ces visites, il fut entouré par beaucoup de soldats, qui se plaignaient de la mauvaise qualité et de l’insuffisance des vivres. Un des plus jeunes, l’apostrophant, lui dit : « Mon général, nous ne demandons pas mieux que de nous battre ; mais, pour se battre et après s’être battus, il faut des alimens que l’on puisse manger, comme après de grandes fatigues il faut (du repos ! — Et quel mérite et quelle gloire auriez-vous, répliqua le digne général avec véhémence, si d’un bon logement et d’une bonne table, vous alliez au champ de bataille ? Apprenez, jeune homme, ajouta-t-il, après avoir éloquemment développé sa pensée, que c’est par une longue suite de travaux, de privations, de fatigues, de souffrances, qu’il faut acheter l’honneur de combattre et de mourir pour la patrie. » Cette péroraison causa une vive impression, et des applaudissemens éclatèrent, faisant autant d’honneur aux soldats dont ils émanaient qu’au chef qui les avait provoqués. Quant à moi, elle acheva de m’inspirer une haute vénération pour le général Chancel.

Le 15 octobre, le canon se fit entendre dans le lointain et même sembla se rapprocher et se mêler à des feux de mousqueterie. L’idée que nous étions secourus transporta les soldats d’enthousiasme ; ils coururent à leurs armes, se rassemblèrent et demandèrent à grands cris qu’on les menât au combat. Mais des heures se passèrent avant qu’aucun des généraux parût ; lorsqu’enfin ils arrivèrent au camp, leur air glacial pétrifia tous les braves ; il fut impossible de leur ôter l’idée que le feu que nous entendions était celui du siège d’Avesnes ou l’effet d’une ruse de l’ennemi, qui voulait nous faire sortir de nos retranchemens dans le but d’y rentrer pêle-mêle avec nous. Le lendemain, cependant, le feu recommença ; le camp retentissait d’imprécations ; on aurait fini par marcher sans généraux, si ceux-ci ne s’étaient décidés à faire enfin une sortie. Comme mon bataillon partait, le général Chancel, qui n’avait pas paru la veille, arriva ; un de ses domestiques conduisait un cheval de main ; il me fit monter et me garda avec lui toute la soirée.

L’attaque que nous exécutâmes n’eut aucun caractère, si ce n’est celui d’une mauvaise reconnaissance. L’ennemi, au reste, avait encore sur ce front toutes ses pièces et nous montra à peu près autant de troupes que de coutume ; mais certainement il n’avait plus là que celles qu’il nous montra et qui se seraient retirées, si nous nous étions portés en avant. Au scandale de tous, à l’indignation du général Chancel, qui ne s’approcha que par momens du groupe formé par les généraux Ferrand, Mayer et Desjardin, en répétant sans cesse : « Quels hommes ! quels hommes ! » tout se borna à un feu de tirailleurs, de pied ferme, et à des coups de canon. Ainsi, pas une manœuvre, pas une charge, rien qui pût nous éclairer sur notre position. Après deux heures perdues à cette insignifiante sortie, c’est-à-dire à l’approche de la nuit, nous rentrâmes dans le camp.

Pendant cette sortie, alors que le feu de nos tirailleurs et de ceux de l’ennemi était le plus vif, et que les deux lignes échangeaient le plus de boulets, un lièvre partit entre les jambes de nos soldats. À l’instant, l’ennemi est oublié, et plus de deux cents hommes se précipitent sur le lièvre, le poursuivent, et, à coups de fusil, de baïonnette et de crosse, au risque de s’entre-blesser ou tuer, et malgré ce que les officiers purent faire et dire, cette bizarre chasse continua au milieu des cris, des éclats de rire et de la stupéfaction des Autrichiens, et cela jusqu’à ce que le lièvre fût dans le sac d’un des poursuivans. Le fait n’aurait pas assez d’importance en lui-même pour être rapporté ; mais il caractérise l’état d’esprit des soldats, entraînés par le manque de confiance en leurs chefs et par la disette à commettre de pareils faits d’indiscipline en présence de l’ennemi.

En revenant de cette mauvaise parade, j’accompagnai le général Chancel jusque chez lui, et c’est pendant ce trajet que, après être revenu sur la médiocrité et la pusillanimité des généraux Desjardin et Mayer, et sur la faiblesse avec laquelle le général Ferrand déférait à leurs avis, il m’expliqua l’éloignement où il s’était tenu d’eux et me dit son dépit de n’avoir pu les décider, dès la veille, à réunir toutes les troupes disponibles, piquets et postes exceptés, et à marcher dans la direction d’où s’entendait le canon. « Les soldats, ajouta-t-il avec humeur, ne se sont pas trompés sur l’urgence de ce mouvement. » Enfin, prêts à nous séparer, il me dit qu’il m’offrait une place d’aide-de-camp vacante auprès de lui, et que, si j’acceptais, je pourrais le rejoindre du moment où notre sort serait décidé. La proposition était flatteuse, et je l’agréai avec empressement et reconnaissance.

Le 17, à la petite pointe du jour, je fus réveillé par des cris et un mouvement extraordinaires. Aussitôt hors de ma tente, je vois une jeune paysanne que l’on entoure et que l’on questionne. Parvenu à elle, je l’interroge à mon tour et j’apprends qu’elle est d’Haumont, qu’elle en arrive, et qu’il n’y a plus d’ennemis autour du camp. On ne peut se faire une idée d’une explosion et d’une joie semblables. De suite cette nouvelle se propage ; mille bouches proclament ou répètent : « Nous sommes débloqués. » Les soldats prennent les armes, les bataillons se forment, tous les tambours battent la générale sans ordre, au milieu d’acclamations qui tenaient du délire. En effet, la bataille de Wattignies avait été gagnée dans la seconde journée de la lutte ; elle l’avait été par le général Jourdan, grâce à l’application du système de masses portant sur un des points de l’ennemi. Il faut bien le dire encore, la crainte de ce que notre camp devait faire avait en partie tenu lieu de ce que nous n’avions pas fait, et je dis en partie, car si les vingt mille hommes de Maubeuge avaient secondé l’armée de secours, ainsi qu’ils le pouvaient, l’ennemi, au lieu d’être repoussé, était complètement battu.

Cependant des aides-de-camp accouraient de toutes parts, pour savoir ce que signifiaient et la générale qui continuait à battre avec fureur, et cette prise d’armes, et cette bruyante joie ; informés de notre délivrance, ils reportent, au grand galop, cette nouvelle à leurs généraux, qui enfin parurent, trop honteux de leur conduite pour ne pas être embarrassés de leurs personnes.

Quant aux troupes, au lieu d’attendre en bataille, elles s’étaient déjà mises par le flanc et marquaient le pas d’impatience, provoquant une direction. L’attente ne pouvait plus être longue ; en un quart d’heure, le camp était vide ; mais, par une bêtise digne de tout ce qui l’avait précédée, la colonne dont mon bataillon prit la tête fut dirigée sur la route d’Avesnes passant par les bois d’Haumont. Nous n’avions pas fait cinq quarts de lieue, que, sous l’escorte d’un escadron de cavalerie, nous vîmes venir à nous le général Jourdan et les représentans Carnot, Bar et Duquesnoy : « Que faites-vous sur cette route ? nous cria le premier du ton d’un chef irrité. Marchez sur Saint-Remy ! Ce sont les bords de la Sambre que vous devez suivre. » Il avait raison, cent fois raison, et nous nous rendîmes à Saint-Remy, où nous passâmes la nuit et d’où nous partîmes, le lendemain matin, pour nous porter à Jeumont. Là, nous fûmes cantonnés avec les hussards des Ardennes et flanqués par d’autres corps. L’hiver même ne devait pas interrompre cette guerre d’escarmouches et de postes, qui était encore à la mode et qui n’a d’autre résultat que de faire payer par le sang de beaucoup d’hommes l’avantage d’en aguerrir quelques autres.

Une fois mon bataillon installé à Jeumont, je me rendis, le 19, à Maubeuge pour prendre les derniers ordres du général Chancel. Deux gendarmes étaient à sa porte. J’entrai cependant sans faire trop d’attention à eux, lorsqu’ils m’arrêtèrent en me demandant ce que je voulais. « Parler au général Chancel, répondis-je, étonné de cette question. — Personne ne lui parle, répliqua l’un des gendarmes. Il est arrêté et va partir pour être conduit à Paris. » Je fus confondu, et certes ce ne fut pas l’idée de ce que personnellement je pouvais perdre à cette arrestation qui m’occupa, mais bien l’indignation de cette grande et révoltante injustice ; ce fut la pitié que m’inspira le sort d’un homme de bien, d’un général distingué et dont tout le crime consistait à avoir blâmé la lâche et stupide inaction des chefs du camp et des troupes, à avoir eu raison contre la bande d’énergumènes qu’effarouchaient également le mérite, la vertu et la célébrité.

Je ne pus donc revoir le général Chancel, qui, chargé des iniquités d’Israël, n’arriva à Paris que pour y être guillotiné. Mais comment n’invoqua-t-il aucun témoignage ? Il est vrai qu’une fois arrêté, on ne communiquait plus ; souvent même on ignorait de quoi on était accusé et on ne l’apprenait qu’au tribunal révolutionnaire, où l’on était condamné toujours, écouté jamais. Une circonstance ajouta même une seconde affliction à celle que me causa sa mort. Il alla au supplice sur la même charrette et fut assassiné le même jour que le digne et respectable général O’ Moran, qui, huit mois auparavant, m’avait nommé capitaine et avait levé et formé le bataillon dans lequel je servais.

Pour ne rien faire, j’ajouterai que cette mort du général Chancel a toujours été et restera à mes yeux une tache dans la vie du général Jourdan et surtout du général Carnot ! Que les représentais Bar et Duquesnoy aient trouvé dans son titre de général un motif, peut-être une satisfaction de plus, pour frapper Chancel, cela se conçoit de la part d’exécuteurs attitrés, en ce moment où le délire frénétique était porté au point qu’on n’osait avouer que l’on connût un général, au point qu’on risquait de se compromettre en lui parlant, eût-il sauvé la république… Mais Jourdan, général en chef, mais Carnot, général et membre du Comité de salut public, devaient par pudeur, par honneur, si ce n’est pas par équité, interroger leur camarade et leur frère d’armes, vérifier les faits qui lui étaient imputés et confondre des calomniateurs assez effrontés, assez indignes pour accuser un homme de leurs propres torts et pour le sacrifier à la peur qu’il ne les accusât.


Tous les jours on se battait avec les Autrichiens qui n’étaient séparés des Français que par la Sambre que l’on passait à tous momens. Le 2 novembre, huit escadrons de hussards des Ardennes et six pièces d’artillerie étaient allés attaquer le camp ennemi de l’autre côté de la Sambre. Le combat avait duré toute la journée. Thiébault en raconte les alternatives et il ajoute :


La seule chose qui m’intéressa dans cette journée fut la femme d’un des capitaines de hussards des Ardennes, nommé de Saulanne[9]. Cette jeune amazone de vingt ans, en costume d’officier de ce corps, ne quittait pas son mari, et, dans deux charges que le régiment exécuta sous nos yeux, elle se conduisit aussi bravement que le plus intrépide des hussards. Son sabre au poing, elle était toujours des premiers ; mais, se défiant de la vigueur de son bras, elle avait un sabre presque droit, pointait au lieu de sabrer et piquait à la figure avec beaucoup d’adresse. Elle montait, d’ailleurs, à cheval à merveille et maniait avec une aisance parfaite un coursier aussi fin que léger. Je me rappelle que, plusieurs hussards des Ardennes et chasseurs de mon bataillon s’étant trop aventurés et se trouvant vigoureusement ramenés par un escadron de Blanckenstein, elle partit ventre à terre suivie par quelques hussards qui, de leur propre mouvement et par l’effet de l’enthousiasme qu’elle inspirait, se précipitèrent derrière elle ; elle arriva au milieu des hommes les plus compromis, ralentit la poursuite des ennemis et criait à nos soldats : « À la queue des chevaux, chasseurs ! » Ces deux corps, au reste, se soutenaient avec un égal dévoûment ; presque tout de suite, ils s’étaient liés de cette fraternité d’armes dont il y a dans nos armées de si honorables exemples.


Thiébault était enfin entré à Bruxelles après plus de dix batailles dont celle de Fleurus (8 messidor an III, 26 juin 1794). Mais ce fut à Anvers qu’il apprit, la fin de la Terreur, la mort de Robespierre, l’exécution des membres de la Commune mis hors la loi par la Convention, et qu’il sut en même temps que la liberté était rendue à son père et à tous les siens.


… Après tant d’angoisses et de tortures, l’âme avait besoin de se dilater, et le ciel se trouvait avoir fait tout exprès la nièce de mon hôtesse pour favoriser cette dilatation. La chère fille me cachant mal ou même ne me cachant pas sa bienveillance, nous marchâmes assez vite dans la route des préliminaires.

Christine, dans l’éclat et la fraîcheur de ses vingt ans, était aussi drôle que spirituelle, aussi appétissante que jolie. Elle avait d’ailleurs pour moi une véritable exaltation, et, grâce à sa gaîté, à ses saillies qui substituaient la variété à la monotonie, tout avec elle, jusqu’aux entr’actes, était charmant : « Savez-vous bien, me dit-elle un jour, si tant est que ce fut un jour, que ma tante ne cesse de s’extasier sur ce que, depuis quinze jours qu’elle a fait changer vos draps, on dirait que personne n’y a couché ? Elle répète que vous êtes l’homme le plus propre qu’elle ait jamais vu. » Or, il advint que cette tante, voulant me faire un compliment à moi-même, profita d’un moment où j’étais seul avec elle et sa nièce. Je pris mon air sérieux pour la fortifier dans son erreur et j’affirmai que, dormant d’un sommeil très profond, je n’avais pas l’occasion de friper mes draps, puisque je ne bougeais pas. Christine ne put retenir un petit rire, et sa tante, croyant à une intention moqueuse, ajouta : « Je n’en dirai pas autant des tiens, que, sans luxe, on changerait tous les huit jours. — Ah ! repris-je, Mlle Christine est si vive ! — À la bonne heure ; mais ce n’est pas une raison pour ricaner quand il s’agit de vous. » La naïveté de cette chère tante nous rendit très malaisée la nécessité de garder notre sérieux…


Après cet intermède trop court à son gré, nommé commandant au deuxième bataillon de tirailleurs, Thiébault, en cette qualité, prit part à la conquête de la Hollande. Il se distingua à l’attaque du fort Saint-André, le 20 frimaire, et à celle des lignes de Bréda. Tous ces brillans faits d’armes accomplis, il put enfin rentrer à Paris et revoir son père.

Cependant il ne pouvait se résoudre à rejoindre en Vendée son régiment pour faire une guerre fratricide, et il obtint du général Duvigneau, chef de l’état-major général de l’intérieur, de rester à la suite de l’état-major.


C’est à ce camp de Marly que je fis la connaissance de Murat, alors chef d’escadrons au 21e régiment de chasseurs à cheval, dont je reparlerai davantage. Je me rappelle que ce pauvre Murat, mécontent de sa position, enviait la mienne. Un jour que nous nous promenions ensemble, il entreprit de me prouver qu’à l’état-major j’avais cent occasions et moyens de me faire connaître et remarquer, d’acquérir de la célébrité, d’avancer enfin ; mais qu’un régiment était un cul-de-sac, qu’on y était confondu avec les masses, que, parvînt-on à se distinguer, la jalousie empêcherait que personne y parlât de vous, et que moi, capitaine, je serais général avant que lui, chef d’escadrons, fût colonel. Cette dernière affirmation seule ne se réalisa pas, car ce fut comme aide-de-camp du général en chef Bonaparte, c’est-à-dire comme officier d’état-major, qu’il parvint à tout. Combien de fois me suis-je rappelé cet entretien, lorsque je lui ai vu franchir avec la rapidité de l’ouragan tous les échelons des grades et, porté par l’aigle des Césars, arriver d’une seule poussée d’aile au faite des grandeurs humaines ! Je dois dire cependant qu’il ne perdit jamais rien de cette aménité, de cette bienveillance qui s’alliaient si bien à l’expansion de son âme et à cette ardeur chevaleresque qui partout en ont fait le brave des braves.

La position, je ne dirai pas des troupes qui composaient le camp de Marly, mais des chefs qui les commandaient, devint tout à coup difficile. Paris, en masse, se prononça contre cette réunion de forces.

Quant aux contre-révolutionnaires, lorsqu’ils furent convaincus qu’ils ne parviendraient pas à faire éloigner ces troupes, ils songèrent du moins à en rendre le secours impuissant, en organisant une insurrection générale.

Au milieu de cette insurrection croissante, la Convention, irréprochable depuis un an, continuait avec un véritable stoïcisme ses travaux législatifs. Elle sentit néanmoins la nécessité de se mettre sur ses gardes, et elle ordonna que les troupes réunies à Marly viendraient camper à la plaine des Sablons.

Dans cette même journée du 12 vendémiaire, quinze cents patriotes, chassés des sections, vinrent offrir leurs services à la Convention ; celle-ci les agréa et les fit armer malgré le général de Menou, qui alla jusqu’à déclarer qu’il ne les commanderait pas ; ils formèrent en effet un corps à part sous les ordres du général Berruyer et de l’adjudant-général Solignac, et furent commandés par les officiers isolés qui se trouvaient à Paris. Ce corps fut nommé par les uns « bataillon sacré, » par les autres « bataillon des terroristes. » Il aurait pu être nommé « bataillon du salut, » car il fut d’un grand secours.

Le 13, à huit heures et demie, je sortis de chez moi pour aller remonter à cheval rue de l’Échelle, où se trouvaient mon écurie et par conséquent mes chevaux. Je n’avais pas fait la moitié de ce trajet que j’entendis derrière moi des coups de fusil et vis, en me retournant, un de mes camarades arriver au grand galop, son hussard d’ordonnance tomber de cheval et des sectionnaires se jeter sur le cheval et sur le hussard. C’en était assez pour que je gagnasse le cul-de-sac Dauphin à toutes jambes, et je fis bien, car des bataillons des sections arrivaient par la place Vendôme, par les Jacobins et du côté du Palais-Royal ; ces derniers s’étaient emparés de la rue de l’Échelle, il me fut même impossible d’arriver à mes chevaux. Je demandai le général de Menou pour lui rendre compte du fait. « Le général Menou ? me répondit-on, Dieu merci ! ce traître ne nous commandera plus ; Barras est notre général en chef, et le général Bonaparte, son second. — Bonaparte ? me dis-je, qui diable est-ce cela ? » Et j’eus besoin de la vue de sa chétive personne et de sa figure monumentale pour reconnaître ce petit homme, qui dans l’allée des Feuillans ne m’avait apparu que comme une victime ; le désordre de sa toilette, ses longs cheveux pendans et la vétusté de ses hardes révélaient encore sa détresse ; mais, en dépit de sa disgrâce, de ses vingt-six ans et d’un ensemble si peu imposant, il allait faire enfin pour sa propre gloire ce que, devant Toulon, à Saorgio et aux lignes de la Koya, il avait déjà fait pour le compte d’autrui ; dès ce jour, il commença à s’élever dans l’opinion à un niveau auquel, peu de mois après, il n’était plus au pouvoir d’autres hommes d’atteindre.

Il étonna d’abord par son activité. Il semblait à la fois être partout, ou plutôt on ne le perdait de vue sur un point que pour le voir aussitôt reparaître. Il surprit davantage par le laconisme, la netteté et la promptitude de ses ordres, au dernier point impératifs. Enfin la force de ses dispositions frappa tout le monde et conduisit de l’admiration à la confiance et de la confiance à l’enthousiasme.


Admiration, confiance, enthousiasme, c’étaient bien là les sentimens qu’allait, pendant plus de vingt ans, inspirer à ses soldats celui que Thiébault venait de voir apparaître, le 13 vendémiaire, et qui avait tout aussitôt produit sur l’ancien admirateur du grand Frédéric une impression si profonde.

Ici s’arrête la première partie de ces curieux Mémoires. Le volume suivant nous montrera une autre époque, un autre champ d’action. L’on y verra Bonaparte grandir avec les exploits de la guerre d’Italie et de l’expédition d’Egypte. La Convention avait repoussé l’invasion et ramené la victoire. Maintenant ce ne sera plus l’histoire d’un peuple, mais celle d’un homme ; ce sera la conquête rapide, foudroyante, obéissant à un génie « démesuré en tout, hors ligne, hors cadre, qui étonne par la grandeur de ses conceptions. » Plus d’une fois, comme à Austerlitz, Thiébault combattra sous les ordres et aux côtés de l’empereur. Nous l’y retrouverons.


J. MARMÉE.


  1. Le premier volume des Mémoires du général baron Thiébault paraîtra prochainement à la librairie Plon.
  2. On trouvera, dans le premier volume de ces Mémoires, une très belle reproduction de ce portrait qui représente Frédéric II dans les dernières années de sa vie.
  3. Une caisse décorée d’amours, de chiffres et d’arabesques par le plus célèbre peintre du genre, élève de Boucher, et capitonnée de sachets aux parfums suaves, était portée sur une conque dorée, doublée de nacre, que soutenaient des tritons en bronze. Les moyeux des roues étaient en argent massif, les chevaux blancs ferrés d’argent, harnachés d’or et de soie gros vert, portaient, suprême indécence, des panaches. Sur cette conque, la Duthé s’avançait en maillot de taffetas couleur chair et collant, que recouvrait une chemisette d’organdi très clair ; elle était coiffée d’un chapeau de gaze noire à la caisse d’escompte, c’est-à-dire sans fond. Les Souvenirs de Mme de Créquy donnent cette description d’après une feuille du temps, les Nouvelles à la main, qui, dans cette circonstance, se trouvaient être très exactes.
  4. Il est curieux de rapprocher ces impressions de celles des Mémoires du chancelier Pasquier sur la prospérité de la France de 1783 à 1789, p. 41-50, dont le premier volume vient de paraître. « J’ai vu les magnificences impériales, je vois chaque jour, depuis la Restauration, de nouvelles fortunes s’établir et s’élever, rien n’a encore égalé à mes yeux la splendeur de Paris dans les années qui se sont écoulées depuis la paix de 1783 jusqu’à 1789. D’admirables demeures s’élevaient dans le quartier du Marais et l’Ile Saint-Louis. Qu’est-ce que le faubourg Saint-Germain d’aujourd’hui comparé au faubourg Saint-Germain d’alors ? Et, quant au luxe extérieur, pour ceux qui se rappellent un jour de revue, de course à Longchamps, ou seulement l’aspect du boulevard, combien la foule des voitures à deux, à quatre ou six chevaux, toutes plus magnifiques les unes que les autres encombrant ces lieux de réunion, ne laisse-t-elle pas loin derrière elle cette file de carrosses, de remises, entremêlés de quelques voitures élégantes et dont les mêmes espaces sont aujourd’hui couverts ? —… C’est Rivarol, si je ne me trompe, qui a dit des peuples dans la situation que je viens de dépeindre : la maladie du bonheur les gagne. On ne pouvait mieux dire. Il n’a pas achevé son tableau en montrant, ainsi qu’il l’aurait dû, comment cette maladie gagne aussi les gouvernemens d’une manière non moins dangereuse. »
  5. Dans les Mémoires de Pasquier, t. Ier, p. 57, 58, 59, se trouve exprimée une opinion analogue sur la garde nationale de Paris.
  6. Cf. le mémoire joint à la lettre de Marie-Antoinette à son frère Léopold II, du 8 septembre 1791.
  7. Les habillement tous égaux, étaient composés d’un habit, d’un gilet et d’un pantalon de drap gris, d’un chapeau (sans cocarde), d’une chemise, d’une cravate, d’un mouchoir de poche, d’une paire de bas et d’une paire de souliers.
  8. Un autre mot, dit par lui, le même jour, fit encore une impression profonde. On avait quitté la table et on était rentré dans le salon. La conversation roulait sur le suicide, que chacun condamnait, lorsque l’archevêque de Cambrai éleva la voix et dit : « Le suicide est un crime ; il est un cas cependant où il devient un devoir, c’est quand on a perdu l’honneur. » Ce mot était la condamnation à mort du cardinal de Bohan, son frère, réellement déshonoré par l’affaire du Collier.
  9. Le lieutenant-général Margaron, alors chef d’escadrons dans les hussards des Ardennes, m’a rappelé le nom de cette héroïne et dit que M. de Saulanne quitta le service en 1794, à cause des dangers auxquels il ne pouvait empêcher sa femme de s’exposer. Aussi heureuse que brave, elle échappa au fer comme au feu de l’ennemi ; mais est-il à croire qu’elle n’ait pas regretté de ne pas avoir ajouté à ses chevaleresques et brillans souvenirs !