Les Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe/01

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Les Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 376-399).
LES MÉMOIRES
DU
PRINCE CLOVIS DE HOHENLOHE

Le portrait de Lazlo, qui orne le premier volume de l’édition française des Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe[1] m’avait frappé lors de son apparition en 1899 au Salon des Artistes français. Le prince était représenté dans l’attitude qu’il affectait de prendre aux réunions officielles ou mondaines : la tête un peu inclinée sur l’épaule droite et le regard froid. Le front était large, encadré de rares cheveux blancs ; une moustache épaisse soulignait un nez long et fort ; deux rides profondes divisaient le visage pâle et émacié pour aboutir à un menton court et fuyant. L’ensemble de la physionomie était plutôt ingrat. Dans ce petit vieillard au dos voûté, affublé d’un habit noir peu élégant et constellé de décorations, portant une cravate blanche mal nouée, marchant à petits pas et jetant de côté et d’autre un coup d’œil furtif, j’eus quelque surprise, la première fois que je le vis au cours de son ambassade à Paris, à reconnaître le descendant d’une des plus grandes familles de Franconie, Son Altesse Sérénissime le prince Clovis-Alexandre-Victor de Hohenlohe-Schillingsfürst, prince de Ratibor et de Cowey, grand chambellan, conseiller d’Etat et Reichsrat héréditaire du royaume de Bavière, que l’empereur Guillaume II devait appeler en 1885 au poste officiel de statthalter d’Alsace-Lorraine, puis en 1894 à la première place de l’Empire, celle de chancelier. Ce diplomate, dont la triste silhouette jetait une ombre morose dans les réunions parlementaires, dans les cercles et les salons parisiens, se dédommageait de sa discrétion taciturne en observant et en recueillant tous les détails de nature à l’intéresser. On sait qu’à la façon des reporters américains, le prince Clovis mentionnait parfois d’un coup de crayon rapide sur ses manchettes le trait ou le mot qu’il voulait conserver. Doué d’ailleurs d’une mémoire excellente, et fidèle à l’habitude de rédiger un journal exact de sa vie, il ne laissa point passer un jour, depuis son entrée aux affaires, sans avoir mentionné tout ce qui avait pu le frapper. Plus d’un de ses interlocuteurs ne soupçonnait pas que cet homme d’Etat blasé, morne ou indifférent, l’œil distrait, la lèvre morte, l’écoutait attentivement et gravait en son esprit, si cela en valait la peine, les souvenirs éveillés par ses subtiles et concises interrogations.

Le 31 mars 1901, le prince de Hohenlohe qui, à l’automne précédent, avait donné sa démission de chancelier, prit à partie docteur Frédéric Curtius, président à Strasbourg du directoire de l’Eglise de la conférence d’Augsbourg, et lui posa cette question : « Voulez-vous m’aider à écrire mes Mémoires ? » Frédéric Curlius accepta. Le prince lui confia alors son intention d’employer ce qui lui restait de jours à mettre ses notes et ses documens en ordre. Il comptait les rassembler en son château de Schillingsfürst et invitait le docteur à y séjourner un mois chaque été pour les étudier et dresser un plan de publication. Au cas où la mort le frapperait à l’improviste, son fils cadet, le prince Alexandre, président supérieur de la Haute-Alsace à Colmar, devrait se mettre en rapports avec Curtius pour cet important travail.

Trois mois après, le 6 juillet, le prince Clovis mourait aux eaux de Ragatz et le prince Alexandre avait pour devoir d’exécuter les volontés de son père. Celui-ci aurait peut-être, en révisant lui-même ses papiers, ravivé ses souvenirs et reconstitue fidèlement sa propre biographie. Maintenant, il n’y avait plus qu’à livrer à l’impression, dans la mesure où cela était convenable, les notes manuscrites laissées par lui. Elles comprenaient un journal complété par des brouillons, des lettres et des copies de rapports. Quant à la forme homogène que l’auteur aurait sans doute donnée à tout cela, il n’y fallait plus penser. L’éditeur était réduit à placer sous les yeux du lecteur les documens originaux tels quels, sans autres éclaircissemens que des notes destinées à faciliter l’intelligence du texte. La princesse douairière Constantin de Hohenlohe, la sœur du prince Clovis, la princesse de Salm-Horstmar fournirent au docteur Curtius des renseignemens précis sur la vie privée du prince et des détails d’intérêt général. Le baron Jules de Freyberg et le professeur Friedrich de Munich lui apportèrent en outre des indications précieuses sur les affaires de Bavière et sur le concile du Vatican. Le prince Alexandre fut le collaborateur utile du docteur Curtius pendant les cinq années que durèrent le travail de dépouillement et celui de l’impression.

Lorsque parurent les Mémoires en octobre 1906[2] et lorsqu’on apprit ainsi toute la pensée du prince de Hohenlohe sur la révolution de 1848, les guerres de Danemark et d’Autriche, les actes du gouvernement bavarois de 1866 à 1870, le concile du Vatican, la guerre de 1870, la formation de l’unité allemande, l’ambassade à Paris de 1874 à 1885, le Congrès de Berlin, la politique de l’Empire en Alsace-Lorraine, les confidences de Bismarck après sa disgrâce, les entretiens secrets du prince de Hohenlohe avec Guillaume II sur la politique intérieure du chancelier, enfin les pages incisives et mordantes où il était dit tout haut ce qu’on murmurait tout bas, ce fut une surprise inquiète dans toute l’Allemagne et cette surprise gagna l’Europe sans toutefois l’inquiéter. Mais le 8 octobre, l’empereur Guillaume II, qui venait d’ouvrir les Mémoires, adressa à l’aîné des Hohenlohe-Schillingsfürst, le prince Philippe, ce télégramme vibrant : « Je viens de lire avec indignation et surprise ce qui a été publié concernant les entretiens particuliers les plus intimes entre ton père et moi au sujet de la retraite du prince de Bismarck. Comment se fait-il que de pareils documens aient pu être livrés à la publicité, sans qu’on eût demandé mon autorisation préalable ? Je suis obligé de déclarer que ce procédé est, au plus haut degré, dénué de tact, indiscret et absolument importun ; car il est inouï que des faits qui concernent le souverain actuellement régnant soient portés, sans son assentiment, à la connaissance du public. De semblables publications peuvent entraîner des conséquences politiques impossibles à prévoir[3]. » C’était le chef de la famille de Hohenlohe que l’Empereur rendait responsable. Le prince Philippe répondit de Prague, où il séjournait alors, qu’il n’avait été en aucune façon mêlé à la publication des Mémoires de l’ancien chancelier ; que ces Mémoires étaient la propriété de son frère Alexandre qui les avait fait paraître en employant à cet effet le docteur Curtius désigné par le prince Clovis. Quant à lui, il se disait également indigné et il comprenait la juste irritation de l’Empereur à ce sujet. Cette réponse détourna les foudres impériales de la tête du prince Philippe et les dirigea sur celle du prince Alexandre, qui allait, pour son audace, perdre la situation de préfet de la Haute-Alsace à Colmar.

Avant de rapporter la justification que ce prince donna de sa conduite en cette circonstance, il convient de mentionner et de résumer brièvement certains passages des Mémoires qui avaient ou paraissaient avoir excité plus particulièrement le courroux de Guillaume II. Je les prends dans l’édition allemande[4], car au moment où j’écris cet article, la traduction française du troisième volume des Mémoires n’avait pas encore été publiée. Il s’agissait surtout des propos qui soulignèrent la démission du prince de Bismarck. Le prince Clovis, statthalter d’Alsace-Lorraine, écrivait de Strasbourg, le 31 mars 1890, que l’Empereur avait raconté aux généraux commandant les corps d’armée que les causes du départ de Bismarck étaient les procédés sans mesure avec lesquels le chancelier faisait opposition à la volonté souveraine sur divers points. « L’Empereur avait ensuite fait part aux chefs de corps de l’intention de la Russie qui voulait occuper militairement la Bulgarie et désirait pour cela obtenir la neutralité de l’Allemagne. Il avait répondu au Tsar qu’il avait promis à l’empereur d’Autriche d’être un allié fidèle et qu’il tiendrait parole. L’occupation de la Bulgarie par les Russes eût été la guerre avec l’Autriche, et il ne pouvait abandonner cette puissance. » Le prince Clovis ajoutait : « Il paraît de plus en plus que les divergences de vues entre l’Empereur et Bismarck au sujet des projets russes ont conduit à la rupture. Bismarck voulait laisser l’Autriche en plan. Or, l’Empereur entendait marcher avec l’Autriche, même au risque d’être entraîné dans une guerre avec la Russie et la France. À ce propos, je m’explique le mot de Bismarck, qui disait que l’Empereur faisait de la politique à la façon de Frédéric-Guillaume IV. C’est là le point noir pour l’avenir. »

Le but que se proposait Bismarck était de paralyser l’alliance franco-russe et de maintenir de bonnes relations allemandes avec la Russie. Inquiet de voir celle-ci se rapprocher de la France, craignant une union qui menaçât toute son œuvre, il n’aurait pas hésité à abandonner momentanément l’Autriche, même au mépris de la Triple Alliance, et à faire savoir à Saint-Pétersbourg qu’assurés de la neutralité allemande, les Russes pouvaient aller de l’avant. Mais Guillaume II vit dans cette politique hardie un manque de foi envers l’Autriche. Il le dit et il manifesta nettement son opposition, quand même l’alliance de l’Empire russe avec la République française aurait pu s’ensuivre. C’est ce qui détermina plus tard Bismarck à lui répondre : « Ma résolution de prendre ma retraite a été confirmée par le fait que je me suis convaincu que je ne pouvais plus défendre la politique étrangère de Sa Majesté. Quoique ayant confiance dans la Triplice, je n’ai cependant jamais pu perdre de vue la possibilité que cette alliance pourrait cesser de fonctionner. En Italie, la monarchie ne repose pas sur des bases solides. L’entente entre l’Italie et l’Autriche est mise en danger par les irrédentistes. L’opinion en Autriche peut changer. Quoiqu’on puisse avoir confiance dans l’Empereur actuel, il est impossible d’être jamais sûr de l’attitude de la Hongrie qui pourrait avoir avec l’Autriche des démêlés dont nous devons être très éloignés. Aussi, me suis-je toujours efforcé de ne jamais rompre le pont qui nous relie à la Russie et je crois avoir fortifié le tsar Alexandre à ce point que je ne crains presque plus la guerre russe dans laquelle il y aurait peu à gagner, même en cas de victoires[5]. » Voilà ce qu’on révélait après la mort du prince de Bismarck et ce qu’il avait lui-même laissé entendre dans sa lettre de démission à l’Empereur, datée du 18 mai 1890 : « Il ne m’est pas possible, y disait-il, de me conformer aux instructions que Votre Majesté me donne dans sa lettre confidentielle d’hier relativement à nos affaires extérieures. Si je m’y conformais, je mettrais en péril tous les résultats importans pour l’Empire allemand que, d’accord avec les deux prédécesseurs de Votre Majesté, j’ai obtenus dans nos relations avec la Russie, résultats dont l’importance dépasse toute attente, comme l’a confirmé le comte Schouvalov à son retour de Saint-Pétersbourg[6]. » La veille de sa démission, Bismarck irrité disait à son secrétaire Moritz Busch : « Il veut rompre avec la Russie et il n’a pas le courage de demander aux libéraux du Reichstag l’augmentation de l’armée. J’ai réussi à gagner leur confiance à Saint-Pétersbourg et chaque jour j’en ai obtenu des preuves nouvelles. Qu’est-ce qu’ils penseraient de moi maintenant ?... Ma retraite est certaine, définitive. Je ne veux pas prendre à mon compte, comme couronnement de ma carrière, les bévues d’un esprit présomptueux et inexpérimenté... » On comprend que l’Empereur ne fut pas satisfait de voir se renouveler dans la presse allemande, au sujet des causes de la démission du prince de Bismarck, des polémiques aussi désagréables. En outre, il ne se souciait pas d’entendre blâmer par l’opposition son esprit despotique ou byzantin, ses mécomptes ou ses fautes de tactique.

D’autres notes du prince de Hohenlohe en date des 21, 24, 26 et 27 mars, 21 et 26 avril 1890 et dont je parlerai en temps utile, relataient des conversations intimes de Guillaume II avec lui au sujet de Bismarck et de la politique extérieure ; elles avaient également blessé le souverain ; mais ce qui l’avait irrité le plus, c’était la révélation de son attitude à l’égard de l’Autriche et de la Russie. A première vue, cette irritation paraît toute naturelle ; mais à la réflexion, elle est de nature à susciter quelques doutes sur sa réalité, et ce sont ces doutes que je voudrais exposer et examiner.

Le télégramme passionné que Guillaume II adressa au prince Philippe de Hohenlohe n’avait-il pas un double but ? Le premier, de montrer aux princes allemands que l’Empereur exigeait d’eux comme de ses autres sujets la déférence la plus absolue ; le second, et peut-être le plus important à ses yeux, de souligner sa fidélité envers l’Autriche et la Triple Alliance ? C’est ce que pensa immédiatement une partie de la presse viennoise, en insistant sur la relation naturelle qui apparaissait entre la publication des Mémoires et la situation internationale à ce moment. N’y avait-il pas dans tout ce tapage le désir d’opposer ouvertement sa sincérité personnelle à la duplicité de l’ancien chancelier, d’affermir en Autriche l’adhésion à l’alliance avec l’Allemagne et de contrecarrer en même temps la diplomatie franco-anglaise ? C’est ce que croyait, entre autres, le Tagblatt de Vienne qui estimait que la publication des fameux Mémoires arrivait à un moment très opportun. D’autres hypothèses se présentent encore à l’esprit. Il est possible que Guillaume II ait été mécontent d’entendre dire, d’après les Mémoires de Hohenlohe, qu’il s’était trop embarrassé des obligations provenant de la Triple Alliance et qu’il n’avait pas su, comme Bismarck l’y invitait, empêcher la formation de l’alliance franco-russe. Il a dû redouter que cette publication ne provoquât le mécontentement de la Russie. Cependant, celle-ci était depuis longtemps au courant de tout et savait certainement à quoi s’en tenir. Il est encore permis de se demander si le bruit voulu par l’Empereur, au sujet de la publication des Mémoires de Hohenlohe, n’était pas fait pour attirer l’attention de cette même Russie et pour lui prouver que ce n’était pas avec son assentiment que de pareilles notes avaient été mises au jour.

Si une certaine partie de la presse autrichienne semblait considérer la publication comme peu nouvelle et nullement anormale, une autre partie voyait dans le télégramme du souverain un acte inopportun et impolitique. En Allemagne, les avis étaient assez partagés. Naturellement, la presse officieuse approuvait. La presse indépendante ou socialiste s’amusait fort des révélations qui mettaient certains personnages de marque en mauvaise posture. Les Bismarckiens trouvaient la publication déplacée et, devant l’aveu du désaccord entre le souverain et l’ancien chancelier au sujet de la question russe, disaient que, si Bismarck vivait encore, il publierait le troisième volume de ses Pensées et Souvenirs, dont le manuscrit est déposé dans un coffre-fort de la Banque d’Angleterre et dont Maximilien Harden a dit : « Quand ce volume paraîtra, Byzance tremblera ! » Mais les héritiers mineurs du prince et sa sœur, la comtesse de Rantzau, n’avaient en aucune façon la pensée, ni le pouvoir de faire à leur tour un bruyant éclat. On voit par toutes ces considérations combien le télégramme de Guillaume II soulevait de suppositions, qu’on ne peut accuser d’être trop risquées. Quant à y chercher quelque connivence machiavélique, ourdie avec l’éditeur des Mémoires, je ne crois pas qu’il faille aller jusque-là. Contentons-nous de dire que le télégramme bruyant de Guillaume II fit aux Mémoires de Hohenlohe une réclame prodigieuse, réclame que plus d’un auteur aurait certainement enviée comme la meilleure des aubaines.

On peut soulever encore une autre question. Le prince Alexandre ne s’est-il pas exposé par trop de franchise personnelle à l’animosité impériale ? On rapporte en effet que, plus d’une fois, même comme Kreispresident, il s’était laissé aller à de vives et imprudentes critiques contre la politique extérieure de l’Allemagne, politique à double face qui tout en promettant à telle ou à telle puissance son appui sans réserves, l’offrait en sous-main à une autre ; ou qui, en paraissant appuyer avec empressement telle ou telle combinaison, la combattait secrètement, se conformant ainsi aux procédés ambigus, chers au prince de Bismarck. Toujours est-il que le prince Alexandre s’est, par la publication des Mémoires, attiré des reproches amers et une disgrâce presque immédiate, car il avait obéi à la volonté de son père sans consulter d’abord son souverain[7].

Dans un pays où une discipline de fer s’impose à tous, petits ou grands, aux ministres, aux plus hauts fonctionnaires et au chancelier lui-même, où nul ne peut faire un pas, ni esquisser un geste sans l’assentiment du maître, où le moindre acte d’indépendance est qualifié d’acte rebelle, on considère comme une faute impardonnable le fait d’avoir livré à la publicité des notes qui disaient ou qui voulaient dire toute la vérité sur tel ou tel homme, sur tel ou tel incident. Les haines que, de son vivant, le prince Clovis avait suscitées contre lui, se tournèrent naturellement contre un fils trop respectueux de sa volonté.

Qu’a répondu le prince Alexandre ?

Au seuil de l’édition française des Mémoires, il a rappelé que le docteur Curtius avait été désigné par le prince Clovis pour être son collaborateur dans la publication des notes et souvenirs dont le testament de son père lui avait légué la propriété. « J’avais donc, dit-il, un devoir filial à remplir. Je l’ai rempli ; rien de plus. Après cinq années de labeur, le livre parut. C’est alors que les adversaires de mon père et les miens se retrouvèrent pour me reprocher mon initiative, et la tempête déchaînée ne s’arrêta pas, même devant une mémoire universellement respectée. Mon père, avec dignité, consacra toute sa vie au service de son pays. Patriote allemand dans la plus forte acception du terme, monarchiste dans l’âme, il eût été incapable d’écrire une ligne dont la publication, même posthume, pût nuire à sa patrie ou à son souverain. Est-ce donc nuire à son pays que de ne rien retrancher, en les publiant, des faits qui ont contribué à faire sa grandeur ? Est-ce lui faire injure que d’en révéler les étapes glorieuses ? N’appartient-il pas au contraire aux hommes qui ont été mêlés de près à ces grands événemens, d’apporter à l’histoire leurs souvenirs, rayons de lumière qui font jaillir sur le passé un jugement plus juste ? Une grande nation doit savoir supporter la vérité et ne pas la sacrifier à la légende. »

Le prince Alexandre explique l’émotion causée en Allemagne, plus intense qu’elle n’eût été partout ailleurs, par ce fait que les gouvernemens dans ce pays sont plus éloignés de ceux qu’ils gouvernent. Le public allemand avait eu l’occasion inattendue, grâce à un témoin véridique, « de jeter un coup d’œil derrière les coulisses de son histoire dont il n’était accoutumé à contempler les acteurs qu’enveloppés d’une auréole prestigieuse, » Toutefois le prince tenait à défendre son père contre toute intention perfide. « Il était diplomate, dit-il ; mais il avait aussi l’âme d’un philosophe, envisageant les hommes et la nature en méditatif doublé d’un sceptique. Il a cheminé dans les avenues de la haute politique, guidé à la fois par son cœur d’Allemand et ses opinions libérales. Dans ses notes il dit les choses simplement, comme il les a vues, en témoin. » Le prince Alexandre croyait, par la publication de ces Mémoires, avoir fait œuvre salutaire autant que légitime et ne doutait pas qu’en Allemagne l’historien futur ne rendît grâce à l’ancien chancelier de l’Empire d’avoir pensé, au déclin de sa vie, à laisser le souvenir des luttes prodigieuses qui avaient contribué à rendre son pays grand, fort et uni. Il estimait sans forfanterie que ses Mémoires constituaient une des œuvres d’histoire diplomatique les plus considérables de ce temps.

Dans un entretien avec un homme politique ami de son père, le prince Alexandre avait ajouté : « On m’a reproché de n’avoir pas assez attendu. Cependant, que devais-je faire ? Mon père voulait que ses Mémoires fussent publiés de son vivant. Il était le meilleur juge en la matière. Et s’il croyait que leur absolue sincérité, confirmée par la violence même des critiques dont ils sont l’objet, en faisait des documens historiques utiles à qui recherche la vérité, pouvais-je, moi son fils, et à cet égard son exécuteur testamentaire, substituer mon jugement au sien ? » Parlant ensuite du docteur Frédéric Curtius qui, lui aussi, fut disgracié par l’Empereur : « Il a passé cinq ans, disait-il, à dépouiller les Mémoires ; il a travaillé en savant, étranger aux opinions et aux intrigues des partis. Il ne prévoyait pas qu’une si grande fraction de l’opinion publique allemande serait, pour le moment du moins, à ce point réfractaire à l’histoire. Mais qu’y pouvons-nous ? » On avait parlé de scandale, de préjudice volontaire porté à l’Europe. » Celui-là seul, répondait encore le prince, pourrait juger impartialement ce travail et lui rendre justice, qui aurait connu lui-même dans tous ses détails le contenu de tout cet amas de papiers et la somme d’attention, de travail, ainsi que la connaissance approfondie des hommes et des choses qu’il a fallu pour les trier. Car nous devions écarter tout ce qui, par la lumière trop crue qui aurait été répandue sur les causes encore ignorées de bien des événemens, aurait pu provoquer de l’émotion. Celui-là seul pourrait apprécier à leur juste valeur l’abnégation et la réserve patriotique dont les éditeurs ont fait preuve. »

Quant aux attaques personnelles, le prince Alexandre faisait observer à son interlocuteur que le nom de Hohenlohe avait été longtemps en horreur aux agrariens, aux hobereaux, aux cléricaux et aux antisémites. « L’aversion que nous leur inspirions ne nous trouble pas. C’est mon père qui a été un des plus actifs partisans de la loi contre les Jésuites. C’est lui qui a signé la circulaire fameuse où le gouvernement bavarois, dont il était le président, signala aux chancelleries étrangères les dangers de la proclamation du dogme de l’infaillibilité. Mon père, comme statthalter ou comme chancelier, a toujours été un libéral. Je me suis instruit à son école, et pendant les dix années où j’ai représenté au Reichstag la circonscription de Wissembourg-Haguenau, j’ai lutté ardemment pour mes idées. Ce qui m’a surpris, c’est qu’après quelques jours d’hésitation, la presse libérale soit venue se joindre à la campagne déchaînée contre moi. J’ai de la peine à comprendre pourquoi. » Mais le prince jugeait cette tempête artificielle et croyait que la vraie opinion allemande n’était pas celle des journaux. Le grand public avait, pensait-il, trop de bon sens pour ne pas reconnaître que la publication méritait d’être appréciée avec plus d’impartialité et de justice.

Venant ensuite à la partie politique extérieure des Mémoires qui aurait, dit-on, compromis le prestige de l’Allemagne et diminué son autorité morale pour avoir porté un coup maladroit au culte de Bismarck, il déclarait que ces accusations étaient plus puériles que sérieuses. « Est-ce en montrant l’attachement de l’Empereur à ses alliés d’Autriche que mon père a commis une imprudence ? Je ne le pense pas. Je constate d’ailleurs qu’il ne s’est manifesté à Saint-Pétersbourg aucune émotion. « Le prince faisait ainsi allusion à la conversation qu’il eut, le 13 octobre 1906, à Hombourg avec le prince de Bülow, et au cours de laquelle il lui avait confié son intention de prier M. de Lucanus de remettre à l’Empereur sa démission de préfet. Il affirma que le chancelier ne lui avait fait à ce sujet aucun reproche et n’avait paru nullement préoccupé. « Quant à Bismarck, disait-il, j’ai la conviction que mon père n’a obéi à aucun parti pris d’hostilité contre lui. Les notes que je publie aujourd’hui ne sont pas tendancieuses ; elles sont vraies comme des photographies. Aussi bien, mon père était avec Bismarck en relations excellentes et lui rendait pleine justice. Toutefois, quand il croyait que Bismarck se trompait, il le lui disait : par exemple, dans l’affaire des passeports pour l’Alsace-Lorraine où il ne finit par céder que par crainte d’être remplacé par un statthalter à poigne qui eût aggravé le mal, au lieu de l’atténuer. Et pourquoi se serait-il abstenu de dire ce qu’il pensait ? Je sais bien qu’aujourd’hui on a déifié Bismarck, tandis que, pour ses contemporains, c’était un homme de génie sans doute, mais un homme enfin, susceptible d’errer. Je sais bien que, pour les dévots de l’église bismarckienne, ce n’est pas à l’histoire qu’appartient Bismarck, mais à la religion. On ne peut ni le discuter, ni même le raconter. C’est excessif ! » Puis, s’étonnant du bruit que soulevaient les Mémoires de son père, le prince Alexandre ajoutait qu’ils se recommandaient avant tout par des détails précis, pittoresques et vrais. Comment alors expliquer cet orage ? « Ne peut-on plus, disait-il mélancoliquement, dans cette Allemagne si grande par la pensée, enregistrer librement des témoignages authentiques, et faut-il sacrifier la vérité durable à la légende ? Voilà toute la question. On accoutume notre pays à ne rien voir, à ne rien apprécier par lui-même, à n’avoir que des opinions superficielles et des convictions toutes faites. Et cependant, l’aveugle adoration de héros intangibles, le culte du convenu et de l’indiscuté ne sont pas pour un peuple une bonne école. »

Ainsi parlait celui qu’on avait surnommé en Alsace « le prince rouge, » et dont on avait appris à connaître la liberté d’opinions, la philosophie dédaigneuse et l’esprit caustique. Il y a bien de la ressemblance entre le père et le fils. Si la taille du prince Alexandre est plus grande, il a, comme son père, le front large, l’œil voilé, les pommettes saillantes, la même expression ironique. Cette expression se manifeste nettement en son langage. Mais chez lui, le député n’a pas eu plus de succès au Reichstag que l’administrateur en Alsace. Il n’est pas, comme l’avait été son père, un parlementaire assidu et un fonctionnaire zélé. Ce qui domine en lui, c’est l’esprit d’indépendance absolue. Il n’admet pas qu’on puisse le classer dans tel ou tel parti ou lui imposer telle ou telle opinion. S’il a été appelé le prince rouge, c’est qu’il a une certaine sauvagerie de caractère qui se révolte contre toute soumission. Il l’a bien démontré en éditant les Mémoires de son père sans confier sa décision à personne et sans solliciter le moindre conseil.

On sait maintenant comment a été accueillie cette publication. Voyons ce que les Mémoires ont particulièrement de curieux.


Wer viel einst zu verkûnden hat,
Schweigt viel in sich hinein ;
Wer einst den Blitz zu zùnden hat,
Muss lange — Wolke sein.


Ces quatre vers de Nietzsche que le prince Clovis se plaisait à répéter et qui étaient comme sa physionomie propre, signifient que « celui qui un jour aura beaucoup de révélations à faire, doit garder, en attendant, sa pensée endormie, et que celui qui pourra un jour projeter des éclairs, doit rester longtemps nuage. »

Le prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst, né le 31 mars 1819, était le fils du prince François-Joseph qui avait passé du service de l’Autriche à celui de la Prusse, puis était devenu membre héréditaire de la Chambre haute et major dans l’armée bavaroise. Le prince Clovis suivit les cours des gymnases d’Ansbach et d’Erfurt, et fut étudiant avec ses deux frères à Gœttingue et à Bonn. Il était encore à l’Université de Heidelberg, quand, le 5 août 1839, il commença déjà à prendre des notes sur sa vie quotidienne. Il écrit que deux de ses meilleurs professeurs siègent à la Diète qu’il déteste. « Je dois prendre sur moi pour ne pas en dire pis sur cette assemblée de rien du tout. Jamais ces établissemens de bavards ne m’ont excédé comme aujourd’hui où nous avons nous-mêmes à en souffrir. Si quelque jour j’ai l’occasion de donner cours à ma bile contre ces maudites institutions, je ne m’en ferai pas faute. » Il ne sait encore, en 1841, quelle carrière il choisira. Si on le refusait dans la diplomatie, il consentirait à entrer dans l’armée anglaise pour suivre l’expédition de Chine. Le 6 avril 1842, il prend du service à Coblentz en qualité de stagiaire près des tribunaux et se donne corps et âme à son nouveau travail. « La vie intellectuelle renaissant, tous les petits soucis extérieurs disparaissent, la vie perd sa monotonie et je commence seulement alors à vivre véritablement. » Mais il n’a pas d’ami sincère avec lequel il puisse échanger ses secrètes pensées. « Hélas ! pourquoi, pauvres mortels, sommes-nous aussi étrangers les uns aux autres ? Pourquoi nous tourmenter dans cette vie aussi brève que misérable ? Et à quelle fin ? Pour mourir ! » Il se plaint de la discipline pédante et sévère à laquelle on l’a assujetti. S’il s’en était affranchi dès l’âge de seize ans, il fût devenu un autre homme, un homme meilleur. Passif de nature, et n’étant jamais sorti de tutelle, il reconnaît que son âme, calme, rêveuse et inactive, doit être arrachée à son laisser-aller, si l’on veut en tirer quelque chose. Elle a besoin d’énergie et de connaissances pratiques et profondes, sous peine de devenir un instrument aveugle ou un être dont le drapeau flotte à tous les vents. Il essaie de faire des efforts personnels pour secouer les derniers vestiges de la tutelle pédante qui pesait sur lui. Il commence déjà à mettre en pratique cette méthode d’observation qui sera la règle de toute sa vie : « Calculer et observer partout et toujours, dit-il, sous une attitude amicale et pleine de bonhomie, tel doit être le but de chaque prince, s’il ne veut pas s’exposer à commettre des sottises, auxquelles tout autre jeune homme n’est pas exposé en raison de sa condition inférieure. » Conseiller référendaire en 1843 dans le gouvernement de Potsdam, il n’aime ni cette ville, ni ses habitans et se promet bien de profiter du moindre loisir pour s’échapper à Berlin. Il remarque en Prusse l’apparition d’un esprit libéral auquel on ne donne pas satisfaction ; il constate toute espèce de crises et de détresses matérielles, de l’instabilité dans le gouvernement et de l’absence de principes, des affaires en désordre et des finances ébranlées. « Au premier prétexte, nous aurons un soulèvement. L’armée n’est pas sûre... Nous sommes les arbres aux branches desquels s’accrocheront les victimes de l’inondation. Prenons garde que nos racines ne pourrissent, mais tâchons qu’elles plongent dans un sol ferme ! » En 1845, le prince Clovis de Hohenlohe reprend le titre de prince régnant de Schillingsfürst et demande un congé illimité comme référendaire. Il passe tout l’hiver en son château, et cet homme, que l’on croyait froid comme glace, s’anime devant la nature. « Je viens d’interrompre, écrit-il à la princesse Amélie sa sœur, cette lettre inquiète et nerveuse pour regarder par la fenêtre. Quel apaisement ! Un merveilleux clair de l’une s’étend au loin sur les monts et les vallées. Tout est calme, paisible et tiède et des souffles printaniers circulent sur les hauteurs. Les souvenirs du passé inondent alors l’âme d’une douce mélancolie, souvenirs de tout ce que nous avons pensé et fait de bien dans la vie. A leur suite, ce sont les disparus eux-mêmes qui remontent du passé. C’est tout de même consolant de penser, par cette belle nuit, que ce vieux et cher nid de pierre n’est point mort et dévasté ; mais qu’il appartient à un mauvais poète qui, de temps à autre, se met à la fenêtre pour contempler un beau clair de lune. Il semble alors que le vieux nid de pierre s’en réjouit. »

Le prince se livre à des réflexions philosophiques, cherchant à se rendre inexorablement sincère et à être, comme le lui conseillait son précepteur Bolte, « fidèle à lui-même. » Il consentirait bien à se marier, mais pas avant de se sentir capable de s’avancer d’un pas ferme sur le chemin de la vie. « Pour l’homme, le mariage ne doit pas être le but, mais le moyen d’ennoblir sa nature. La femme doit être le sentier ombragé à côté de la grande route de la vie... Les gens de notre condition prennent trop facilement le mariage pour but. Un prince d’Empire s’installe en son château, se marie, va à la chasse, signe des décrets et s’imagine être un héros ; mais, malgré son bonheur conjugal, il n’échappera pas à certain mécontentement intérieur qu’il ne parvient pas à s’expliquer et qui attriste ses jours : c’est le manque d’un but précis, le manque d’une participation active aux grands intérêts de l’humanité ; en un mot, c’est la voix de la conscience qu’il ne comprend pas, qu’il ne veut ni ne peut comprendre... Chez nous et dans notre condition, les heureux ne sont pas les hommes, mais les femmes, pour peu qu’elles entendent quelque chose à leur rôle. » En juin 1846, il démissionne du service de la Prusse et veut s’adonner à l’étude de l’agriculture. « Lorsqu’on parvient, dans un château solitaire, autour duquel pleurent tous les vents, avec la chasse et des livres pour toute occupation, à garder le courage de vivre, l’air doit y être pour quelque chose. Je dois également à cet air de trouver du plaisir à la nouvelle activité qui m’attend. Dans tous les cas, l’agriculture, telle qu’on la pratique, est un simple gâchis ; voilà pourquoi j’étudie assidûment tous les ouvrages parus sur la matière. C’est un domaine nouveau de la science qui s’ouvre devant moi, un nouveau monde de connaissances ; je regarde à présent hommes et bêtes d’un œil bien différent ; je conçois du respect pour des gens et des préoccupations que j’avais méprisés jusqu’ici et, de plus en plus, je trouve la confirmation de ce vieux principe que, sans une base concrète, sans une connaissance positive aussi étendue que possible, la philosophie et l’abstraction n’ont aucune valeur. »

En 1846, le prince Clovis se décide à se marier. On lui parle « d’une merveille d’amabilité et de naturel, pieuse, bonne, etc., mais, malgré ses dix-sept ans, indépendante et d’une conquête difficile. » Il va doucement, en parfaite tranquillité d’âme, vers le piège qu’il s’est laissé tendre. Il y trouve bientôt de grands attraits. La princesse Marie de Sayn-Wittgenstein, par sa délicatesse exquise, a su le conquérir dès la première entrevue. « De jour en jour, je sens mieux quel bonheur indescriptible m’a été donné sans que je l’aie mérité. Chaque jour nous rapproche l’un de l’autre. Ce ne sont pas de banales entrevues, mais des conversations intimes et sincères où le regard s’éclaire de joie à mesure que l’on trouve un plus profond accord... Ces heures de rendez-vous passent comme par enchantement. Et le fait qu’il n’y a pas encore eu de déclaration ajoute un charme particulier à cette situation. » Cependant, au moment de se déclarer, il hésite et se tourmente. Comprend-il bien le caractère sacré du mariage ? Trouvera-t-il un amour mutuel et une confiance illimitée ? Mais il faut bien se prononcer. Il va donc tenter la démarche qui décidera de sa vie entière. « A l’heure dite, je fus introduit au salon. La princesse entra la première, suivie d’une autre et belle grande dame. Tout ce qui m’avait déplu disparut à l’instant. Je ne vis plus que le regard d’intelligence et d’amitié dont on me salua, et qui me pénétra comme un doux rayon de soleil jusqu’au fond du cœur et fondit comme glace mes doutes et mes scrupules. » Il est heureux. Il échange avec sa fiancée une tendre correspondance. « J’ai reçu de belles et chères lettres. Je vois s’ouvrir devant moi un monde nouveau de confiance et de certitude, un port sûr où me réfugier dans toutes les difficultés et les fatalités de la vie... Quelle consolation et quelle force cela donne de penser, au milieu de ses travaux, à une femme affectueuse et bonne ! Je ne puis assez remercier Dieu. » Le 16 février 1847, le mariage se célèbre à Francfort-sur-le-Mein, et les notes du prince contiennent les traces d’une joie sans pareille. Les jours qui suivent le mariage sont des jours incomparables. « Je n’éprouve d’autre sensation, dit-il, que cette disposition joyeuse de l’âme au printemps quand on est couché à l’ombre d’un arbre sur une montagne pas trop haute, et qu’on voit au-dessus de soi les nuages sillonner le ciel. Peu importe qu’au loin passent et repassent des nuées grisâtres, chargées de neige, je suis heureux, j’ai l’âme satisfaite et le cœur empli d’une infinie reconnaissance envers Dieu qui guide avec tant de bonté les pas de l’homme vers la bénédiction et vers la joie. »

Suivent alors des observations du plus haut intérêt sur la révolution de 1848, et sur la crise allemande attribuée à ce fait que le peuple comprend et regrette la nullité de l’Allemagne vis-à-vis des autres Etats. « Personne ne contestera que c’est un triste sort pour l’homme vigoureux et fort de ne pas oser dire à l’étranger : Je suis Allemand, ni arborer avec orgueil le drapeau allemand au mât de son bateau... Ce misérable bavardage, sur l’unité allemande et la nature allemande, ne cessera d’être ridicule et lamentable que le jour où ces mots ne seront plus des sons vides et des fanfares d’un doux optimisme, mais où nous formerons véritablement une grande et puissante Allemagne ! » C’est la tâche à laquelle le prince de Hohenlohe va consacrer la plus grande partie de ses efforts, collaborateur assidu et passionné de celui qui aura l’honneur d’être appelé le créateur de l’Unité. « Tout Allemand, dit le prince, porte dans le cœur une foi enthousiaste en sa patrie allemande une, libre et forte. Cette foi a passé aux actes ; ce vœu populaire s’est formulé en réclamations puissantes ; mais pour voir renaître une Allemagne grande et libre, il faudrait un peuple bon, fort et pieux. Avec un peuple sceptique, il est impossible de reconstituer une vie politique. Tout ordre social et politique disparaît. »

Le 1er novembre 1848, le régent de l’Empire allemand choisit le prince de Hohenlohe pour notifier son avènement aux cours d’Athènes, de Rome et de Florence. Le prince revient six mois plus tard en Bavière et constate avec douleur que les espérances nationales ont été déçues et que le mouvement unitaire a échoué. Il est réduit au rôle ingrat de spectateur et de critique. De 1850 à 1866, ayant vu l’insuccès du programme de la grande Allemagne, il cherche à concentrer en une autre Allemagne les forces nationales du Centre et du Sud, afin d’éviter l’impuissance et l’effritement des fortes races allemandes. Il s’applique à faire la paix avec la couronne de Bavière et se rapproche du particularisme bavarois, sans négliger toutefois ce qui domine au fond de sa politique, l’idée d’unité, qu’il compte bien, de forts et énergiques ouvriers aidant, voir un jour se réaliser.

En novembre 1859, il a une importante entrevue avec le roi Maximilien II et il exprime le désir d’entrer à son service. Si le Roi lui fait la grâce de l’accepter, il sera heureux, grâce à sa fortune et à sa situation personnelle, de représenter dignement le nom bavarois à l’étranger et de tenir haut le drapeau de la Bavière. Le Roi l’accueille avec sympathie, mais lui demande un peu de patience, à cause de la foule des concurrens qui se trouvent parmi les diplomates de la carrière. En attendant, à la Chambre des Pairs, le prince donne une large mesure de son activité en prenant part à ses travaux et à ses discussions.

Il fallut l’arrivée du roi Louis et la guerre austro-prussienne pour qu’on pensât à lui. Le nouveau monarque, qui a succédé à Maximilien II le 20 mars 1864, envoie au prince son grand écuyer, le comte Holnstein, pour lui offrir la présidence du Conseil et les Affaires étrangères. « Je ne puis cacher, dit Hohenlohe, dans son journal, que le désir du Roi de m’avoir pour ministre procède uniquement de sa passion pour Wagner… Le Roi se souvient que j’ai contesté jadis la nécessité d’éloigner Richard Wagner et il espère que je m’emploierai à le faire revenir. Bien que je n’envisage pas comme un malheur le retour de Wagner, je ne me sens aucun goût pour former un ministère Wagner. » La compétition de Neumayr parut un instant servir les desseins du prince de Hohenlohe, qui ne voulait pas être le produit d’une intrigue de cour. Le 31 décembre 1866, après des négociations assez ardues, il était nommé président du Conseil, ministre de la maison royale et des Affaires étrangères. Son programme, agréé par le Roi, comprenait, avec l’union de la majorité du peuple allemand en un État fédératif, l’intégrité de la couronne de Bavière et de l’État bavarois, l’alliance intime de cet État avec la Prusse, la réforme de la Chambre haute, de la législation sociale et du code de procédure générale, la réorganisation de l’armée, le relèvement du crédit commercial et foncier, la simplification de l’organisme administratif, la réglementation de la justice et de la magistrature, la pacification religieuse et l’homogénéité du ministère. Le premier volume des Mémoires est consacré en grande partie au rôle joué par le prince comme ministre bavarois et relate ses efforts pour accomplir point par point les diverses réformes inscrites à son programme, ses discours à la Chambre des députés, ses rapports avec M. de Bismarck dont il admirait et suivait la politique, ses rapports avec le Wurtemberg, Bade et la Hesse pour essayer de former en 1867 une union sous le titre d’« États-Unis du Sud de l’Allemagne » conformément à l’article 4 de la paix de Prague, et avec l’intention de s’unir au besoin aux alliés du Nord pour défendre l’intégrité du territoire allemand, tout en conservant la somme d’indépendance à laquelle ces États pouvaient prétendre. Ce qui prouve à quel point le Sud était jaloux de son autonomie, c’est qu’à l’ouverture du Parlement, le 28 avril 1868, le vivat adressé au Roi par le ministre de Bavière fut : « Vive le roi Guillaume » et non « Vive le roi de Prusse ! » On retrouvera, comme je l’ai dit dans mes études sur la Formation de l’Empire allemand à Versailles, les mêmes préoccupations en 1871, lors de la proclamation de l’Empire. Le prince de Hohenlohe eut à lutter contre les exigences du parti ultramontain qui avait triomphé aux élections de 1868. Ce fut alors que, modelant ses opinions religieuses sur celles de Dœllinger hostile au dogme de l’infaillibilité, il fit paraître la fameuse circulaire du 9 avril 1869 aux Légations bavaroises, circulaire qui était encore plus l’œuvre de Dœllinger que la sienne. Le prince y déclarait que la question de l’infaillibilité était plus qu’une question religieuse et devait attirer l’attention de tous les gouvernemens qui avaient des sujets catholiques. Il invitait ces gouvernemens à lancer en commun une protestation contre les décisions qui pouvaient être prises au Concile sur des questions politico-religieuses, — au cas, par exemple, où le Concile donnerait aux propositions du Syllabus et à l’infaillibilité papale la valeur d’articles de foi, présenterait la doctrine de la suprématie papale comme fondamentale pour la conscience chrétienne et ferait entrer dans le Jus divinum les immunités du clergé. Cette circulaire, qui avait eu l’assentiment particulier de Bismarck, fit long feu devant les réponses négatives de la Prusse et de l’Autriche. Une loi scolaire, votée par la Chambre le 23 février 1869, acheva d’irriter le parti ultramontain. Elle attribuait exclusivement à l’Etat la direction, et la surveillance des écoles et faisait croire au divorce de l’Ecole et de l’Eglise. La Chambre haute, malgré les efforts de Hohenlohe, n’accepta pas cette loi, et dès lors on put prévoir la chute du président du Conseil qui, battu aux élections de novembre 1869, dit avec une mauvaise humeur peu déguisée : « Toutes les petites ambitions fermentent. Les corbeaux, flairant une charogne, s’apprêtent à y voler. J’aspire au moment où je pourrai marcher enfin sur l’ennemi ouvertement et librement. » Cette liberté lui fut donnée le 7 mars 1870.

Il ressortait de ses trois ans de ministère que le prince de Hohenlohe avait soutenu plutôt la politique prussienne que la politique bavaroise. En contradiction avec la majorité des représentans, il s’était inféodé aux idées de M. de Bismarck, et répétait après lui à ses concitoyens que, si la Bavière ne marchait pas dans le sillon tracé par lui et faisait mine d’échapper à ses engagemens, son territoire serait partagé entre le Nord et l’Autriche. « Si la Bavière, disait-il, viole les traités, Bismarck cherchera à les anéantir ! » C’est sous l’empire de cette crainte, et poussé d’ailleurs par ses sentimens personnels, qu’il chercha à mettre la Bavière sous la prédominance de la Prusse et, en cas de guerre, à lui faire reconnaître le roi de Prusse comme chef suprême des armées du Nord et du Sud.

Après sa chute, le prince quitte Munich pour venir à Berlin où il constate que le petit peuple attache le plus grand intérêt aux choses militaires et il prévoit en cas de conflit avec la France le succès de la Prusse. Aux approches de la guerre, il rentre à Munich pour prendre part aux délibérations de la Chambre haute et reconnaît qu’en cas de victoire la Bavière sera forcée d’entrer dans la Confédération du Nord. Il entend les paysans de la Franconie dire entre eux : « Il faut la guerre, sinon nous n’aurons pas de repos ! Ce misérable coquin de Napoléon, il faut le chasser. Alors, tout ira pour le mieux. » Le prince royal, rencontrant Hohenlohe le 30 juillet à Munich, lui dit : « Pour commencer cette guerre, il faut que l’empereur Napoléon soit terriblement aveuglé. « Les premiers revers de la France surexcitent les populations. Les Bavarois perdent beaucoup de monde. Les hôpitaux regorgent de blessés. « J’avoue, dit le prince Clovis, que la guerre se montrait là sous son plus triste jour. J’emportai ces impressions à la fête patriotique du Jardin zoologique à laquelle j’assistai l’après-midi. Tous ces petits bourgeois attablés autour de pots de bière et de rôti de veau, et clamant des hourras, me répugnaient. Aux accens de la Wacht am Rhein venait se mêler la voix d’un Français blessé que je trouvai gisant sur le gazon du jardin de l’hôpital et criant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! »

Les succès des Allemands continuent, et le prince croit le 20 août que la guerre va bientôt toucher à sa fin. Les soldats bavarois paraissent devenus amis des Prussiens et disposés à faire, à leur retour, une forte propagande en faveur de la réunion de leur pays à l’Allemagne du Nord. Certains rêvent de s’étendre en Alsace et de fonder un royaume d’Alemanie. D’autres en veulent faire un pays d’Empire ; d’autres parlent de céder Mannheim et Heidelberg à la Bavière. Les appétits sont aiguisés, les ambitions allumées. La question de l’Empire allemand se pose nettement. Bismarck amène avec adresse le roi de Bavière à offrir le titre d’Empereur au roi de Prusse ; mais il s’étonne que la Bavière réclame une armée personnelle, une représentation internationale et sa participation à la politique étrangère par voie de contrôle. « Ce qui surprend, dit Hohenlohe, c’est l’aversion du roi Guillaume pour la couronne impériale. Il ne se résout qu’avec peine à rompre avec son passé et avec la tradition prussienne. » Le prince ne comprend pas encore que le roi de Prusse craint l’amoindrissement de son autorité et sa subordination aux princes confédérés. Guillaume a une furieuse envie de dominer le Nord et le Sud, mais il n’ose l’avouer. Hohenlohe est tout entier à son zèle et à son amour pour la Prusse. Il n’hésite pas à affirmer que « la clique austro-franco-ultramontaine fera son possible pour mettre la Bavière en bloc à la discrétion de l’Autriche. » Mais d’après lui, ce dessein sera déjoué. La France ne se relèvera pas. Le comte de Münster affirme à Hohenlohe « que la défaite des Français cause en Angleterre une joie générale. » La princesse royale Victoria, partageant les idées de son mari, le kronprinz, se dit fort mécontente du traité conclu avec la Bavière et se montre favorable à l’Empire absolu sans exception. L’idée fédérative lui répugnait. Les propositions des ministres bavarois et hessois n’étaient pas mieux accueillies à Versailles. Le Wurtemberg réclamait la principauté de Hohenzollern. Darmstadt voulait un morceau du Palatinat, mais ces deux Etats furent éconduits par Bismarck, Et lorsqu’il s’agit de l’Alsace-Lorraine, les Prussiens qui la réclamaient répétaient le dicton : « Der Bien muss ! il faut que cela soit ! »

Le 30 décembre 1870, à la Chambre haute, le prince Clovis vota pour l’adoption du traité avec le Nord, malgré la limitation qu’il apportait à l’indépendance de la Bavière, et se félicita que ce pays eût repoussé la neutralité qui l’aurait conduit à s’allier avec la France et à s’écarter du chemin de la gloire et d’une immortelle renommée. « Qu’importe d’ailleurs le détail du traité, disait-il, auprès de ce point considérable de la reconstitution de l’Empire allemand ? »

Après la guerre, le prince Clovis est élu au Reichstag dans la circonscription de Forcheim-Kulmbach. Le 23 mars, il est nommé à la première vice-présidence et devient l’une des colonnes du parti libéral. Il est naturellement de toutes les fêtes et de toutes les réceptions. Il admire le prince de Bismarck, aussi bon mangeur, aussi bon buveur que bon politique, qui, avant de prendre la parole, engloutit une masse énorme d’huîtres, de harengs et de jambon arrosés de bière et d’eau de Seltz. Il remarque que, pour exciter sa soif, il avale des quantités énormes de caviar. Il l’entend prédire, au sortir d’une digestion laborieuse, que Thiers ne pourra désarmer la populace parisienne sans l’aide des troupes allemandes, puis déclarer que si la Bavière, à laquelle il avait fait de trop grandes concessions, n’avait pas signé le traité relatif à la restauration impériale, il s’en serait suivi une hostilité contre le Sud qui eût duré des siècles. Le prince Clovis constate que le chancelier n’a pas la vie aussi facile qu’on le suppose. « Moltke et ses subordonnés, dit-il, ergotent sans cesse contre Bismarck et trouvent à reprendre à tout ce qu’il fait. Ces deux grands hommes sont difficiles à concilier et le grand mérite de l’Empereur est d’arriver à force d’amabilité et de tact à contenir ces deux messieurs dans de justes limites. » Le prince reconnaît que le chancelier traite tout avec une certaine brutalité. « C’est ce qui lui donne cet énorme prestige aux yeux des vieux diplomates timorés du reste de l’Europe. Cette brutalité, il l’a eue de tout temps. Mais aujourd’hui s’y ajoute encore l’éclat de ses grands succès qui font de lui la terreur des diplomates ! » Dans des confidences faites à haute voix, Bismarck avoue que le seul moyen de germaniser l’Alsace, c’est de soustraire les écoles à l’influence cléricale, « car le clergé, lui, travaillera toujours au profit de la France. » Cet aveu doit être enregistré. C’est la meilleure réponse à faire à ceux qui ne craignent pas d’accuser le clergé catholique de pactiser avec les Allemands. Hohenlohe seconde de toutes ses forces la politique sectaire de Bismarck et approuve le Kulturkampf. Il attaque les Jésuites au Reichstag, et le chancelier le félicite publiquement de penser à interdire par une loi à cette société le droit de fonder des établissemens, d’exercer des fonctions ecclésiastiques, de se vouer à l’enseignement et trouve naturel de priver de ses droits civiques tout Allemand inféodé à cet ordre. Le 17 juin 1872, cette loi était votée. La princesse royale se plaint au prince Clovis de la politique anti-religieuse du gouvernement et regrette qu’on veuille peser sur l’instruction populaire. « Je compte, dit-elle, sur l’intelligence du peuple, c’est une puissance. — La sottise humaine en est une bien plus grande, » crut devoir répondre Hohenlohe. Et de fait, il put s’apercevoir bientôt que chez les grands, plus encore que chez les petits, cette sottise était prépondérante. C’est ainsi qu’il entendait l’historien Henri de Sybel lui dire naïvement : « . Comment supposer que les évêques auront le courage de braver Bismarck ? »

Le chancelier, qui connaissait toute l’admiration de Hohenlohe pour sa personne et pour sa politique, lui offrit, en 1873, l’ambassade de Londres, puis, en février 1874, celle de Paris, où il devait remplacer le comte d’Arnim qui, suivant lui, avait eu le grand tort de n’avoir pas soutenu M. Thiers. Bismarck disait alors au prince Clovis : « En se consolidant, la France trouvera plus facilement des alliés. Thiers en était moins capable ; par conséquent, nous avions tout profit à le voir rester en place. » Il y avait là une singulière erreur de jugement. Thiers, autant sinon plus que tout autre, pouvait renforcer la situation de la France en Europe. Deux ans de présidence l’avaient indiscutablement démontré. Les autres propos de Bismarck, à la veille de l’alerte de 1875, indiquaient ses desseins secrets. Il avertissait le nouvel ambassadeur que, si la France poussait ses armemens, l’Allemagne lui déclarerait la guerre. Continuant ses avertissemens, le chancelier dit au prince, au moment où il se rendait à Paris : « Nous avons tout intérêt à ce que la France ne devienne ni assez puissante à l’intérieur, ni assez respectée à l’étranger pour se gagner des alliés. La République en proie aux troubles intérieurs, c’est la paix garantie. Une République forte serait un dangereux exemple à tous les points de vue pour l’Europe monarchique. » Cependant, le chancelier avouait que la République lui paraissait moins puissante que la monarchie qui favoriserait contre l’Allemagne toute espèce d’intrigues avec l’étranger. Il disait encore que de tous les prétendans au trône de France, les Bonaparte lui conviendraient le mieux. « Mais la meilleure solution était que la situation demeurât telle quelle. » L’Empereur, consulté à cet égard par le prince Clovis, lui répondit de rester neutre en face des bonapartistes. « Ce sont eux, dit Guillaume, qui feraient toujours le mieux notre affaire en France, parce qu’ils rencontreraient des difficultés dans le pays. » Le prince de Hohenlohe crut devoir rappeler alors à l’Empereur son entretien du 23 août 1867 à Munich avec Napoléon III. Celui-ci lui avait, à ce moment, déclaré qu’il était pour la paix, car l’humanité en avait besoin. « L’idée, disait-il, qu’une nation, en s’agrandissant et en se fortifiant, crée un péril pour sa voisine, est passée de mode. » Cependant, la Prusse devait, suivant l’empereur Napoléon, tenir compte de l’opinion publique qui fermentait vite en France. On y redoutait les projets d’extension de la Confédération du Nord. Le prince de Hohenlohe répondit que Bismarck n’avait que faire des Etats du Sud. « Oui, répliqua Napoléon, il m’a parlé aussi avec une grande modération ; mais il prétend que ce sont les Etats du Sud qui le forcent à aller beaucoup plus loin.— Cette pression, remarqua Hohenlohe, n’est que le fait d’un parti. En général, l’envie d’entrer dans la Confédération du Nord baisse. — Je regrette, dit alors Napoléon d’un ton interrogateur, que vous n’ayez pu former la Confédération des États du Sud de l’Allemagne. » Hohenlohe esquiva une réponse précise. Il se borna à dire que la crainte de nuire à ses intérêts matériels détournait le Sud de la réunion avec le Nord. Napoléon réitéra alors ses affirmations pacifiques et demanda si les États secondaires n’avaient pas trop de difficultés à surmonter. Le prince avoua que la position de ces Etats était difficile. « Et la presse, ajouta Napoléon, broche sur le tout ? — La presse, répondit Hohenlohe, chez nous est encore très peu civilisée. » L’Empereur riposta en souriant : « Oh ! chez nous aussi, elle n’est pas très civilisée. »

Guillaume Ier rattacha à cet entretien des propos échangés à la même époque avec le chevalier Nigra. Comptant que ses paroles viendraient aux oreilles de Napoléon, le Roi avait dit : « Je ne verrai de ma vie l’unité de l’Allemagne. Mon fils peut-être non plus. Mais elle viendra. Et si Napoléon cherche à l’empêcher, il y succombera. » Ces paroles furent en effet répétées à Napoléon qui répondit : « En cela le Roi fait erreur. Je ne commettrai pas cette faute. « Le prince Napoléon disait de son côté, en juin 1868, au prince de Hohenlohe que la guerre contre la Prusse serait un immense malheur et qu’elle amènerait l’unité allemande. Il se répandait en éloges sur la politique du comte de Bismarck, sur la discipline de l’armée et sur l’administration de la Prusse. Il regrettait que la Bavière n’eût point balayé Bade et le Wurtemberg, et fondé un Empire allemand du Sud qui eût eu, à son avis, pour alliés l’Autriche et la France. Les événemens qui suivirent démontrèrent amplement l’incohérence de la politique impériale et comment Napoléon III, qui avait d’abord été favorable à l’unité de l’Allemagne, chercha vainement en 1870 à réparer son erreur. La prédiction du roi Guillaume s’était réalisée.

A propos du troisième et dernier volume des Mémoires, qui vient de paraître, j’aurai à relever dans un autre article des observations et des faits très curieux relatifs à l’ambassade de Hohenlohe à Paris, à son gouvernement d’Alsace-Lorraine et à la direction de la chancellerie d’État où le prince succéda en 1894 au général comte de Caprivi.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Traduction Paul Budry, Louis Conrad, éditeur.
  2. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1906 Un Fonctionnaire allemand, par M T. de Wyzewa
  3. Cette dernière phrase a disparu dans la reproduction du télégramme par la Gazette de l’Allemagne du Nord.
  4. Denkwurdigkeiten des Fürsten Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfürst. — Stuttgard und Leipzig, 1907, 2e B4.
  5. Extrait du Leipziger neueste Nachrichten du 6 novembre 1906. — Projet de déclaration confidentielle sur les motifs de ma retraite. — Bismarck.
  6. La lettre de l’Empereur à laquelle Bismarck faisait allusion était ainsi conçue : « Il ressort clairement des rapports que les Russes sont en pleins préparatifs stratégiques pour entrer en campagne. Je ne puis que profondément regretter d’avoir reçu de si courts extraits des rapports du Consul de Kief. Vous eussiez dû depuis longtemps attirer mon attention sur ce danger terriblement menaçant. Il est grand temps d’avertir les Autrichiens et de prendre des contre-mesures. Dans de telles circonstances, il va sans dire qu’il ne faut pas penser à un voyage de ma part à Krasnoié-Selo. — W. » Ce ne fut d’ailleurs que partie remise.
  7. Cette disgrâce fut ainsi annoncée par la Correspondance de Strasbourg ; « S. M. l’Empereur a, dans sa grâce très haute, daigné mettre en disponibilité le prince Alexandre de Hohenlohe. »