Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/I/Extrait du dictionnaire historique et critique de Bayle

La bibliothèque libre.


EXTRAIT DU DICTIONNAIRE
HISTORIQUE ET CRITIQUE
DE BAYLE.


Apulée (Lucius), en latin, Apulejus, philosophe Platonicien, connu de tout le monde par le fameux ouvrage de l’Ane d’or, a vécu au deuxième siècle, sous les Antonins[1].

Il étoit de Madaure[2], colonie romaine dans l’Afrique, sa famille étoit considérable[3] ; il fut bien élevé, il étoit bien fait de sa personne, il avoit de l’esprit, il devint savant ; mais il se rendit suspect de magie, et cette mauvaise réputation fait beaucoup de tort encore aujourd’hui à sa mémoire. Il étudia premièrement à Carthage, puis à Athènes, ensuite à Rome[4] où il apprit la langue latine sans le secours de qui que ce fût. Une insatiable curiosité de tout savoir, l’engagea à faire divers voyages, et à s’enrôler dans diverses confréries de religion[5]. Il vouloit voir le fond de leurs prétendus mystères, et c’est pour cela qu’il demandoit à y être initié. Il dépensa presque tout son bien dans ces voyages[6], de sorte qu’étant retourné à Rome, et se voulant consacrer au service d’Osiris, il n’avoit pas assez d’argent pour soutenir la dépense, à quoi l’exposoient les cérémonies de la réception. Il engagea jusqu’à son habit pour faire la somme nécessaire ; après quoi, il gagna sa vie à plaider des causes ; et, comme il étoit assez éloquent et assez subtil, les procès, et même les grands procès ne lui manquoient pas (Apul. Mét. lib. xi.). Mais il se mit encore plus à son aise par le moyen d’un bon mariage, que par le moyen de la plaidoirie. Une veuve[7] nommée Pudentilla, qui n’étoit ni jeune, ni belle, mais qui avoit besoin d’un mari, et beaucoup de biens, le trouva fort à son goût. Il ne fit point le renchéri : il ne se soucia point de réserver sa bonne mine, sa propreté[8], son esprit et son éloquence pour quelque jeune tendron ; il épouse de bon cœur la riche veuve, dans une maison de campagne, auprès d’Oëa, ville maritime d’Afrique. Ce mariage lui attira un fâcheux procès : les parens des deux fils de cette dame prétendirent qu’il s’étoit servi de sortilèges pour s’emparer de son cœur et de son argent[9]. Ils le déférèrent comme un magicien (l’accusateur s’appelloit Sicinius Emilianus ; il étoit frère du premier mari de Pudentilla), non pas devant des juges chrétiens, ainsi qu’un commentateur prétend que S. Augustin l’assure ; mais devant Claudius Maximus, proconsul d’Afrique, et payen de religion. Il se défendit avec beaucoup de vigueur ; nous avons l’apologie qu’il prononça devant les juges : c’est une très belle pièce ; on y voit des exemples des plus honteux artifices que la mauvaise foi d’un impudent calomniateur soit capable de mettre en jeu[10]. On a observé qu’Apulée, avec tout son art magique, ne put jamais parvenir à aucune magistrature, quoiqu’il fût de bonne maison, qu’il eût été fort bien élevé, et que son éloquence fût fort estimée. Ce n’est point par un mépris philosophique, poursuivit-il, qu’il a vécu hors des emplois politiques ; car il se faisoit honneur d’avoir une charge de prêtre, qui lui donnoit l’intendance des jeux publics, et il disputa vivement contre ceux qui s’opposoient à l’érection d’une statue, dont les habitans d’Oëa le voulurent honorer (S. Augustin, epist. 5.). Rien ne montre plus sensiblement l’impertinente crédulité des Payens, que d’avoir dit qu’Apulée avoit fait un si grand nombre de miracles[11], qu’ils égaloient ou même qu’ils surpassoient ceux de Jésus Christ. Il y eut sans doute bien des gens qui prirent pour une histoire véritable tout ce qu’il raconte dans son Ane d’or. Je m’étonne que S. Augustin ait été flottant sur cela (Aug. de Civit. Dei, lib. 18.), et qu’il n’ait pas certainement su qu’Apulée n’avoit donné ce livre que comme un roman (Apul. in Prolog. Asini aurei). Il n’en étoit pas l’inventeur, la chose venoit de plus loin, comme Moréry l’a entrevu[12] dans les paroles de Vossius, qu’il n’a pas bien entendues. Quelques payens ont parlé de ce roman avec mépris[13]. Apulée avoit été extrêmement laborieux[14]. Il avoit composé plusieurs livres[15], les uns en vers, les autres en prose, dont il n’y a qu’une partie qui ait résisté aux injures du temps. Il se plaisoit à déclamer, et il le faisoit avec l’applaudissement de tout l’auditoire. Lorsqu’il se fit ouir à Oëa, les auditeurs s’écrièrent tout d’une voix, qu’il lui falloit conférer l’honneur de la bourgeoisie (Apul. Apol.). Ceux de Carthage l’écoutèrent favorablement, et lui érigèrent une statue (Id. Florid.) : plusieurs autres villes lui firent le même honneur (Ibid.). On dit que sa femme lui tenoit la chandelle pendant qu’il étudioit ; mais je ne crois pas qu’il faille prendre cela au pied de la lettre : c’est apparemment une figure de l’éloquence gauloise de Sidonius Apollinaris, Legentibus meditantibusque candelas et candelabra tenuerunt (Apol. Sid. epist. x, lib. 2.) : plusieurs critiques ont publié des notes sur Apulée[16]. Je ne sache point qu’on ait d’autres traductions françoises de l’Ane d’or qu’en vieux gaulois[17] : on a raison de prendre ce livre pour une satire continuelle des désordres dont les magiciens, les prêtres, les impudiques, les voleurs, &c. remplissoient alors le monde[18].

  1. Et non pas sous Domitien, avec Apollonius de Tyane, comme l’assure Anastase de Nicée, Quæstione xxiii, in scripturam. Pierre Pithon, rejettant bien loin ceux qui disent qu’Apulée a vécu après Théodose, prouve qu’il a vécu environ le temps d’Antonin Pius et après. Ce sentiment est appuyé sur de si bonnes raisons, que je ne vois personne qui ne l’embrasse. Il est manifeste qu’un Scipion Orsitus, qu’un Lollianus Avitus, qu’un Claudius Maximus, qu’un Lollius Urbicius, desquels Apulée parle comme de personnes vivantes, ont vécu sous les Antonins. Le père Noris critique mal Elmenhorst : il lui impute d’avoir avoué son ignorance sur le temps auquel Apulée a vécu, et il lui montre deux passages de l’Apologie d’Apulée, dans l’un desquels Antonin n’est point qualifié Divus, et dont l’autre fait mention du proconsul Lollianus Avitus, qui fut consul l’an 144. L’absence de Divus est une assez bonne preuve qu’Antonin vivoit encore. Le père Noris n’auroit pas tort, si celui qu’il a critiqué n’avoit point dit ce que l’on va lire. Quo anno natus (Apuleius), non liquido liquet. Verisimiliter tamen possumus adserere eum temporibus Antonini Pii Divorumque fratrum vixisse. Meminit enim Lolliani Aviti, Lollii Urbicii Pudentis, et Scipionis Orphiti Coss. qui sub Antonino præcipuè floruerunt summis macti honoribus ut constat ex l. 3, ff. de his qui testamentis, &c. et l. 3, ff. de Decurion. Le passage où Antonin n’est point qualifié Divus, contient les reproches qu’Apulée fait au fils de sa femme, sur ce qu’il produisoit des lettres d’amour de sa mère, Hucusque à vobis miserum istum puerum depravatum, ut matris suæ epistolas, quas putat amatorias, pro tribunali proconsulis, recitet apud virum sanctissimum Claudium Maximum, ante has Imperatoris Pii statuas filius matris suæ pudenda exprobret stupra, et amores objectet. Jonsius se trompe doublement, lorsque, pour prouver qu’Apulée a vécu au temps que je lui assigne, il dit que ce philosophe donne à Antonin Pius l’éloge de Divus ; le fait est faux, et la conséquence que l’on en tire est nulle.
  2. Cette ville qui avoit appartenu à Syphax, fut donnée à Massinissa par les Romains. Neque hoc eo dixi, quo me patriæ meæ pæniteret, etsi adhuc oppidum Syphacis essemus : quo tamen victo, ad Masinissam regem concessimus, munere populi Romani, ac deinceps veteranorum militum novo conditu, splendidissima colonia sumus. (Apul. Apologia.) Peu auparavant, il avoit dit qu’il n’avoit point de honte de participer, comme Cyrus, à deux nations différentes : De patriâ meâ verò quod eam sitam Numidiæ et Gætuliæ in ipso confinio meis scriptis ostendisti, quibus memet professus sum...... Seminumidam et Semigætulum, non video quid sit in ea re pudendum, haud minùs quàm Cyro majori quod genere mixto fuit, Semimedus ac Semipersa. Un certain homme qui se voulut ériger en censeur général vers la fin du xvie siecle, nous tombe ici entre les mains. Après avoir dit que Lucien, sous la forme prétendue d’un âne, enseigne mille impudicités, il ajoute, Apuleius hunc imitatus,ut vir Græcus se latinè nescivisse ingenuè confessus, in Asino aureo planè rudit (Claudius Verderius). Premièrement, il n’est pas vrai qu’Apulée avoue qu’il n’entend point le latin ; il dit seulement, 1°. qu’il l’ignoroit la première fois qu’il vint à Rome ; 2°. qu’il l’apprit sans maître. En second lieu, il n’est peint vrai qu’il fut Grec. Madaure étoit une colonie Romaine : et, lorsqu’il se veut justifier par l’exemple des autres poëtes, il cite les Grecs comme étrangers, et les Latins comme ses compatriotes. Fecere tamen et alii talia, et.... apud Græcos Tejus quidam..... Apud nos verò Ædituus, et Portius et Catulus (Apuleii Apol.). Ce qu’il y a de vrai, c’est que la langue latine n’étoit pas commune à Madaure. Apulée, fils d’un des premiers magistrats, n’y entendoit rien quand il vint à Rome. Le fils de Pudentilla, sa femme, n’entendoit que le punique, et un peu de grec, que sa mère, originaire de Thessalie, lui avoit appris. Loquitur nunquam nisi punicè, et si quid adhuc à matre græcissat : latinè enim neque vult, neque potest (ibid.).
  3. Son père se nommoit Thésée : on ne le sait que par ces paroles : Si contentus lare parvulo, Thesei illius cognominis patris tui virtutes æmulaveris (Apul. Metam. lib. 1.). Il avoit exercé à Madaure la charge de Duumvir. C’étoit la première dignité d’une colonie. In quâ coloniâ patrem habui loco principe Duumviralem cunctis honoribus perfunctum (Idem. Apul.). Sa mère nommée Salvia étoit originaire de Thessalie, et descendoit de la famille de Plutarque. Il le dit lui-même, dès le commencement de son roman. S. Augustin a reconnu qu’Apulée étoit de bonne maison : c’est dans sa ve lettre. Voyez la 5e note ci-après.
  4. On ne trouveroit point cette gradation, si l’on s’arrêtoit au prologue de son roman, puisqu’il n’y parle point de Carthage. Il se contente de dire que ses premières études ont été celles de la langue grecque dans la Grèce, et qu’après cela, il vint à Rome où il étudia le latin, sans le secours d’aucun maître. Ibi linguam Attidem primis pueritiæ stipendiis merui, mox in urbe latia advena studiorum Quiritium indigenam sermonem ærumnabili labore, nullo magistro præeunte, aggressus excolui. Cette narration est trompeuse : elle n’est rien moins qu’exacte : il la faut rectifier par d’autres passages d’Apulée. Se faut-il étonner qu’un autre raconte mal les actions d’autrui ? ne raconte-t-il pas quelquefois les siennes bien confusément ? voici ces autres passages de notre auteur. Il dit aux Carthaginois qu’il a étudié dans son enfance chez eux, et qu’il a même commencé d’y embrasser la secte Platonicienne. Sum vobis nec lare alienum, nec pueritiâ invisitatus, nec magistris peregrinus, nec secta incognitus..... Enimverò, et pueritiâ apud vos, et magistri vos ; et secta, licet Athenis Atticis confirmata, tamen hic inchoata est (Apul. Florid.) : à quoi il ajoute, Hanc ego vobis mercedem, Carthagenienses, ubique gentium dependo, pro disciplinis quas in pueritiâ sum apud vos adeptus. Ubique enim me vestræ civitatis alumnum fero (Ibid.). Quelques pages après, il fait un dénombrement des sciences qu’il étudia dans Athênes. Prima cratera litteratoris ruditatem eximit : secunda grammatici doctrinâ instruit : tertia rethoris eloquentiâ armat. Hactenus à plerisque potatur. Ego et alias crateras Athenis bibi : Poeticæ commentam, Geometricæ limpidam, Musicæ dulcem, Dialecticæ austerulam, enim vero universæ Philosophiæ inexplebilem, scilicet nectaream (Ibid.). Quelques-uns veulent qu’il ait étudié dans la Grèce en deux différens temps ; d’abord, avant que d’étudier à Carthage, et puis, lorsqu’il eut étudié dans cette ville. Ils ne parlent point de Rome : ils prétendent que ce fut à Carthage qu’il apprit la langue latine (Tillemont, Hist. des Emp. tom. II.). Ce dernier fait est visiblement démenti par le prologue de l’Âne d’or.
  5. Il se fait dire ces paroles dans le IIIe liv. de l’Ane d’or. Paveo et formido solidè domus hujus operta detegere, et arcana dominæ meæ revelare secreta. Sed melius de te doctrinaque tua præsumo, qui præter generosam natalium dignitatem, præter sublime ingenium, sacris pluribus initiatus, profecto nosti sanctam silentii fidem (Apul. Metam.). Il finit son roman par le narré de son entrée dans la religion d’Osiris. Ce fut à Rome, que cet honneur lui arriva. Il ne fut gueres parmi le commun des initiés ; il monta bientôt aux premiers grades. Denique per dies admodum pauculos, Deus Deorum magnorum potior, et majorum summus, et summorum maximus, et maximorum regnator Osiris non in alienam quampiam personam reformatus, sed coram illo suo venerando me dignatus afflamine, per quietem præcipere visus est.... Ac ne sacris suis gregi cætero permixtus deservirem, in collegium me Pastophororum suorum, imo inter ipsos decurionum quinquennales elegit. Avant que de venir à Rome, il avoit été initié aux mystères d’Isis : ce furent les prémices de son humanité recouvrée. Il mêle dans la description de ces sortes de cérémonies plusieurs nobles sentimens, et qui ne sont dignes que de la vraie religion. Tel est, par exemple, celui-ci. Te jam nunc obsequio religionis nostræ dedica, et ministerii jugum subi voluntarium, nam cum cœperis Deæ servire tunc magis senties fractum tuæ libertatis (Apul. Metam.). Ceux qui l’accusèrent de magie, lui objectèrent, entre autres choses, qu’il conservoit, je ne sais quoi dans un mouchoir, avec une singulière superstition. Voici ce qu’il répondit : Vindicam cujusmodi illas res in sudario obvolutas laribus Pontiani commendarim ? Mos sibi geretur. Sacrorum pleraque initia in Græcia participavi. Eorum quædam signa et monumenta tradita mihi à sacerdotibus sedulo conservo. Nihil insolitum, nihil incognitum dico. Vel unius liberi patris symmistæ, qui adestis, scitis quid domi conditum celetis, et absque omnibus profanis tacitè veneremini. At ego, ut dixi, multijuga sacra, et plurimos ritus, varias cerimonias, studio veri et officio erga Deos didici. Nec hoc ad tempus compono, sed adhinc fermè triennium est, cum primis diebus quibus Oeam veneram, publicè disserens de Æsculapii majestate, eadem ista prae me tuli, et quot sacra nossem percensui. Ea disputatio celebratissima est, vulgo legitur, in omnium manibus versatur...... Etiamne cuiquam mirum videri potest, cui sit ulla memoria religionis hominum tot mysteriis Deorum conscium, quædam sacrorum crepundia domi adservare, atque ea lineo texto involvere, quod purissimum est rebus divinis velamentum (Idem. Apol.). Il est probable que, si Apulée étoit magicien, son crime étoit incomparablement moindre que celui des magiciens d’aujourd’hui, parce qu’il ne savoit pas qu’il n’y eût que de mauvais génies qui s’attachassent à faire certaines choses à la présence de certaines cérémonies. Il croyoit, avec les Platoniciens, que de bons génies pouvoient aussi faire cela (S. August. Cit. de Dieu, liv. 8, chap. 19.). J’ai cité, dans le texte de cet article, S. Augustin qui témoigne qu’Apulée avoit une dignité de religion, qui lui donnoit l’intendance des combats des gladiateurs. Sacerdos provinciæ pro magno fuit, ut munera ederet venatoresque vestiret (August. Epist. 5.). Enfin je trouve que notre auteur s’étoit consacré au culte d’Esculape, l’une des principales divinités des Carthaginois, et qu’il avoit même une dignité dans ce collège. Principium mihi apud vestras aureis auspiratissimum ab Æsculapio Deo capiam, qui arcem vestræ Carthaginis indubitabile numine propitius respicit. Ejus Dei hymnum græco et latino carmine vobis sic canam, jam illi à me dedicatum. Sum enim non enim non ignotus illius Sacricola, nec recens cultor, nec ingratus Antistes (Apul. Florid.).
  6. Ce ne fut point la seule cause de la pauvreté où il tomba ; il fit des dépenses beaucoup plus louables : il s’en vanta du moins, lorsqu’il répondit au reproche qu’on lui avoit fait de sa misère. Ad istum modum desponsus sacris, sumptuum temeritate contra votum meum retardabar : nam et viriculas patrimonii peregrinationis attriverant impensè (Apul. Metam. lib. xi.). C’est ainsi qu’il parle, en représentant l’embarras où il se trouvoit à Rome, au sujet de sa vocation à la confrérie d’Osiris. Il étoit hypothéqué à cette mystérieuse congrégation, les promesses étoient données ; mais, comme on n’a jamais rien fait pour rien, il falloit payer quelque chose pour les cérémonies inaugurales, et il n’avoit pas de quoi fournir à cette dépense ; il fallut, pour ainsi dire, qu’il vendît jusqu’à sa chemise : la divinité qui le pressoit, ne lui indiqua point d’autre ressource. Jamque sæpiculè non sine magna turbatione stimulatus postremo jussus veste ipsa mea quamvis parvula distracta sufficientem corrasi summulam, et idipsum præceptum fuerat specialiter. Ad tu, inquit, si quam rem voluptati struendæ molileris laciniis tuis nequaquam parceres, nunc tantas cerimonias aditurus impœnitendæ te pauperiei contaris committere (Apul. Metam. lib. xi.). Alors il n’attribuoit son indigence qu’aux frais de ses voyages ; mais, dans l’autre rencontre dont j’ai parlé, il dit qu’il avoit dépensé beaucoup à faire de bonnes œuvres, à secourir ses amis, à reconnoître les soins de ceux qui l’avoient instruit, à doter les filles de quelques-uns d’eux. Il ajoûte qu’il n’avoit pas fait difficulté d’acheter, au prix de son patrimoine, le mépris de son patrimoine : mépris qui est un bien plus considérable que le patrimoine même. C’est parler en philosophe cela. Si tamen nescis, c’est ainsi qu’il adresse la parole à son délateur (Apul. Apol.), profiteor mihi ac fratri meo relictam à patre H—S. vicies, paulò secus ; idque à me longa peregrinatione et diutinis studiis, et crebris liberalitatibus modicè imminutum. Nam et amicorum plerisque opem tuli, et magistris plurimis gratiam retuli, quorumdam etiam filias dote auxi. Neque enim dubitassem equidem, vel universum patrimonium impendere, ut adquirerem mihi quod majus ut, contemptum patrimonii. Il avoit fait des réflexions très-solides et très-morales sur la pauvreté (Apul. Apol.).
  7. L’accusateur d’Apulée la soutenoit âgée de 60 ans (ibid.) : il avoit son but, il croyoit prouver par-là que la passion qu’elle avoit conçue pour l’accusé n’étoit point naturelle, mais l’effet de quelque charme magique. Apulée fit voir qu’elle n’avoir gueres plus de 40 ans ; et que, si elle en avoit passé près de 14 dans l’état de veuve, ce n’avoit nullement été par aversion pour le mariage, mais à cause des oppositions de son beau-père : qu’enfin cet état de continence lui avoit ruiné la santé, jusques-là que les médecins et les sages-femmes s’accordèrent à dire qu’il n’y avoit point de meilleur remède aux suffocations qui la tourmentoient que le mariage (ibid.). Une femme, à qui l’on dit cela, et qui n’a gueres de temps à perdre, si elle veut mettre à profit ce qui lui reste d’années de fécondité, n’a nul besoin d’être contrainte par la force des sortilèges à se choisir un époux. Ce fut le raisonnement d’Apulée, et il a beaucoup de force. Eo scrupulo liberata, cum à principibus viris in matrimonium peteretur, accrevit sibi diutius in viduitate non permanendum. Quippè ut solitudinis tædium perpeti posset ; tamen ægritudinem corporis ferre non poterat. Mulier sancte pudica, tot annis viduitatis sine culpâ, sine fabulâ absuetudine conjugis torpens, et diutino situ viscerum saucia, vitiatis infimis uteri, sæpè ad extremum vitæ discrimen doloribus obortis examinabatur. Medici cum obstetricibus consentiebant, penuria matrimonii morbum quæsitum. Malum indies augeri, ægritudinem ingravescere : dùm ætatis aliquid supersit, nuptiis valetudinem medicandam (Apul. Apol.). C’est un malheur pour une femme, que certains procès où il faut dire cent choses en pleine audience, qu’on aimeroit mieux cacher, soit que l’infirmité naturelle y ait plus de part que l’infirmité morale, soit qu’elle y ait moins de part (voyez la note 9.). Sans ce procès, Apulée se fût bien gardé d’indiquer la cause des maux dont Pudentilla avoit été tourmentée pendant son veuvage. Elle y trouvoit néanmoins quelque petite douceur ; car, puisqu’elle avoit tant souffert, c’étoit une marque qu’elle ne s’étoit point servi du souverain remede. On n’allégua point aux juges cette conséquence ; mais on assura que cette veuve avoit vécu chastement, et qu’il n’avoit couru d’elle aucun mauvais bruit. Revenant à son âge, je dis qu’Apulée étoit sans doute plus jeune qu’elle ; car elle avoit un fils qui avoit été à Athênes le camarade d’Apulée (Apul. Apolog.), mais j’ajoute qu’il ne l’épousa pas sans espérance d’en avoir des enfans. Il le témoigne, lorsqu’il répond au reproche qu’on lui faisoit de s’étre allé marier à la campagne. Après avoir répondu qu’on avoit pris ce parti afin d’éviter les frais que les nôces leur auroit coûté dans la ville, il ajoute que la campagne est un poste beaucoup plus favorable que la ville, en matière de fécondité, et que se coucher sur l’herbe, et à l’ombre des ormeaux et au milieu d’une infinité de productions qui naissent du sein fertile de la terre, ne peut qu’apporter bonheur à de nouveaux mariés qui veulent avoir des enfans. Il eût bien fait de garder cette pensée pour ses Florida, je veux dire pour ces déclamations de réthoricien, où il lâche la bride à toutes les fausses pensées de son imagination. Cet endroit gâte son Apologie : il n’est digne, ni des juges à qui il parloit, ni de la cause qu’il plaidoit. Immo si verum velis, uxor ad prolem multo auspicacius in villa quam in oppido ducitur : in solo uberi, quam in loco sterili : in agri cespite, quam in fori silice : mater futura in ipso materno si nubat sinu, in segete adulta super fæcundam glebam. Vel enim sub ulmo marita cubet in ipso gremio terræ matris inter soboles herbarum, et propagines vitium, et arborum germina (Apul. Apol.). On verra ci-après, note 9, qu’on déclara en pleine audience, que Pudentilla n’étoit point belle, et que son contrat de mariage contenoit des clauses qui supposoient qu’elle étoit encore en âge d’avoir des enfans.
  8. Voici quelques parties de son portrait. At illa obtusum in me conversa, en, inquit, sanctissimæ Salviæ matris generosa proles, sed et cætera corporis inexplicabiliter ad regulam congruentia, inenormis proceritas, succulenta gracilitas, rubor temperatus ; flavum et inaffectatum capillitium ; oculi cæsii quidem, sed vigiles, et in aspectu micantes prorsus aquilino, quoquò versum floridi : speciosus et immeditatus incessus (Metam. lib. xi.). Ses accusateurs lui reprochèrent sa beauté (Apolog.), ses beaux cheveux, ses belles dents, son miroir. Sur les deux premiers chefs, il répondit qu’il étoit fâché que l’accusation fût fausse. Quod utinam tàm graviæ formæ et facundiæ crimina verè mihi approbrasset ! non difficilè ei respondissem quod Homericus Alexander Hectori :

    Οὔτι ἀπόβλητ’ ἐστὶ θεῶν δῶρα ἐρικύδεα.
    Ὄσσα κὲν αὐτοὶ δῶσιν, ἐκὼν δ’ οὐκ ἄν τις ἕλοιτο.

    Munera Deum gloriosissima nequaquam aspernanda :
    Quæ tamen ab ipsis tribui sueta, multis volentibus non obtingunt.

    Hæc ego de formâ respondissem. Præterea, licere etiam philosophum esse vultu liberali. Pythagoram, qui primum sese philosophum nuncuparit, eum sui sæculi excellentissima forma fuisse : item Zenonem..... sed hæc defensio, ut dixi, aliquam multum à me remota est : cui, præter formæ mediocritatem, continuatio etiam litterati laboris omnem gratiam corpore deterget, habitudinem tenuat, succum exorbet, colorem oblitterat, vigorem debilitat. Capillus ipse, quem isti aperto mendacio ad lenocinium decoris promissum dixere, vides quàm non sit amœnus ac delicatus, horrore implexus atque impeditus ; stuppeo tomento assimilis, et inæqualiter hirtus, et globosus, et congestus : prorsus inenodabilis diutina incuria, non modò comendi, sed saltem expediendi et discriminandi (Apolog.). A l’égard du troisième chef, il ne se défendit point d’avoir envoyé à un ami une poudre qui étoit propre à bien nettoyer les dents, et d’y avoir joint des vers qui contenoient une description exacte des effets de cette poudre : il soutint que tout le monde, et principalement ceux qui parloient en public, devoient avoir un soin tout particulier de tenir nette leur bouche. Il eut là un beau champ pour rendre bonne sa cause, et pour tourner en ridicule son adversaire, quoi qu’apparemment il eût donné lieu à la critique, par une trop grande affectation de se distinguer des autres savans. Voilà comment certaines causes sont aisées à défendre, encore qu’on ait un peu de tort. Vidi ego dudum (répondit-il, Apol.), vix risum quosdam tenenteis, cum mundicias oris videlicet orator ille aspere accusaret, et dentifricium tanta indignatione pronuntiaret, quanta nemo quisquam venenum. Quidni ? crimen haud contemnendum philosopho, nihil in se sordidum sinere, nihil uspiam corporis apertum, immundum pati ac fœtulentum ; præsertim os, cujus in propatulo et conspicuo usus homini creberrimus ; sive ille cuipiam osculum ferat, seu cum cuiquam sermocinetur, sive in auditorio dissertet, sive in templo preces alleget. Omnem quippe hominis actum sermo præit : qui, ut ait poeta præcipuus, è dentium muro proficiscitur. Faisons le même jugement de la dernière accusation. Ce n’est pas un crime à un docteur, dans quelque faculté que ce soit, d’avoir un miroir : mais, s’il le consultoit trop, quand il s’habille, on l’en pourroit critiquer fort justement. Dans le temps d’Apulée, la morale étoit beaucoup plus rigide qu’aujourd’hui, par rapport à l’extérieur ; car il n’ose point convenir qu’il se serve de son miroir. Il soutient qu’il le pourroit faire, et il le prouve par plusieurs raisons philosophiques qui, pour dire la vérité, sont beaucoup plus ingénieuses, que judicieusement placées ; mais il nie qu’il consulte son miroir. Sequitur de speculo longa illa et censoria oratio, de quo pro rei atrocitate pænè diruptus est Pudens, clamitans, habet speculum philosophus, possidet speculum philosophus. Ut igitur habere concedam, ne aliquid objecisse te credas, si negaro, non tamen ex eo me accipi necesse est exornari quoque ad speculum solere..... Plurimis rebus possessu careo, usu fruor : quod si neque habere utendi argumentum est, neque non utendi non habere, et speculi non tam possessio culpatur quam inspectio, illud etiam doceat necesse est quando et quibus præsentibus in speculum inspexerim, quoniam, ut res est, majus piaculum decernis speculum philosopho, quam Cereris mundum profano videre (Apolog.).

    Voyez l’invective de Juvenal (Sat. 2, vers. 99.) contre l’empereur Othon, qui comptoit son miroir pour l’une des principales pièces de son équipage de guerre :

    Ille tenet speculum pathici gestamen Othonis,
    Actoris Aurunci spolium : quo se ille videbat
    Armatum, cum jam tolli vexilla juberet,
    Res memoranda novis annalibus atque recenti
    Historia, speculum civilis sarcina belli.

    Au reste, il me semble, ( je n’ose néanmoins l’affirmer,) qu’Apulée avoit en vue son procès, lorsqu’il décrivit dans l’une de ses harangues celui d’Apollon et de Marsyas. Il suppose que Marsyas débuta par louer ses cheveux entortillés,

    sa barbe affreuse, sa poitrine velue ; et par reprocher à Apollon une propreté extrême : Marsias, quod stultitiæ maximum specimen est, non intelligens se deridiculo haberi, priusquam tibias occiparet inflare prius de se et Apolline quædam deliramenta barbarè effutivit : laudans sese quod erat et coma relicinus, et barba squallidus, et pectore hirsutus, et arte tibicen, et fortuna egenus, contrà Apollinem, ridiculum dictu adversis virtutibus culpabat. Quod Apollo esset et coma intonsus, et genis gratus, et corpore glabellus, et arte multiscius, et fortuna opulentus..... Lingua fatidica seu tute oratione, seu versibus malis, utrobique fecundia æquipari..... Risere Musæ, cum audirent hoc genus crimina, sapienti exoptanda, Apollini objectata et tibicinem illum certamine superatum, velut ursum bipedem, corio execto nudis et laceris visceribus reliquerunt (Apul. Florid.). Notez qu’Apulée assure que son accusateur n’étoit qu’un gros paysan fort laid. Mihi istud crede quamquam teterrimum os tuum minimum à Thyesta vagiis demutet, tamen profecto discendi cupidine speculum inviseres, et aliquando relicto aratro mirârere tot in facie tua sulcos rugarum. At ego non mirer, si boni consulis me de isto distortissimo vultu tuo dicere, de moribus tuis multo truculentioribus reticere (Apul. Apolog.).
  9. Apulée n’avoit pas besoin d’une grande justification, par rapport au premier article ; car, puisque, par des raisons de santé, Pudentilla s’étoit déterminée à un second mariage, avant même que d’avoir vu ce prétendu magicien, la jeunesse, la bonne mine, le beau caquet, l’esprit et les autres agrémens d’Apulée, étoient un charme plus que suffisant à le faire aimer de cette dame. Il eut les occasions les plus favorables de gagner son amitié ; car il logea quelque temps chez elle : le fils aîné de Pudentilla le voulut absolument ; et ce fut lui qui souhaita qu’il se mariât avec elle, et qui le sollicita à y songer (Apul. Apol.). Apulée ménagea finement tous ses avantages, et poussa dans le ridicule, par des traits vifs et agréables, ses accusateurs. « Vous vous étonnez, leur disoit-il, qu’une femme se soit remariée après treize ans de viduité : il est bien plus étonnant qu’elle ne se soit pas plutôt remariée. Vous croyez qu’il a fallu de la magie pour obliger une veuve de son âge à se marier avec un jeune garçon : et au contraire, c’est ce qui montre que la magie eût été bien superflue ». Cur mulier libera tibi nupsit post annos tredecim viduitatis ? quasi non magis mirandum sit quot tot annis non nupserit..... Ac enim major natu non est juvenem aspernata. Igitur hoc ipsum argumentum est nihil opus magia fuisse ut nubere vellet mulier viro, vidua cælibi, major juniori. (Apol.). [Si l’arrêt des juges eût été formé sur la sentence qui fut prononcée en pareil cas à-peu-près par la mère d’Alexandre le Grand, il eût été admirable. Ὁ βασιλεὺς Φίλιππος ἤρα Θεσσαλῆς γυναικὸς αἰτίαν ἐχούσης καταφαρμακεύειν αὐτόν. ἐσπούδασεν οὖν ἡ Ὀλυμπιὰς λαβεῖν τὴν ἄνθρωπον ὑποχείριον. ὡς δὲ εἰς ὄψιν ἐλθοῦσα, τό, τε εἶδος εὐπρεπὴς ἐφάνη, καὶ διελέχθη πρὸς αὐτὴν οὐκ ἀγεννῶς οὐδὲ ἀσυνέτως, Χαιρέτωσαν (εἶπεν ἡ Ὀλυμπιάς) αἱ διαβολαί· σὺ γὰρ ἐν σεαυτῇ τὰ φάρμακα ἔχεις. Rex Philippus deperibat Thessalicam quandam mulierem, quæ veneficio eum circumvenisse dicebatur : operam dedit Olympias, ut eam in suam redigeret potestatem : cùm in conspectum ea reginæ venisset, neque formâ tantùm videretur egregia, sed et collocuta esset neque abjectè neque imprudenter : « facessent, inquit Olympias, tibi tua in teipsa sunt reposita veneficia » *] Voilà pour l’article de la conquête du cœur. L’autre article, qui est celui de l’argent, fait naître quelques soupçons, non pas de magie, mais d’avarice. On a de la peine à croire que ce mariage n’ait pas été un sacrifice à des raisons d’intérêt. Ne condamnons pas néanmoins Apulée sans l’entendre. Il offre de prouver par son contrat de mariage, qu’il ne se fit rien donner par Pudentilla ; mais qu’il se fit seulement promettre une somme assez modique, en cas qu’il lui survécût, et en cas qu’il vînt des enfans de leur mariage. Il fait voir par plusieurs faits, combien sa conduite avoit été désintéressée, et combien il étoit raisonnable qu’il exigeât de sa femme la somme qu’elle lui avoit promise. C’est-là, qu’en pleine audience, il est obligé de faire des confessions, dont Pudentilla se seroit très-bien passée. Il dit qu’elle n’étoit ni belle ni jeune, ni un sujet qui pût tenter en mille manières, de recourir aux enchantemens, et qu’il ne faudroit pas s’étonner qu’elle eût fait de grands avantages à un homme comme lui. Quod institui pergam disputare, nullam mihi causam fuisse Pudentillam veneficiis ad nuptias prolectandi, formam mulieris et ætatem ipsi ultro improbaverunt, idque mihi vitio dederunt talem uxorem causâ avaritiæ concupisse, atque adeo primo dotem in

    * Voyez ce passage, tom. ix, pag. 278 de la belle édition françoise de cet ouvrage, de la traduction d’Amyot, qui vient de paroître chez J Fr. Bastien, Libraire à Paris ; cette édition est bien préférable à celle de Vascosan par le goût, par l’exactitude, &c.

    congressu grandem et uberem rapuisse...... Quamquam quis omnium vel exiguè rerum peritus culpare auderet, si mulier vidua et mediocri forma, at non ætate mediocri nubere volens, longa dote et molli conditione invitasset juvenem neque corpore, neque animo, neque fortunâ, pænitendum..... (Apolog.) Il dit que Pontianus, fils de Pudentilla, ne lui proposa le mariage de sa mère que comme une charge, et comme une action d’ami et de philosophe ; je veux dire une action plus convenable à un bon ami de Pontianus, et à un philosophe, que ne seroit pas d’attendre un parti où il pût trouver en même-temps les richesses et la beauté. Confidere sese fore ut id onus recipiam, quoniam non formosa pupilla, sed mediocri facie mater liberorum mihi offeratur. Sin hæc reputans formæ et divitiarum gratiâ me ad aliam conditionem reservarem, neque pro amico, neque pro philosopho facturum (Apolog.). Il relève extrêmement les avantages d’une fille sur une veuve. « Une belle fille, dit-il, quelque pauvre qu’elle soit, vous apporte une grosse dot, un cœur tout neuf, la fleur et les premières épreuves de sa beauté. C’est avec une grande raison que tous les maris font un si grand cas de la fleur du pucelage. Tous les autres biens qu’une femme leur apporte, sont de telle nature, qu’ils peuvent les lui rendre, s’ils ne veulent point lui avoir de l’obligation ; elle peut les retirer, elle peut les recouvrer ; celui-là seul ne se peut rendre, il reste toujours au pouvoir du premier époux. Si vous épousez une veuve, et qu’elle vous quitte, elle remporte tout ce qu’elle vous a apporté, vous ne pouvez point vous vanter de retenir quoi que ce soit qui lui ait appartenu ». Il remarque plusieurs autres inconvéniens des mariages avec des veuves, et il conclut qu’il en auroit coûté bon à Pudentilla, pour se marier, si elle n’avoit pas trouvé en lui une humeur de philosophe. Virgo formosa, etsi sit oppidò pauper, tamen abundè dotata est. Affert quippè ad maritum novam animi indolem, pulchritudinis gratiam, floris rudimentum. Ipsa virginitatis commendatio jure meritoque omnibus maritis acceptissima est. Nam quodcunque aliud in dotem acceperis, potes cum libuit ne sis beneficio obstrictus omne ut acceperas retribuere ; pecuniam renumerare, mancipia restituere, domo demigrare, prædiis cedere. Sola virginitas cum semel accepta est reddi nequitur : sola apud maritum ex rebus dotalibus remanet. Vîdua autem qualis nuptiis venit, talis divortio digreditur. Nihil affert irreposcibile, sed venit jam ab alio præflorata : certè tibi, ad quæ velis, minimè docilis : non minus suspectans novam domum, quam ipsa jam ob unum divortium suspectanda : sive illa morte amisit maritum, ut scævi ominis mulier, et infandi conjugii, minimè appetenda : seu repudio digressa est, utramvis habebat culpam mulier : quæ aut tam intolerabilis fuit ut repudiaretur, aut tam insolens, ut repudiarer. Ob hæc et alia viduæ dote aucta procos solicitant. Quod Pudentilla quoque in alio marito fecisset, si philosophum spernentem dotis non reperisset (Apolog.).

    Il y auroit bien des réflexions à pousser sur ce discours d’Apulée, si l’on n’avoit autre chose à faire que cela ; mais, quelque pressé que je sois de passer à d’autres articles, je dirai pourtant deux choses ; l’une, que ce bien, que l’on ne retire jamais d’entre les mains d’un mari, est fort chimérique et que, qui que ce soit en feroit crédit sur cette impérissable possession : l’autre qu’Apulée n’avoit pas considéré, selon toutes leurs espèces, les désavantages des veuves, il n’a rien dit des veuves qui n’ont pas eu d’enfans : aussi ne se trouvoit-il point dans le cas. Un chanoine de Paris, qui fut embrasser à Genève, la religion protestante, l’an 1672, eut bientôt démêlé parmi les femmes qu’il vit au temple une jeune veuve, riche et bien faite. Il trouva bientôt l’occasion de lui parler, et plus il la vit, plus il connut qu’elle seroit bien son fait ; mais, comme il n’avoit apporté de France que l’embonpoint des personnes de sa profession, et quelques lumières sur les abus du papisme, on le rebuta un peu fièrement. Il me fit confidence de ce rebut, et se plaignit moins du fond même de l’affaire, que des manières (il n’en parloit jamais sans dire, est modus in rebus.). Je lui représentai ingénument qu’il avoit eu tort de se commettre, vu l’état présent de sa fortune, et la grande volée de la dame. Il m’avoua qu’elle étoit trop riche pour un homme comme lui ; « mais il faut rabattre beaucoup de ses richesses, poursuivit-il, à cause qu’elle n’a point eu d’enfans : cela seul y fait une brêche de trente ou quarante mille livres. Sans la présomption qu’elle est stérile, je l’estimerois d’autant un meilleur parti que je ne fais, vu sur-tout que mon frère unique n’a point d’héritiers, et que ma famille court risque de périr, si je ne laisse postérité ». Je ne voulus point entrer en dispute avec un homme qui avoit examiné si précisément cette matière : je lui en laissai toutes les compensations et les évaluations. Je me contentai de croire que l’envie de ne point laisser périr sa race avoit été pour lui une vive source de lumières.

  10. Je produirai seulement un de ces exemples, afin qu’on voie que, dans tous les siècles, l’esprit de la calomnie a été de forger des preuves par des lambeaux ou par des extraits infidèles de ce que quelqu’un a dit ou écrit. Les accusateurs d’Apulée, pour le convaincre de magie, alléguèrent une lettre que sa femme avoit écrite pendant qu’il la recherchoit : ils soutinrent qu’elle avoit avouée dans cette lettre qu’Apulée étoit magicien, et qu’il l’avoit ensorcelée. Il ne leur étoit pas difficile de faire accroire qu’elle avoit écrit cela ; car ils ne lisoient que certains mots de sa lettre, détachés de ce qui les précédoit et de ce qui les suivoit : et personne ne les pressoit de lire tout. Apulée les couvrit enfin de honte, en faisant lire tout le passage de la lettre de Pudentilla. Il paroît que, bien loin de se plaindre d’Apulée, elle le justifioit, et se mocquoit finement des accusateurs. Voyez ses paroles, vous y trouverez que les mêmes termes précisément peuvent être ou l’accusation ou la justification d’Apulée, selon qu’on les détache de ce qui précède, ou qu’on ne les détache pas. Βουλομένην γάρ με δι’ ἃς εἶπον αἰτίας γαμηθῆναι, αὐτὸς τοῦτον ἔπεισας ἀντὶ πάντων αἱρεῖσθαι, θαυμάζων τὸν ἄνδρα, καὶ σπουδάζων αὐτὸν οἰκεῖον ἡμῖν δι’ ἐμοῦ ποιῆσαι. νῦν δὲ ὡς μοχθηροὶ ὑμᾶς κακοηθεῖς τε ἀναπείθουσιν, αἰφνίδιον ἐγένεθο Ἀπολέϊος μάγος, καὶ ἐγὼ μεμάγευμαι ὑπ’ αὐτοῦ. καὶ ἐρῶ. καὶ ἤλθετε νῦν πρὸς ἐμέ, ἕως ἔτι σωφρονῶ. Cum enim vellem nubere propter eas causas, quas dixi, tu ipse persuasisti mihi, ut hunc præ omnibus eligerem, admirans virum, et cupiens reddere eum nobis familiarem meâ operâ. Nunc verò cùm nefarii et maligni vos sollicitant, Apuleius repentè Magus factus est, et ego incantata sum ab eo. Certè amo eum. Venite nunc ad me, donec adhuc sum compos mentis (Apolog.). Il exagéra, comme il faut, cette sorte de fourberie. Ses paroles sont dignes d’être gravées en lettres d’or en mille lieux, pour étonner, s’il est possible, les calomniateurs qui, en tout pays et en tout siècle, se servent de semblables infidélités. Multa sunt (dit-il, Apol.), quæ sola prolata calomnia possunt videri obnoxia. Cujavis oratio insimulari potest, si ea quæ ex prioribus nexa sunt principio sui defraudentur, si quædam ex ordine scriptorum ad libidinem supprimantur, si quæ simulationis causa dicta sunt, adseverantis pronunciatione quam exprobrantis legantur.
  11. On auroit de la peine à croire qu’il eût été ainsi parlé des miracles d’Apulée, si des gens dignes de foi ne l’attestoient ; mais, nous voyons que cette impertinence des payens étoit tellement prônée au siècle de S. Augustin, qu’on pria ce grand prélat de la réfuter. Precator accesserim ut ad ea vigilantius respondere digneris, in quibus nihil amplius dominum quàm alîi homines facere potuerunt, fecisse vel gessisse mentiuntur. Apollonium siquidem suum nobis et Apuleium aliosque magicæ artis homines in medium proferunt, quorum majora contendunt extitisse miracula (Marcell. ad August.). S. Augustin se contenta de répondre que, si Apulée avoit été un si puissant magicien, il n’eût point vécu avec l’ambition qui le possédoit dans une condition aussi petite que l’avoit été la sienne ; que d’ailleurs, il s’est défendu de la magie, comme d’un grand crime. On parloit de ses prétendus miracles, long-temps avant S. Augustin (August. epist. 5.) ; car Lactance s’étonne que l’auteur qu’il a réfuté, n’eût pas joint Apulée à Apollonius de Tyane. Voluit ostendere Apollonium vel patria, vel etiam majora fecisse. Mirum quod Apuleium prætermisit cujus solent et multa et mira memorari (Lactant. div. Inst. l. 5, c. 3.). Apulée a eu le destin de bien d’autres gens : on n’a parlé de ses miracles qu’après sa mort ; ses accusateurs ne lui objectèrent que des vétilles, ou prouvèrent le plus mal du monde ce qui pouvoit avoir l’apparence de sortilège. Mais je ne sais comment accorder S. Augustin avec Apulée. L’un dit qu’Apulée ne put jamais parvenir à aucune charge de judicature, ad aliquam judiciariam reipublicæ potestatem (August. epist. 5.). L’autre se vante d’occuper le poste que son père avoit occupé ; son père, dis-je, qui avoit passé par toutes les charges de sa patrie. In quâ coloniâ patrem habui loco principe Duumviralem cunctis honoribus perfectum. Cujus ego locum in ea republica exinde ut participare curiam cœpi nequaquam degener pari spero honore et existimatione tueor (Apul. Apol.).
  12. Rapportons premièrement les paroles de Moréry : « La Métamorphose de l’Ane d’or est une paraphrase de ce qu’il avoit pris dans Lucien (*), comme celui-ci l’avoit tiré de Lucius de Patras, dont parle Photius..... Il y a même apparence qu’Apulée tira de sa source même le sujet de la fable qu’il a accommodée à sa façon ; car il savoit très-bien la langue grecque et la latine ». Pour bien juger si Moréry mérite d’être critiqué, il faut comparer avec ce qu’il vient de dire le passage de Vossius qui lui a servi d’original. De ætate Lucii Patrensis non liquet, nisi quod antiquior credatur Luciano, quippè qui inde compilasse videatur Lucium seu Asinum suum, uti ex Luciano postea Asinum suum aureum excripsit Apuleius. Nisi is potius ex eodem Lucii fonte sua hausit, et hoc sanè verisimilius est. Nempè ut Lucium in epitomen redegit Lucianus, ità paraphrasin Lucii scripsit Apuleius, sed ille græcè, hic latinè (Vossius de hist. græc.). Il est

    (*) On peut consulter à cet effet une traduction complette des Œuvres de cet auteur, la première qui ait existé, et la seule qui existe absolument conforme au texte, sans altération ou interprétation différente du sens de cet auteur grec. A Paris, chez J. Fr. Bastien.

    clair que Moréry n’a pas entendu la pensée de Vossius, et qu’il ne devoit pas dire que l’ouvrage d’Apulée est la paraphrase de celui de Lucien. Il devoit dire que Lucius de Patras avoit été abrégé par Lucien, et paraphrasé par Apulée. Le raisonnement que Moréry enferme dans ces paroles « car il savoit très-bien la langue grecque et la latine », ne vaut rien du tout. Mettez en forme ce raisonnement, vous y trouverez cet enthymême. « Il savoit très-bien la langue grecque et la latine ; donc il a tiré de sa source même, le sujet de cette fable qu’il a accommodée à sa façon, c’est-à-dire, donc, il n’a pas paraphrasé Lucien, mais Lucius de Patras. » Cet enthymême est ridicule : il ne faut pas moins savoir la langue grecque, pour se servir de Lucien, que pour se servir de Lucius ; et il ne sert de rien de savoir la langue latine, pour accommoder à sa façon, un sujet emprunté de Lucius. La Fontaine ne peut-il pas accommoder à sa façon un conte d’Ouville ? Il seroit d’un plus grand usage qu’on ne pense de critiquer la fausse logique des auteurs. Les jeunes gens qui sont nés pour composer, profiteroient beaucoup de bonne heure à une telle critique.
  13. Je ne veux point d’autres preuves pour prouver que quelques payens en ont parlé avec mépris, que la lettre où l’Empereur Sevère se plaint au Sénat des honneurs qu’on avoit rendus à Claudius Albinus. On lui avoit donné entre autres louanges, celle de savant. L’Empereur ne pouvoit souffrir qu’une telle louange eût été donnée à un homme qui s’étoit uniquement rempli l’esprit des contes et des rapsodies d’Apulée. Major fuit dolor quod illum pro literato laudandum plerique duxistis, quum ille næniis quibusdam analibus occupatus inter Milesias punicas Apuleii sui, et ludicra literaria consenesceret (Capitolin in Clod. Albin.). Macrobe a renvoyé aux nourrices tous les romans semblables à l’Ane d’or d’Apulée. Vel argumenta fictis casibus amatorum referta quibus vel multum se arbiter exercuit, vel Apuleium nonnunquam lusisse miramur. Hoc totum fabularum genus quod solas aurium delicias profitetur, è sacrario suo in nutricum cunas sapientiæ tractatus eliminat (Macrob. Saturnal. lib. 1.).
  14. Voyez ce qu’il dit lui-même, quand il répond à son adversaire, sur le chapitre de l’éloquence. De eloquentiâ verò, si qua mihi fuisset, neque mirum neque invidiosum deberet videri, si ab ineunte ævo unis studiis litterarum ex summis viribus deditus, omnibus aliis spretis voluptatibus, ad hoc ævi, haud sciam anne super omneis homines impenso labore, diuque noctuque, cum despectu et dispendio bonæ valetudinis, eam quæsissem (Apul. Apolog.).
  15. Voyez la Dissertation de Vitâ et Scriptis Apul. que Wower a mise à la tête de son édition, et que Fleury, Scholiaste Dauphin, a fait imprimer à la tête de la sienne. On peut dire qu’Apulée étoit un génie universel : il y a peu de sujets qu’il n’ait maniés. Il a traduit le Phédon de Platon, et l’Arithmétique de Nicomachus ; il a écrit de Republica, de Numeris, de Musica ; On cite ses Questions de table, ses Lettres à Cerellia, qui étoient un peu bien libres, ses Proverbes, son Hermagoras, ses Ludicra. Il parle lui-même de ce dernier, legerunt, dit-il, (Apul. in Apol.) è Ludicris meis epistolium de dentifricio, versibus scriptum. Nous avons encore son Ane d’or en onze livres, son Apologia, ses traités de Philosophia naturali, de Philosophiâ morali, de Syllogismo categoricio, de Deo Socratis, de Mundo, et ses Florida. Quant à ses Lettres à Cerellia, je ne veux point omettre la pensée d’un savant critique (Freder. Gronov.). Il croit que le nom de Cicéron doit être inséré dans le passage d’Ausone, où il est parlé de ces lettres ; car c’est à Cicéron qu’on a reproché d’avoir eu des liaisons peu louables avec Cerellia, et de lui avoir écrit trop librement. Sur ce pied-là, il faut lire ainsi dans Ausone, Esse Apuleium in vita philosophum, in epigrammatis amatorem, Ciceronis in præceptis omnibus exstare severitatem, in epistolis à Cærelliam subesse petulantiam.
  16. Philippe Beroalde en publia de fort amples sur l’Ane d’or à Venise, in-fol. l’an 1504 ; Godescalc Stewechius, Pierre Colvius, Jean Wower, &c. ont travaillé sur toutes les Œuvres d’Apulée. Priceus a publié à part l’Ane d’or avec quantité d’observations (*), &c.

    (*) C’est d’après tous ces commentateurs que l’on a vérifié le texte de cette présente édition.

  17. Ceci s’écrivoit l’an 1694 ; cependant, dans toutes les éditions différentes de ces traductions imprimées dans plusieurs pays, ni Bayle, ni La Croix du Maine et Du Verdier ne font mention de celle imprimée à Paris en 1648, et revue par Jean La Coste, libraire : cette édition est absolument complette sans retranchemens, ni adoucissemens quelconques, en outre elle est enrichie de figures. Note de l’éditeur. Voyez aussi celle qui se trouve dans l’extrait du dictionnaire historique par une société de gens de lettres, qui précède ceci.
  18. Voici ce que je trouve dans la note de Fleury : Tota porrò hæc metamorphosis Apuleiana, et stilo, et sententiâ, satyricon est perpetuum (ut rectè observavit Barthius, advers. l. 51, cap. 11.), in quo magica deliria, sacrificulorum scelera, adulterorum crimina, furum et latronum impunitæ factiones, palàm differuntur. Il ajoute que les chercheurs de la pierre philosophale y prétendent trouver les mystères du grand œuvre. Un homme qui s’en voudroit donner la peine, et qui auroit la capacité requise (il faudroit qu’il en eût beaucoup), pourroit faire sur ce roman un commentaire fort curieux et instructif, et où l’on apprendroit bien des choses que les commentateurs précédens, quelques bons qu’ils puissent être d’ailleurs, n’ont point dites. Il y a quelques endroits fort sales dans ce livre d’Apulée. On croit que l’auteur y a mis quelques épisodes de son invention, et entre autres celui de Psiché. Horum certè noster ita imitator fuit, ut è suo sinu innumerabilia protulerit, atque inter cætera venustissimum illud Psyches Ἐπεισόδιον (Julius Florid. comment. ad usum Delphini in Apuleium.). Cet épisode a fourni la matière d’une excellente pièce de théâtre de Molière, et d’un fort joli roman à La Fontaine.