Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Livre IV
Texte établi par Jean-François Bastien, Bastien, (I, p. NP-309).
LES
MÉTAMORPHOSES:
ou
L’ANE D’OR D’APULÉE,
LIVRE QUATRIEME.
Vers l’heure de midi, que le soleil darde ses rayons avec le plus de force, nous arrivâmes à un village chez de vieilles gens, amis de nos voleurs. Je le connus bien tout âne que j’étois, à la manière dont ils les abordèrent, à leurs embrassades, et à leurs longs entretiens ; outre qu’ils prirent plusieurs choses de ce que je portois, dont ils leur firent présent ; et je jugeai aux discours qu’ils tenoient tout bas entre eux, que les voleurs leur contoient qu’ils venoient de voler ce que nous apportions ; ensuite ils nous déchargèrent, et nous mirent en liberté dans un pré qui étoit tout proche.
Je ne pus me résoudre à paître avec mon cheval et l’âne de Milon, n’étant encore guère accoutumé à faire mon dîner de foin. Pressé donc d’une faim extrême, je me jettai hardiment dans un petit jardin que j’avois découvert de loin, qui étoit derrière la maison, où je mangeai et me remplis tant que je pus de toutes sortes d’herbes potagères, bien qu’elles fussent crues ; et priant tous les Dieux, je regardois de côté et d’autre, si je ne verrois point par hasard quelque rosier fleuri dans les jardins d’alentour. Car étant seul et à l’écart, j’avois lieu d’espérer de me tirer d’affaire, si, par le moyen des roses, je pouvois de bête à quatre pieds que j’étois, reprendre ma forme d’homme, sans être vu de personne.
L’esprit occupé de cette idée, je découvre un peu plus loin une vallée couverte d’un bocage épais ; entre plusieurs sortes d’arbres agréables, et dont la verdure me réjouissoit, j’y voyois éclater la vive couleur des roses (1). Il me vint alors une pensée qui n’étoit pas tout-à-fait d’une bête : je crus que ce bois délicieux par la quantité de roses (2) qui brilloient sous ces ombrages, devoit être le séjour de Vénus et des Graces. Alors faisant des vœux au Dieu qui préside aux évènemens, pour me le rendre favorable (3), je galopai vers cet endroit avec tant de légèreté, qu’il me sembloit en vérité que j’étois moins un âne, qu’un brave coursier digne de paroître aux jeux olympiques.
Mais cet agile et vigoureux effort ne put devancer ma mauvaise fortune ; car, étant près de ce lieu-là, je n’y vis point ces charmantes et délicates roses, pleines de gouttes de rosée, et de nectar que produisent ces buissons heureux au milieu des épines. Je n’y trouvai même aucune vallée, mais seulement les bords d’un fleuve, couverts d’arbres épais. Ces arbres ont de longues feuilles, comme les lauriers, et portent des fleurs rouges sans odeur, à qui le vulgaire ignorant a donné un nom, qui n’est cependant pas donné mal-à-propos, les nommant, à cause de leur couleur, roses de laurier (4) ; ce qui est un poison mortel pour toutes sortes d’animaux.
Voyant que tout m’étoit contraire, je ne songeai plus qu’à mourir, et à manger de ces fleurs pour m’empoisonner ; mais, comme je m’approchois tristement pour en arracher quelques unes, je vis un jeune homme qui accouroit à moi tout furieux, avec un grand bâton à la main. Je ne doutai point que ce ne fût le jardinier qui s’étoit apperçu du dégât que j’avois fait dans son jardin. Dès qu’il m’eut atteint, il me donna tant de coups de bâton, qu’il m’alloit assommer, si je ne me fusse secouru moi-même fort à propos ; car haussant la croupe, je lui lançai plusieurs ruades, et le jettai fort blessé au pied de la montagne qui étoit proche, et je pris la fuite.
Dans le moment une femme, qui, sans doute, étoit la sienne, le voyant de loin, étendu par terre, comme un homme mort, accourut à lui, faisant des cris lamentables pour exciter la pitié de ses voisins, et les animer contre moi. En effet, tous les paysans, touchés de ses larmes, appelèrent leurs chiens (5) et les lâchèrent après moi, pour me mettre en pièces. Je me voyois à deux doigts d’une mort inévitable, par le grand nombre de ces mâtins, qui venoient à moi de tous côtés : ils étoient si grands et si furieux, qu’ils auroient pu combattre des ours et des lions (6). Je crus que le meilleur parti que j’eusse à prendre, étoit de ne plus fuir, et de revenir au plus vîte, comme je fis, à la maison où nous étions entrés d’abord. Mais les paysans, après avoir arrêté leurs chiens avec assez de peine, me prirent et m’attachèrent avec une bonne courroie à un anneau qui étoit dans le mur, et me maltraitèrent pour la seconde fois si cruellement, qu’ils auroient sans doute achevé de m’ôter la vie, si la douleur des coups qu’on me donnoit, et des plaies dont j’étois tout couvert, jointe à la quantité d’herbes crûes que j’avois mangées, n’avoient produit un effet qui les écarta tous, par la mauvaise odeur dont je les infectai (7).
Un moment après, le soleil commençant à baisser, les voleurs nous rechargèrent tous trois, moi particulièrement plus que je ne l’avois encore été, et nous firent partir. Après que nous eûmes marché assez long-temps, fatigué de la longueur du chemin, accablé de la charge que j’avois sur le corps, affoibli par les coups que j’avois reçus, ayant la corne des pieds toute usée, boitant et ne pouvant me soutenir qu’à peine, je m’arrêtai proche d’un petit ruisseau qui serpentoit lentement, dans le dessein de plier les genoux, et de me laisser tomber dedans, avec une bonne et ferme résolution de ne me point relever, et de n’en point sortir quand on auroit dû m’assommer à coups de bâton, ou même à coups d’épée. Je croyois que je méritois bien mon congé (8), foible comme j’étois, et prêt de mourir, et que les voleurs impatiens de me voir marcher si lentement, dans l’envie qu’ils avoient de hâter leur fuite, partageroient ma charge entre mon cheval et l’âne de Milon, et me laisseroient en proie aux loups et aux vautours, comme une assez grande punition pour moi.
Mais la fortune cruelle rendit un si beau dessein inutile. Car, comme si l’autre âne eût deviné mon intention, il me prévint, et faisant semblant d’être accablé de lassitude, tout d’un coup il se renverse par terre avec tous les paquets qu’il avoit sur le dos, et couché comme s’il eût été mort, il ne fait pas même le moindre effort pour se relever, quelques coups de bâton qu’on lui donnât, et quoiqu’on pût faire en lui levant la queue, les oreilles et les jambes. Les voleurs las, n’en espérant plus rien, et ayant pris conseil entre eux, pour ne pas s’amuser plus long-temps après une bête presque morte, et qui ne remuoit pas plus qu’une pierre, lui coupèrent les jarets à coups d’épée, et partagèrent sa charge entre le cheval et moi. Ils le traînèrent hors du chemin, et le précipitèrent du haut de la montagne, quoiqu’il respirât encore.
Alors faisant réflexion à l’aventure de mon pauvre camarade, je pris résolution de n’user plus d’aucun artifice, et de servir mes maîtres fidèlement et en âne de bien, d’autant plus que j’avois compris à leurs discours que nous n’avions pas encore beaucoup de chemin à faire pour gagner le lieu de leur retraite, où devoit finir notre voyage et nos fatigues. Enfin, après avoir encore monté une petite colline, nous arrivâmes à l’habitation des voleurs ; ils commencèrent par nous décharger, et serrèrent tout ce que nous apportions. Ainsi, délivré du fardeau que j’avois sur le corps, au lieu de bain pour me délasser, je me roulois dans la poussière.
Il est à propos présentement que je vous fasse la description de cet endroit et de la caverne où se retiroient ces voleurs ; car j’éprouverai par-là les forces de mon esprit, et vous ferai connoître en même temps si j’étois âne par les sens et l’entendement, comme je l’étois par la figure. C’étoit une montagne affreuse, et des plus hautes, toute couverte d’arbres épais, entourée de rochers escarpés et inaccessibles, qui formoient des précipices effroyables, garnis de ronces et d’épines, ce qui aidoit à en défendre les approches. Du haut de la montagne, sortoit une grosse fontaine qui, précipitant ses eaux jusqu’en bas, se séparoit en plusieurs ruisseaux, et formant ensuite un vaste étang, ou plutôt une petite mer, entouroit cette retraite. Au-dessus de la caverne, qui étoit sur le penchant de la montagne, on voyoit une manière de fort, soutenu par de grosses pièces de bois, environné de claies bien jointes ensemble, dont les côtés plus étendus et s’élargissans, laissoient un espace propre à retirer du bétail. Des haies d’une grande étendue en forme de murailles, couvroient l’entrée de la caverne. Vous ne douterez pas, je crois, qu’un lieu tel que je vous le dépeins, ne fût une vraie retraite de voleurs. Il n’y avoit aux environs aucune maison, qu’une méchante petite cabane grossièrement couverte de roseaux, où toutes les nuits, suivant que je l’ai appris depuis, celui des voleurs, sur qui le sort tomboit, alloit faire sentinelle.
Dès qu’ils furent arrivés, ils nous attachèrent avec de bonnes courroies à l’entrée de la caverne, où ils se glissèrent avec peine, et comme en rampant les uns après les autres. Aussi-tôt ils appellèrent une femme toute courbée de vieillesse, qui paroissoit être chargée elle seule du soin de leur ménage. C’est donc ainsi, lui dirent-ils en fureur, vieille sorcière, opprobre de la nature, rebut de l’enfer ; c’est donc ainsi que, restant les bras croisés à ne rien faire, tu te donneras du bon temps et qu’après tant de fatigues et de dangers que nous avons essuyés, nous n’aurons pas la satisfaction de trouver, aussi tard qu’il est, quelque chose de prêt pour notre soupé ? toi, qui, jour et nuit, ne fais ici autre chose que boire et t’enivrer.
La pauvre vieille, toute tremblante, leur répondit d’une voix cassée : Mes braves maîtres, vous avez suffisamment de viande cuite et bien apprêtée, du pain plus qu’il n’en faut, et du vin en abondance, les verres même sont rincés. De plus, j’ai fait chauffer de l’eau (9) pour vous servir de bain à tous, comme vous avez de coutume. Aussi-tôt ils se déshabillèrent tout nuds, et se chauffèrent devant un très-grand feu pour se délaſſer. S’étant ensuite lavés avec de l’eau chaude, et frottés avec de l’huile (10), ils se mirent tous autour de plusieurs tables couvertes de quantité de viandes.
A peine étoient-ils placés, qu’on vit arriver une autre troupe de jeunes hommes, encore plus nombreuse que celle-ci. Il n’étoit pas difficile de juger que c’étoient aussi des voleurs, car ils apportoient un riche butin, tant en or et en argent monnoyé, qu’en vaisselle de même matière, et en habits de soies brodés d’or. Après s’être lavés comme les premiers, ils se mirent à table avec eux. Ceux à qui il étoit échu de servir les autres, en faisoient l’office. Alors chacun se met à boire et à manger sans ordre ni mesure ; ils mêlent tous leurs plats et leurs viandes ensemble, mettent le pain, les pots et les verres sur la table, parlent tous à la fois, chantent et rient confusément, disent toutes les grossièretés qui leur viennent à la bouche, et font un bruit et un vacarme aussi épouvantable que celui des Lapithes et des Centaures (11).
Un d’entre eux, qui étoit d’une taille et d’une force au-dessus des autres, commença à dire : Nous avons bravement pillé la maison de Milon à Hipate, outre qu’avec le butin considérable que nous y avons fait à la pointe de l’épée, nous sommes tous revenus ici sains et saufs ; et si cela se peut encore compter pour quelque chose, nous sommes de retour avec huit jambes de plus (12), que quand nous sommes partis. Mais vous qui venez de parcourir les villes de Béotie, votre troupe est revenue bien affoiblie par la perte que vous avez faite, entre autres du brave Lamaque, votre chef (13), dont certainement j’aurois préféré le retour à toutes ces richesses que vous avez apportées. Mais, quoi qu’il en soit, il n’a péri que pour avoir eu trop de valeur, et la mémoire (14) d’un si grand homme sera toujours recommandable parmi les plus grands capitaines et les fameux guerriers. Car, pour vous autres, honnêtes voleurs, vous n’êtes propres qu’à prendre en cachette et timidement quelques misérables hardes dans les bains publics (15), ou dans les maisons de quelques pauvres vieilles femmes.
Un de ceux qui étoient venus les derniers, lui répondit : Es-tu le seul qui ne sache pas que les grandes maisons sont les plus aisées à piller ? Car, quoiqu’elles soient pleines d’un grand nombre de domestiques, chacun d’eux cependant songe plutôt à conserver sa vie (16), que le bien de son maître. Mais les gens qui vivent seuls et retirés chez eux, soit par la médiocrité de leur fortune, ou pour ne pas paroître aussi à leur aise qu’ils le sont, défendent ce qu’ils ont avec beaucoup plus d’ardeur, et le conservent au péril de leur vie. Le récit de ce qui nous est arrivé, vous prouvera ce que je vous dis.
À peine fûmes-nous à Thèbes (17), que nous étant soigneusement informés des biens des uns et des autres (car c’est le premier soin des gens de notre profession) nous découvrîmes un certain banquier nommé Chryseros (18) qui avoit beaucoup d’argent comptant, mais qui cachoit son opulence avec tout le soin et l’application possible, dans la crainte d’être nommé aux emplois, ou de contribuer aux charges publiques. Pour cet effet, il ne voyoit personne, et vivoit seul dans une petite maison, assez bien meublée à la vérité ; mais d’ailleurs il étoit vêtu comme un misérable, au milieu de sacs pleins d’or et d’argent qu’il ne perdoit pas de vue.
Nous convînmes donc entre nous de commencer par lui, parce que n’ayant affaire qu’à un homme seul, nous croyions ne rencontrer aucun obstacle à nous rendre maîtres de toutes ses richesses. Nous ne perdîmes point de temps ; nous nous trouvâmes à l’entrée de la nuit devant sa porte ; mais nous ne jugeâmes pas à propos de la soulever, ni de l’ouvrir avec effort, encore moins de la rompre, de peur que le bruit que cela auroit fait, n’armât le voisinage contre nous. Lamaque donc, notre illustre chef, se confiant en son courage, passe la main tout doucement par un trou, qui servoit à fourrer la clef en dedans (19) pour ouvrir la porte, et tâchoit d’arracher la serrure.
Mais ce Chryseros, le plus méchant et le plus rusé de tous les hommes, nous épioit depuis longtemps, et remarquant ce qui se passoit, il descend sans faire le moindre bruit, et avec un grand clou poussé violemment, il perce la main de notre capitaine, et l’attache contre la porte. Le laissant ainsi cruellement cloué, comme en un gibet, il monte sur le toît de sa méchante petite maison, d’où il se met à crier de toute sa force, demandant du secours aux voisins, les appellant tous par leur nom, et les avertissant de prendre garde à eux, que le feu venoit de se mettre à sa maison. Les voisins épouvantés par la crainte d’un danger qui les regardoit de si près, accourent de tous côtés au secours.
Alors, voyant que nous allions être surpris, ou qu’il falloit abandonner notre camarade, nous trouvâmes, dans ce péril imminent, un moyen, de concert avec lui, qui fut de lui couper le bras par la jointure du milieu, que nous laissâmes attaché à la porte, et, après avoir enveloppé la plaie de Lamaque avec des linges, de peur qu’on ne nous suivît à la trace du sang qu’il perdoit, nous l’emportâmes, et nous retirâmes fort vîte.
Mais, comme nous étions en inquiétude, voyant tout le quartier en alarmes, et qu’enfin le péril qui croissoit, nous eût épouvantés au point que nous fûmes obligés de précipiter notre fuite, cet homme, le plus courageux et le plus ferme qui fut jamais, n’ayant pas la force de nous suivre assez vîte, et ne pouvant rester sans danger, nous conjuroit par les prières les plus touchantes, par le bras droit du dieu Mars (20), par la foi que nous nous étions promise les uns aux autres, de mettre hors du danger d’être traîné en prison, et livré au supplice le fidele compagnon de nos exploits : Car, pourquoi, disoit-il, un voleur qui a du cœur, voudroit-il vivre après avoir perdu la main qui lui servoit à piller et à égorger, ajoutant qu’il se trouvoit assez heureux de pouvoir mourir par la main d’un de ses camarades. Et, comme pas un de nous, quelque prière qu’il nous fît, ne vouloit commettre ce parricide de sang froid, il prend son poignard avec la main qui lui restoit, et l’ayant baisé plusieurs fois, il se le plonge de toute sa force dans la poitrine. Alors admirant la grandeur de courage de notre généreux chef, après avoir enveloppé son corps dans un drap, nous l’avons donné en garde à la mer (21), et notre Lamaque a présentement pour tombeau tout ce vaste élément. C’est ainsi que ce grand homme a fini sa carrière, faisant une fin digne de son illustre vie.
À l’égard d’Alcime (22), quoiqu’il eût beaucoup de prudence et d’adresse en tout ce qu’il entreprenoit, il n’a pu éviter sa mauvaise fortune. Car, ayant percé la méchante petite maison d’une vieille femme, pendant qu’elle dormoit, et étant monté dans sa chambre, au lieu de commencer par l’étrangler, il voulut auparavant nous jetter ses meubles par la fenêtre. Après qu’il eut déménagé tout ce qui étoit dans la chambre, ne voulant pas épargner le lit où cette femme étoit couchée, il la jetta sur le plancher, prit sa couverture ; et, comme il la portoit du côté de la fenêtre, cette vieille scélérate se met à genoux devant lui, en lui disant : Hélas ! mon enfant, pourquoi donnez-vous les misérables hardes d’une pauvre femme à de riches voisins, chez qui vous les jettez par cette fenêtre qui regarde sur leur maison ? Alcime, trompé par cet artifice, craignant que ce qu’elle disoit ne fût vrai, et que les meubles qu’il avoit jetés en bas, et ceux qu’il avoit encore à y jeter, au lieu de tomber entre les mains de ses camarades, ne tombassent dans quelque maison voisine, se met à la fenêtre pour en savoir la vérité, et se panche en dehors pour examiner s’il n’y avoit point quelque bon coup à faire dans la maison prochaine dont elle lui avoit parlé.
Mais, comme il portoit ses regards avec attention de tous côtés, sans aucune précaution, cette maudite vieille, quoique foible, le poussa d’un coup subit et imprévu, et le précipita dans la rue ; ce qui lui fut d’autant plus facile, que la grande application qu’il avoit à regarder de tous côtés, l’avoit fait avancer sur la fenêtre, et se mettre comme en équilibre. Outre qu’il fut jeté de fort haut, il tomba sur une grosse pierre qui étoit proche de la maison, où il se rompit les côtes et se brisa tout le corps ; de manière que, vomissant des flots de sang, il a rendu l’ame sans souffrir un long tourment, n’ayant eu que le temps de nous raconter comme la chose s’étoit passée. Nous le mîmes avec Lamaque, pour lui servir de digne compagnon, leur donnant à tous deux une même sépulture.
Notre troupe ainsi affaiblie par la perte de ces deux hommes, nous nous trouvâmes fort rebutés, et ne voulant plus rien entreprendre dans Thèbes, nous avons été à Platée (23), qui en est la ville plus proche. Nous y avons trouvé un homme fameux, nommé Democharès (24) : il étoit prêt de présenter au peuple un spectacle de jeux et de gladiateurs. C’est une personne de grande qualité, puissamment riche, d’une magnificence et d’une libéralité extraordinaire, qui se plaît à donner des fêtes et des spectacles dignes de l’éclat de sa fortune. Mais qui pourroit avoir assez d’esprit et d’éloquence pour bien décrire les différens préparatifs qu’il ordonnoit pour cet effet ? Il avoit des troupes de gladiateurs fameux, des chasseurs d’une agilité éprouvée ; des criminels condamnés à la mort, qu’il engraissoit pour servir dans les spectacles de pâture aux bêtes féroces (25). Il avoit fait construire une grande machine de bois, avec des tours, comme une espèce de maison roulante, ornée de diverses peintures, pour mettre tout ce qui devoit servir aux chasses d’animaux, quand on voudroit les faire représenter. Qui pourroit raconter le nombre et les différentes sortes de bêtes qui se trouvoient chez lui ? car il avoit eu soin de faire venir de tous côtés ces tombeaux vivans de criminels condamnés.
Mais, de tout l’appareil de cette fête magnifique, ce qui lui coûtoit le plus, c’étoit une quantité d’ours d’une grandeur énorme, dont il avoit fait provision ; car, sans compter ceux qu’il avoit pu faire prendre par ses chasseurs, et ceux qu’il avoit achetés bien cher, ses amis lui en avoient encore donné un grand nombre, et il les faisoit tous garder et nourrir avec beaucoup de soin et de dépense. Mais ces superbes préparatifs qu’il faisoit pour des jeux publics, ne furent point à couvert des disgraces de la fortune (26). Car ces ours ennuyés de n’être point en liberté, amaigris par les grandes chaleurs de l’été, foibles et languissans, faute d’exercice (27), furent attaqués d’une maladie contagieuse (28) et moururent presque tous. On voyoit, de côté et d’autre, les corps mourans de ces animaux étendus dans les rues ; et ceux d’entre le peuple qui sont dans la dernière misère, accoutumés à manger tout ce qu’ils trouvent, qui ne leur coûte rien, quelque mauvais qu’il soit, venoient de toutes parts prendre de la chair de ces bêtes, pour assouvir leur faim.
Cela nous a donné occasion, à Babule, que vous voyez, et à moi, d’imaginer un tour fort subtil. Nous avons pris le plus gras de ces ours, que nous avons emporté chez nous, comme pour le manger. Nous avons détaché de la peau toutes ses chairs, y conservant néantmoins ses griffes et sa tête jusqu’à la jointure du cou. Nous avons bien raclé cette peau, et après l’avoir saupoudrée de cendre, nous l’avons exposée au soleil ; pendant que la chaleur de ses rayons la desséchoit et la préparoit, nous mangions de grand appétit de temps en temps des meilleurs endroits de la chair de cet animal, et nous convînmes alors tous ensemble, qu’il falloit que celui d’entre nous qui auroit encore plus de courage que de force de corps, s’envelopât de cette peau, en cas cependant qu’il le voulût bien ; qu’il contrefît l’ours, et se laissât mener chez Democharès, pour nous ouvrir la porte de sa maison pendant le silence de la nuit.
Il y en eut beaucoup de notre vaillante troupe, qui, trouvant la chose bien imaginée, s’offrirent de l’entreprendre. Thrasiléon (29), entre autre, à qui chacun a donné sa voix, a bien voulu en courir le hasard. Avec un visage serein, il s’enferme dans cette peau, qui étoit bien préparée et douce à manier. Nous la lui cousons fort juste sur le corps ; et quoique la couture, que nous faisions aux endroits que nous joignions ensemble, parût fort peu, nous ne laissons pas de rapprocher le poil qui étoit aux deux côtés, et de l’abattre dessus pour la couvrir. Nous lui faisons passer la tête dans le cou de l’ours, jusqu’à la tête de la bête, et après avoir fait quelques petits trous vis-à-vis de ses yeux et de son nez, pour lui laisser la vue et la respiration libres, nous faisons entrer notre brave camarade ainsi travesti dans une cage, que nous avions eue pour peu de chose, où de lui-même il se jette gaiement.
Ayant ainsi commencé notre fourberie, voici comme nous l’achevons. Nous nous servons du nom d’un certain Nicanor (30) de Thrace, que nous avions appris être en grande liaison d’amitié avec Democharès, et nous faisons une fausse lettre par laquelle il paroissoit que cet ami lui envoyoit les prémices de sa chasse, pour faire honneur aux jeux qu’il devoit donner au public. La nuit vient, elle étoit favorable à notre dessein ; nous allons présenter cette lettre à Democharès avec la cage où étoit Thrasiléon. Surpris de la grandeur de cette bête, et ravi du présent que son ami lui faisoit si à propos (31), il commande qu’on nous donne sur le champ dix pièces d’or, pour notre peine de lui avoir apporté une chose qui lui faisoit tant de plaisir.
Comme les hommes courent naturellement après les nouveautés, beaucoup de gens s’amassoient auprès de cet animal, et le considéroient avec étonnement. Notre Thrasiléon, que tant de regards curieux inquiétoient, avoit l’adresse de les écarter de temps en temps, faisant semblant de se jetter sur eux en fureur. Ils disoient tous, que Democharès étoit fort heureux, après la perte qu’il avoit faite de tant d’animaux, d’en avoir recouvert un qui pouvoit en quelque façon réparer le dommage que la fortune lui avoit causé. Il commande qu’on porte à l’heure même cet ours à sa maison de campagne (32) ; mais prenant la parole : Monseigneur, lui dis-je, gardez-vous bien de faire mettre cette bête harassée par la longueur du chemin, et par la chaleur du soleil avec les autres, qui, à ce que j’entends dire, ne se portent pas trop bien : il seroit plus à propos de la mettre chez vous, en quelque endroit spacieux, où elle eût bien de l’air (33), et même où elle pût trouver de l’eau pour se rafraîchir. Vous n’ignorez pas que ces sortes d’animaux n’habitent que des cavernes humides, au fond des bois dans des pays froids sur des montagnes, où ils se plaisent à se baigner dans l’eau vive des fontaines.
Democharès faisant réflexion à la quantité de bêtes qu’il avoit perdues, et craignant pour celle-ci sur ce que je lui disois, consent aisément que nous choisissions chez lui l’endroit que nous jugerions le plus propre pour y placer la cage où notre ours étoit enfermé. Nous nous offrons de coucher auprès toutes les nuits, afin d’avoir soin, disions-nous, de donner aux heures nécessaires la nourriture (34) ordinaire qui convenoit à cet animal fatigué du voyage et de la chaleur. Il n’est pas besoin que vous en preniez la peine, nous dit Democharès, il y a peu de mes gens qui ne sachent la manière de nourrir des ours, par l’habitude qu’ils en ont. Après cela, nous prenons congé de lui, et nous nous retirons.
Etant sortis hors des portes de la ville, nous appercevons des tombeaux loin du grand chemin (35), dans un endroit solitaire et écarté, et dans le dessein d’y venir cacher le butin que nous espérions de faire, nous en ouvrons quelques-uns, que la longueur des temps avoit à moitié détruits, où il n’y avoit que des corps réduits en cendre et en poussière (36). Ensuite, selon notre coutume ordinaire en de pareilles occasions, à l’heure de la nuit la plus sombre, que tout le monde est enseveli dans le premier sommeil, nous nous trouvons tous, et nous nous postons devant la porte de Democharès bien armés, comme à un rendez-vous, pour faire un pillage.
De son côté, Thrasiléon prend le moment favorable à notre dessein, pour sortir de sa cage, poignarde ses gardes endormis, en fait autant au portier de la maison, lui prend ses clefs et nous ouvre la porte. Y étant tous entrés avec précipitation, il nous montre un cabinet où il avoit remarqué finement qu’on avoit serré beaucoup d’argent le soir même. La porte en est bientôt brisée par les efforts de tout ce que nous étions. J’ordonne à mes camarades de prendre chacun autant d’or et d’argent qu’ils en pourroient porter, et de l’aller promptement cacher dans les tombeaux de ces morts, sur la fidélité desquels nous pouvions compter ; et je leur dis de revenir aussi-tôt pour achever de piller tout ce que nous trouverions, et que, pour la sureté commune, j’allois rester sur la porte de la maison, d’où j’aurois l’œil à ce qui se passeroit jusqu’à leur retour.
Cependant la figure de cet ours prétendu, me sembloit fort propre à épouvanter les domestiques, si par hasard il y en avoit quelques-uns qui ne dormissent pas. En effet, qui seroit l’homme, quelque brave et intrépide qu’il pût être, qui, voyant venir à lui une grande bête effroyable, comme celle-là, particulièrement la nuit, ne se sauvât bien vite, et tout effrayé, ne courût se renfermer dans sa chambre. Mais, après toutes les mesures que nous avions si bien prises, il n’a pas laissé de nous arriver un cruel accident (37).
Car, pendant que j’attends fort inquiet le retour de mes camarades, un petit coquin de valet surpris du bruit que faisoit l’ours, se traîne tout doucement pour voir ce que c’étoit, et ayant apperçu cette bête qui alloit et venoit librement par toute la maison, il retourne sur ses pas, sans faire le moindre bruit, et va avertir tout le monde de ce qu’il venoit de voir. Aussi-tôt paroît un grand nombre de domestiques ; la maison est éclairée dans un moment par quantité de lampes et de flambeaux qu’ils mettent de tous côtés ; ils se postent les uns et les autres dans les passages tous armés d’une épée, d’un bâton ou d’un épieu, et lâchent les chiens de chasse après la bête pour l’arrêter.
Voyant que le bruit et le tumulte augmentoit, je sors vîte, et vais me cacher derrière la porte de la maison, d’où je voyois Thrasiléon qui se défendoit merveilleusement bien contre les chiens, et quoiqu’il touchât aux derniers momens de sa vie, cependant le soin de sa gloire et de nos intérêts, le faisoit encore résister à la mort qui l’environnoit de toutes parts, et soutenant toujours le personnage dont il s’étoit volontairement chargé, tantôt fuyant, tantôt tenant tête ; enfin il fait tant par ses tours d’adresse et par ses mouvemens différens, qu’il s’échappe de la maison. Mais, quoiqu’il se fût mis en liberté, il ne put se garantir de la mort par la fuite ; car un grand nombre de chiens du voisinage se joignent à ceux qui le poursuivoient, et tous s’acharnent contre lui. Ce fut alors un spectacle bien funeste et bien pitoyable, de voir notre Thrasiléon en proie à cette quantité de chiens en fureur, qui le dévoroient et le mettoient en pièces.
A la fin n’étant plus le maître de ma douleur, je me fourre au milieu du peuple qui s’étoit amassé, et pour donner à mon cher camarade le seul secours qui pouvoit dépendre de moi, je m’adresse à ceux qui animoient encore les chiens : O quel grand dommage, leur disois-je, que nous perdons-là un précieux animal ! mais mon artifice, et tout ce que je pus dire, ne servit de rien à ce pauvre malheureux ; car, dans le moment, un homme fort et vigoureux sort de la maison de Démocharès, et vient enfoncer un épieu dans le ventre de l’ours : un autre en fait autant, et plusieurs que cela avoit rassurés, s’en approchent de plus près, et le percent de coups d’épée. Enfin Thrasiléon, l’honneur de notre troupe, avec un courage digne de l’immortalité, ne laisse point ébranler sa constance, et ne fait pas le moindre cri, ni la moindre plainte qui puisse le trahir et découvrir notre dessein, mais tout déchiré et percé de coups qu’il étoit, imitant toujours le mugissement d’un ours, et bravant la mort avez une vertu héroïque, il conserve sa gloire en perdant la vie.
Cependant la terreur qu’il avoit répandue parmi tous ces gens-là, étoit telle, que jusqu’à ce qu’il fût grand jour, pas un seul n’a osé toucher seulement du bout du doigt ce prétendu animal étendu sur le carreau, hors un boucher un peu plus hardi que les autres, qui s’en approchant doucement et avec quelque crainte, lui fend le ventre, et expose aux yeux de tous cet illustre voleur. Voilà de quelle manière nous avons encore perdu Thrasiléon ; mais sa gloire ne périra jamais. Ensuite ayant pris à la hâte les paquets que ces morts nous avoient fidellement gardés, nous nous sommes éloignés le plus vîte qu’il nous a été possible de la ville de Platée, faisant les uns et les autres plusieurs fois cette réflexion, que certainement la bonne foi n’habitoit plus parmi les vivans, et qu’en haine de leur perfidie, elle s’étoit retirée chez les morts. Enfin fort fatigués de la pesanteur de nos paquets, et du chemin long et rude que nous avions fait, ayant perdu trois de nos camarades, nous sommes arrivés ici avec le butin que vous voyez.
Quand ce discours fut fini, ils burent dans des coupes d’or du vin pur à la mémoire de leurs compagnons qui étoient morts, et en répandirent en sacrifice, chantant quelques Hymnes à l’honneur du dieu Mars ; ensuite ils prirent un peu de repos. La vieille femme nous donna de l’orge en abondance et sans la mesurer ; de manière que mon cheval qui mangeoit sa portion et la mienne, n’étoit pas moins aise que, s’il eût fait aussi bonne chère que les prêtres Saliens (38). Pour moi, quoique j’aie toujours assez aimé l’orge mondé, comme les hommes le mangent, je ne balançai point à quitter celui-là qui étoit crud, pour aller dans un coin où j’avois apperçu ce qui étoit resté de pain du repas qu’on venoit de faire, dont je mangeai avec une avidité et un appétit extraordinaire (39).
La nuit étant assez avancée, les voleurs s’éveillèrent et songèrent à décamper. Ils s’équipèrent différemment : les uns s’armèrent d’épées, et les autres se déguisèrent en fantômes. En cet état, ils sortirent tous à la hâte. A mon égard, le sommeil qui me pressoit ne m’empêcha point de manger de la même force, et quoique je fusse content à chaque repas d’un pain ou de deux tout au plus quand j’étois Lucius, alors contraint de m’accommoder à la capacité de mon estomac, j’achevois la troisième corbeille pleine de pain, et je fus bien étonné que le jour me surprit en cette occupation. Je m’en retirai enfin, avec peine à la vérité, cependant, comme un âne qui a de la pudeur, et j’allai appaiser ma soif à un petit ruisseau qui n’étoit pas loin de là.
Peu de temps après les voleurs arrivèrent en grand’hâte et fort émus, ne rapportant à la vérité aucun paquet, pas même un misérable manteau ; mais l’épée à la main, ils amenoient une jeune fille, belle et bien faite. Il étoit aisé de juger que c’étoit quelque fille de la première qualité, et je vous jure qu’elle me plaisoit bien, tout âne que j’étois. Elle se désespéroit, elle déchiroit ses habits et s’arrachoit les cheveux d’une manière digne de pitié.
Quand ils furent tous entrés dans la caverne, ils lui représentèrent qu’elle n’avoit pas raison d’être affligée au point qu’elle l’étoit. Ne craignez rien, lui disoient-ils, votre vie et votre honneur sont en sûreté. Ayez patience pour un peu de temps, que votre enlèvement nous vaille quelque chose. C’est la nécessité qui nous force à faire le métier que nous faisons. Votre père et votre mère qui ont des biens immenses, tireront bientôt de leurs coffres, malgré leur avarice, ce qu’il faut pour racheter leur chère fille. Ces discours, et quelques autres semblables qu’ils lui tenoient confusément les uns et les autres, ne diminuèrent point sa douleur ; et tenant toujours sa tête panchée sur ses genoux, elle continuoit à pleurer de toute sa force.
Les voleurs appellèrent la vieille femme, lui ordonnèrent de s’asseoir auprès d’elle, et de l’entretenir de discours les plus obligeans et les plus gracieux qu’elle pourroit, pour tâcher de calmer son affliction, ensuite ils s’en allèrent chercher suivant leur coutume, à exercer leur métier. Tout ce que la vieille put dire à cette jeune fille, n’arrêta point le cours de ses larmes ; au contraire, paroissant encore plus agitée qu’elle n’avoit été, par les sanglots continuels qui sortoient du fond de sa poitrine, elle redoubla ses gémissemens avec tant de force, et d’une manière si touchante, qu’elle me fit pleurer aussi. Hélas ! disoit-elle, malheureuse que je suis, puis-je cesser de répandre des pleurs, et comment pourrai-je vivre, arrachée d’une maison comme la mienne, loin de toute ma famille, d’un père et d’une mère si respectables, et de mes chers domestiques ! Esclave et devenue la proie d’un malheureux brigandage, enfermée dans une caverne, privée de toutes les délices qui conviennent à une personne de ma naissance, dans lesquelles j’ai été élevée, et prête à tout moment d’être égorgée au milieu d’une troupe affreuse de voleurs, de scélérats et d’assassins.
Après avoir ainsi déploré sa triste destinée, la gorge enflée à force de sanglots, le corps abattu de lassitude, et l’esprit accablé de douleur, elle se laissa aller au sommeil, et ses yeux languissans se fermèrent. Peu de temps après qu’elle fut endormie, se réveillant tout d’un coup comme une forcenée, elle recommença à pleurer et à gémir, beaucoup plus violemment encore qu’elle n’avoit fait, se donnant des coups dans la poitrine, et meurtrissant son beau visage. Et, comme la vieille la prioit avec instance de lui dire quel nouveau sujet elle pouvoit avoir pour s’affliger à un tel excès : Ah ! s’écria la jeune fille, en poussant de tristes soupirs ; ah ! je suis perdue maintenant ! je suis perdue sans ressource, il ne me reste plus aucune espérance ; je ne dois plus songer qu’à chercher une corde, un poignard, ou quelque précipice pour finir tout d’un coup mes malheurs.
Alors la vieille se mettant en colère, lui dit, d’un visage plein d’aigreur et de dureté, qu’elle vouloit absolument savoir ce qu’elle avoit à pleurer de la sorte, et pourquoi immédiatement après avoir pris un peu de repos, elle recommençoit ses lamentations avec tant de violence. Quoi ! lui disoit-elle, avez-vous l’envie de frauder mes jeunes maîtres du profit qu’ils espèrent tirer de votre rançon ? Si vous prétendez passer outre, comptez que, malgré vos larmes (ce qui touche ordinairement fort peu les voleurs) je vous ferai brûler toute vive. La jeune fille épouvantée de cette menace lui prit la main et la lui baisant : Pardonnez-moi, lui dit-elle, ma bonne mère, je vous en conjure, conservez quelques sentimens d’humanité, ayez un peu de pitié de l’état déplorable où je me trouve. Je ne puis croire qu’ayant atteint cette vénérable vieillesse, vous vous soyez dépouillée de toute compassion ; au reste, écoutez le récit de mes malheurs.
Un jeune homme, beau, bien fait, et de la première qualité, si aimable, qu’il n’y a personne dans la ville qui ne l’aime comme son propre fils, mon proche parent, âgé seulement de trois ans plus que moi, avec qui j’ai été élevée et nourrie en même maison, dont la foi m’étoit engagée depuis longtemps, suivant l’intention de sa famille et de la mienne, qui nous avoient destinés l’un pour l’autre, et qui venoient de passer notre contrat de mariage : ce jeune homme, dis-je, accompagné d’un grand nombre de ses parens et des miens, qui s’étoient rassemblés pour nos nôces, immoloit des victimes dans les temples des dieux ; toute notre maison ornée de branches de laurier (40), éclairée par les torches nuptiales (41), retentissoit des chants de notre hymenée (42) ; ma mère me tenant dans ses bras (43), me paroit de mes habits de nôces (44), me donnant mille baisers, et faisant des vœux, dans l’espérance de voir bientôt des fruits de mon mariage, quand tout d’un coup paroît une troupe de brigands l’épée à la main, prête à livrer combat. Ils ne se mettent point en devoir de piller ni d’égorger ; mais tous ensemble ils se jettent en foule dans la chambre où j’étois, et m’arrachent plus morte que vive d’entre les bras tremblans de ma mère, sans qu’aucun de nos domestiques fasse la moindre résistance. Ainsi nos nôces sont troublées, comme celles de Pirithoüs et d’Hyppodamie (45).
Mais, ce qu’il y a de plus cruel, ce qui augmente et met le comble à mon infortune, c’est le rêve que je viens de faire en dormant. Il m’a semblé qu’on me tiroit avec violence de ma chambre, et même de mon lit nuptial ; que l’on m’emportoit par des lieux écartés et déserts, où j’appelois continuellement à mon secours mon époux infortuné, qui, se voyant si-tôt privé de mes embrassemens, couroit après ceux qui m’enlevoient encore, tout parfumé d’essences et couronné de fleurs ; et comme il crioit au secours, se plaignant qu’on lui ravissoit son aimable et chère épouse, un des voleurs irrité de ce qu’il nous suivoit avec tant d’opiniâtreté, a pris une grosse pierre dont il a frappé ce pauvre jeune homme, et l’a étendu mort sur la place. Une vision si affreuse m’a réveillée en sursaut toute épouvantée.
La vieille alors répondant par quelques soupirs aux larmes, que la jeune fille versoit en abondance, lui parla ainsi. Prenez bon courage, ma chère enfant, et que les vaines fictions des songes (46) ne vous alarment point ; car, outre qu’on tient que les images que le sommeil produit pendant le jour, sont fausses et trompeuses ; on croit de plus, que celles qu’il nous offre pendant la nuit, signifient souvent le contraire de ce qu’elles représentent (47). Rêver qu’on pleure, qu’on est battu, et quelquefois même qu’on nous coupe la gorge, sont des présages de gain et de prospérité ; au contraire, quand on songe qu’on rit, qu’on mange quelques mets délicats et friands, ou qu’on goûte les plaisirs de l’amour, cela annonce de la tristesse, de la langueur, quelque perte ou quelque sujet d’affliction. Mais je veux tâcher tout présentement de vous distraire de votre douleur par quelques jolis contes du temps passé.
Il y avoit dans une certaine ville un Roi et une Reine (48), qui avoient trois filles, toutes trois fort belles. Quelques charmes que pussent avoir les deux aînées, il n’étoit pas impossible de leur donner des louanges proportionnées à leur mérite. Mais, pour la cadette, sa beauté étoit si rare et si merveilleuse, que toute l’éloquence humaine n’avoit point de termes pour l’exprimer et pour en parler assez dignement. Les peuples de ce pays-là, et quantité d’étrangers, que la réputation d’une si grande merveille y attiroit, restoient saisis d’étonnement et d’admiration, quand ils voyoient cette beauté, dont jamais aucune autre n’avoit approché, et l’adoroient religieusement, comme si s’eût été Vénus elle-même (49).
Le bruit couroit déjà par-tout chez les nations voisines, que la Déesse, à qui l’océan a donné la naissance, et qui a été élevée dans ses flots, étoit descendue des cieux, et se faisoit voir sur la terre, sous la figure d’une mortelle ; ou du moins que la terre, après la mer, avoit produit par une nouvelle influence des astres, une autre Vénus qui avoit l’avantage d’être fille. Cette opinion se fortifioit chaque jour, et se répandit dans les provinces et dans les îles voisines, et de-là presque dans tout l’univers. On voyoit arriver de toutes parts des hommes qui avoient traversé des pays immenses, et d’autres qui s’étoient exposés aux dangers d’une longue navigation, pour voir ce qui faisoit la gloire et l’ornement de leur siècle. Personne n’alloit plus à Gnide, ni à Paphos ; personne même ne s’embarquoit plus pour aller à Cythère (50) rendre des honneurs à Vénus ; ses sacrifices sont négligés, ses temples dépérissent, on en profane les ornemens (51), on n’y fait plus les cérémonies accoutumées ; les statues de la Déesse ne sont plus couronnées de fleurs, et ses autels couverts de cendres froides restent abandonnés. L’on n’adresse plus ses prières qu’à la jeune princesse, et l’on n’honore plus Vénus que sous la forme de cette jeune mortelle. Quand elle paroît le matin, on immole devant elle des victimes, et on prépare des festins sacrés ; l’on croit se rendre ainsi la Déesse favorable. Et lorsque la princesse passe dans les rues, les peuples courent en foule après elle pour lui rendre leurs hommages, chacun lui présente des guirlandes et des couronnes de fleurs, et l’on en sème par-tout où elle doit passer.
Ce culte et ces honneurs divins, qu’on rendoit à la nouvelle Vénus, piquèrent sensiblement la mère des amours. Quoi, dit-elle toute indignée et frémissant de colère, Vénus à qui la nature et les élémens doivent leur origine, qui maintient tout ce vaste univers, partagera les honneurs qui lui sont dûs, avec une simple mortelle, et mon nom qui est consacré dans le ciel, sera profané sur la terre ? Une fille sujète à la mort recevra les mêmes respects que moi, et les hommes seront incertains si c’est elle ou Vénus qu’ils doivent adorer. C’est donc en vain que ce sage berger, dont Jupiter même a reconnu l’équité, m’a préférée à deux Déesses qui me disputoient le prix de la beauté (52) ? Mais, quelle que soit cette mortelle, elle n’aura pas long-temps le plaisir de jouir des honneurs qui me sont dûs. Je ferai bientôt en sorte qu’elle aura tout lieu de s’affliger d’avoir cette beauté criminelle.
Dans le moment Vénus appelle son fils, cet enfant ailé, plein d’audace et de mauvaises inclinations, qui, sans aucun égard pour les loix, armé, de flêches et de feux, court toutes les nuits de maison en maison pour séduire les femmes mariées, et mettre de la division dans les ménages ; en un mot, qui ne cherche qu’à mal faire, et qui commet impunément mille crimes tous les jours. Et quoiqu’il soit porté assez naturellement à la méchanceté, Vénus n’oublia rien pour l’aigrir encore davantage. Elle le mena dans la ville où demeuroit Psiché ; (c’étoit le nom de cette belle fille) elle la lui fit voir, et après lui avoir conté tout le sujet de la jalousie que lui causoit cette princesse par sa beauté : Mon fils, continua-t-elle avec douleur et indignation, vengez votre mère, je vous en prie, mais vengez-la pleinement d’une mortelle qu’on a l’insolence de lui comparer. Je vous en conjure par la tendresse que j’ai pour vous, par les agréables blessures que vos traits font dans les cœurs, et par les plaisirs infinis que goûtent ceux que vous enflammez. Sur-tout, et c’est ce que je vous demande avec plus d’empressement, faites en sorte que ma rivale devienne éperdument amoureuse du plus méprisable de tous les hommes, qui soit sans naissance, pauvre, et qui craigne à tout moment pour sa propre vie ; enfin qui soit si misérable et si accablé de toutes sortes de disgraces, qu’il n’y ait personne dans le monde si malheureux que lui.
Vénus, après avoir ainsi parlé, baisa tendrement son fils, et s’en alla vers le rivage de la mer. Si-tôt qu’elle eut porté ses pieds délicats sur les flots, et qu’elle s’y fut assise, elle ne fit que souhaiter, et dans le moment parut un cortège avec le même appareil, que si elle l’eût ordonné long-temps auparavant. Les filles de Nérée (53), s’approchent, faisant éclater leurs voix par des chants d’allégresse. On y voit Portune (54) avec sa grande barbe bleue, Salacia avec sa robe pleine de poissons (55), et le jeune Palémon monté sur un dauphin (56). Les Tritons nagent en foule autour de la Déesse (57). L’un sonne de la trompette avec une conque, un autre lui présente un parasol de soie pour la garantir de l’ardeur du soleil. On en voit un qui tient un miroir devant elle, et quelques autres aident à faire avancer son char. C’est avec cette pompe que Vénus paroît, quand elle va rendre visite à l’océan.
Cependant Psiché avec une beauté si renommée, ne retire aucun fruit de cet avantage. Chacun s’empresse pour la voir, tout le monde la comble de louanges ; mais il ne se trouve personne, soit roi, soit prince, soit particulier, à qui il prenne envie de la demander en mariage. On admire cette beauté divine, mais on ne fait que l’admirer comme une belle statue, sans en être touché. Ses deux sœurs, dons les appas n’avoient fait aucun bruit dans le monde, avoient été recherchées par deux rois, avec qui elles étoient avantageusement mariées. Psiché restoit seule dans la maison de son père, sans amant, pleurant sa solitude, malade et l’esprit abattu, haïssant sa beauté, quoiqu’elle fît l’admiration de toute la terre.
Le père de cette infortunée princesse soupçonnant que le malheur de sa fille pouvoit être un effet de la haine des Dieux, et redoutant leur colère, fut à l’ancien temple de Milet (58) consulter l’oracle d’Apollon. Après y avoir fait des sacrifices, il supplia cette divinité de donner un époux à Psiché, qui n’étoit recherchée de personne. Voici ce que l’oracle répondit (59).
Qu’avec les ornemens d’un funeste Himenée,
Psiché sur un rocher, soit seule abandonnée.
Ne crois pas pour époux qu’elle y trouve un mortel,
Mais un monstre terrible, impérieux, cruel,
Qui volant dans les airs, livre à toute la terre,
Par la flâme et le fer, une immortelle guerre,
Et dont les coups puissans craints du maître des Dieux,
Epouvantent la mer, les enfers et les cieux.
Ce Roi autrefois si heureux, après cette réponse, s’en retourne chez lui accablé de douleur et de tristesse ; et ayant fait part à la Reine son épouse des ordres cruels du destin, on n’entend que des cris et des gémissemens de tous côtés. Quelques jours se passent dans les larmes, mais le temps approchoit qu’il falloit obéir à l’oracle. On fait déja les apprêts des nôces funestes de cette princesse ; on allume les flambeaux de l’himenée, qui devoient éclairer ses funérailles. Les flûtes destinées pour des airs de réjouissance, ne rendent que des sons tristes et lugubres (60) ; et celle qu’on alloit marier, essuie ses larmes à son voile même. Toute la ville en général, et tout le pays pleure les malheurs de la maison royale, et on ordonne un deuil public.
Cependant la nécessité d’obéir aux ordres des Dieux, appeloit Psiché au supplice qu’ils lui avoient destiné ; et si-tôt que l’appareil de ces nôces funestes fut achevé, on part. Toute la ville en pleurs accompagne la pompe funèbre d’une personne vivante, et Psiché versant des larmes, va à ses nôces, ou plutôt, à ses funérailles.
Mais, voyant que son père et sa mère, saisis d’horreur de ce qu’on alloit faire, ne pouvoient se résoudre à consentir qu’on exécutât un ordre si barbare, elle les y encourage elle-même. Pourquoi, leur dit-elle, consumez-vous votre vieillesse en regrets inutiles ? Pourquoi abréger par des sanglots continuels, une vie qui m’est mille fois plus chère que la mienne ? Que vous sert de vous arracher les cheveux, de vous déchirer le visage et la poitrine ? C’est augmenter ma douleur. Voilà ce que vous deviez attendre de ma beauté. Accablés présentement par ce coup affreux, vous connoissez, mais trop tard, les traits mortels de l’envie. Quand tout le peuple et les nations étrangères me rendoient des honneurs divins ; quand on m’appeloit la nouvelle Vénus par toute la terre, c’étoit alors que vous deviez vous affliger, c’étoit alors que vous me deviez pleurer comme une personne prête à périr. Je le connois présentement, et je l’éprouve enfin, que ce seul nom de Vénus est cause de la mort. Mais qu’on me conduise sur ce fatal rocher. Je souhaite avec empressement cet heureux mariage ; et que j’ai d’impatience de voir cet illustre époux que les Dieux me destinent ! A quoi bon hésiter ? dois-je différer un moment de recevoir un mari né pour détruire l’univers.
En achevant ces mots, Psiché se mêla avec empressement dans la foule du peuple qui accompagnoit la pompe. On arrive à la montagne destinée ; on y monte, et l’on y laisse seule cette malheureuse princesse. Ceux qui avoient porté les torches nuptiales, après les avoir éteintes avec leurs larmes, les y laissèrent, et chacun revint chez soi tout consterné. Le Roi et la Reine s’enfermèrent dans leur palais, où ils s’abandonnèrent à une douleur continuelle. Cependant Psiché, saisie d’effroi, pleuroit sur le haut du rocher, lorsqu’un zéphir agitant ses habits (61), et s’insinuant dans les plis de sa robe, l’enlève légèrement, la descend au pied de la montagne, et la pose doucement sur un gazon plein de fleurs.
REMARQUES
SUR
LE QUATRIEME LIVRE.
(1) Il y a dans le texte : Une couleur vermillonnée de roses épanouies. Parmi les drogues qui servent à farder le visage, et à le faire trouver plus agréable, le vermillon tient la première place, et il y a long-temps qu’il est en usage. Les anciens en coloroient la face des images de Jupiter. Ceux qui marchoient en pompe triomphante à Rome, après quelque signalé service fait à la république, s’en servoient aussi quelquefois. La noblesse éthiopienne corrige ainsi sa noirceur.
(2) Il y a dans le texte : Un éclat royal. Avant qu’un sanglier eût si impitoyablement déchiré Adonis le mignon de Vénus, les roses étoient blanches ; mais cette déesse n’ayant pu voler assez promptement à son secours, elle recueillit son sang, elle l’inspira d’une odeur très-souefve, en mémoire de lui, donna sa couleur aux roses, et transmua le corps en une fleur vermeille comme sang, qui fut nommé adonium. Le sang d’Hyacinthe qu’Apollon, par la jalousie de Zéphir, tua d’un coup de palet, en jouant avec lui, fut converti en une fleur de même nom et de même couleur qu’on appelle oignon sauvage.
(3) Alors faisant des vœux au Dieu qui préside aux évènemens, pour me le rendre favorable. Le bon Evénement étoit un dieu chez les payens, qu’ils ne manquoient pas d’invoquer quand ils entreprenoient quelque chose. Il étoit ex duodecim diis consentibus, du nombre des douze dieux, que les latins appeloient Consentes, que l’on disoit être du conseil des dieux, et principalement de Jupiter. S. Augustin, liv. 4, ch. 23, de la Cité de Dieu. On voyoit une statue de ce dieu, et une de la bonne Fortune dans le capitole, faites l’une et l’autre de la main de Praxitele. Plin. liv. 5, chap.6.
(4) Roses de laurier. Cet arbre est le rhododendron ou rodaphé des grecs, dont la fleur mangée par les animaux les fait mourir en écumant, comme s’ils tomboient du haut mal. Cette même fleur sert de contre-poison à l’homme.
(5) Chiens. Le chien est la meilleure défense que le paysan emploie contre son ennemi ; ainsi ceux de Colophon et de Castabale menoient des compagnies de chiens à la guerre qui leur épargnoient beaucoup de solde. Les Cimbres s’en servoient aux mêmes usages. Les chiens, principalement ceux de cour, doivent être enfermés de jour, comme dit Caton, afin de les rendre plus allaigres et plus éveillés la nuit. M. Varron en fait de deux genres, l’un de chasse qui concerne les bêtes féroces et le gibier ; l’autre, bergeresque qu’on nourrit pour la garde des choses champêtres. Columelle en fait de trois sortes : l’un champêtre qui garde les maisons des champs et ce qui en dépend ; l’autre, bergeresque, qui garde les étables à la maison et les troupeaux aux champs ; le troisième pour la chasse. Les meilleurs sont ceux qui sont toujours prêts à venir aux prises avec les étrangers. Le chien de berger ne doit être ni trop defait ou rétréci à faute de nourriture, ni trop vîte, mais robuste et courageux. Columelle ne veut pas qu’on leur donne des noms trop longs, afin qu’ils entendent plus vîte quand on les appelle.
(6) Des ours et des lions. Alexandre fit combattre un chien d’Albanie contre un éléphant, par une infinité de tournoiemens et de coups de dents, il le jeta enfin par terre avec une telle secousse que la terre en trembla. Quintcurse rapporte l’histoire d’un chien qui déchiroit un lion à belles dents.
(7) Mauvaise odeur. On fait mention d’une bête sauvage (Bonasius) qui se voyant poursuivie, rend une fiante en fuyant, si chaude qu’elle brûle comme feu ceux qui la touchent, et qui se sauve par ce moyen.
(8) Que je méritois bien mon congé. Le texte dit, Mereri causariam missionem. L’auteur fait allusion au terme dont on se servoit pour exprimer le congé qu’on donnoit aux soldats, lorsqu’ils étoient devenus incapables de servir, par quelqu’infirmité de l’esprit ou du corps, on l’appelloit Missio causaria. Il y avoit encore Missio honesta, qui étoit le congé qu’on leur donnoit quand le temps de leur engagement étoit expiré ; et Missio ignominiosa, quand ils étoient cassés pour avoir commis quelque faute ou quelque action honteuse.
(9) Chauffer de l’eau. Les anciens se baignoient ordinairement tous les jours avant le souper ; car, selon l’opinion de Vitruve, l’heure la plus commode pour se baigner est depuis midi jusqu’au soir.
(10) Frottés avec de l’huile. Cornélius dit qu’il convient à ceux qui veulent manger après le travail, s’ils n’ont point de bain, de se faire frotter, suer et oindre dans un lieu bien chaud ou auprès du feu.
Il y a deux liqueurs qui conviennent beaucoup au corps humain, l’huile au-dehors, et le vin au-dedans. L’huile rend le corps souple, et le fortifie contre les rigueurs de l’air. Les Grecs, pères de tous les vices, firent un abus étonnant du vin.
(11) Que celui des Lapithes et des Centaures. Les Lapithes étoient des peuples de Thessalie. L’épithète de Thébains que leur donne Apulée, ne peut leur convenir qu’à cause d’une petite ville de Thessalie, nommée Thèbes, dont parle Pline, liv. 4, chap. 8, et non pas à cause de la grande Thèbes à sept portes, qui étoit la capitale de Béotie. Il appelle les Centaures, semi-feri, demi-bêtes, parce qu’ils étoient, comme tout le monde sait, moitié hommes et moitié chevaux. Leur combat contre les Lapithes aux nôces de Pirithoüs et d’Hippodamie, qu’Horace nomme rixa super mero debellata, combat fait dans le vin, est trop connu pour en parler ici.
(12) Nous sommes de retour avec huit jambes de plus. A cause du cheval et de l’âne qu’ils avoient amenés avec eux.
(13) Lamaque votre chef. Ce nom, qui vient du grec, veut dire invincible.
(14) La mémoire. Si la vertu de plusieurs rend leur mémoire honorable ; aussi fait le vice chez plusieurs. Erostrate brûla le beau temple d’Ephèse, mis au rang des sept merveilles du monde dans la seule intention de faire parler de lui. Pausanias, gentilhomme Macédonien, pour rendre sa mémoire immortelle, assassina Philippe son Roi.
(15) Les bains publics. Les jurisconsultes disent que le chevalier du guet est établi pour ceux qui, pour salaire, prennent la garde des habits aux bains, afin que, s’il s’y perd quelque chose, il en ait connoissance. Ils ont aussi un titre de larron des bains ; ou Ulpien écrit que tels larrons doivent être punis extraordinairement. Le soldat surpris dérobant aux étuves ou aux bains est dégradé des armes.
(16) A conserver sa vie. Plaute, au Trinumme, dit que la chemise est plus près que le manteau. Nous disons que le moule (le corps) est plus précieux que le pourpoint. Les Grecs disoient que le genou est plus près que la cuisse. Tout cela se dit de ceux qui s’aiment plus que leurs ames. On dit aussi communément, autant de valets, autant d’ennemis. Toutefois Sénèque dit que nous ne les avons pas pour ennemis, mais que nous les faisons tels abusans d’eux comme de bêtes de service.
(17) A peine fûmes-nous à Thèbes. Le texte dit, Thebas heptapylos, Thèbes à sept portes, pour la distinguer de la ville de Thèbes en Égypte qui avoit cent portes. Mais j’ai cru qu’il étoit inutile d’exprimer heptapylos, et qu’on voyoit assez que c’étoit cette Thèbes, dont ce voleur prétend parler, puisqu’il vient de dire un peu plus haut, qu’ils viennent de parcourir les villes de Béotie.
(18) Chryseros, c’est-à-dire, qui aime l’or. Ce mot vient du grec Κρύσος qui signifie or, et Ἔρος qui signifie amour.
(19) Passa la main tout doucement par un trou qui servoit à fourrer la clef en dedans. On peut remarquer par cet endroit que les serrures en ce temps-là ne s’ouvroient pas comme les nôtres.
(20) Par le bras droit du dieu Mars. Les voleurs, tels que ceux-ci, reconnoissoient Mars pour leur patron, et les voleurs qui s’expriment en latin par fures, que nous appellons en françois filoux ou coupeurs de bourses, reconnoissent Mercure et la déesse Laverne.
(21) Nous l’avons donné en garde à la mer. Ces voleurs ne pouvoient pas jeter le corps de Lamaque dans la mer, puisque la ville de Thèbes, où ils étoient, en étoit éloignée de plusieurs milles. Apulée a supposé apparemment qu’on entendroit qu’ils jetèrent ce corps dans le fleuve Ismène, qui le porta dans la mer, et qu’ainsi on pouvoit dire qu’ils l’avoient jeté dans la mer.
(22) Alcime. Ce nom signifie force, valeur.
(23) Platée, ville de Béotie, au pied de la montagne Cytheron. Platé en grec signifie rame ou gasche, et Platos, largeur. De-là vient Platée, que Platon et Strabon disent être ainsi nommé à cause de la largeur des gasches dont usoient les habitans.
(24) Democharès veut dire agréable au peuple : nom convenable à un grand seigneur qui se plaît à donner des spectacles publics. Il étoit prêt de présenter. Les spectacles de gladiateurs s’appeloient præsens, parce que le peuple recevoit autant de plaisir à ce spectacle que s’il eût reçu un beau présent. Solon faisoit peu de cas de ces sortes de gens, parce que, disoit-il, les vainqueurs ne le sont qu’au détriment de la république, et sont plutôt couronnés au préjudice de leur patrie, que de leurs ennemis.
(25) Aux bêtes féroces. Les anciens abandonnoient les criminels condamnés à la mort pour combattre contre les bêtes féroces qu’on nourrissoit à cet effet pour donner du plaisir au peuple. Sénèque, au 10e de ses épîtres, admire la résolution d’un de ces pauvres malheureux, qui étant destiné pour un tel spectacle, et voulant s’y soustraire, se fourra dans le gosier, le plus avant qu’il lui fut possible, un bâton avec une éponge, et qui rendit ainsi l’esprit en se bouchant le conduit de la respiration.
(26) Ne furent point à couvert des disgraces de la fortune. J’ai mis cette expression à la place de celle qui est dans le latin, Nec Invidiæ noxios effugit oculos, Ne put éviter les yeux malins de l’Envie. En cet endroit l’Envie est prise pour la déesse même de l’envie, ce qui n’auroit pas été entendu en françois.
L’envie est le chagrin que l’on ressent de la prospérité d’autrui ; cette passion est différente de la haine ; celle-ci s’exerce contre les méchans, l’autre contre les gens de bien. La haine se montre à découvert, mais on dissimule l’envie. La haine procède du vice d’autrui ; l’envie au contraire des biens et de la vertu d’autrui. La haine est commune aux bêtes brutes ; l’envie est particulière à l’homme seul. C’est ainsi que Plutarque distingue ces deux passions, au traité de la haine et de l’envie.
(27) Pigrâ sessione languidæ. Foible par un repos paresseux. La fainéantise habite le corps ; et comme dit Galien, il est impossible que les personnes qui mènent une vie sédentaire, demeurent long-temps en santé. L’exercice est d’une nécessité absolue à tous les êtres existans ; l’exercice, dit Végèce, opère plus que les médecins pour la santé du corps, l’oisiveté et la nonchalance les abattent.
(28) Maladie contagieuse. On a remarqué que la peste commence le plus souvent par les animaux. Ainsi, dans Homère, Virgile et Ovide, la première contagion tomba toujours sur les bêtes. La peste a plusieurs causes, l’intempérie du ciel, les eaux corrompues, ou quelque mauvaise vapeur de la terre. Les philosophes et les médecins disent que l’excès du froid et du chaud, de l’humide et du sec engendre la contagion.
(29) Trasiléon. Ce nom convient à un voleur déterminé, il signifie audacieux, téméraire. Il vient de θρασίς et de λεο.
(30) Nicanor vient de nicân, vaincre.
(31) Si à propos. Toute libéralité est agréable, mais plus celle qui vient à propos et en saison. Ainsi le parasite de Plaute se vante de savoir fort bien le moyen de faire toutes choses à propos. Sénèque dit, au livre des Bienfaits : une miche donnée à celui qui a faim est un bienfait.
(32) Qu’on porte à l’heure même cet ours à sa maison de campagne. Le texte dit, novalibus, qui veut dire, dans des terres qu’on laisse reposer de deux années l’une, et par conséquent où il y a toujours du pâturage.
(33) De l’air. L’air de la campagne étant plus libre, est par conséquent plus pur et plus salubre. Avicenne enseigne les moyens de remédier à la peste qui provient d’une corruption d’air. Il approuve les odeurs, comme extrêmement propres à chasser la contagion de l’air. L’empereur Commode quittant Rome affligée de la peste, se retira dans Laurente, parce que la fraîcheur de la région et l’odeur des lauriers qui l’ombragent, servent de beaucoup contre la contagion ; et dans la ville, chacun, par le conseil des Médecins, se remplissoit les narines et les oreilles d’odeurs douces qui empêchoient l’effet dangereux de l’air empesté.
(34) Nourriture ordinaire. Cornelius Celsus dit que le boire et le manger donnés à propos, sont un bien très-opportun ; et Aristote, que le changement du boire et du manger est très-nuisible. Les voyageurs sont souvent en danger de maladie, parce qu’ils ont toujours à changer d’eau. Le changement d’eau engendre de la vermine, et peut donner des poux.
(35) Loin du grand chemin. Les anciens avoient les cimetières fort éloignés, et, suivant l’ordonnance de la loi des douze tables, on n’enterroit ni ne brûloit les corps dans les villes. Les cimetières étoient ordinairement aux champs, et Platon recommande qu’on les établisse dans les endroits les plus stériles.
(36) Poussière. Qu’est-ce que l’homme, dit Sénèque ? un vaisseau cassé et fragile, nud, et de son naturel, sans armes, sans défense, ayant besoin du secours d’autrui, exposé à toutes les injures et traverses de la fortune, au froid, au chaud et au travail. Pour connoître la frugalité de l’homme, il n’y a qu’à voir sa fin, tel qui a joui de tous les honneurs et de tous les plaisirs, se réduit en poussière. L’homme si misérable et si fragile, est l’animal le plus superbe, et voudroit inutilement détourner de sa pensée tout ce qui lui rappèle sa destruction et son anéantissement.
(37) Il n’a pas laissé de nous arriver un cruel accident. L’auteur dit : Occurrit scævus Eventus, l’Evènement sinistre s’y opposa. L’évènement sinistre étoit une divinité, aussi-bien que l’Evènement heureux.
(38) Aussi bonne chère que les prêtres Saliens. Les prêtres Saliens étoient consacrés au Dieu Mars ; on les nommoit Saliens à Saliendo, à cause des sauts et des danses qu’ils faisoient en son honneur ; et comme les Romains reconnoissoient ce Dieu pour l’auteur de leur origine, ils avoient une grande considération pour ses prêtres, et tout le monde leur faisoit des présens, et leur donnoit moyen de faire si bonne chère, que pour exprimer un bon repas, on disoit, un repas de prêtres Saliens, ce qui avoit passé en proverbe. Voyez Horace, liv. 1, ode 37, et liv. 2, ode 14.
(39) Le texte dit, Saucias et araneantes. Un gosier où déjà les araignées faisoient leur toile. C’est ainsi que le parasite de Plaute, pour faire mieux entendre sa faim, dit que sa gorge est toute chassieuse de faim.
(40) Toute notre maison ornée de branches de laurier. Dans les nôces des anciens, le premier soin qu’on avoit, étoit d’orner les portes et la maison du futur époux de fleurs et de feuillages. Catulle, sur les nôces de Pelé.
Vestibulum ut molli velatum fronde vireret.
On donna ordre, que le vestibule fût orné de feuillages verds. Il paroît par cet endroit d’Apulée qu’on avoit soin aussi d’orner de feuillages la maison de la mariée.
Le laurier liere ou autres festons ou branches dont on jonche les maisons, sont symbole de joie particulière ou publique. Le laurier, dit Pline, au 15e livre, est dédié pour les triomphes, et est très-agréable aux maisons. C’est le portier des empereurs et des pontifes, lui seul orne leur logis. C’étoit le principal signal de la victoire chez les Romains, les gens de guerre en ornoient leurs armes, et même les lettres qu’ils envoyoient après quelque victoire, c’est pourquoi les historiens les appeloient laurées. Ils en mettoient aussi dans le giron de leur tout puissant Jupiter toutes les fois qu’il les favorisoit de quelque nouvelle victoire. Les soldats portans du laurier suivoient leur capitaine triomphant qui en tenoit aussi une branche à sa main, et qui en étoit couronné.
(41) Eclairée par les torches nuptiales. Ces torches appelées par les poëtes : Tedæ jugales, faces legitimæ, Tedæ geniales et festæ, étoient au nombre de cinq.
Les anciens estimoient le nombre cinq nuptial par-dessus tous les autres, comme construit de mâle et de femelle, comme dit Plutarque dans les questions romaines, ou parce que la femme ne sauroit engendrer plus de cinq jumeaux, suivant Aristote : peut-être aussi vouloient-ils donner à entendre pour moins cinq fois le devoir à son épouse. Ces torches étoient estimées de meilleur présage, étant faites d’aubespin, en mémoire de celles que portoient les Romains quand ils ravirent les femmes et les filles des Sabins. Voici quel étoit l’emploi de trois jeunes garçons ayant père et mère : L’un portoit une torche d’aubespin, parce qu’ils épousoient de nuit ; les deux autres menoient l’épousée, puis les amis de l’époux et de l’épouse venoient arracher cette torche, de peur que la femme ne la cachât de nuit sous le lit de son mari, ou que le mari ne la fît brûler dans quelque sépulchre ; car l’un et l’autre, suivant eux, dénonçoit une mort prochaine à l’un des deux.
(42) Retentissoit des chants de notre Himenée. Ces chants nuptiaux se nommoient proprement himenée ou épitalame. On trouve un de ces sortes de poëmes dans Catulle, qu’il fit pour les nôces de Manlius et de Julia. C’est une pièce de très-bon goût, et où l’on peut apprendre bien des particularités sur les coutumes qui s’observoient aux nôces des anciens.
(43) Ma mère me tenant dans ses bras. C’étoit une coutume des anciens, que l’on enlevât la mariée d’entre les bras de sa mère ou de quelque autre parente, si elle n’avoit point de mère, avec une douce violence, pour épargner sa pudeur, et faire paroître qu’elle ne se livroit pas elle-même entre les bras d’un homme. Chez les Romains, cette espèce d’enlèvement servoit aussi à rappeler la mémoire de l’enlèvement des Sabines, qui leur avoit si bien réussi du temps de Romulus.
(44) Me paroit de mes habits de nôces. Voici en quoi consistoient ces habits ou ornemens nuptiaux. La fille étoit couronnée de fleurs ; elle avoit une tunique ou robe, qu’on appeloit recta, droite ; une ceinture de laine, qu’il falloit que le mari détachât lui-même dans le lit ; des souliers jaunes, et un voile qui la couvroit presque toute entière, appellé flammeum, d’une couleur jaune, fort vive, tirant sur le rouge. C’est ce voile qui a donné aux nôces le nom de nuptiæ, qui signifie voiler.
(45) Nos nôces furent troublées comme celles de Pyrithous et d’Hippodamie. On sait assez comme ces nôces furent troublées par la brutalité des Centaures, et leur combat contre les Lapithes.
(46) Vaines fictions des songes. Les Philosophes disent qu’il ne faut pas avoir de foi aux songes. Cicéron se moque des songes et de leurs significations. Homère dit que les songes viennent de Jupiter. Tous les songes ne sont absolument que de fausses imaginations et mensongères, sur lesquelles il est impossible de rencontrer juste.
(47) Le contraire de ce qu’elles représentent. Il importe, dit Pline, de savoir si l’on a coutume de songer choses qui adviennent oui ou non : car souvent les visions horribles nous présagent d’heureux évènemens. Synesius, Platonicien, se mocque de ceux qui font profession d’exposer les songes parce qu’il est impossible d’établir des loix qui puissent être également communes à toutes personnes.
(48) Il y avoit dans une certaine ville un Roi et une Reine. Ici commence la fable de Psiché. Fulgence, Evêque de Carthage, a prétendu qu’elle enveloppoit un sens moral fort beau, auquel il n’y a guère d’apparence qu’Apulée ait pensé, le voici. La ville, dont il est parlé d’abord, représente le monde ; le Roi et la Reine de cette ville, sont Dieu et la matière. Ils ont trois filles, qui sont, la chair, la liberté et l’ame. Cette dernière que le mot de Psiché signifie en grec, est la plus jeune des trois, parce que l’ame n’est infusée dans le corps qu’après qu’il est formé. Elle est plus belle que les deux autres, parce que l’ame est supérieure à la liberté, et plus noble que la chair. Vénus qui est l’amour des plaisirs sensuels, lui porte envie, et lui envoie Cupidon, c’est-à-dire, la concupiscence pour la perdre ; mais parce que la concupiscence peut avoir pour objet le bien et le mal, ce Cupidon ou Concupiscence vient à aimer Psiché, qui est l’Ame, et s’unit intimement à elle. Il lui conseille de ne point voir son visage, c’est-à-dire, de ne point connoître les plaisirs sensuels, et de ne point croire ses sœurs, qui sont la chair et la liberté, qui lui en veulent inspirer l’envie. Mais Psiché animée par leurs conseils dangereux, tire la lampe du lieu où elle l’avoit cachée, c’est-à-dire, pousse au-dehors, et met à découvert la flamme du desir qu’elle portoit cachée dans son cœur, et l’ayant connue, ou ce qui est la même chose, ayant fait l’expérience des plaisirs, elle s’y attache avec ardeur. Enfin Psiché considérant avec trop d’attention Cupidon, le brûle d’une goutte d’huile enflammée tombée de sa lampe. Ce qui marque que plus on se livre aux voluptés de la concupiscence, plus elle s’augmente et s’enflamme, et imprime sur nous la tache du péché. Cupidon ôte ensuite à Psiché ses richesses, la chasse de son superbe palais, et la laisse exposée à mille maux et à mille dangers. C’est la concupiscence qui, par l’expérience funeste qu’elle fait faire à l’ame des plaisirs criminels, la dépouille de son innocence et du trésor des vertus, la chasse de la maison de Dieu, et la laisse exposée à toutes les occasions de chûte et de malheurs qui se rencontrent dans la vie.
(49) Et l’adoroient religieusement comme si c’eût été Vénus elle-même. Il y a dans le latin : Admoventes oribus suis dexteram primore digito in erectum pollicem residente. En portant leur main droite à leur bouche, tenant le pouce élevé et le premier doigt appuyé dessus. C’étoit la manière dont les anciens adoroient leurs Dieux, en faisant une inclination du corps. Lisez Pline, l. 28, c. 2, et Apulée dans son apologie. J’ai cru qu’il étoit mieux en françois de dire simplement l’adoroient, sans y mettre ce que je viens de marquer qui est dans le texte.
(50) Personne n’alloit plus à Gnide ni à Paphos ; personne ne s’embarquoit plus pour aller à Cythère. Lieux où Vénus étoit particulièrement adorée. Gnide étoit une ville sur le bord de la mer dans la Carie, où l’on voyoit une statue de cette déesse de la main de Praxitelle. Paphos étoit une ville sur la côte occidentale de l’isle de Chypre, elle se nomme présentement Baffo. Et Cythère est une isle de la mer Egée, qu’on nomme ajourd’hui Cerigno, elle est proche de Candie. Ces pays sont sous la domination des Turcs.
(51) On en profane les ornemens. Le texte dit : Pulvinaria proteruntur, Ses lits sont foulés aux pieds. Cet endroit n’auroit pas été si intelligible, ainsi que de la manière dont je l’ai exprimé, qui est un peu plus générale à la vérité, mais qui revient à la même chose. Ces pulvinaria étoient des petits lits, qu’on dressoit dans les temples des payens, sur quoi, dans les grands besoins de l’état, et dans les calamités publiques, on mettoit les statues des Dieux, que le peuple en foule alloit adorer. Cette cérémonie s’appeloit lectisternium, et ne se faisoit que par l’ordre des Magistrats.
(52) Ce sage berger ... m’a préférée à deux déesses qui me disputoient le prix de la beauté. Ce berger, c’est Paris, fils de Priam, et les deux déesses sont Junon et Pallas.
(53) Les filles de Nerée. Nérée étoit fils de l’Océan et de Thétys, selon les uns, et selon les autres, de l’Océan et de la Terre. Il eut de sa sœur Doris, cinquante filles, qu’on nommoit les Néréides, et qui étoient nymphes de la mer.
(54) Portune. C’est le Dieu des ports de mer, que les Grecs confondoient avec Palémon ; mais, comme Apulée parle un peu plus bas de Palémon, c’est Neptune, en cet endroit, qu’il entend par Portune, ce qui n’est pas sans exemple dans les anciens.
(55) Salacia avec sa robe pleine de poissons. Salacia étoit la femme de Neptune. Saint Augustin dit, liv. 4, de la Cité de Dieu, Quid est quod mare Neptuno tribuitur, terra Plutoni ? Ac ne ipsi quoque sine conjugibus remanerent, additur Neptuno Salacia, Plutoni Proserpina. Inferiorem maris partem Salacia tenet, terra inferiorem Proserpina. Par quelle raison attribue-t-on la mer à Neptune, et à Pluton la terre ? et afin qu’ils ne fussent pas sans femme, on donne à Neptune Salacia, et à Pluton Proserpine. Salacia occupe la partie inférieure de la mer, et Proserpine celle de la terre. Cela se rapporte parfaitement bien à ce que notre auteur dit ici que Salacia a sa robe pleine de poissons.
(56) Palémon monté sur un dauphin. Palémon étoit fils d’Atamas et d’Ino ; il s’appeloit Mélicerte. L’on sait assez par la fable, qu’Ino, sa mère, fuyant la fureur d’Atamas, se précipita elle et son fils dans la mer, où Ino fut changée par Neptune en une déesse marine, nommée des Grecs, Leucothea ou Leucothoé, et des Latins, Mater mutata ; et le petit Mélicerte en un Dieu nommé Palémon par les Grecs, et Portunus par les Latins. Pausanias, dans ses Attiques, dit que Mélicerte, dans cette chute, fut reçu par un dauphin qui le porta sur son dos à l’isthme de Corinthe, ce qui a donné lieu à l’institution des jeux isthmiques en son honneur.
(57) Les tritons nagent en foule. Triton, dieu marin, étoit fils de Neptune et d’Amphitrite, ou de la nymphe Salacie. Quelques-uns le font fils de l’Océan et de Thétis ; il est regardé comme la trompette de Neptune : on le représentoit de la figure d’un homme de la ceinture en haut, et de la ceinture en bas avec une queue comme un dauphin, et deux pieds semblables aux deux pieds de devant d’un cheval, tenant toujours à la main une conque creuse qui lui sert de trompette. Les poëtes ensuite feignirent un grand nombre de tritons, soit qu’ils fussent les frères ou les enfans de celui-ci.
(58) L’ancien temple de Milet. Milet étoit la capitale d’Ionie ; cette ville étoit célèbre par un temple d’Apollon, où ce Dieu rendoit ses oracles. Elle fut bâtie par un fils d’Apollon nommé Miletus qui lui donna son nom.
(59) Voici ce que lui répondit l’Oracle. Le texte dit, Sed Apollo quanquam Græcus et Ionicus propter Milesiæ conditorem, sic latinâ sorte respondit. Mais quoiqu’Apollon fût Grec et Ionien, à cause du fondateur de la ville de Milet, il répondit cependant en latin. Cela m’a paru fort propre à retrancher dans ma traduction.
(60) Les flûtes destinées pour les airs de réjouissance, ne rendoient que des sons tristes et lugubres. L’original dit, sonus tibiæ Zygiæ mutatur in quærulum Lydium modum, La flûte nuptiale prend le ton Lydien. Cela n’auroit pas été si bien entendu de tout le monde, que de la manière dont je l’ai exprimé, qui rend de même la pensée de l’auteur ; car le ton Lydien étoit destiné pour la tristesse, comme le dorien pour la guerre, le phrygien pour les cérémonies de la religion, &c.
(61) Lorsqu’un zéphir agitant ses habits. Le zéphir le plus aimable de tous les vents étoit de la suite de Vénus et de Cupidon. Lucrèce, dans le 4e liv.
It ver, et Venus, et Veneris prænuntius ante
Pennatus graditur Zephirus vestigia propter.
Le Printemps suit par-tout les pas de l’Immortelle*,
Le Zéphire l’annonce, et vole devant elle.
* Vénus
Ce Dieu qu’Hésiode fait naître de l’Aurore, favorise la naissance des fleurs et des fruits de la terre, par un souffle doux et fécond, qui ranime la chaleur des plantes. Il étoit amoureux de la nymphe Chloris, à qui il avoit donné l’empire sur les fleurs. C’est la même que les Romains nommoient Flore, Chloris eram quæ Flora vocor, dit Ovide au 5e liv. des Fastes. On représentoit le Zéphir sous la forme d’un jeune homme extrêmement beau et gracieux, ayant des ailes, et sur sa tête une couronne de fleurs.