Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Livre IX

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LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,

LIVRE NEUVIEME.


C’est ainsi que ce détestable bourreau armoit ses mains scélérates contre ma vie. Il n’y avoit pas de temps à perdre dans un danger si pressant ; il falloit prendre son parti sur le champ. Je résolus de me garantir par la fuite de la mort qu’on me préparoit ; et dans le moment, rompant le licou qui me tenoit attaché, je m’enfuis de toute ma force en ruant souvent, de peur qu’on ne m’arrêtât. Ayant bientôt traversé le premier portique, je me jette, sans balancer, dans la salle à manger, où le maître de la maison régaloit les prêtres de la Déesse, avec la viande des victimes qu’il avoit immolées. Je brise et renverse une bonne partie des viandes qui étoient apprêtées, les tables mêmes et d’autres meubles. Le maître du logis, fort fâché d’un si grand désordre, me fit mettre entre les mains d’un de ses gens, et lui ordonna de m’enfermer avec grand soin, en quelque endroit bien sûr, comme un animal fougueux et emporté, afin que je ne revinsse pas une autre fois avec une pareille insolence renverser son festin. M’étant donc sauvé par cette adresse des mains de ce maudit cuisinier, j’étois fort aise de me voir dans une prison qui me servoit d’azile.

Mais certainement les hommes ont beau faire pour être heureux ; quand il ne plaît pas à la fortune, ils ne sauroient le devenir, et toute l’adresse et la prudence humaine ne peut s’opposer à l’ordre de la providence (1), ni même y rien changer. Ce que je venois d’imaginer pour me mettre en sûreté, du moins pendant quelque temps, fut ce qui me jetta dans un autre péril terrible, qui pensa me coûter la vie dans le moment ; car un des valets, comme je l’appris depuis à quelques discours que les domestiques tenoient entre eux, accourt tout troublé dans la salle du banquet ; et avec un visage effrayé, il rapporte à son maître, qu’un chien enragé étoit entré tout d’un coup dans la maison, par une porte de derrière, qui répondoit dans une petite rue ; qu’il s’étoit d’abord jetté en fureur sur les chiens de chasse ; qu’ensuite il avoit passé dans les écuries, où il avoit fait le même ravage sur les chevaux, et qu’enfin il n’avoit pas même épargné les hommes ; qu’il avoit mordu en plusieurs endroits le muletier Mirtil (2), Hephestion le cuisinier (3), Hypathius le valet de chambre, Apollonius le médecin (4), et plusieurs autres domestiques, comme ils vouloient le chasser ; il ajoutoit que quelques-uns des chevaux qui avoient été mordus, ressentoient déjà les effets de la rage.

Cette nouvelle donna l’alarme à tous ceux qui étoient dans la salle, qui, s’imaginant par ce que l’on m’avoit vu faire, que j’étois attaqué du même mal, s’armèrent de tout ce qu’ils purent rencontrer, s’exhortant les uns et les autres à se garantir du péril qui les menaçoit, et se mirent après moi, comme des enragés qu’ils étoient bien plutôt que moi. Ils m’alloient mettre en pièces avec les lances, les épieux et les haches, que les valets leur fournissoient, si, pour me mettre à couvert de cet orage, je ne me fusse sauvé dans une des chambres où l’on avoit logé mes maîtres. Alors ceux qui me poursuivoient ayant fermé la porte sur moi, me tinrent assiégé là-dedans, en attendant que le poison de cette rage prétendue m’eût fait mourir, sans qu’ils s’exposassent au danger de m’attaquer. Me trouvant donc seul en liberté, je profitai de l’occasion que la fortune m’offroit ; je me couchai sur un lit, comme un homme, et je m’endormis, cette manière de reposer m’ayant été interdite depuis long-temps.

M’étant bien remis de ma lassitude sur ce bon lit, je me levai gai et dispos. Il étoit déjà grand jour, et j’entendois ceux qui avoient passé la nuit à me garder, qui disoient entre eux ; mais pouvons-nous croire que ce malheureux âne soit continuellement dans les transports de la rage ? Il est plutôt à présumer que sa fureur est calmée, et que son accès est passé. Comme chacun disoit sur cela son avis, ils convinrent tous, qu’il falloit éprouver ce qui en étoit, et regardant par une fente au travers de la porte, ils me voient sur mes jambes, tranquille comme un animal qui se porte bien, et qui est doux et paisible ; ils ouvrent la porte, et examinent avec plus d’attention, si j’étois appaisé.

Un d’entre eux, comme s’ils eût été envoyé du ciel pour me sauver la vie, apprit aux autres un moyen pour connoître si j’étois malade, qui étoit de mettre un vaisseau plein d’eau fraîche devant moi, disant que, si j’en approchois sans répugnance, et comme j’avois accoutumé de faire, c’étoit une marque que je n’avois aucun mal, et que je me portois fort bien ; au contraire, que, si je la fuyois, et que j’eusse de l’horreur de la voir et d’y toucher, c’étoit une preuve certaine que la rage continuoit de m’agiter, ajoutant que c’étoit l’expérience qu’on avoit coutume de faire en ces sortes d’occasions, et qu’on la trouvoit écrite même dans les anciens livres.

Ils approuvent tous ce conseil, et dans le moment ils apportent un grand vaisseau plein d’une eau très-claire, prise d’une fontaine qui étoit près de la maison, et me le présentent en se tenant encore sur leurs gardes. Je vais d’abord au-devant d’eux, d’autant plus que j’avois une fort grande soif ; et baissant la tête, je la plongeai jusqu’au fond du vaisseau, et me mis à boire de cette eau qui m’étoit certainement bien salutaire. Alors je souffris avec tranquillité qu’ils me flattaſſent en me passant la main sur le corps et sur les oreilles, et qu’ils me ramenassent par mon licou ; enfin je leur laissai faire tout ce qu’ils voulurent pour m’éprouver, jusqu’à ce qu’ils fussent entièrement rassurés par ma douceur, sur la mauvaise opinion qu’ils avoient conçue de moi.

M’étant ainsi sauvé de deux grands dangers, le lendemain on me remit sur le corps l’image de la Déesse, avec les choses qui servoient à son culte, et nous partîmes au son des castagnettes, des cymbales et des tambours (5), pour aller demander l’aumône dans les villages. Après que nous eûmes parcouru un assez grand nombre de maisons de paysans, et quelques châteaux, nous arrivâmes dans un bourg bâti sur les ruines d’une ville qui avoit été fort opulente autrefois, à ce que disoient les habitans. Nous entrâmes dans la première hôtellerie qui se rencontra, où l’on nous conta une histoire assez plaisante, de la manière dont la femme d’un pauvre homme lui avoit fait une infidélité ; je suis bien aise que vous la sachiez aussi.

Cet homme, réduit dans une grande nécessité (6), n’avoit autre chose pour vivre que le peu qu’il pouvoit gagner par son travail journalier. Il avoit une femme qui étoit aussi fort pauvre, mais très-fameuse par l’excessive débauche où elle s’abandonnoit. Un jour son mari étant sorti de chez lui dès le matin, pour aller travailler, un homme hardi et effronté y entra secrétement l’instant d’après. Pendant que la femme et lui étoient ensemble, comme des gens qui se croient en sûreté, le mari qui ne savoit rien de ce qui se passoit, et qui n’en avoit même aucun soupçon, revint chez lui, bien plutôt qu’on ne l’attendoit, et louant en lui-même la bonne conduite de sa femme, parce qu’il trouvoit la porte de sa maison déjà fermée aux verroux, il frappe et siffle, pour marquer que c’étoit lui qui vouloit entrer. Sa femme qui étoit adroite, et fort stilée en ces sortes d’occasions, fait retirer l’homme d’auprès d’elle, et le cache promptement dans un vieux tonneau vuide, qui étoit au coin de la chambre, à moitié enfoncé dans la terre (7) ; ensuite ayant ouvert la porte à son mari, elle le reçoit en le querellant. C’est donc ainsi, lui dit-elle, que tu reviens les mains vuides, pour demeurer ici les bras croisés à ne rien faire, et que tu ne continueras pas ton travail ordinaire pour gagner de quoi avoir quelque chose à manger ? Et moi, malheureuse que je suis, je me romps les doigts jour et nuit, à force de filer de la laine, afin d’avoir au moins de quoi entretenir une lampe pour nous éclairer le soir dans notre pauvre maison. Hélas ! que Daphné, notre voisine, est bien plus heureuse que moi ! elle qui, dès le matin, se met à table, et boit tout le jour avec ses amans.

Le mari se voyant si mal reçu ; que veux-tu, lui dit-il, quoique le maître de notre attelier, occupé à la suite d’un procès qui le regarde, ait fait cesser le travail, cela n’a pas empêché que je n’aie trouvé le moyen d’avoir de quoi manger aujourd’hui. Vois-tu, continua-t-il, ce tonneau inutile, qui occupe tant de place, et qui ne sert à autre chose qu’à nous embarrasser dans notre chambre ; je l’ai vendu cinq deniers, à un homme qui va venir dans le moment le payer et l’emporter : Prépare-toi donc à m’aider un peu à le tirer de là, pour le livrer tout présentement. En vérité, dit aussi-tôt cette artificieuse femme, en faisant un grand éclat de rire, mon mari est un brave homme, et un marchand fort habile, d’avoir laissé pour ce prix-là une chose que j’ai vendue il y a long-temps sept deniers, moi qui ne suis qu’une femme, et toujours renfermée dans la maison.

Le mari bien aise de ce qu’il entendoit, qui est donc celui qui l’a acheté si cher, lui dit-il ? Pauvre innocent que tu es, lui répondit-elle, il y a déjà je ne sai combien de temps qu’il est dans le tonneau, à l’examiner de tous côtés. Le galant entra à merveille dans la fourberie, et sortant tout d’un coup de sa niche : Ma bonne femme, dit-il, voulez-vous que je vous dise la vérité, votre tonneau est trop vieux, et fendu en je ne sais combien d’endroits. Se tournant ensuite du côté du mari : Et toi, bonhomme, continua-t-il, sans faire semblant de le connoître, que ne m’apportes-tu tout présentement de la lumière, afin que je puisse être sûr, en grattant les ordures qui sont dedans, s’il pourra me servir ; car ne t’imagines-tu pas que je ne me soucie point de perdre mon argent (8) comme si je l’avois gagné par de mauvaises voies. Ce brave et subtil mari, sans tarder et sans avoir le moindre soupçon, allume la lampe, et lui dit : Rangez-vous de là et me laissez faire, jusqu’à ce que je vous l’aie rendu bien net. En même-temps il ôte son habit, prend la lumière, se fourre dans le tonneau, et commence à racler toute la vieille lie qui y étoit attachée. Le galant mit l’occasion à profit, et pendant ce temps, la femme qui se faisoit un plaisir de jouer son mari, baissant la tête dans le tonneau, lui montroit avec le doigt, tantôt un endroit à nettoyer, tantôt un autre, et puis encore un autre, et puis encore un autre, jusqu’à ce qu’enfin tout fut achevé ; et ce misérable manœuvre fut encore obligé, après avoir reçu sept deniers, de porter le tonneau jusques dans la maison du galant de sa femme.

Après que les saints prêtres de la Déesse eurent demeuré quelques jours dans ce bourg, où ils faisoient bonne chère, aux dépens du public, et qu’ils eurent amassé quantité de toutes sortes de choses, qu’ils gagnoient à dire la bonne avanture, ils inventèrent une nouvelle manière de faire venir de l’argent. Par une seule réponse qu’ils imaginèrent, qui pouvoit se rapporter à des événemens différens (9), ils trompoient ceux qui venoient les consulter sur toutes sortes de sujets. Voici ce que contenoit l’oracle :

Les bœufs, qu’au même joug on lie,
De la terre entr’ouvrent le sein,
Afin qu’avec usure elle rende le grain,
Que le laboureur lui confie.

Ainsi, si quelques-uns venoient les consulter, pour savoir les ordres du destin sur un mariage qu’ils vouloient faire, ils leur disoient que l’oracle répondoit juste à leur demande ; qu’il falloit qu’ils se missent sous le joug de l’hymenée, et qu’ils produiroient bientôt de beaux enfans. Si un autre venoit les interroger sur l’envie qu’il avoit d’acheter des terres, ils lui faisoient voir que c’étoit avec raison que l’oracle parloit de bœufs, de labourage et de riches moissons. Si quelque autre venoit consulter le sort sur un voyage qu’il devoit entreprendre, ils lui expliquoient que les plus doux de tous les animaux étoient déjà attelés ensemble, et prêts à partir, et que la fécondité de la terre signifioit que son voyage lui rapporteroit un gain considérable. Si quelqu’un avoit un combat à donner ou à poursuivre une troupe de voleurs, et qu’il voulût savoir si l’événement en seroit heureux ou malheureux, ils soutenoient que l’oracle, par sa réponse, lui promettoit la victoire, que ses ennemis seroient subjugués, et qu’il profiteroit d’un grand butin.

Ces prêtres ne gagnèrent pas peu d’argent à cette manière captieuse de prédire l’avenir ; mais, fatigués des questions continuelles qu’on venoit faire, auxquelles leur oracle ne donnoit jamais que la même réponse, ils continuèrent leur route par un chemin bien plus mauvais que celui que nous avions fait la nuit précédente ; il étoit plein de grands trous et rompu en plusieurs endroits, par des rigoles qu’on y avoit faites pour donner de l’écoulement aux eaux, dont elles étoient encore à moitié pleines, et le reste étoit couvert de boue et fort glissant. Après que je me fus bien fatigué, et meurtri les jambes par plusieurs glissades et plusieurs chûtes, que je faisois à tout moment dans ce maudit chemin, je gagnai enfin, avec beaucoup de peines, un sentier uni qui étoit dans la campagne, quand tout d’un coup une troupe de cavaliers armés, vient fondre sur nous ; et après avoir eu assez de peine à retenir leurs chevaux, ils se jettent brusquement sur Philèbe et sur ses camarades, et les saisissant au colet, ils les frappent à coups de poing, les appellant sacrilèges et impudiques ; ensuite ils les attachent avec des menotes, en leur répétant sans cesse, qu’ils eussent à tirer de leurs sacs la coupe d’or ; qu’ils missent au jour ce vase, dont la valeur les avoit éblouis, jusqu’à leur faire commettre un sacrilège ; cette coupe qu’ils venaient de dérober jusques sur les autels de la mère des Dieux, lorsqu’enfermés dans son temple, ils faisoient semblant de célébrer ses secrets mystères (10) ; ajoutans qu’ils étoient ensuite sortis de la ville dès la pointe du jour, sans parler à personne, comme s’ils eussent pu fuir le châtiment que méritoit un si grand crime. En même-temps un de ces gens-là fourrant sa main dans le sein de la Déesse que je portois, trouva la coupe d’or et la fit voir à tout le monde.

Ces infâmes hommes ne parurent ni consternés, ni même effrayés de se voir convaincus d’un tel sacrilège, et tournant la chose en raillerie : Voilà, disaient-ils, un grand malheur et une chose bien épouvantable ? Oh combien d’innocens, continuoient-ils, courent risque souvent d’être punis, comme s’ils étoient coupables, puisque des prêtres qui n’ont commis aucune faute, se trouvent en danger de perdre la vie, pour un petit gobelet, dont la mère des Dieux a fait présent à la Déesse de Syrie sa sœur qui étoit venue lui rendre visite.

Malgré ces mauvais discours et plusieurs autres semblables, ces hommes les ramènent et les jettent en prison (11). L’on remit la coupe dans le temple, avec l’image de la Déesse que je portois, pour y rester toujours. Le lendemain on me conduisit au marché, où l’on me fit mettre en vente pour la seconde fois par le crieur public : un meunier, d’un château des environs, m’acheta sept deniers plus cher que n’avoit fait Philèbe ; et m’ayant aussi-tôt mis sur le corps une bonne charge de bled, qu’il venoit d’acheter aussi, il me mena à son moulin par un chemin fort rude, plein de pierres et de racines d’arbres. J’y trouvai quantité de chevaux ou mulets qui faisoient aller plusieurs meules différentes. Ce n’étoit pas seulement le long du jour, qu’on faisoit de la farine, ces sortes de machines tournoient même pendant toute la nuit, à la lumière de la lampe. De peur que l’apprentissage d’un tel exercice ne me rebutât d’abord, mon nouveau maître me reçut fort honnêtement chez lui, et me traita parfaitement bien ; car il me laissa tout ce jour-là dans l’écurie, et me donna abondamment de quoi manger ; mais cette félicité de ne rien faire et d’être bien nourri n’alla pas plus loin. Dès le lendemain on m’attacha pour faire aller une meule qui me paroissoit la plus grande de toutes, et après qu’on m’eut couvert la tête, on me mit dans un petit sentier creux qui formoit un cercle, pour y marcher, et en faire continuellement le tour.

N’ayant pas oublié mes ruses ordinaires, je me montrai fort novice en cet exercice ; et quoique j’eusse vu souvent, pendant que j’étais homme, la manière dont on faisoit agir ces sortes de machines, cependant je restois là sans branler, avec une feinte stupidité, comme si ce travail m’eût été absolument inconnu, et que je n’eusse su comment m’y prendre. Je pensois que, lorsqu’on verroit que je n’y étois point propre, on me feroit faire quelqu’autre chose qui me fatigueroit moins, ou qu’on me nourriroit peut-être sans me faire travailler ; mais ma finesse ne me servit de rien, et me coûta bien cher : car plusieurs hommes armés de bâtons m’entourèrent, et comme je ne me défiois de rien, ayant la tête couverte, et ne voyant goutte, ils se donnèrent le signal, par un cri qu’ils firent tous à la fois, et me déchargèrent en même-temps un grand nombre de coups. Ils m’épouvantèrent tellement par leur bruit, que mettant bas tout artifice, et m’abandonnant sur les longes qui me tenoient attaché à la meule, je me mis à courir de toute ma force. Par un changement de conduite si subit, j’excitai une grande risée dans toute la troupe.

Quand le jour fut près de finir, outre que j’étois fort fatigué, on m’ôta les cordes de jonc qui me tenoient attaché à la machine, et l’on me mit à l’écurie. Quoique je fusse accablé de faim et de lassitude, et que j’eusse un grand besoin de réparer mes forces, cependant, excité par ma curiosité ordinaire, négligeant la mangeaille qui étoit devant moi en abondance, j’examinois soigneusement, avec une espèce de plaisir, la manière dont on gouvernoit cet affreux moulin. O dieu ! quelle espèce d’hommes travailloient là-dedans ; leur peau étoit toute meurtrie de coups de fouet ; ils avoient sur leur dos plein de cicatrices quelques méchans haillons déchirés qui les couvroient un peu, sans les habiller ; quelques-uns n’avoient qu’un petit tablier devant eux ; enfin les mieux vêtus, l’étoient de manière qu’on leur voyoit la chair de tous côtés ; ils avoient des marques imprimées sur le front (12), les cheveux à moitié rasés, et les fers aux pieds ; outre cela, ils étoient affreux par la pâleur de leur visage ; et la vapeur du feu, jointe à l’épaisse fumée des fours, où l’on cuisoit le pain, leur avoit mangé les paupières, et gâté entièrement la vue (13) ; ils étoient avec cela, tous couverts et tous blancs de farine, comme les athlètes le sont de poussière, lorsqu’ils combattent.

Mais que vous dirai-je de mes camarades, les animaux qu’on faisoit travailler dans ce moulin, et comment pourrai-je vous les bien dépeindre ? quels vieux mulets, et quels chétifs et misérables chevaux hongres ! ils étoient là autour de la mangeoire, la tête basse, qui dévoroient des bottes de paille. Ils avoient le cou tout couvert de plaies ; une toux continuelle leur faisoit ouvrir les nazeaux ; les cordes de jonc, avec lesquelles on les attachoit pour tourner la meule, leur avoient entièrement écorché le poitrail ; leurs côtes étoient tellement dépouillées par la quantité de coups de bâton qu’on leur donnoit continuellement, que l’os en étoit découvert ; la corne de leurs pieds étoit devenue d’une largeur extraordinaire, à force de marcher, et par-dessus tout cela, ils avoient la peau toute couverte d’une gale invétérée.

La peur que j’eus de tomber dans l’état misérable où je voyois ces pauvres bêtes, jointe au souvenir du bonheur dont je jouissois pendant que j’étois Lucius, que je comparois à l’extrémité où j’étois réduit, m’accabloit de tristesse, et la seule chose qui pouvoit m’être de quelque consolation dans la vie malheureuse que je menois, étoit le plaisir que j’avois de contenter ma curiosité naturelle, par tout ce que j’entendois dire, et tout ce que je voyois faire, personne ne se contraignant devant moi. Certainement c’étoit avec beaucoup de raison que le divin auteur de l’ancienne poésie grecque (14), voulant dépeindre un homme d’une sagesse et d’une prudence consommée, a dit : Que ce même homme s’étoit acquis les plus grandes vertus par ses voyages dans plusieurs villes, et par le commerce qu’il avoit eu avec quantité de nations différentes, car j’avoue que je ne laisse pas d’être redevable à ma figure d’âne, de ce qu’étant caché sous cette forme, j’ai éprouvé un grand nombre d’avantures qui m’ont instruit de bien des choses, si du moins elles ne m’ont pas rendu plus sage, et je vais vous conter une histoire qui m’a paru des plus plaisantes : La voici.

Ce meunier qui m’avoit acheté, bon homme d’ailleurs et fort doux, étoit marié à la plus méchante, et la plus scélérate de toutes les femmes, qui le rendoit si malheureux de toutes façons, qu’en vérité j’étois souvent touché moi-même de son état ; car il ne manquoit aucun vice à cette maudite femme. Elle les possédoit tous généralement, sans en excepter aucun ; elle étoit pleine de malignité, cruelle, impudique, adonnée au vin, obstinée, acariâtre, d’une avarice sordide, et d’une avidité terrible à prendre le bien d’autrui ; prodigue pour ce qui regardoit ses infâmes débauches, et l’ennemie déclarée de la bonne foi et de la pudeur : A tout cela, elle joignoit l’impiété, elle méprisoit les Dieux immortels, et la vraie religion, et d’un esprit sacrilège, feignant de révérer, par de vaines cérémonies, un Dieu qu’elle disoit être seul et unique (15) ; elle trompoit tout le monde et son mari aussi, et dès le matin, elle s’enivroit, et le reste du jour elle se prostituoit.

Cette abominable femme avoit conçu une aversion terrible contre moi ; car, avant qu’il fût jour, elle ordonnoit, étant encore dans son lit, qu’on fît travailler au moulin l’âne qu’on avoit acheté depuis peu, et si-tôt qu’elle étoit levée, elle me faisoit donner cent coups de bâton en sa présence. Lorsqu’on faisoit cesser le travail aux chevaux et aux mulets, pour les faire dîner, elle m’y faisoit encore rester long-temps après eux. Ces cruautés qu’elle exerçoit contre moi, avoient extrêmement augmenté ma curiosité sur ce qui regardoit ses mœurs et sa conduite. Je m’appercevois qu’un certain jeune homme venoit tous les jours la trouver jusques dans sa chambre, et j’aurois bien voulu le voir au visage, si ce qu’on me mettoit sur la tête pour me couvrir les yeux ne m’en eût empêché ; car je n’eusse pas manqué d’industrie pour découvrir, de manière ou d’autre, les débauches de cette méchante créature.

Certaine vieille femme, qui étoit sa confidente, et qui conduisoit toutes ses intrigues, étoit continuellement avec elle, du matin jusqu’au soir. Elles commençoient par déjeûner ensemble, et en buvant l’une et l’autre, à qui mieux mieux, quantité de vin pur, la vieille imaginoit des fourberies pour tromper le malheureux meunier. Alors, quoique je fusse fort fâché de la méprise de Fotis qui, pensant me changer en oiseau, m’avoit changé en âne, j’avois du moins la consolation, dans ma triste difformité, de ce qu’avec mes grandes oreilles, j’entendois facilement ce qui se disoit assez loin de moi, et voici le discours qu’un jour cette vieille tenoit à la meunère.

Ma maîtresse, voyez donc ce que vous voulez faire de cet ami indolent et timide, que vous avez pris sans mon conseil, qui tremble à n’en pouvoir plus, quand il voit seulement froncer le sourcil à votre désagréable et odieux mari, et qui par conséquent vous cause tant de chagrin, par la langueur et la foiblesse de son amour, qui répond si mal à la passion que vous avez pour lui. Oh ! que Philésitère est bien un autre homme, continua-t-elle ! il est jeune, beau, libéral, vaillant, et tel que la vigilance inutile des maris ne fait que l’animer encore davantage. C’est, je vous jure, le seul homme qui mérite d’avoir les bonnes graces de toutes les femmes, et le seul qui soit digne de porter une couronne d’or sur la tête, quand ce ne seroit que pour ce qu’il imagina dernièrement avec tant d’esprit, contre un mari jaloux. Au reste, écoutez-moi, et remarquez la différence qu’il y a d’un tel homme à votre amant. Vous connoissez un nommé Barbarus, l’un des sénateurs de notre ville, que le peuple nomme communément le scorpion, à cause de son humeur aigre et piquante. Il a une femme qui est de bonne famille et d’une très-grande beauté, qu’il tient renfermée chez lui, avec toutes les précautions imaginables. Vraiment, dit la meunière, je la connois parfaitement bien ; vous voulez parler d’Arète, qui a été autrefois ma compagne d’école. Vous savez donc, reprit la vieille, l’histoire de Philésitère ? Nullement, répondit-elle ; mais je meurs d’envie de la savoir, et je vous prie, ma bonne mère, de me la conter d’un bout à l’autre.

La vieille femme qui étoit naturellement grande causeuse, prit aussi-tôt la parole. Ce Barbarus, dit-elle, étant prêt de partir pour un voyage dont il ne pouvoit se dispenser, et voulant apporter tous ses soins pour se conserver la fidélité de sa femme, qu’il aimoit beaucoup, en donna avis secrétement à Myrmex, l’un de ses valets, en qui il se confioit plus qu’à pas un autre, et lui ordonna de veiller à la conduite de sa maîtresse, le menaçant qu’il le mettroit en prison, chargé de fers ; qu’il lui feroit souffrir la faim, et qu’ensuite il le feroit expirer au milieu des tourmens, si aucun homme la touchoit seulement du bout du doigt, même en passant dans la rue ; ce qu’il lui protesta avec les sermens les plus sacrés. Ayant donc laissé Myrmex fort effrayé, et chargé d’accompagner continuellement sa femme, il part sans aucune inquiétude.

Le valet étant bien résolu à se donner tous les soins que demandoit sa commission, ne vouloit jamais permettre à sa maîtresse de sortir. Elle passoit tout le jour renfermée chez elle à filer de la laine, sans qu’il la perdît de vue un seul moment, et ne pouvant se dispenser de la laisser aller quelquefois le soir aux bains publics (16), il la suivoit pas à pas, comme l’ombre fait le corps, et tenoit même toujours d’une main le bord de sa robe. Voilà de quelle manière cet infatigable surveillant s’acquittoit de son emploi.

Mais Philésitère étoit trop alerte sur les avantures de galanterie, pour n’être pas instruit de tous les charmes que cette femme possédoit. Cette haute réputation de vertu qu’elle avoit, et tous les soins qu’on prenoit pour la garder, ne servirent qu’à l’animer davantage. Il se mit en tête de ne rien négliger, et de s’exposer à tout pour en venir à bout ; et connoissant bien la fragilité humaine, et que l’or avoit la vertu d’abattre les portes les plus fortes, et d’applanir toutes les difficultés, il s’adresse à Myrmex qu’il rencontra seul heureusement ; il lui déclare la passion qu’il a pour sa maîtresse, et le conjure d’apporter quelque remède à son tourment, l’assurant qu’il étoit absolument résolu de mourir, si son amour n’étoit bientôt heureux. Au reste, lui disoit-il, dans une chose aussi facile que celle que je vous demande, vous n’avez rien à craindre, puisqu’il ne s’agit que de me faire entrer, à la faveur de la nuit, dans votre maison, où je ne resterai qu’un moment. Outre tout ce que Philésitère put lui dire pour le persuader, il se servit d’une puissante machine pour ébranler sa fidélité, il lui fit briller aux yeux sa main pleine de pièces d’or nouvellement fabriquées, lui disant qu’il lui en donneroit dix de tout son cœur, et qu’il en destinoit vingt pour sa maîtresse.

Myrmex fut épouvanté de la proposition d’un crime qui lui paroissoit si affreux, et s’enfuit sans vouloir rien entendre davantage. Cependant l’éclat brillant de ces pièces d’or étoit toujours présent à ses yeux ; quoiqu’il en fût fort éloigné, et qu’il eût regagné sa maison au plus vîte, il croyoit toujours les voir, et il jouissoit en idée du gain considérable qu’on lui offroit. Ce malheureux étoit en proie à des sentimens opposés, qui le tourmentoient cruellement : d’un côté, il considéroit la fidélité qu’il devoit à son maître ; d’un autre côté, le profit qu’il pouvoit faire ; les supplices où il s’exposoit, lui revenoient dans l’esprit ; mais aussi quel plaisir auroit-ce été pour lui de posséder cet argent. A la fin, l’or l’emporta sur la crainte de la mort, et le temps ne diminuoit en rien l’extrême passion qu’il avoit de posséder cette belle monnoie. Sa maudite avarice ne lui donnoit pas même un moment de repos pendant la nuit, et malgré les menaces de son maître, elle lui fit oublier son devoir.

Ayant donc mis bas toute honte, il va trouver sa maîtresse, sans différer plus long-temps, et conte ce que Philésitère lui avoit dit. Elle ne démentit point la légereté qui est si naturelle à son sexe, et dans le moment, elle engage son honneur pour ce métal abominable. Ainsi Myrmex transporté de joie, et souhaitant, aux dépens de sa fidélité, recevoir et tenir en ses mains l’or qu’il avoit vu pour son malheur, va trouver Philésitère, et lui conte, qu’enfin, après bien des peines, il étoit venu à bout de ce qu’il souhaitoit. Il lui demande en même-temps la récompense qu’il lui avoit promise, et il se voit tout d’un coup des pièces d’or dans la main, lui qui n’en avoit jamais seulement touché de cuivre.

Quand la nuit fut venue, il conduisit ce brave champion seul, et bien enveloppé d’un manteau, jusques dans la chambre de sa maîtresse. A peine ces deux nouveaux amans avoient-ils sacrifié à l’Amour, et s’abandonnoient-ils à l’excès de leur amour, que le mari ayant choisi le temps de la nuit, arrive tout d’un coup, dans le moment que personne ne l’attendoit. Il frappe, il appelle, il touche contre la porte avec une pierre, et le retardement qu’on met à la lui ouvrir, augmentant ses soupçons de plus en plus, il menace Myrmex de le châtier d’une cruelle manière. Tout ce que put faire ce valet, qu’un malheur si imprévu avoit tellement épouvanté, qu’il ne savoit quel parti prendre, fut de s’excuser sur l’obscurité de la nuit, qui l’empêchoit de trouver la clef de la porte, qu’il avoit cachée avec beaucoup de soin. Pendant ce temps-là, Philésitêre qui avoit entendu tout ce bruit, se r’habille promptement, et sort de la chambre d’Arèté, mais avec tant de trouble et de précipitation, qu’il oublia de mettre ses souliers.

Alors Myrmex met la clef dans la serrure, et ouvre la porte à son maître qui juroit et tempêtoit de toute sa force. Pendant qu’il monte avec précipitation à la chambre de sa femme, ce valet fait secrétement évader Philésitère. L’ayant mis en liberté hors de la maison, et ne craignant plus rien, il ferme la porte, et retourne se coucher. Mais si-tôt qu’il fut jour, Barbarus se levant d’auprès de sa femme, apperçut sous le lit des souliers qu’il ne connaissoit point, qui étoient ceux de Philésitère. Cela lui fit d’abord soupçonner ce qui étoit arrivé, et sans rien témoigner de sa douleur à personne, il les prend secrétement, et les met sous son manteau, fait lier et garotter Myrmex par ses autres valets, et leur ordonne de le traîner après lui, vers la place du marché, dont en gémissant il prend le chemin à grands pas, persuadé que ces souliers lui serviroient à découvrir l’auteur de sa disgrace.

Dans le temps qu’il passoit ainsi dans la rue, la douleur et la rage peintes sur le visage, suivi de Myrmex chargé de chaînes, qui n’avoit pas été pris sur le fait, à la vérité, mais qui se sentant coupable, pleuroit et se lamentoit, de manière qu’il excitoit, mais inutilement, la compassion de tout le monde, Philésitère le rencontre fort à propos, et quoique ce jeune homme eût une affaire qui l’appelloit ailleurs, cependant touché d’un tel spectacle, sans en être troublé, il fait réflexion à la faute, que sa précipitation lui avoit fait faire en sortant de la chambre d’Arèté, et jugeant bien que ce qu’il voyoit en étoit une suite, aussi-tôt usant d’adresses, et s’armant de résolution, il écarte de côté et d’autre les valets qui conduisoient Myrmex, se jette sur lui, en criant de toute sa force, et lui donnant quelques coups dans le visage, sans lui faire beaucoup de mal : Que ton maître, lui disoit-il, et tous les Dieux, que tu prens faussement à témoin de ton innocence, te puissent punir comme tu le mérites, scélérat et parjure que tu es ! qui volas hier mes souliers aux bains publics ; certainement tu mérites d’user tous ces liens, et d’être mis dans un cachot.

Barbarus fut la dupe de l’artifice de ce hardi jeune homme, et ne doutant point de la vérité de ce qu’il disoit, retourne à sa maison, fait venir Myrmex, lui pardonne, et lui remettant les souliers entre les mains, il lui ordonne de les rendre à celui à qui il les avoit dérobés.

A peine la vieille avoit-elle achevé son histoire, que la meunière s’écria : O que la femme qui possède un tel ami, est heureuse ! et moi, infortunée que je suis, j’ai un amant qui tremble au seul bruit que font ces meules, et qui craint jusqu’à ce misérable âne qui a la tête couverte. Je ferai en sorte, lui dit la vieille, de déterminer ce brave garçon à s’attacher à vous, et de vous l’amener tantôt. Ensuite elle la quitta, lui promettant qu’elle reviendroit le soir.

Aussi-tôt cette honnête femme ordonne que, pour faire bonne chère, on apprête d’excellens ragoûts ; elle-même prépare du vin délicieux (17), et dispose un fort grand repas : en un mot, elle attend cet amant, comme si c’eût été un Dieu. Heureusement pour elle, son mari étoit sorti, et devoit souper chez un foulon de ses voisins. L’heure de midi approchant, l’on me détacha du moulin pour me faire dîner ; mais ce qui me faisoit le plus de plaisir, ce n’étoit pas de ne point travailler, c’étoit de ce qu’ayant la tête découverte, et les yeux libres, je pouvois voir tout le manège de cette méchante femme. Enfin, quand la nuit fut venue, la vieille arriva, ayant à côté d’elle cet amant tant vanté. Il étoit extrêmement jeune, et fort beau garçon. La meunière le reçut avec toutes les caresses imaginables ; et le souper étant prêt, elle le fit mettre à table.

Mais, à peine eut-il touché du bout des lèvres la liqueur dont on boit avant le repas (18), qu’ils entendent le mari qui arrivoit bien plutôt qu’on ne l’attendoit. Cette brave femme lui donnant toutes sortes de malédictions, et souhaitant qu’il se fût rompu les jambes, cache le jeune homme, pâle et tremblant, sous un van dont on se servoit à séparer les autres grains d’avec le froment qui se trouva-là par hasard, et dissimulant son crime avec son artifice ordinaire, elle demande à son mari, d’un air tranquille, et comme une personne qui ne craint rien, pourquoi il étoit revenu si-tôt de chez son ami, avec qui il devoit souper.

Le meunier qui paroissoit fort affligé, lui répond, en poussant de tristes soupirs : Ne pouvant, dit-il, supporter le crime et l’infamie de sa malheureuse femme, je m’en suis revenu au plus vîte. O Dieux ! continua-t-il, de quelle sagesse et de quelle retenue nous avons vu cette femme qui vient cependant de se perdre d’honneur et de réputation. Je jure par Cérès (19) que j’ai encore peine à croire ce que je viens de voir de mes propres yeux. L’effrontée meunière, sur ce qu’elle entendoit dire à son mari, curieuse d’en savoir toute l’histoire, le conjure de lui raconter tout ce qui s’étoit passé, et ne cessa point de l’en prier jusqu’à ce qu’il eût pris la parole, pour lui faire part des malheurs de son voisin, pendant qu’il ignoroit ceux de sa propre maison. La femme du foulon, mon ancien ami, dit-il, et mon camarade, qui avoit toujours parue honnête femme, qui pouvoit se glorifier d’avoir une très-bonne réputation, et qui gouvernoit sagement la maison de son mari, est devenue amoureuse d’un certain homme, et comme ils se voyoient fort souvent en cachette, il est arrivé que, dans le temps juste que nous venions des bains, le foulon et moi, pour souper, nous les avons surpris en flagrant délit.

Notre arrivée l’ayant extrêmement surprise et troublée, elle a pris le parti sur le champ de faire mettre cet homme sous une grande cage d’osier fort élevée, entourée de draps qu’on blanchissoit à la vapeur du soufre qu’on faisoit brûler par-dessous. L’ayant ainsi bien caché, à ce qu’elle pensoit, elle est venue se mettre à table avec nous, sans marquer aucune inquiétude. Pendant ce temps-là, le jeune homme qui respiroit l’odeur âcre et désagréable du soufre, dont la fumée l’enveloppoit comme un nuage, et le suffoquoit, étoit prêt de rendre l’ame, et ce pénétrant minéral, suivant sa vertu ordinaire, le faisoit éternuer de temps en temps. Le mari qui étoit à table vis-à-vis de sa femme, entendant le bruit qui partoit de dessous la cage qui étoit derrière elle, et pensant que ce fût elle qui éternuoit, la salue la première fois (20), en disant ce qui se dit ordinairement en pareille occasion, ainsi que la seconde, la troisième fois, et plusieurs autres de suite ; jusqu’à ce qu’enfin, surpris de voir que ces éternuemens ne finissoient point, il entre en soupçon de la vérité du fait, et poussant brusquement la table, il va lever la cage, et découvre cet homme qui avoit presque perdu la respiration.

Transporté de colère d’un tel outrage, il demandoit son épée avec empressement, et vouloit égorger ce malheureux qui étoit mourant, si je ne l’en eusse empêché, quoiqu’avec beaucoup de peine, dans la crainte que j’avois, que cela ne nous fît une affaire fâcheuse, et l’assurant que son ennemi alloit expirer dans un moment par la violence du soufre qui l’avoit suffoqué, sans qu’il fût besoin de nous rendre coupables de sa mort. L’état où il le voyoit effectivement, plutôt que tout ce que je lui pouvois dire, a suspendu sa fureur ; en sorte qu’il a pris ce jeune homme qui étoit presque sans vie, et l’a porté dans une petite rue proche de chez lui. Pendant ce moment-là, j’ai conseillé à sa femme, et même je lui ai persuadé de sortir de la maison, et de se retirer chez quelqu’une de ses amies, jusqu’à ce que le temps eût un peu calmé la colère de son mari ; parce que je ne doutois point, que dans l’emportement et la rage où il étoit, il ne se portât à quelque extrêmité qui leur seroit funeste à l’un et à l’autre ; et cet accident m’ayant ôté l’envie de manger chez lui, je m’en suis revenu chez moi. Pendant le discours du meunier, sa femme, avec une hardiesse et une impudence sans pareille, chargeoit de temps en temps la femme du foulon de malédictions : O la perfide, disoit-elle, ô l’impudique ! ajoutant à la fin, qu’une telle créature étoit l’opprobre et la honte de tout le sexe, de s’être ainsi abandonnée, et d’avoir souillé la maison de son mari par une infâme prostitution, sans aucun égard pour les sacrés liens du mariage ; que, s’étant ainsi déshonorée, on ne pouvoit plus la regarder que comme une malheureuse ; elle alloit même jusqu’à dire qu’il faudroit brûler vives toutes ces femmes-là.

Cependant, comme elle se sentoit coupable elle-même, elle exhortoit son mari à s’aller coucher, afin de tirer plutôt son amant de la posture contrainte où il étoit sous ce van ; mais le meunier, dont le repas avoit été interrompu chez le foulon, et qui s’en étoit revenu sans manger, la prioit de lui donner à souper. Aussi-tôt elle lui servit, bien à contre-cœur, ce qu’elle avoir destiné pour un autre. Je souffrois alors une peine effroyable, en faisant réflexion à ce que cette méchante femme venoit de faire, quand elle avoit entendu le retour de son mari, et à l’effronterie qu’elle montroit malgré cela. Et je consultois sérieusement en moi-même si je ne trouverois point quelque moyen de rendre service au meunier, en lui découvrant les fourberies de sa femme, et si je ne pouvois point manifester le jeune homme aux yeux de tous les gens de la maison, en jettant le van qui le couvroit, et sous lequel il étoit couché comme une tortue.

Pendant que j’étois ainsi affligé de l’outrage qu’on faisoit à mon maître, la providence des Dieux vint à mon secours ; car un vieillard boiteux qui étoit chargé du soin des chevaux, voyant qu’il étoit l’heure de les abreuver, nous conduisit tous ensemble à un étang qui étoit près de là ; ce qui me fournit une occasion favorable pour me venger. J’apperçus, en passant, le bout des doigts du jeune homme, qui débordoient de dessous le van, et passant la pointe du pied dessus, j’appuyai de manière que je les lui écrasai tout-à-fait. La douleur insupportable qu’il ressentit, lui fit faire un grand cri, et jettant en même-temps le van qui étoit sur lui, il parut aux yeux de tout le monde, et l’infâmie de cette impudente femme fut découverte.

Le meunier ne parut pas fort troublé de voir la débauche de sa femme, et prenant un visage radouci, il commence à rassurer le jeune homme qui étoit tout tremblant, et pâle comme la mort. Ne craignez rien, mon enfant, lui dit-il, je ne suis point un barbare, mon humeur n’a rien de sauvage, je n’imiterai point la cruauté du foulon, mon voisin, en vous faisant mourir par la fumée du soufre, et je ne mettrai point un si aimable et si beau garçon que vous entre les mains de la justice, pour le faire punir suivant la rigueur de la loi qui est contre les adultères. Comme nous avons toujours vécu, ma femme et moi, dans une fort grande union, il est juste, suivant la doctrine des Philosophes, que ce qui lui plaît me plaise aussi ; mais il n’est pas juste que la femme ait plus d’autorité que le mari, ainsi vous passerez ici la nuit, si vous le trouvez bon (21).


Le meunier, en plaisantant ainsi, emmene le jeune homme dans sa chambre, qui n’y alloit que malgré lui, et après avoir enfermé sa femme dans un autre endroit, il tira une douce vengeance de l’affront qu’il venoit de recevoir. Mais le lendemain, si-tôt que le soleil parut, il fit venir deux de ses valets les plus robustes, qui prirent le jeune garçon, et le tenoient en l’air pendant qu’il le fouettoit de toute sa force : Quoi donc, lui disoit-il alors, vous qui êtes si jeune, si délicat, et qui n’êtes encore qu’un enfant, vous convoitez, et vous débauchez déjà les femmes mariées et de condition libre, et vous voulez de si bonne heure acquérir le nom d’adultère. Après qu’il l’eut réprimandé par ces sortes de discours, et quelques autres semblables, et qu’il l’eut bien fouetté, il le mit dehors. C’est ainsi que ce jeune homme, le plus hardi de tous ceux qui cherchent des avantures amoureuses, sortit de ce mauvais pas contre son espérance, fort triste cependant de ce qui lui venoit d’arriver.

Le meunier ne laissa pas de répudier sa femme, et de la chasser de sa maison. Cette femme, avec sa méchanceté naturelle, étant encore outrée de cet affront, quoiqu’elle l’eût bien mérité, eut recours à son esprit fourbe et déloyal, et ne songea plus qu’à mettre en œuvre tous les artifices dont son sexe est capable. Elle chercha avec soin une certaine femme qui étoit une scélérate, et qui avoit la réputation de faire tout ce qu’elle vouloit par ses enchantemens et ses poisons. Elle lui fit quantité de présens, et la conjura avec la dernière instance, de faire pour elle, de deux choses l’une, ou d’appaiser la colère de son mari, de manière qu’elle pût se raccommoder avec lui, ou si cela étoit impossible de lui envoyer quelque spectre ou quelque furie qui le tourmentât et lui ôtât la vie.

Cette magicienne, dont le pouvoir s’étendoit jusques sur les Dieux mêmes, n’employa d’abord que les moindres efforts de son art détestable, pour calmer la fureur du mari, et rappeller sa tendresse pour sa femme. Mais, voyant qu’elle n’en pouvoit venir à bout, indignée de ce que ses enchantemens n’avoient rien produit, et ne voulant pas perdre la récompense qui lui étoit promise, elle commença à attaquer les jours du malheureux meunier, et à susciter contre lui l’ombre d’une certaine femme qui avoit péri de mort violente.

Mais peut-être, lecteur scrupuleux, contrôlant ce que je viens de dire, me ferez-vous cette objection. Comment se peut-il faire, âne extravagant, qu’étant continuellement dans ton moulin, tu aies pu savoir des choses que tu nous dis toi-même, que ces deux femmes firent secrétement ? Apprenez donc comment, curieux comme je suis, et caché sous la forme d’un âne, j’ai pu être instruit de tout ce qui se fit pour faire périr le meunier mon maître. Environ à l’heure de midi, parut tout d’un coup dans le moulin une femme affreuse, triste et abattue, comme une personne coupable de quelque crime, à moitié vêtue de vieux haillons, les pieds nuds, pâle, maigre et défigurée, ayant ses vilains cheveux gris épars, couverts de cendre, et qui lui cachoient presque tout le visage.

Cette femme, ainsi bâtie, prit le meunier par la main, avec un air honnête, et le mena dans la chambre où il couchoit, en marquant qu’elle avoit quelque chose à lui dire en particulier, et après en avoir fermé la porte, ils y restèrent long-temps. Mais, comme les ouvriers avoient moulu tout le bled qu’ils avoient, et qu’il falloit nécessairement en avoir d’autre pour continuer le travail, ils furent proche la chambre de leur maître, et lui demandèrent de quoi moudre. Après qu’ils l’eurent appellé plusieurs fois, et de toute leur force, voyant qu’il ne répondoit point, ils frappèrent à la porte, encore plus fort qu’ils n’avoient fait, et soupçonnant quelque chose de funeste, d’autant plus qu’elle étoit bien barricadée en-dedans, ils joignent leurs efforts pour en arracher les gonds, ou les briser, et enfin ils ouvrent la chambre. Ils n’y trouvent la femme en aucun endroit, mais ils voient leur maître pendu à une pièce de bois, et déjà sans vie. Ils le détachent, en gémissant et faisant des cris pitoyables, et ôtent la corde qu’il avoit autour du col ; ensuite, après avoir lavé son corps, et fait ses funérailles, ils le portèrent en terre, accompagnés d’un grand nombre de personnes.

Le lendemain, la fille du meunier, qu’il avoit eue d’un premier lit, arrive d’un château du voisinage où elle étoit mariée depuis long-temps, et parut dans une affliction terrible, s’arrachant les cheveux, et se frappant continuellement la poitrine avec ses deux mains. Elle savoit tous les malheurs de sa famille, quoique personne n’eût été l’en instruire. Car l’ombre de son père triste et défigurée, ayant encore la corde au col, lui étoit apparue la nuit en songe, et lui avoit révélé le crime de sa belle-mère, ses débauches, les enchantemens dont elle s’étoit servie, et la manière dont il étoit descendu aux enfers, étranglé par un spectre. Après qu’elle eut bien versé des pleurs, et poussé des gémissemens, ses amis qui venoient de tous côtés pour la voir, firent tant auprès d’elle, qu’enfin elle modéra les transports de sa douleur.

Le neuvième jour de la mort de son père (22), elle fit, suivant la coutume, les dernières cérémonies de ses funérailles sur son tombeau. Ensuite elle mit en vente les esclaves, les meubles, et les bêtes de travail dont elle héritoit ; et tout le bien d’une seule maison fut dispersé de côté et d’autre au hasard. Pour moi, je fus vendu à un pauvre jardinier qui m’acheta cinquante deniers ; il disoit que c’étoit bien cher, mais qu’il le faisoit pour tâcher de gagner sa vie par mon travail et par le sien.

Il me semble qu’il est à propos, que je vous rende compte de la manière, dont je vivois sous ce nouveau maître. Il avoit tous les matins coutume de me mener chargé d’herbes potagères dans une ville qui n’étoit pas loin de là, et après avoir livré sa marchandise aux revendeurs, il montoit sur mon dos, et s’en revenoit à son jardin. Pour lors, pendant qu’il bêchoit, qu’il arrosoit ou qu’il faisoit quelque autre chose, j’avois le plaisir d’être en repos sans rien faire. Mais, après l’agréable saison des vendanges, quand l’hiver et ses frimats furent de retour, je pâtissois extrêmement, étant exposé aux pluies froides, et à toutes les injures de la saison dans une étable découverte. Mon maître étoit si pauvre, qu’il n’avoit pas le moyen d’avoir seulement de la paille, ni quelque misérable couverture, ni pour lui ni pour moi. Il passoit l’hiver sous une méchante petite cabane couverte de branches d’arbres et de feuillages. Je souffrois encore beaucoup le matin, en marchant les pieds nuds dans de la boue froide et pleine de glaçons, et par-dessus tout cela, je n’avois point ma nourriture ordinaire : nous vivions de la même chose, mon maître et moi, mais bien misérablement ; car nous ne mangions que de vieilles laitues amères, montées en graines et à moitié pourries.

Une certaine nuit qu’il n’y avoit point de lune, et qu’il faisoit extrêmement noir, un bon père de famille, qui étoit d’un bourg du voisinage, s’étant égaré de son chemin, vint à notre jardin fort fatigué, aussi bien que le cheval qui le portoit, et tout percé de la pluie qui tomboit en abondance. Ayant été fort content de la manière honnête dont mon maître l’avoit reçu et lui avoit donné un asile qui n’étoit à la vérité ni commode, ni agréable, mais qui étoit fort utile pour le temps qu’il faisoit ; il voulut lui en marquer sa reconnoissance, et lui promit de lui faire présent de quelques mesures de bled et d’huile de ses terres, et de deux outres de vin. Le jardinier ne fut pas long-temps sans l’aller trouver ; il partit monté à crû sur mon dos, et fit soixante stades de chemin, portant un sac avec lui et des outres vuides. Etant arrivés à la métairie de ce bon homme, il reçut mon maître parfaitement bien, le fit mettre à table avec lui, et lui fit fort bonne chère.

Pendant qu’ils s’excitoient à boire l’un et l’autre, il arriva un prodige bien surprenant. Une des poules, qui étoient dans la cour, se mit à courir en caquetant, comme si elle avoit voulu pondre. Le maître de la maison la regardant : O la bonne servante, dit-il, et féconde par dessus toutes les autres, qui nous nourris depuis si long-temps des œufs, que tu produis chaque jour, et qui même, à ce que je vois, songes encore à nous donner de quoi déjeûner. Hola ! garçon, continua-t-il, en s’adressant à un de ses gens, mettez dans ce coin le panier, où les poules ont accoutumé de pondre. Pendant que le valet faisoit ce que son maître lui avoit commandé, la poule, au lieu d’aller à ce nid ordinaire, vint pondre aux pieds du bonhomme son fruit prématuré, ce qui devoit lui donner bien de l’inquiétude ; car ce n’étoit point un œuf, mais un poulet formé, avec ses plumes, ses ergots, ses yeux et son cri ordinaire, qui se mit aussi-tôt à suivre sa mère.

On vit un autre prodige beaucoup plus grand et bien plus terrible ; car la terre s’ouvrit sous la table où ils mangeoient, et il en sortit une fontaine de sang, dont une partie rejaillissoit jusques sur les plats. Et pendant que ceux qui y étoient présens, demeuroient saisis d’étonnement et de frayeur, arrive à grand hâte un valet qui venoit de la cave, qui annonce que tout le vin qu’on y avoit serré depuis long-temps, bouilloit dans les tonneaux, comme s’il y avoit un fort grand feu dessous. Dans le même temps, on vit plusieurs bélettes qui traînoient un serpent mort ; et de la gueule du chien du berger sortit une petite grenouille verte ; ensuite un mouton qui étoit proche de ce chien, sauta sur lui, et l’étrangla tout d’un coup.

Des prodiges si affreux, et en si grand nombre, mirent le maître et tous les domestiques dans un tel étonnement, qu’ils ne savoient par où commencer, ni ce qu’il étoit plus à propos de faire, pour appaiser la colère des Dieux, et quelles sortes de victimes, et en quelle quantité on devoit leur immoler. Pendant qu’ils étoient ainsi tous saisis d’une frayeur mortelle, on vit arriver un valet qui vint apprendre à son maître la perte et la désolation de toute sa famille.

Ce bonhomme avoit le plaisir de se voir trois fils déjà grands, qu’il avoit pris soin de faire bien instruire, et qui avoient une fort bonne éducation. Ces jeunes gens étoient en liaison d’amitié de tout temps avec un homme qui vivoit doucement dans un fort petit héritage qu’il possédoit. Cet homme avoit un voisin jeune, riche, puissant, et qui abusoit de la grandeur de sa naissance, dont les terres fertiles et de grande étendue étoient contigues à son petit domaine. Ce Seigneur ayant quantité de gens attachés à lui, et étant le maître de faire tout ce qu’il vouloit dans la ville, persécutoit son pauvre voisin en ennemi déclaré, lui faisant tuer ses bestiaux, emmener ses bœufs, et gâter tous ses bleds avant qu’ils fussent en maturité. Après qu’il l’eut ainsi privé de toute espérance de récolte, il eut encore envie de le mettre hors de sa terre, et lui ayant fait un procès sans fondement, pour les limites de son petit héritage, il s’en empara comme d’un bien qui lui appartenoit.

Ce pauvre malheureux, qui d’ailleurs étoit un bon et honnête homme, se voyant dépouillé de son bien, par l’avidité de son puissant voisin, assembla, en tremblant de peur, plusieurs de ses amis, afin qu’ils rendissent témoignages des limites de son champ, et qu’il pût au moins lui rester de quoi se faire enterrer dans l’héritage de ses pères. Les trois frères, dont nous avons parlé, s’y trouvèrent entre autres, pour secourir leur ami dans son infortune, en ce qui pouvoit dépendre d’eux ; mais ce jeune furieux, sans être étonné ni confus de la présence de tant d’honnêtes gens, ne voulut rien rabattre de son injustice, ni même de ses insolens discours ; car, pendant qu’ils se plaignoient avec douceur de son procédé, et qu’ils tâchoient d’adoucir son emportement, à force d’honnêtetés et de soumission, il se mit tout d’un coup à jurer par lui-même, et par ce qu’il avoit de plus cher, qu’il ne se mettoit nullement en peine de la présence de tant de médiateurs, et qu’il feroit prendre par les oreilles l’homme pour qui ils s’intéressoient, et le feroit jetter sur l’heure même par ses valets, bien loin hors de sa petite maison.

Ce discours offensa extrêmement toute la compagnie, et l’un des trois frères lui répondit avec assez de liberté, que c’étoit en vain que, se confiant en ses richesses, il faisoit de pareilles menaces, avec un orgueil de tyran, puisqu’il y avoit des lois qui mettoient les pauvres à couvert de l’insolence des riches. Ainsi que l’huile nourrit la flamme, que le soufre allume le feu, et qu’un fouet entre les mains d’une furie ne fait qu’irriter sa rage, de même ces paroles ne servirent qu’à enflammer davantage la férocité de cet homme : Allez tous vous faire pendre, leur dit-il en fureur, vous et vos lois. En même-temps il commanda qu’on détachât et qu’on lâchât sur eux ses chiens de cour, et ceux de ses bergers, qui étoient de grands animaux cruels, accoutumés à manger les bêtes mortes qu’on jette dans les champs, et qu’on avoit instruits à courir après les passans et à les mordre. Aussi-tôt ces chiens animés et furieux, au premier signal de leurs maîtres, se jettent sur ces hommes, en aboyant confusément et d’une manière affreuse, et les mordent et les déchirent de tous côtés ; ils n’épargnent pas ceux qui s’enfuient plus que les autres ; au contraire, ils les poursuivent et s’acharnent sur eux avec encore plus de rage.

Au milieu de ce carnage, où chacun, tout effrayé, tâchoit de se sauver de côté et d’autre, le plus jeune des trois frères ayant rencontré une pierre en son chemin, et s’étant blessé au pied, tomba par terre, et servit de proie à la cruauté de ces animaux qui se jettèrent sur lui, et le mirent en pièces. D’abord que ces deux frères entendirent les cris qu’il faisoit en mourant, ils accoururent à son secours, et s’enveloppant la main gauche de leurs manteaux, ils firent tous leurs efforts pour écarter les chiens, et pour les chasser à coups de pierre ; mais ils ne purent jamais les épouvanter, ni vaincre leur acharnement sur leur malheureux frère qui expira à leurs yeux déchiré en morceaux, en leur disant pour dernières paroles, qu’ils eussent à venger sa mort, sur ce riche couvert de crimes.

Alors ces deux frères ne se souciant plus de leur vie, s’en vont droit à lui, et transportés de colère, l’attaquent à coup de pierres. Mais cet impitoyable meurtrier, accoutumé à de semblables crimes, perce la poitrine de l’un d’un javelot qu’il lui lance, et quoique ce coup lui eût ôté la vie, il n’en fut point renversé ; car le javelot fut poussé avec tant de violence, que, l’ayant traversé de part en part, il étoit entré dans la terre, et soutenoit le corps de ce jeune homme en l’air. En même-temps un des valets de cet assassin, d’une taille et d’une force extraordinaire, voulant seconder son maître, avoit jetté une pierre au troisième de ces frères, pour lui casser le bras droit, mais la pierre ne faisant que lui effleurer le bout des doigts, étoit tombée sans lui faire de mal, contre la pensée de tous ceux qui étoient là. Ce coup favorable ne laissa pas de donner à ce jeune homme qui avoit de l’esprit, quelque petite espérance de trouver moyen de se venger. Feignant donc adroitement qu’il avoit la main estropiée de ce coup, il adresse la parole à cet homme riche, que la fureur transportoit. Jouis du plaisir, lui dit-il, d’avoir fait périr notre famille entière, repais ton insatiable cruauté du sang de trois frères, et triomphes fièrement du meurtre de tes voisins. Saches cependant que tu auras beau étendre les limites de tes terres, en dépouillant le pauvre de son héritage, il faudra toujours que tu aies quelques voisins. Tout mon regret est d’être estropié malheureusement de cette main ; car certainement je t’en aurois coupé la tête.

Ce discours ayant mis le comble à la fureur de ce scélérat, il tire son épée, et se jette sur le jeune homme pour le tuer de sa propre main ; mais celui-ci n’étant pas moins vigoureux que lui, lui résiste, ce que l’autre ne croyoit pas qu’il pût faire, et l’ayant fortement saisi au corps, il lui arrache son épée, le perce de plusieurs coups, et le tue. En même-temps, pour ne pas tomber entre les mains des valets qui accouroient au secours de leur maître, il se coupe la gorge avec la même épée, teinte encore du sang de son ennemi. Voilà ce qu’avoient annoncé ces prodiges qui venoient d’arriver, et ce qu’on étoit venu apprendre à ce père infortuné.

Ce bon vieillard accablé du récit de tant de malheurs, ne put proférer une seule parole, ni verser une seule larme ; mais prenant un couteau dont il venoit de couper du fromage, et quelques autres mets à ceux qui mangeoient avec lui, il s’en donna plusieurs coups dans la gorge, à l’exemple de son malheureux fils, et tomba sur la table, lavant avec les flots de son sang, les taches de cet autre sang qui y avoit jailli par un prodige. Mon jardinier déplorant la malheureuse destinée de cette maison, qui étoit détruite en si peu de temps, et très-affligé de la perte d’un homme qui vouloit lui faire du bien, après avoir payé par quantité de larmes le dîner qu’il venoit de faire, et frappé bien des fois ses deux mains l’une contre l’autre, qu’il remportoit vuides, monta sur mon dos, et reprit le chemin par où nous étions venus.

Mais il ne put regagner son jardin sans accident ; car un grand homme que nous rencontrâmes, qui, par sa mine et son habit, paroissoit être un soldat d’une légion romaine (23), vint lui demander arrogamment, où il menoit cet âne à vuide. Mon maître qui étoit accablé de tristesse et qui d’ailleurs n’entendoit point la langue latine, continuoit toujours son chemin sans rien répondre. Le soldat, offensé de son silence comme d’un mépris, et suivant les mouvemens de son insolence ordinaire, le jette par terre, en lui donnant plusieurs coups d’un sarment qu’il tenoit en sa main (24). Le jardinier lui disoit humblement qu’il ne pouvoit savoir ce qu’il vouloit dire, parce qu’il n’entendoit pas sa langue. Alors le soldat lui parlant grec : où mènes-tu cet âne (25), lui dit-il ? Je vais, lui répondit mon maître, à la ville qui est ici proche. J’en ai besoin, lui dit le soldat, pour lui faire apporter, avec d’autres bêtes de charge, le bagage de notre capitaine qui est dans un château du voisinage. Il me prit en même-temps pour m’emmener. Le jardinier essuyant le sang qui couloit de la plaie que le soldat lui avoit fait à la tête, lui dit, en le conjurant par tout ce qu’il pouvoit espérer de plus heureux : Camarade, usez-en avec plus d’humanité et de douceur avec moi. De plus, cet âne paresseux, et qui, outre cela, tombe du haut-mal (26), a bien de la peine à porter de mon jardin qui est ici près, quelques bottes d’herbes au marché, après quoi, il est si las et si essoufflé qu’il n’en peut plus ; ainsi il s’en faut bien qu’il ne soit capable de porter des fardeaux un peu pesans.

Enfin, voyant qu’il ne pouvoit fléchir le soldat par ses prières ; qu’au contraire, il ne faisoit que l’irriter encore davantage, et qu’il se mettoit en devoir de lui casser la tête avec le gros bout du sarment qu’il tenoit en sa main, il eut recours à un dernier expédient. Il se jetta à ses pieds, feignant de vouloir embrasser ses genoux pour exciter sa compassion ; et le prenant par les deux jambes, il fait un effort, et le renverse rudement par terre ; en même-temps, il saute sur lui, et se met à le mordre, et à lui frapper le visage, les mains et le corps à coups de poing et de coude, et même avec une pierre qu’il prit dans le chemin. Du moment que le soldat fut étendu par terre, il lui fut impossible de se défendre, ni de parer les coups ; mais il menaçoit continuellement le jardinier, que, s’il se pouvoit relever, il le hacheroit en morceaux avec son épée. Mon maître, crainte d’accident, la lui prit, et la jetta le plus loin qu’il put, et continua à le frapper encore plus violemment qu’il n’avoit fait.

Le soldat étendu de son long, tout couvert de plaies et de contusions, ne vit d’autre moyen, pour sauver sa vie, que de contrefaire le mort. Le jardinier se saisit de son épée, monte sur mon dos, et sans songer à voir au moins son petit jardin, il s’en va fort vîte droit à la ville, et se retire chez un de ses amis, à qui il conte tout ce qui venoit d’arriver, le priant en même-temps de le secourir dans le péril où il étoit, et de le cacher, lui et son âne, pendant deux ou trois jours, jusqu’à ce qu’il fût hors de danger d’être recherché criminellement. Cet homme n’ayant pas oublié leur ancienne amitié, le reçut parfaitement bien. On me plia les jambes, et l’on me traîna le long du degré dans une chambre au haut de la maison ; le jardinier se mit en bas dans un coffre, dont il baissa la couverture sur lui.

Cependant le soldat, à ce que j’ai appris depuis, étant revenu à lui, comme un homme ivre qui se réveille, se leve tout chancelant, et tout brisé des coups qu’il avoit reçus, et s’en revient à la ville, se soutenant sur un bâton avec beaucoup de peine. Il n’osa parler à aucun bourgeois de la violence qu’il avoit exercée, et de sa foiblesse en même-temps. Il tint l’injure qu’il avoit reçue, secrète ; mais ayant rencontré quelques-uns de ses camarades, il leur conta sa disgrace. Ils jugèrent à propos qu’il se tînt caché pendant quelque temps, dans l’endroit où ils étoient logés ; car, outre la honte d’avoir essuyé un tel affront, il craignoit encore d’être châtié pour avoir perdu son épée (27). Ils lui dirent cependant qu’ils s’informeroient soigneusement de ce que nous étions devenus, et que, suivant les enseignes qu’il leur avoit donnés de nous, ils feroient leur possible pour nous découvrir et le venger.

Un perfide voisin de la maison où nous étions retirés, ne manqua pas de nous décéler. Aussi-tôt les soldats ayant appellé la justice, dirent qu’ils avoient perdu en chemin un vase d’argent d’un grand prix, qui étoit à leur commandant ; qu’un certain jardinier l’avoit trouvé, et ne vouloit pas le rendre, et qu’il s’étoit caché chez un de ses amis. Les magistrats instruits de ce crime prétendu, et du nom de l’officier, viennent à la porte de la maison où nous étions, et déclarent à haute voix à notre hôte, qu’il eût à nous livrer, plutôt que de se mettre en danger de perdre la vie, et qu’on savoit certainement que nous étions chez lui. Notre hôte, sans s’étonner en aucune manière, et voulant sauver cet homme, à qui il avoit donné un asile, répond, qu’il ne sait ce qu’on lui demande, et assure qu’il y a déjà quelque temps qu’il n’a vu ce jardinier. Les soldats assuroient au contraire, en jurant par le génie de l’Empereur, qu’il étoit chez lui, et qu’il n’étoit point ailleurs.

A la fin, les magistrats voulurent qu’on fît une perquisition dans la maison pour découvrir la vérité du fait. Ils y font donc entrer leurs licteurs et leurs huissiers, et leur ordonnent de faire une recherche exacte dans tous les coins de la maison. Leur rapport fut, qu’ils n’avoient trouvé personne, pas même l’âne du jardinier. La dispute recommença avec plus de violence de part et d’autre ; les soldats assuroient toujours, en implorant souvent le secours de César, que très-certainement nous y étions ; notre hôte assuroit le contraire, en attestant continuellement les Dieux, et moi, sous ma figure d’âne, inquiet et curieux à mon ordinaire, ayant entendu ce grand bruit, je passai ma tête par une petite fenêtre, pour regarder ce que c’étoit. Mais un des soldats ayant par hasard apperçu mon ombre, lève les yeux en haut, et me fait remarquer à tout le monde.

Il s’élève aussi-tôt un grand cri, et dans le moment quelques-uns montent l’escalier fort vîte, me prennent et m’entraînent comme un prisonnier ; et ne doutant plus de la vérité, ils fouillent par toute la maison avec beaucoup plus de soin qu’auparavant, et ayant ouvert le coffre, ils y trouvent le malheureux jardinier. Ils le tirent de là, le présentent aux magistrats, et le mènent dans la prison publique, avec bon dessein de lui faire expier son action par la perte de sa vie, riant de tout leur cœur, et goguenardant de la sotte curiosité qui m’avoit fait mettre la tête à la fenêtre ; et c’est de là qu’est venu ce proverbe si commun : C’est le regard et l’ombre de l’âne (28). En parlant d’une affaire qui a été découverte par quelque indice grossier et ridicule, à quoi on ne s’attendoit point.


Fin du neuvieme Livre.


REMARQUES

SUR

LE NEUVIEME LIVRE.


(1) Ne peut s’opposer à l’ordre de la providence. Le texte dit, A la fatale disposition de la providence divine ; Divinæ providentiæ fatalis dispositio. Apulée fait voir par cette expression qu’il avoit des Dieux et du destin une idée plus raisonnable que le commun des Payens, puisqu’il nous insinue assez, que ce destin qu’ils considéroient comme une puissance supérieure à celle des Dieux mêmes, n’est que le décret fixe et permanent de la Providence du souverain des Dieux.

(2) Le multier Myrtil. En donnant ce nom à un cocher, il fait allusion à Myrtil, cocher d’Œnomaus, qui fit rompre le col à son maître dans la course de chariots qu’il fit contre Pelops, qui, pour récompense de sa perfidie, le jeta dans la mer appellée depuis Myrtoum, du nom de ce cocher.

(3) Hephæstion le cuisinier. Nom dérivé d’Hephæstos, qui en grec signifie Vulcain, Dieu du feu et de la cuisine.

(4) Apollonius le médecin. On voit assez que ce nom dérivé d’Apollon, Dieu de la médecine, convient à un Médecin.

(5) Nous partîmes au son des castagnettes et des cymbales. Ces espèces de castagnettes des anciens, qu’ils appelloient crotala, étoient bien plus grosses que les nôtres ; c’étoit deux demi-globes de cuivre, ou d’autre matière résonnante, dont ils tiroient le son, en les frappant des deux mains, l’un contre l’autre en cadence. La cymbale est encore aujourd’hui en usage ; c’est un triangle de fer garni de plusieurs anneaux, sur lequel on frappe en cadence avec une verge de fer.

(6) Cet homme réduit dans une grande nécessité. J’ai passé légèrement sur quelques endroits de cette petite histoire, qui sont trop libres dans l’original, pour être mis en françois.

(7) Un vieux tonneau vuide qui étoit au coin de la chambre, à moitié enfoncé dans la terre. Pline remarque, l. 14, chap. 21, que, dans les pays chauds, on mettoit le vin dans ces sortes de tonneaux qui étoient de terre cuite, et qu’on les enfonçoit dans la terre entièrement ou en partie. Il dit aussi un peu après, que les vins délicats doivent être conservés ainsi, et que, pour les vins qui ont de la force, on les laisse dans les tonneaux exposés à l’air. Quand ces sortes de tonneaux étoient enfouis en terre, ils passoient pour une espèce d’immeubles qui étoient censés vendus avec la maison où ils étoient, s’ils n’en étoient nommément exceptés. Ce qui paroît par la loi 76, au digeste, de contrahenda emptione et venditione.

(8) Que je ne me soucie pas de perdre mon argent. Cela est sous-entendu dans le latin ; je l’ai ajouté dans le françois pour le rendre plus intelligible : Le texte dit seulement : Nisi putas æs de malo habere. Si tu ne t’imagines que j’ai acquis mon argent par de mauvaises voies. Cela mis seul n’auroit pas été assez clair.

(9) Par une seule réponse qu’ils imaginèrent, qui pouvoit se rapporter à des événemens différens. Cet endroit fait voir de quelle manière ces sortes de devins abusoient le peuple. Quintilien, dans sa 4e Déclamation, parle ainsi de ces oracles : Voici en quoi consiste la fourberie, non à répondre suivant ce que souhaitent ceux qui viennent à l’oracle, mais par l’obscurité et l’ambiguité des réponses qu’on leur fait, à les renvoyer dans une telle incertitude, que quelque évènement qui leur arrive, ils croient que c’est ce qui leur a été prédit. Tel est cet oracle dont parle Cicéron, rendu par Apollon à Crésus, roi de Lydie. Cræsus Halym penetrans magnam pervertet opum vim.

Si Crésus passe le fleuve Halis pour aller à la rencontre de son ennemi, il renversera un florissant état. Crésus croyoit, dit Cicéron, abatre les forces de ses ennemis, il a abattu les siennes ; que l’une ou l’autre de ces deux choses arrivât, l’oracle se trouvoit toujours véritable. L’oracle que rapporte ici Apulée n’est pas de cette espèce ; il promet toujours un heureux évènement sur quoi que ce puisse être qu’on l’interroge.

(10) Lorsqu’enfermés dans son temple, ils faisoient semblant de célèbrer ses secrets mystères. Ces mystères se nommoient opertanea, cachés. Qui que ce soit n’y assistoit que les Prêtres, de peur, disoient-ils, que la vue des profanes ne les souillât ; mais c’étoit un secret qu’ils avoient trouvé pour commettre toutes sortes d’abominations, sans être vus ni interrompus.

(11) Et le jettent en prison. In Tullianum compingunt. Il y avoit dans la prison de Rome un endroit souterrain qui se nommoit Tullianum, parce qu’on croyoit par tradition, que le roi Servius Tullius l’avoit fait bâtir. Apulée se sert de ce nom en parlant de quelque prison que ce soit.

(12) Ils avoient des marques imprimées sur le front. Quand les esclaves avoient commis quelque crime, ou qu’après s’être enfuis, on les avoit repris, leurs maîtres leur faisoient appliquer sur le front un fer chaud qui leur imprimoit des lettres, et quelquefois plusieurs mots qui marquoient la faute qu’ils avoient commise ; par exemple, s’ils avoient volé, on y voyoit ces mots écrits, cave à fure, donnez vous de garde du voleur, et l’on noircissoit ces caractères avec de l’encre, afin qu’ils parussent davantage.

(13) Et la vapeur du feu .... leur avoit mangé les paupières, et gâté entièrement la vue. En ce temps-là les meuniers faisoient aussi le métier de boulanger en même-temps.

(14) Le divin auteur de l’ancienne poésie grecque. C’est d’Homère dont il entend parler, qui commence son Odissée par la description de son héros, telle que notre auteur la donne ici.

(15) Un Dieu qu’elle disoit être seul et unique. On voit assez qu’Apulée qui étoit payen, donne ici un trait de satyre aux chrétiens, en feignant que la méchante femme, dont il parle ici, étoit chrétienne. Les vaines cérémonies qu’il dit qu’elle observoit, et la débauche qu’il lui reproche, sont les couleurs ordinaires dont la calomnie payenne peignoit les assemblées des chrétiens, les hymnes qui s’y chantoient, et ces banquets charitables qui s’y faisoient en faveur des pauvres, et que l’on nommoit agapes.

(16) Ne pouvant se dispenser de la laisser aller quelquefois le soir aux bains publics. Ç’auroit été une trop grande rigueur d’empêcher les femmes d’aller aux bains, il leur étoit presque impossible de s’en dispenser, parce qu’elles n’avoient pas en ce temps-là l’usage du linge.

(17) Prépare du vin délicieux : Vina defæcat, dit le texte, ôte la lie du vin. Les anciens, avant que de boire le vin, le passoient à travers une chausse pour l’éclaircir.

(18) La liqueur dont on boit avant le repas. C’étoit une liqueur composée qui excitoit l’appétit, par où les anciens commençoient leurs repas.

(19) Je jure par Cérès. Il y a dans le texte, Je jure par cette sainte Cérès. Le meunier, en disant cela, montroit apparemment quelque petite figure de Cérès, qui était dans sa maison : j’ai eu peur que cela ne fût pas assez intelligible, si j’avois exprimé, comme dans le latin, par cette Cérés. Ce serment convient fort à celui qui le fait.

(20) L’a saluée la première fois. On voit par ce passage, et par plusieurs autres des anciens, que c’étoit la coutume de saluer ceux qui éternuoient, en leur disant : Jupiter vous assiste, ou les Dieux vous favorisent, comme il se pratique encore aujourd’hui. Non-seulement ceux qui entendoient éternuer faisoient ces souhaits favorables, mais celui qui éternuoit avoit aussi coutume de les faire pour lui-même, lorsqu’il avoit éternué, comme on peut voir par une ancienne épigramme grecque de l’Anthologie fort outrée, contre un homme qui avoit le nez extrêmement grand ; cette épigramme dit, qu’il ne se disoit pas : Jupiter m’assiste, quand il éternuoit, parce que son nez étoit si grand et si éloigné de ses oreilles, qu’il ne s’entendoit pas éternuer.

(21) Ainsi vous passerez ici la nuit, si vous le trouvez bon. Il y a quelques saletés retranchées en cet endroit, aussi-bien que dans ce qui suit.

(22) Le neuvième jour de la mort de son père elle fit, suivant la coutume, les dernières cérémonies de ses funérailles. La coutume étoit de garder les morts jusqu’au huitième jour qu’on les brûloit, et le neuvième on renfermoit leurs cendres dans une urne qu’on mettoit dans un tombeau, avec des cérémonies, et même avec des jeux qu’on célèbroit en leur mémoire, comme on voit au 5e l. de l’Enéide, que Enée en fit faire en Sicile pour honorer l’anniversaire de la mort de son père.

(23) Un soldat des légions romaines. Les armées des Romains étoient composées de deux sortes de troupes de légionnaires et d’auxiliaires. Les soldats légionnaires étoient proprement des Romains, et les auxiliaires étoient des peuples étrangers et alliés aux Romains. On faisoit plus de cas des soldats légionnaires que des autres.

(24) D’un sarment de vigne qu’il tenoit en sa main. La marque qui distinguoit les centurions, étoit un sarment de vigne qu’ils portoient à la main, et dont ils se servoient pour châtier les soldats. Il y a apparence cependant que le soldat, dont il est question ici, n’étoit pas centurion, et qu’il en avoit seulement pris la marque pour se faire craindre davantage par les paysans.

(25) Où il menoit cet âne. Notre auteur met ici un solécisme à la bouche de ce soldat, en lui faisant dire : ubi ducis, au lieu de quo ducis, pour mieux conserver le caractère d’un soldat qui est ordinairement fort ignorant, et fort peu poli dans le langage.

(26) Qui, outre cela, tombe du haut mal. Le texte dit, Morbo detestabili caducus : Qui tombe de la maladie détestable. Ils nommoient ainsi l’épilepsie ou le mal caduc, parce que, quand quelqu’un en tomboit, ceux qui y étoient présens avoient soin de marquer, comme à toutes les autres choses de mauvaise augure l’horreur qu’ils en avoient, par des gestes d’aversion et en crachant sur le malade, pour éloigner d’eux-mêmes les mauvaises suites qu’ils croyoient, que la vue d’un pareil accident pouvoit leur attirer.

(27) Il craignoit encore d’être châtié, suivant les lois militaires pour avoir perdu son épée. Il y a dans l’original, Militaris etiam sacramenti gentium ob amissam spatham verebatur. Il craignoit aussi d’être puni comme parjure pour la perte de son épée. J’ai cru que cela n’auroit pas été si intelligible ainsi que de la manière dont je l’ai exprimé, qui revient au même. Le génie du serment militaire, dont on parle ici, est le génie de l’Empereur, par lequel les soldats juroient, ce qui leur paroissoit un serment plus inviolable, que s’ils avoient juré par tous les Dieux ensemble, comme le remarque Tertullien dans son Apologétique.

Ce serment militaire étoit de ne jamais déserter, de ne refuser point de souffrir la mort pour la République romaine, et d’exécuter courageusement tout ce que le général ordonneroit. Or la perte des principales armes, comme étoient la cuirasse, le bouclier, le casque et l’épée, passoit pour désertion, et étoit punie du même supplice, comme il paroît par la loi, qui commeatus 14 au digeste de re militari, §. 1.

(28) C’est le regard et l’ombre de l’âne. J’y ai ajouté, en parlant d’une affaire, &c. qui n’est point dans le texte, pour donner quelque jour à cet ancien proverbe qui, étant connu du temps d’Apulée n’avoit pas alors besoin d’explication, et qui peut bien avoir pris son origine d’une avanture pareille à celle qu’il conte ici. Cependant plusieurs auteurs donnent d’autres explications du regard et de l’ombre de l’âne, comme de deux proverbes différens, que notre auteur a joints ensemble, pour n’en faire qu’un seul. Pour le regard de l’âne, ils rapportent qu’un jour un âne regardant par une fenêtre dans l’attelier d’un potier, cassa quelques-uns de ses pots ; qu’aussi-tôt le potier fit appeller en justice le maître de l’âne, lequel interrogé par les juges, de quoi il étoit accusé, du regard de mon âne, dit-il ; ce qui ayant fait rire toute l’assistance, passa depuis en proverbe, et se disoit, quand on attaquoit la réputation de quelqu’un sur des choses de peu d’importance, et qui ne valoient pas la peine qu’on y fit attention.

A l’égard de l’ombre de l’âne, ils prétendent qu’on disoit ce proverbe, quand on vouloit parler de ces sortes de gens qui sont curieux de savoir des bagatelles, et qui négligent de s’instruire des choses nécessaires. Voici ce qui y a donné lieu. Un jour Démosthêne plaidant une cause pour un homme accusé d’un crime capital, et voyant que les juges n’avoient aucune attention à son discours, il s’avisa de leur dire : Messieurs, un jeune homme avoit loué un âne pour aller en quelque endroit ; comme il étoit en chemin, il voulut se reposer quelque temps, pendant la grande chaleur du jour, et se coucha à l’ombre de l’âne. L’ânier qui le conduisoit s’y opposa, lui disant, qu’il lui avoit loué son âne, à la vérité, mais qu’il ne lui avoit pas loué l’ombre de son âne ; et, sur cela, il appella le jeune homme en justice. Démosthêne s’arrêta en cet endroit, et remarqua que toute l’assistance étoit fort attentive à ce récit. Quoi ! Messieurs, reprit-il en s’écriant, vous prêtez l’oreille à des bagatelles, et vous n’écoutez pas une affaire où il s’agit de la vie d’un homme.


Fin des Remarques du neuvième Livre.