Les Métamorphoses d'un opéra - Lettres inédites d'Eugène Scribe
De tous les dons de l’esprit, le plus dangereux peut-être est la facilité. Scribe en est un exemple qui peut fournir à cet égard quelque utile enseignement. Sa production fut si abondante, si facile, qu’assurément lui-même n’en tint pas assez compte, et, en la prodiguant avec si peu de retenue, il sembla encourager par-là le dédain que trop de gens, les délicats et quelques autres aussi, portaient à une œuvre dont le succès était fait pour susciter bien des envieux.
On sait quelle fut la carrière de Scribe. Pendant quarante-sept ans, il a été un auteur si en évidence, que rien de lui ne nous est inconnu, et que plusieurs de ses succès demeurent encore populaires. Comme un gamin de Paris, il aime le théâtre d’instinct, et son premier rêve est d’y aller, le second d’y réussir. Pour atteindre ce but, il n’est concession qui lui coûte. Ingénieux et souple, esclave du public, sans y paraître, Scribe s’est imposé par sa dextérité, lui et sa manière : aujourd’hui encore, on accueille encore avec plaisir la façon dont il ménage l’intérêt scénique et sait l’augmenter par l’inattendu des épisodes et la vivacité du dialogue. Le malheur est que cette exécution manque de personnalité. Un sujet n’est pas, pour Scribe, une matière où sa propre nature se manifeste, où s’exerce le besoin de convaincre et d’émouvoir, et, plus simplement encore, ce besoin d’expansion verbale que possède tout écrivain véritable. C’est plutôt matière où s’emploie l’habileté d’un maître-ouvrier, exporta son ouvrage et qui s’en vante, quelque chose, — on l’a souvent dit, — comme un chef-d’œuvre d’horlogerie où tout est ajusté, tout se commande et aboutit à la minute précise et à l’effet escompté. « C’est un métier de faire un livre comme de faire une pendule, » écrit La Bruyère. Scribe aussi est de cet avis : seulement, en faisant une pièce, il pense moins au livre qu’à la pendule. C’est le triomphe de la combinaison, de l’ingéniosité, de l’adresse. Ce ne peut être le triomphe de l’art, qui souhaite plus d’imprévu et moins de mécanique. L’ambition de Scribe semble remplie quand il a exécuté un ouvrage où tout manœuvre à merveille, et, à voir sa pensée ainsi réalisée, il éprouve la satisfaction d’un ouvrier excellent qui passe d’un travail à l’autre avec le sentiment d’y réussir également.
Un de ses collaborateurs, Ernest Legouvé, à propos d’Adrienne Lecouvreur, nous a initiés à la méthode qu’il suivait habituellement. Le sujet à peine ébauché. Scribe s’asseyait à sa table de travail et se mettait à écrire l’ordre des scènes du premier acte. Il traçait d’abord la gradation de l’intrigue ; ensuite, les incidens venaient naturellement se grouper autour des pivots de l’action : méthode excellente pour la logique dramatique, mais combien défectueuse pour le pittoresque de l’histoire et pour la vérité des caractères !
De ceux-ci, l’auteur se préoccupait beaucoup moins. Il lui suffisait qu’ils eussent une certaine tenue constante, une dominante de passion ou de ridicule et que le public pût les suivre aisément. Quant à l’histoire, qui était, pour Dumas père, un clou destiné à accrocher les tableaux de sa fantaisie, c’était encore un clou pour Scribe, mais destiné à retenir le fil de ses nombreuses intrigues. Plus ambitieux que Mascarille qui réservait la seule histoire romaine à sa manie de rondeaux, Scribe, pour son besoin d’affabulation dramatique, n’avait pas trop de l’histoire universelle : tous les temps et tous les lieux l’attiraient également, et, suivant les circonstances, il plaçait au Nord ou au Midi, dans un passé lointain ou proche, les aventures qu’il se proposait d’animer aux yeux du spectateur. Les genres aussi lui étaient indifférens. Ayant pour tous une vocation égale, il n’en préférait aucun, sinon dans la mesure fortuite où il lui convenait de faire mettre en musique, ou de laisser en dialogue courant, ce que diraient les personnages au cours de l’action. Un compositeur est-il en mal de libretto ? Scribe lui vient en aide et adapte à ses désirs une œuvre qu’il avait parfois imaginée sous un autre aspect. On y chantera, voilà tout ; on y dansera même, au besoin, car le librettiste se sait de force à faire tout accepter du public.
« A Paris, dit Scribe, dans la Camaraderie, il n’y a que les gens riches qui font fortune. » Il devrait ajouter qu’on n’y joue que les auteurs applaudis. Quelques années avant 1840, Scribe avait fourni à presque tous les musiciens en renom l’occasion de succès retentissans. C’est alors qu’il fut question d’une collaboration avec Donizetti, alors au début de sa carrière. La combinaison n’alla pas sans quelques incidens que nous essayerons de retracer et d’où nous verrons sortir la triple métamorphose d’un opéra destiné à demeurer célèbre sous une forme et sous un nom que la première version ne faisait pas prévoir.
Le 28 août 1838, Scribe signait avec la direction de l’Opéra un traité stipulant que le 1er novembre suivant, il livrerait, pour être mis en musique par Halévy, un opéra en quatre actes, intitulé le Duc d’Albe, et que, faute de l’avoir terminé à cette date, il payerait une indemnité de 4 000 francs. Au contraire, si l’œuvre du librettiste était achevée, on lui devait pareille prime, payable dans l’année, que l’ouvrage eût été représenté ou non. Scribe se montra toujours trop exact à tenir ses engagemens pour n’être pas prêt à l’époque convenue. Il le fut. C’est le musicien, c’est Halévy, qui n’accepta pas le livret qu’on lui proposait. Les destinées de l’Académie royale de musique étaient alors confiées à Charles-Edmond Duponchel, un orfèvre dont on fit par deux fois un directeur de l’Opéra et qui ne s’en tira pas plus mal que d’autres. A défaut d’Halévy, il se préoccupa d’un autre musicien, et un nouveau traité intervenait entre Scribe et lui, le 13 janvier 1839, deux mois après que la convention précédente eût dû être exécutée. Le second musicien désigné était Donizetti, et la remise de la partition du Duc d’Albe, ainsi que sa représentation, se trouvaient reportées à des époques déterminées, avec stipulation d’une indemnité de 30 000 francs payable par celle des parties qui manquerait à ses engagemens.
Donizetti se trouva-t-il moins inspiré qu’il ne l’attendait par le libretto de Scribe ? Prompt à l’enthousiasme, et changeant par nature, ne garda-t-il pas son illusion première ? Je ne sais. Toujours est-il qu’il mit plus longtemps que d’ordinaire à traiter ce sujet et peut-être ne l’acheva-t-il jamais complètement. Scribe, en tout cas, voulut sauver sa mise et on va voir comment il s’y prendra. Laissant de côté Donizetti, raison vacillante qui s’éteignait lentement, il se retournera vers le directeur de l’Opéra, qui était passé entre les mains de Léon Pillet. et le mettra en demeure d’exécuter les conventions. Représenter l’œuvre commandée ou payer le dédit, telle sera désormais l’alternative où l’auteur dramatique enfermera le directeur. Journaliste d’antan, avocat, Léon Pillet avait connu Scribe dans quelque étude de procédure ou dans une salle de rédaction. Rien n’y fera : il n’en sera pas moins prisonnier de ce dilemme rigoureux. Venu à l’Opéra pour seconder Duponchel, Léon Pillet n’avait pas tardé à le supplanter. Il dirigeait l’Académie royale de musique dès 1843. C’était une nature plus énergique, ou si l’on veut, plus obstinée et plus combative, ayant des idées sur l’art dramatique, sur les auteurs, sur les artistes, et ne craignant pas de les exprimer et de les défendre. Fils du publiciste royaliste Fabien Pillet, qui combattit si vivement le Directoire et eut maille à partir avec presque tous les gens de lettres de son temps, Léon Pillet avait pris rang dans la presse libérale : il fut directeur du Journal de Paris. Il signa la protestation contre les Ordonnances de Charles X, et cette circonstance lui valut de. la monarchie de Juillet des avantages que son seul talent eût été sans doute insuffisant à lui procurer. Scribe n’aimait pas l’homme : on le verra de reste. Pourtant, au début, leur collaboration, à l’Opéra, semble avoir été amicale, par raison, sinon par sentiment. C’est le Duc d’Albe qui gâta les choses. Voici comment.
Le 4 mai 1844.
Mon cher directeur, voilà deux fois que je suis passé chez vous sans vous voir. Vous étiez occupé d’affaires importantes et je vous écris pour ne pas vous déranger.
Nous attendons toujours, Donizetti et moi, votre décision au sujet de cet infortuné Duc d’Albe, plus torturé après sa mort qu’il ne tortura de son vivant.
Vous trouvez l’ouvrage détestable, et vous pouvez avoir raison : vous vous y connaissez mieux que moi. Mais tel qu’il est, le libraire et l’éditeur de musique l’ont acheté d’avance 28 000 francs, et s’ils se trompent en pensant que la pièce n’est pas plus mauvaise que beaucoup d’autres, nous ne pouvons nous empêcher de partager leur erreur.
Tout ce que nous vous demandons, c’est de nous dire franchement, et dès à présent, ce que vous comptez faire du Duc d’Albe… EUG. SCRIBE. La discussion ne languit pas. Léon Pillet répondit aussitôt. Vite Scribe riposte :
Le 8 mai 1844.
Tous nos traités, anciens et nouveaux, disent que le Duc d’Albe sera le premier grand ouvrage représenté l’hiver prochain, et représenté, bien entendu, comme tous les grands ouvrages, avec l’élite de la troupe ; car tous les règlemens, les usages et même les lois donnent aux auteurs le droit de distribuer eux-mêmes, et comme ils l’entendent, leurs ouvrages nouveaux.
Pour vous être agréable et pour vous donner la facilité de jouer le Prophète ou tout autre grand ouvrage que vous espérez, l’hiver prochain, je vous ai, dans une conversation, proposé de moi-même et sans consulter mon compositeur, de donner le Duc d’Albe cet été, sans y faire jouer Mme Stoltz, et je vous le propose encore dans ce moment, par écrit. Vous me répondez que vous ne le pouvez pas, que Donizetti n’y consent pas et exige la totalité de vos premiers sujets. Je retire alors ma proposition, et toutes choses restent dans l’état où elles étaient. C’est-à-dire que le Duc d’Albe doit être le premier grand ouvrage représenté l’hiver prochain, à moins que vous ne préfériez payer l’indemnité stipulée au traité.
Je sais qu’au mois de décembre dernier, toujours dans vos intérêts et sur votre proposition, nous sommes convenus par un traité signé entre vous, Donizetti et moi, de substituer au Duc d’Albe un opéra nouveau, Jeanne la Folle, dont le plan n’était pas encore arrêté. Il fut dit que le scénario vous serait soumis ; que, s’il vous convenait, j’écrirais le poème sur-le-champ et que Jeanne la Folle prendrait alors la place du Duc d’Albe, sinon que toutes choses resteraient en même état et que le Duc d’Albe conserverait tous ses droits.
J’ai de mon mieux et à grand’peine travaillé ce sujet de Jeanne la Folle. J’en ai écrit un scénario tellement détaillé que ce plan formait un manuscrit considérable. Vous l’avez approuvé dans une lettre écrite par vous, sauf quelques modifications sur lesquelles nous étions tombés d’accord, et quelques jours après, et quoique le sujet convint parfaitement à Donizetti, qui l’acceptait et qui l’accepte encore, vous avez définitivement repoussé le scénario, me déclarant qu’il ne vous convenait pas. Alors, et aux termes mêmes du traité de Jeanne la Folle, le Duc d’Albe rentre dans tout son droit, celui d’être le premier grand ouvrage représenté.
Maintenant, vous me demandez (toujours à la place du Duc d’Albe) et vous me dites que Donizetti y consent, un autre opéra, qui serait joué non pas en 1845, mais en 1840.
Je vous répondrai, mon cher ami, que cela m’est impossible. Tant de difficultés, de retards et d’autres contrariétés encore, dont je n’ai pas l’habitude, m’éloignent pour toujours du Grand-Opéra. Nous ne pouvons pas nous entendre sur le choix des acteurs, sur le choix des sujets des pièces, ni même sur leur exécution ; ce sont des discussions interminables, et l’ouvrage, dirigé à la fois de deux manières différentes, par vous et par moi, se trouve, comme Dom Sébastien, n’avoir plus ni unité, ni physionomie, et arrive à être joué à peine une fois par mois. Enfin, nos traités, même les plus formels et les plus précis, offrent toujours des difficultés dans leur interprétation ou dans leur exécution.
Depuis votre arrivée à la direction actuelle de l’Opéra, le Duc d’Albe doit être représenté ; il faut qu’il le soit ou que l’indemnité qui nous est due soit payée… EUG. SCRIBE.
Donizetti était alors absent de Paris : il avait fait un voyage à Vienne, où l’appelaient ses fonctions de maître de chapelle de la cour d’Autriche. On pouvait invoquer ses intentions d’une ou d’autre part, tandis qu’il était loin, et d’ailleurs sa mémoire s’affaiblissait sensiblement. Scribe ne s’appuie pas trop sur les intérêts du compositeur qu’il sépare nettement des siens. Il redit pour son propre compte, avec moins de fantaisie que dans son vaudeville l’Ours et le Pacha, le fameux : « Prenez- mon ours ! » de Lagingeole. Entre ses mains, l’arme était dangereuse, maniée avec une persistance qui ne se démentait pas. Deux jours après, troisième lettre de Scribe à Léon Pillet, où l’auteur toujours pressant cache, sous une apparence de bonnes dispositions, une volonté non moins arrêtée :
Le 10 mai 1844.
Je vous remercie, mon cher ami, des faits que vous avez la bonté de me rappeler. Loin de les nier, je m’empresse d’en prendre acte, car ils prouvent combien, dans tous les temps, j’ai cherché, même aux dépens de mes intérêts d’auteur, à servir vos intérêts de directeur et à vous être agréable de toutes les manières.
Oui, je n’ai point oublié les conversations dont vous me parlez. Oui, pour vous tirer de l’embarras où vous mettait le Duc d’Albe, je consentais à perdre les 24 000 francs qui me sont assurés pour la partition et les 4 000 francs assurés d’avance par le libraire.
Oui, je consentais à perdre un poème en quatre actes entièrement terminé. Oui enfin, et à coup sûr toujours dans votre intérêt, je renonçais à ma part dans les 30 000 francs d’indemnités que vous nous devez, et me contentais du complément d’une prime de 2 000 francs, qui depuis quatre ans m’aurait dû être payée (d’après nos traités), que le Duc d’Albe fût joué ou non.
Oui, je conviens de tout cela.
Mais, à votre tour, rappelez-vous dans quelles circonstances ces conversations avaient lieu : dans la prévision d’un ouvrage de moi pour l’hiver suivant, soit avec Meyerbeer, soit avec tout autre, et si vos souvenirs ne vous sont pas assez présens, consultez nos traités et relisez surtout le dernier (celui de Jeanne la Folle), traité signé par nous à la fin de 1843, et par conséquent bien postérieur à toutes mes conversations dont il renferme le sens et le résumé.
Vous y verrez que, si le scénario de Jeanne la Folle ne vous convenait pas, — ce qui est arrivé, — le Duc d’Albe reprenait tous ses droits et que je ne renonçais plus à rien.
En effet, quoiqu’il fût agréable à vous et fort peu à moi de substituer au Duc d’Albe qui était fait, Jeanne la Folle qu’il fallait faire, vous concevez très bien que, devant avoir l’hiver prochain un grand ouvrage qui allait vous coûter une nouvelle prime et de grandes dépenses, je pouvais, je devais peut-être renoncer aux autres avantages qui m’étaient assurés et garantis.
Mais sans cela, pourquoi tant de sacrifices, de sacrifices gratuits ? C’était pousser jusqu’à l’absurde une générosité dont vous-même n’auriez pas voulu…
EUG. SCRIBE.
Léon Pillet répond en proposant je ne sais quelle combinaison nouvelle, qui gagnera du temps et remettra à plus tard le règlement du compte. Scribe voit le piège, ne s’y laisse pas entraîner, d’autant que son amour-propre d’auteur a été froissé par toutes ces chicanes. Il écrit :
Maintenant encore, c’est vous qui me demandez un ouvrage pour deux ans, parce qu’il vous est plus commode de me payer ainsi qu’en argent, et moi je refuse parce que vous croiriez encore m’obliger et qu’il faut que je vous dise enfin toute ma pensée, que vous allez sans doute trouver bien pleine d’orgueil : c’est que, quand je donne un ouvrage à une administration, ce n’est pas à moi que je crois rendre service.
Quand j’ai donné à l’Opéra la Muette et la Juive, Robert et les Huguenots, Gustave, le Philtre ou la Bayadère, quand j’ai donné aux Français Bertrand et Raton, Valérie, la Camaraderie, la Chaîne ou le Verre d’eau, quand j’ai donné à l’Opéra-Comique la Dame blanche ou le Domino noir, la Part du diable ou la Sirène, quand j’ai donné au Gymnase des œuvres qui ont payé ses dettes et-fait sa situation, aucun de ces administrateurs n’est venu me dire que je lui devais de la reconnaissance…
EUG. SCRIBE.
Voilà qui est parler. Mais ce regain de dignité eût été plus impressionnant, s’il fût venu après moins de chicane et pour une cause moins intéressée. Après cela, il n’y a plus place que pour un procès. Scribe l’intente devant le tribunal de commerce de la Seine, le 16 décembre 1844, lorsque Léon Pillet fait représenter la Marie Stuart de Théodore Anne et Niedermeyer. En l’espèce, et pour le Duc d’Albe, il semble bien que, juridiquement parlant, Léon Pillet fût dans son tort : les conventions signées subsistaient au milieu de tous les incidens de cette cuisine dramatique. Il dut payer le dédit et s’exécuta sans bonne grâce. Désormais, tous bons rapports entre Scribe et lui étaient rompus. Jamais l’antipathie du librettiste ne se démentit, après le procès, comme le prouve la note suivante, composée par Scribe pour son cousin l’avocat, qui avait songé à s’entremettre entre les deux adversaires. Elle montre quelle âpreté mettait Scribe à défendre ses intérêts et qu’il n’en retranchait rien, quand son amour-propre avait pu être atteint. La voici :
Tous les rapports entre directeurs et auteurs reposent sur deux bases : l’amitié ou l’intérêt.
Ainsi aux Français, ainsi à l’Opéra-Comique, ainsi au Gymnase, les directeurs sont excellens pour moi, font tout pour m’être agréables. Il y a réciprocité de ma part. De là affection entre nous, et si l’on me demande un ouvrage avec des débutans, avec de mauvais acteurs, dans une mauvaise saison, peu importe ! Je l’ai fait et suis prêt encore à le faire chaque fois qu’on me le demandera. De même autrefois à l’Opéra, du temps de Duponchel et du temps de Véron. Pourquoi ? Parce qu’il y avait entre nous bons procédés, confiance et amitié.
En est-il de même aujourd’hui ?
Léon Pillet ne m’estime pas du tout comme auteur ; je l’estime peu comme directeur. Il ne croit pas en moi ; je ne crois pas en lui. Depuis sa direction, il a fait tout au monde pour m’éloigner de son théâtre et se passer de moi. Je lui ai porté, comme je le faisais sous ses prédécesseurs, des idées pour ses principaux acteurs, des pièces pour Poultier, pour Baroilhet, pour Carlotta Grisi. Il n’a pas même voulu les écouter et s’est adressé de préférence à des gens qui ne connaissaient même pas l’Opéra et n’avaient jamais travaillé pour le théâtre. Ainsi mes revenus, qui étaient autrefois de 30 000 francs, sont aujourd’hui de 2 à 3… Passe encore si, lui, y avait gagné : ce qui n’est pas…
Aujourd’hui, il est vrai, il vient à moi pour avoir l’Africaine. Pourquoi ? Parce que c’est son intérêt. Examinons si c’est le mien. Ce sera mon second point.
On donne un ouvrage pour avoir un succès. Avec Léon Pillet un grand succès est impossible, parce qu’au lieu de s’occuper de l’ensemble de l’ouvrage d’abord et de tous ses détails ensuite, il ne s’occupe que d’une personne, d’une seule. Tout est sacrifié à celle-là.
Mais je vais plus loin : j’admets que tout se passe comme autrefois, que l’auteur et le compositeur soient maîtres de leur ouvrage, que ténor et chanteuse nous obéissent, que nous ayons un grand succès, un immense succès, un succès à la Robert le Diable. Sera-ce mon avantage ? Non.
Avec le caractère que je connais à Léon Pillet, une fois le succès obtenu, il fera comme auparavant, me mettra à la porte de l’Opéra et traitera tous mes ouvrages en… Duc d’Albe.
J’aurai donc contribué à relever son théâtre, j’aurai contribué à le faire vivre deux ou trois ans, pour prolonger d’autant le mépris qu’on a pour moi, et l’exil qu’on m’impose. Ce serait un fort mauvais calcul, ce serait entendre bien mal mes intérêts,. et il est convenu qu’en ce moment nous ne parlons qu’intérêt.
Si au contraire je laisse aller les événemens, si je reste dans l’exil que je ne demandais pas, mais que j’ai accepté très volontiers, Léon Pillet, dont le privilège expire dans deux ou trois ans, s’en ira alors, ou même, si une fois en sa vie il écoutait un bon conseil, il tâcherait comme Crosnier de faire un marché avantageux et de céder son entreprise, tandis qu’elle lui offre encore quelque chance.
Alors la situation changerait pour moi, alors et quel que fût le successeur de Léon Pillet, j’arriverais avec l’Africaine ou le Prophète. Je serais le premier succès d’une nouvelle administration, au lieu d’être le dernier ouvrage de l’ancienne. J’inaugurerais cette nouvelle direction, comme nous avons inauguré celle de Véron par Robert le Diable, par un succès. Nous ferions la fortune du nouveau directeur, et celui-ci, sinon par reconnaissance, du moins dans son intérêt, nous en saurait quelque gré.
Vous m’avez demandé de réfléchir sur votre proposition ; cette lettre vous prouvera que je l’ai examinée sous toutes ses faces.
Nos rapports avec Léon Pillet comme directeur et auteur sont à jamais finis et ne peuvent plus se renouer ; je l’ai jugé ainsi dès le procès du Duc d’Albe.
Nos rapports comme anciens camarades, confrères et amis peuvent toujours reprendre et durer, surtout depuis qu’il n’est plus question entre nous d’opéra, et c’est dans cette pensée-là que j’ai serré cordialement la main qu’il me tendait. Il en sera toujours ainsi, à condition que nous ne parlions plus théâtre, seul chapitre sur lequel nous ne pourrons jamais nous entendre.
EUG. SCRIBE.
La question du Duc d’Albe ne se rouvrit donc plus, au moins sous les mêmes espèces. Est-ce un mal ? Donizetti, dit-on, avait trouvé le moyen d’utiliser une partie de sa musique en faisant entrer les airs de ballet dans la Favorite et de nombreux morceaux dans Dom Sébastien. Au surplus, ce qui subsiste de la partition doit se retrouver actuellement, plus ou moins achevé, à Bergame, dans les papiers de l’auteur. Quant au libretto de Scribe, eût-il été perdu, la perle en eût difficilement passé pour un désastre. Et il n’est pas perdu. On retrouve le Duc d’Albe parmi les centaines de manuscrits, originaux ou copies, qui représentent la production dramatique de Scribe. C’est une œuvre assez banale, dont l’action se passe dans les Flandres en 1573, sous la domination espagnole, et que ne recommande aucune nouveauté d’imagination. Le seul fait qui nous frappe maintenant, — et Scribe ne pouvait le prévoir, — c’est que les Flandres gémissaient alors comme aujourd’hui sous le despotisme d’un oppresseur sans pitié. Le duc d’Albe y semait la terreur par des moyens moins barbares et moins raffinés que le vainqueur actuel.
Le Duc d’Albe n’avait été pour Scribe qu’un prétexte d’opéra, un motif d’airs de bravoure, et la musique lui faisant défaut, on pouvait croire qu’il n’en serait jamais plus question. On en reparla pourtant, car la musique y prit goût de nouveau. Entendons-nous : ce ne fut plus le Duc d’Albe, et ce fut toujours lui ; si ce ne fut plus Donizetti qui prétendit l’animer, ce fut encore un Italien, et non des moindres, qui se chargea de ressusciter l’œuvre abandonnée. C’est par Scribe que nous savons comment les choses se passèrent. Il avait eu un collaborateur pour le Duc d’Albe, et le contraire serait plus surprenant. Il fallut le mettre au courant des destinées nouvelles qui se présentaient pour cette pièce vieille de plus de dix ans. Scribe n’y manqua pas. Quand l’heure en fut venue, il avisa le second père dramatique du Duc d’Albe. C’était Charles Duveyrier, frère puîné du fécond vaudevilliste Mélesville. Mais tandis que l’aîné demeurait un auteur dramatique obstiné et fécond, le cadet délaissa les lettres, d’abord pour la philosophie sociale et le saint-simonisme, — c’est lui qui conçut et qui devait diriger l’Encyclopédie Pereire, à laquelle s’intéressait Sainte-Beuve, — puis pour le mouvement industriel et commercial : il créa la Société générale des annonces, qui centralisait la publicité des journaux. Charles Duveyrier en était là, quand un appel de Scribe vint le ramener au théâtre, on va voir comment.
Le 3 décembre 1853.
Mon allié et toujours ami, je n’ai point oublié notre vieil enfant qui dort depuis longtemps dans la poussière des cartons ; mais je crois qu’il n’aura point perdu pour attendre, et je viens de lui trouver un établissement digne de son âge et de son mérite.
Verdi est à Paris ; on m’a demandé un opéra pour lui. Il a un traité avec la direction, traité par lequel. le directeur s’engage à jouer cet opéra l’année prochaine, en 1854, et à lui assurer quarante représentations. Verdi, de son côté (et la modestie devrait m’empêcher de vous donner connaissance de cette clause), demandait pour condition première que le poème qu’on lui donnerait fût de votre allié. Voilà pourquoi la direction s’adressait à moi.
J’avais, comme toujours, plusieurs sujets en tête à moi tout seul ; mais il m’est venu la bonne idée de ressusciter ce pauvre Duc d’Albe que chacun (croyait mort, sous prétexte qu’on lui avait déjà fait des obsèques magnifiques, des obsèques de 15 000 francs. Mais vous vous rappelez qu’en acceptant les 15 000 francs, je vous avais réservé la propriété du mort et le droit de le faire revivre à volonté.
Je l’ai proposé à Verdi, ne lui laissant rien ignorer des aventures du défunt. Plusieurs situations lui convenaient, beaucoup de choses lui déplaisaient.
D’abord que l’ouvrage eût été anciennement destiné à Donizetti et qu’il eût l’air de traiter un sujet refusé, défloré, dont il était question depuis si longtemps, en un mot un fond de boutique.
Il fallait donc changer le titre. J’ai consenti sans peine.
Changer le principal personnage. C’était plus difficile, presque impossible. Je crois pourtant en être venu à bout. Il fallait changer le lieu de la scène, la placer dans un climat moins froid que les Pays-Bas, dans un climat chaud et musical, comme Naples ou la Sicile. C’était moins difficile ; je l’ai fait.
Il fallait enfin changer totalement le deuxième acte, car il n’y a pas de brasseries dans ce pays-là ; changer totalement le quatrième, qui représente l’embarquement et le départ du duc d’Albe, et enfin en ajouter un cinquième, car il veut un grand et bel ouvrage en cinq actes, dans d’aussi larges dimensions que les Huguenots ou le Prophète. En outre (et je serai en mesure), j’ai promis et signé que tout cela serait terminé pour ce mois-ci décembre 1853, pour que le maestro puisse se mettre immédiatement à l’œuvre. J’avais parlé de cela, il y a quelque temps, à Mélesville, mais je ne voulais point vous donner de fausse joie, avant que le traité ne fût définitivement signé avec Nestor Roqueplan, le directeur.
Je sais, mon cher ami, que vous ne vous occupez plus de théâtre, que vous avez d’autres travaux que ceux de la scène ; ne vous inquiétez donc de rien. Le plan est à peu près dans ma tête, et avant de l’exécuter, je voudrais seulement en causer avec vous, avoir vos idées qui sont toujours excellentes et qui, en tout cas, seront toujours plus jeunes que les miennes, car par malheur je me sens vieillir. Mais c’est égal : je suffirai à tout, à récrire en partie la pièce, ce qui n’est pas grand’chose, mais au travail de tous les jours avec Verdi et aux changemens qu’il me demandera, ce qui est fort long et ennuyeux, comme je l’éprouve chaque jour avec Meyerbeer. Quant à la mise en scène et aux répétitions, tout cela n’aura lieu que l’année prochaine, et j’en ai tellement l’habitude que ce ne sera rien pour moi, si mes forces me le permettent.
Ainsi, mon cher ami et allié, ne réclamez pas, je vous en prie ! Laissez-moi vous faire ce petit cadeau et cette surprise, dont mon amitié se fait une fête, et si votre délicatesse en murmure ou croit me devoir quelque chose, je vais la mettre bien à l’aise en vous demandant à mon tour un cadeau : abandonnez-moi le plan ou le canevas de la Perle de Venise, autre vieille idée qui sommeille depuis longtemps et que nous avons eue ensemble, sans commencement d’exécution. C’est moi à mon tour qui vous remercierai et me dirai votre débiteur, comme je me dis votre tout dévoué allié et ami.
EUG. SCRIBE.
La réponse ne se fît pas attendre. Charles Duveyrier, ravi, mais incomplètement renseigné, accepte aussitôt, et Scribe, à son tour, indique à son collaborateur comment il entend transformer l’œuvre ancienne et ramener, au moins de frais possible, à se passer dans la Sicile du XIIIe siècle, au lieu des Flandres du XIVe. Ce simple exposé eût dû suffire pour faire sentir à l’auteur combien son projet était arbitraire et combien ses personnages avaient peu de vérité, puisqu’il suffisait de modifier le décor et. les accessoires pour les faire émigrer du Nord au Midi. Mais Scribe ne s’embarrasse pas de tels scrupules.
Mon cher ami et bon allié, votre vieil allié est encore bien étourdi. Je jurerais encore que je vous avais envoyé le nom de notre nouvel enfant et le titre de la pièce. Il parait que je l’ai oublié net.
Verdi voulait la scène à Naples. Nous avions la Muette de Portici, que cela eût rappelé ; j’ai proposé la Sicile, qu’il a acceptée.
Le duc d’Albe devient Charles de Montfort, gouverneur abhorré de la Sicile sous le règne de Charles d’Anjou, frère de saint Louis, qui vient de conquérir le royaume de Naples.
Charles de Montfort et les Français ne se font pas faute de faire la cour aux jolies filles, de les enlever même au besoin. Charles de Montfort en a enlevé ou violé une dont il a eu un fils ; ce fils, Luigi de Torella, remplacera Henri de Bruges.
Daniel, le maître brasseur, rôle assez insignifiant, sera remplacé par Jean de Procida, âme de la conspiration, et vous voyez que nous arrivons tout droit aux Vêpres siciliennes pour dénouement.
Ce titre de la tragédie de Delavigne ne m’effraie nullement à l’Opéra. Le litre est beau et un sujet connu est toujours, à l’Opéra, une chance de succès.
Au lieu des Flamands qui veulent et ne peuvent massacrer les Espagnols, ce seront les Siciliens, furieux, outragés et vindicatifs, qui massacreront les Français, lesquels nous tâcherons de rendre intéressans.
Le titre et le dénouement seront les mêmes que dans Casimir Delavigne ; mais l’intrigue en sera différente et bien plus originale.
Comme père, le duc d’Albe était intéressant ; Charles de Montfort le sera bien plus : il adore ce fils, qui le renie, qui le repousse d’abord et qui finira par mourir avec lui.
Au cinquième acte, le massacre des Français, sur un théâtre tel que l’Opéra, au milieu des fêtes d’un mariage, sera bien plus dramatique et plus à effet que rembarquement du duc d’Albe, gâté toujours par l’invraisemblance de cet homme qui laisse sur la terre étrangère, et au milieu de ses ennemis, le corps de ce fils adoré. Je vous dis tout cela pour que, d’ici à votre première visite, vous rêviez au sujet et aux chances qu’il présente.
J’ai lu tous les auteurs (et il n’y a que des auteurs italiens) qui parlent du massacre de Sicile ; aucun n’en parle comme d’une conspiration organisée… Le hasard… et un événement assez dramatique a amené à Palerme, à l’heure des vêpres, un événement, une émeute, qui plus tard a gagné toute la Sicile ; mais cette révolution s’est faite en un mois, et en l’absence de Procida, qui était alors près du roi d’Aragon, et les vêpres n’ont aucunement servi de signal.
Je vous dis cela pour vous mettre à l’aise et vous donner de la latitude.
Il y a un point sur lequel je ne suis pas encore décidé : vous m’aiderez.
L’histoire dit que Jean Procida, qui était fils d’un médecin et médecin lui-même, avait été outragé, dans sa femme.
On pourrait supposer que cette femme aurait été violée par Charles de Montfort, qu’elle en aurait eu un enfant, que Procida aurait accepté comme sien, pour cacher sa honte ; mais il sait parfaitement qu’il n’est pas de lui. C’est notre ancien Henri de Bruges, qu’il élève dans la haine des Français et surtout de Charles de Montfort, et il lui met le poignard à la main pour tuer son propre père.
C’est bien sicilien. Ce serait parfait dans un drame ; je ne sais si à l’Opéra, où tout doit être simple, cela ne compliquerait pas trop l’action. C’est cependant bien. Dans ce cas, Helena serait la sœur du jeune Frédéric, celui qui avec son ami Conradin a été décapité par Charles d’Anjou et les Français.
Dans l’autre manière, qui est notre ancienne, Henri de Bruges serait Luigi di Torella, fils d’une noble dame de Sicile, n’importe laquelle, et Helena pourrait être tout uniment la fille de Procida. Voyez et décidez.
Au premier acte, je ne fais pas les Français si odieux qu’étaient autrefois les Espagnols ; ils amusent les Siciliens par des bals et des fêtes, et Procida, qui voudrait les pousser à la révolte, ne trouve pas ses compatriotes assez furieux.
Au deuxième acte, il y a une fête, une solennité, où doivent se trouver les plus jolies filles de Palerme ; il en prévient par dessous main les Français, excite leur convoitise, et dans ce second acte, au milieu d’une fête à la Madone, d’une fête où se trouvent une douzaine de fiancées, je suppose l’enlèvement des Sabines en Sicile. Pour ce coup les Siciliens sont furieux ; Procida attise leur vengeance, développe ses projets et il est résolu qu’on tuera Charles de Montfort et les Français, dans un bal qu’il donne le lendemain à Palerme. C’est au milieu de ce final que Henri de Bruges est arrêté et conduit au palais de son père.
Au troisième acte, déclaration du père au fils ; horreur de celui-ci ; bal, — comme je vous l’ai expliqué plusieurs fois, je crois, — bal, pendant lequel les conjurés arrivent avec leurs signes de ralliement. Ce qui n’était qu’au dernier acte peut arriver ici : Helena veut tuer Montfort ; Henri se jette au-devant de son père ; les conjurés sont arrêtés, et, lui, passe pour un traître, un infâme.
Au quatrième acte, la plus belle situation de l’ouvrage, suivant Verdi : on mène les conjurés au supplice ; Henri qui jusque-là a refusé d’appeler Montfort son père, se précipite à ses genoux : Ah ! tu l’aimais donc bien !
Montfort, qui est généreux, non seulement pardonne aux conjurés qu’on amène, mais encore il est bon père ; comme il sait l’amour de son fils pour Helena et l’amour d’Helena pour son fils, comme il veut éteindre autant que possible les haines entre Français et Siciliens, il déclare qu’il veut unir son fils avec Helena. Helena, quoique adorant Henri, refuse avec indignation, justement parce que Henri est le fils de Montfort ; et Montfort entend que ses ordres soient exécutés. C’est là le final du quatrième acte.
Le cinquième s’ouvre par un duo entre Helena et Procida. Procida lui ordonne au nom de la patrie, au nom de ses projets, de consentir au mariage avec le fils de Montfort. Étonnement, hésitation d’Helena. Il le faut, il le faut. Procida annonce à Montfort et à Henri, ou Luidgi, enchanté, qu’Helena consent. Ravissement de celui-ci. Ordre donné de tout préparer pour ce mariage, ce soir même, à l’heure des vêpres. Les Français en habit de gala et sans armes se livrent sans défiance à leurs ennemis. Toutes les portes du palais sont ouvertes, les fêtes pour le mariage commencent.
Helena, pâle et tremblante, arrive en habits de mariée et accuse Procida de la contrainte qu’elle éprouve. « Ne crains rien, dit Procida, tout est préparé, tout est convenu : au moment même où ce mariage aura lieu, au moment où tu diras oui et où sonneront les cloches de ce mariage, tous nos cour jurés armés se précipiteront sur les Français sans armes et les massacreront, à commencer par Montfort, à commencer par ton époux qui n’aura pas joui longtemps de ce titre. » Cri d’indignation d’Helena : « Jamais ! » — Il n’est plus temps d’hésiter : voici les Français.
Montfort et son fils arrivent, élégans et parés, suivis d’une cour brillante. L’archevêque de Palerme vient pour bénir les époux. Au moment d’unir leurs mains, Helena retire la sienne : « Jamais ! jamais, je n’y consentirai ! — C’en est trop ! s’écrie Montfort furieux, de gré ou de force vous y consentirez ! » Il prend avec violence la main d’Helena et celle de son fils : « Fiancés, soyez unis ; flambeaux de l’hyménée, brillez pour eux, et vous, cloches saintes, annoncez leur bonheur ! »
Les cloches sonnent.
Toutes les. portes du palais s’ouvrent ; les Siciliens, le poignard et la torche à la main, s’élancent sur Charles de Montfort et les Français. Luidgi se jette au-devant de son père et Helena à côté de son mari ; les haches sont levées sur eux. La toile tombe et le massacre commence derrière la toile.
Il y a encore bien à dire, bien à faire. Rêvez à cela pendant que vous garderez la chambre. Gardez surtout ce scénario, si vous pouvez le lire, et nous en causerons à votre première visite.
Merci mille fois du cadeau que vous me faites de la Perle de Venise.
EUG. SCRIBE.
Bref, le 13 juin 1855, au début d’une exposition universelle qui allait amener à Paris une foule de visiteurs, l’Opéra représentait les Vêpres siciliennes, œuvre inédite de Verdi, sur des paroles de Scribe et de Duveyrier. Le succès fut considérable et incontesté. D’abord, l’amour-propre italien en avait fait un véritable événement : les compatriotes du compositeur qui étaient ses partisans s’étaient donné rendez-vous en masse dans la salle, et on assure que presque tous les dilettantes aisés de Milan, Turin et d’autres villes de la Lombardie étaient venus assister à cette représentation mémorable. L’exécution fut remarquable et la Cruvelli en particulier interpréta avec une chaleur communicative la musique de Verdi. D’ailleurs, celui-ci avait soigné son ouvrage : la critique y reconnaissait plus d’unité, plus de tenue que dans les précédens. On chicana un peu les librettistes sur l’aventure qu’ils avaient mise à la scène. « Il faut avouer, écrivait P. Scudo, dans le numéro du 1er juillet de cette Revue, que MM. Scribe et Duveyrier auraient pu choisir un sujet plus convenable que celui des Vêpres siciliennes pour être mis en musique par un Italien et représenté sur la première scène lyrique de la France. Il y a des convenances qu’on fait toujours bien de respecter au théâtre, et le champ de l’histoire est assez vaste pour que M. Scribe ne fût pas embarrassé de trouver un thème quelconque au petit nombre de combinaisons dramatiques qu’il reproduit si volontiers et sans les varier beaucoup. » Peut-être Scudo ne pensait-il pas si bien dire, et un nouvel embarras surgit bientôt pour les auteurs qui lui donna singulièrement raison.
Le patriotisme italien ne tarda pas à s’émouvoir du réveil de cet épisode historique. Après s’être exercé vivement en faveur du musicien, il se retournait contre lui, on lui reprochait d’avoir méconnu le sentiment national au point de traiter un sujet qui montrait ses compatriotes sous un jour si défavorable. Pareil reproche ne paraît pas avoir beaucoup gêné Verdi ; il toucha davantage Scribe, qui se voyait privé par-là des droits escomptés sur les représentations en Italie, et aussi en Allemagne, puisque les uns allaient avec les autres. Mais il était homme de ressources et se tirait aisément des mauvais pas. Lui-même va nous dire comment il sortit de celui-ci, par la lettre suivante, écrite à un correspondant inconnu, un collaborateur qui avait ébauché avec lui quelques plans de combinaisons théâtrales :
… Quant aux Vêpres siciliennes, sujet historique que Casimir Delavigne et bien d’autres ont arrangé à leur manière, je ne me rappelle pas, je vous l’ai dit, quelle manière était la vôtre, si vous aviez une donnée quelconque ou seulement un titre. Je me rappelle seulement, et cela vous suffira sans doute, qu’il y a dix-huit à vingt ans que mes Vêpres à moi ont été, non pas chantées, mais écrites, et c’est pour ne pas avoir voulu les chanter, qu’un directeur de l’Opéra a déjà été condamné à leur payer 30 000 francs d’indemnité.
Vous souvient-il, vous qui êtes au courant des affaire ! » d’opéra, d’un certain Duc d’Albe, composé il y a une vingtaine d’années pour Halévy sous Duponchel, puis donné il y a quinze ou seize ans à Donizetti ? C’est le premier ouvrage composé par lui en France, avant l’arrivée à l’empire de Léon Pillet.
Ce devait être le premier ouvrage joué par Pillet. Il me proposa de donner à la place la Favorite pour Mme Stoltz, me promettant de jouer trois ou quatre ans après le Duc d’Albe, sous peine d’un dédit de 30 000 francs.
L’époque arrivée, il préféra donner Marie Stuart, qui lui rapporta peu d’argent, mais qui en rapporta beaucoup au Duc d’Albe. Les 30 000 francs furent payés, dont moitié à Donizetti, auteur de la musique, et l’autre moitié à moi et à Charles Duveyrier, mon collaborateur. L’année dernière, Roqueplan et Deligny, qui vous raconteront les détails, me demandèrent un opéra pour Verdi. Je proposai à celui-ci le Duc d’Albe, dont je racontai toute l’histoire. Quoique vieux, l’ouvrage lui plut ; il daigna même me dire qu’il était comme le bon vin et qu’il avait gagné en bouteille. Seulement le lieu de la scène lui déplut : les Flandres ne lui paraissaient pas musicales. Je lui dis de choisir l’endroit où l’affaire devait se passer. Il me désigna Naples : cela aurait trop ressemblé à la Muette de Portici. Il me demanda la Sicile, et nous primes les Vêpres qui s’offraient tout naturellement. Tout le bagage du Duc d’Albe fut donc transporté à Palerme. C’est la même action, la même intrigue, les mêmes personnages, et de plus mon même collaborateur, Charles Duveyrier. Il n’y a de changé que la couleur locale. Nous avions cru bien faire, nous avons eu tort, car Verdi a appris dernièrement à son grand désespoir que l’ouvrage, à cause de son titre, ne serait pas joué en Italie, qu’il y serait défendu sur tous les théâtres. Il m’a demandé ce qu’il fallait faire. Je lui ai proposé alors un troisième déménagement que je lui aurais conseillé bien plus tôt, si j’avais pu soupçonner que cela vous fut le moins du monde agréable. Le duc d’Albe, qui était devenu à Paris Charles de Montfort, est devenu en Italie Vasconcellos. Le bagage du duc d’Albe a été transporté à Lisbonne ; Procida est devenu Pinto, et la conspiration est devenue celle du duc de Bragance contre les Espagnols. Et si j’y avais pensé d’abord, je l’aurais préféré de beaucoup : d’abord parce que cela m’eût causé beaucoup moins de changement ; ensuite parce que les costumes portugais et espagnols eussent été bien meilleurs pour l’Opéra que les costumes du temps de Charles d’Anjou, frère de saint Louis.
En voilà bien long, mon cher confrère, mais j’avais moins peur de vous ennuyer que de ne pas me justifier complètement à vos yeux, tant je tiens avant tout à votre estime et à votre amitié.
EUG. SCRIBE.
Il fut fait comme il est dit : après avoir fui les Flandres pour la Sicile, le livret mis en musique par Verdi dut encore changer de climat et de décor, gagner les bords du Tage et faire en sorte qu’on ne le reconnût pas, sous ces modifications successives. Voici, d’après Scribe lui-même, comment il s’y prit pour obtenir ce résultat.
L’action se passera à Lisbonne, à la fin de novembre 1640.
Les personnages seront ainsi transformés :
Guy de Montfort, Vasconcellos, ministre gouverneur du Portugal, au nom de Philippe IV, roi d’Espagne ; le sire de Béthune, le comte de Vaudemont, don Pedro, don Diègue, officiers espagnols ; Henri, Henri, jeune Portugais ; Jean Procida, Ribeiro Pinto, secrétaire du duc de Bragance ; la duchesse Hélène, Hélène de Guzman, sœur de Louis de Guzman, et belle-sœur du duc de Bragance ; Ninetta, Mosquita, sa suivante ; Danieli, Miqueli, son domestique ; Thibault, Robert, Carlo, Mendès, soldats espagnols ; Portugais, hommes et femmes ; soldats espagnols.
Le Portugal est depuis longtemps sous le joug de l’Espagne.
Jean Pinto Ribeiro, gentilhomme portugais, secrétaire du duc de Bragance, supportant avec impatience la tyrannie des Castillans, a conçu le projet d’affranchir son pays de leur domination, en mettant son maître le duc de Bragance sur le trône de Portugal, où l’appellent sa naissance et l’affection des Portugais.
Le difficile est d’exciter l’ambition du duc de Bragance, de trouver des alliés au dehors, et d’appeler, à l’intérieur, à la révolte, le peuple qui, façonné depuis longtemps au joug, s’endort dans l’esclavage et tremble devant le terrible Vasconcellos.
Vasconcellos, Portugais lui-même, Portugais renégat, a trahi son pays et les siens, et s’est dévoué corps et âme à l’ennemi de son pays, le roi d’Espagne Philippe IV, qui l’a nommé vice-roi de Portugal.
Né avec un génie admirable pour les affaires, dit Vertot, Vasconcellos, habile, laborieux, fécond à inventer de nouvelles manières de tirer de l’argent du peuple, inflexible et dur jusqu’à la cruauté, sans parens, sans amis, déteste les Portugais dont il est détesté. Il a eu d’une jeune fille, la seule personne qu’il ait aimée en sa vie, un fils ; mais la jeune Portugaise, apprenant que cet amant dont elle ignorait le nom était le traître Vasconcellos, le bourreau de son pays, s’est enfuie emportant avec elle son fils.
Dix-huit ans se sont écoulés. Ce fils, Henri, a été placé par sa mère dans la maison du duc de Bragance, noble seigneur portugais, une des premières du royaume.
Pinto a déjà fait quelques tentatives de soulèvement. Une première fois, secondé par Almeida et son ami le jeune duc de Guzman, il a appelé le peuple à la révolte. Son projet a été découvert par Vasconcellos. Pinto s’est caché, Almeida s’est exilé, mais Guzman et tous les autres conjurés ont été exécutés.
Le jeune Guzman a laissé deux sœurs, Hélène et Louise de Guzman, deux sœurs qui ont juré de le venger. L’aînée, Louise de Guzman, a épousé le duc de Bragance, et, d’accord avec Pinto, excite son mari à se mettre à la tête des mécontens. La sœur cadette, Hélène de Guzman, qui était liée plus tendrement encore avec son jeune frère, a voué une haine mortelle aux Espagnols et risque sa vie pour arriver à la vengeance. Elle seconde les projets de Pinto ; elle excite le courage de Henri, jeune homme inconnu et sans parens, qui a été élevé dans la maison de son beau-frère, le duc de Bragance.
Les caractères ainsi posés, je reprends le libretto des Vêpres siciliennes, acte par acte.
Le premier représente la place publique de Lisbonne. Les noms seuls sont à changer, et avec les deux soldats espagnols Carlos et Mendès, Hélène, Henri, Vasconcellos, et les deux officiers castillans don Pedro et don Diègue, l’acte peut rester en entier tel qu’il est dans le libretto primitif.
Acte II. — Un site au bord du Tage et non loin de Lisbonne.
Pinto arrive, il a cherché au dehors des alliés à la nation portugaise. Il a vu la France et l’Angleterre : en France, le grand ministre Richelieu, intéressé à l’abaissement de la puissance espagnole, promet des hommes et de l’argent ; il aidera à la révolte, mais il faut qu’on se révolte.
Pinto interroge Henri et Hélène sur les sentimens du peuple et même sur ceux du duc de Bragance ; celui-ci hésite encore et n’ose se mettre à la tête des conjurés (historique). Sa femme et sa belle-sœur ont plus de force que lui. Mais au fond, il est homme d’honneur, et si le peuple se soulevait et se compromettait pour lui, il ne l’abandonnerait pas et se déclarerait. Il faut donc forcer le peuple à se révolter.
Arrive l’incident des douze fiancées que la ville de Lisbonne doit marier aujourd’hui même à la chapelle de San Yago.
Pinto excite les soldats espagnols à enlever les jeunes mariées : tout est permis à des vainqueurs. Enlèvement. Colère des paysans. Passage au fond du théâtre, des chaloupes qui remontent le Tage et se rendent a. Lisbonne au bal du gouverneur.
Acte III. — Tel qu’il est. Et même, dans cette nouvelle ma-mère, l’horreur que Henri éprouvera pour son père est encore mieux motivée, car Vasconcellos est Portugais, au fond, un traître, un renégat, bourreau de ses propres compatriotes, et qu’il y a toujours honte à être le fils du bourreau.
Rien à changer : le bal, la conspiration. Vasconcellos envoie en prison les conjurés et fait grâce à son fils.
Acte IV. — Exactement tel qu’il est. Vasconcellos fait grâce aux conjurés. Il fait plus : il veut réconcilier l’Espagne et le Portugal en mariant son fils Henri à une des premières familles du royaume.
Acte V. — Le 1er décembre 1640.
Tout s’apprête pour le mariage d’Henri et d’Hélène. Pinto fait part à Hélène de ses projets. C’est au moment de la célébration du mariage que la conspiration éclatera. Vasconcellos sera à l’autel près, de son fils. Le père et le fils seront massacrés ainsi que tous les Espagnols ; et le peuple se répandant dans les rues aux cris de : Vive le duc de Bragance ! proclamera la fin de la tyrannie.
Hélène veut et n’ose prévenir son mari et alors renonce au mariage. Dénouement tel qu’il est, aux cris de Vive le duc de Bragance ! Le seul changement que j’y ferais, c’est qu’Hélène embrasse son mari, le couvre de son corps, et, au lieu du massacre général, je mettrais l’arrivée du duc de Bragance, qui parait en ce moment seulement. Ordre d’épargner les Espagnols vaincus, leur pardonner et ratifier le mariage d’Henri avec Hélène sa sœur.
J’ôterais aussi l’épisode des cloches et l’heure des vêpres, qui sont inutiles ; et grâce à cette suppression, rien ne rappellera plus les Vêpres siciliennes.
Ainsi accommodé pour la troisième fois, cet opéra interchangeable fut applaudi à Milan sous le nom de Giovana di Guzman, et ensuite par toute l’Italie, car rien n’y pouvait plus blesser les auditeurs les plus chatouilleux, tant la manœuvre avait été adroite. On notera, dans la dernière remarque de Scribe, qu’il s’emploie surtout à effacer les détails caractéristiques, les menus incidens qui éveillent la comparaison et suscitent, pour ainsi dire, machinalement les souvenirs en suspens. N’est-ce pas en cela que se résument pour lui l’art dramatique et l’histoire ? A faire mouvoir, au travers d’une intrigue de fantaisie, des personnages imaginaires, conventionnels, qui n’ont rien pour choquer la vraisemblance, mais qui n’ont pas davantage l’accent de l’observation directe et de la vérité vivante. À ces êtres factices convient un cadre aussi chimérique. Scribe parle avec une conviction amusante de la « couleur locale : » il croit la respecter et ne soupçonne pas en quoi elle consiste. Habile à nouer une action, à la situer, il ne voyait pas les endroits où, elle devait se dérouler. « Il s’en remettait volontiers, dit de lui Legouvé, aux directeurs habiles qui se trouvaient associés à ses travaux, du soin d’habiller ses personnages, de faire les paysages des pays où se passait sa pièce ; puis, toute cette machination, cette décoration une fois en place, il s’en émerveillait le premier, avec cette naïveté d’enfant qui était un de ses grands charmes. » Si l’on en doutait, l’histoire du Duc d’Albe et de ses transformations successives mettrait ce point en évidence. Elle montre avec quelle facilité Scribe adoptait ou abandonnait les personnes suivant les besoins d’une intrigue où ils étaient comme les pièces d’un échiquier, et leur faisait changer de nom, de costume, d’époque et de pays. Elle fait comprendre pourquoi les meilleures de ses œuvres, si agréables qu’elles puissent être en elles-mêmes et si longtemps qu’elles aient gardé leur charme, manquent tout de même de cette vie impérieuse qui est celle de la littérature et de l’art.
PAUL BONNEFON.