Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 110-125).



CHAPITRE IX.


…… Sa parole n’est rien. Mais la manière étrange dont elle s’en sert, intéresse les auditeurs. Ils en sont avides, et semblent adapter les mots à leurs propres pensées.
Hamlet.



Le lecteur ne doit pas être surpris de l’intimité qui existait entre Thomas Dunscomb et cet être mi-poli et mi-grossier, qui avait été associé avec lui comme conseil dans la cause importante qui allait bientôt être jugée. De semblables intimités ne sont nullement rares dans le cours des événements ; car les hommes souvent tiennent peu de compte de ces grandes diversités, aussi bien dans les principes que dans les qualités personnelles, en combinant leurs associations, en tant qu’elles ne concernent que les affaires de ce monde. La circonstance que Timms avait étudié dans les bureaux de notre conseiller devait naturellement établir certains rapports entre eux dans les années qui suivirent ; mais l’élève s’était rendu utile à son premier maître dans une foule d’occasions, et était employé souvent par lui, toutes les fois qu’il y avait un procès dépendant de la cour de Dukes, comté dans lequel s’était fixé le praticien inculte, mais rude à la besogne et réussissant dans ses entreprises. On peut demander si Dunscomb connaissait réellement toutes les manigances de son coadjuteur dans les cas difficiles ; mais qu’il en fût instruit ou non, il est bien certain que la plupart d’entre elles n’étaient pas d’un caractère à voir le jour. Pour tout ce qui regarde les juges, il y a parmi eux une surprenante fidélité au devoir, quand il ne s’agit que de corruption, vu qu’il n’existe pas de classe d’hommes sur terre moins passible d’imputations de cette nature que ce corps innombrable des officiers judiciaires, mal payés, pauvres, travaillant fort, et nous devrions presque ajouter peu considérés, comme ils le sont. Il y a des cas de corruption, sans aucun doute ; prétendre le contraire serait avoir de la nature humaine une trop flatteuse opinion ; mais, avec le système de publicité en vigueur, ce vice ne pourrait facilement s’étendre loin sans être découvert. Cela fait grand honneur au vaste corps judiciaire des États que la corruption soit une faute qui semble ne lui être nullement imputée ; ou, s’il y a des exceptions à la règle, elles n’existent que dans quelques cas rares et isolés. Ici, toutefois, doivent cesser nos éloges sur la justice en Amérique. Toutes les révélations de Timms, toutes les assertions de Dunscomb touchant le jury, sont de la plus pure vérité, et le mal croît de jour en jour. La tendance de tout ce qui tient au gouvernement est de jeter le pouvoir directement dans les mains du peuple, qui, dans presque tous les cas, s’en sert comme on peut supposer que le font des hommes entièrement irresponsables, et qui n’ont à son exercice qu’un intérêt éloigné, et la moitié du temps invisible ; qui ne sentent ni ne comprennent les conséquences de leurs actes, et se font un plaisir d’assumer un semblant d’indépendance tout en agissant souvent pour leur compte. Sous un tel régime, il est évident que les principes et la loi doivent souffrir ; c’est ce que les résultats prouvent chaque jour, sinon à chaque heure.

L’institution du jury, d’une utilité très-contestable, considérée sous ses meilleurs aspects, devient presque intolérable dans un pays où les institutions sont réellement populaires, à moins que la magistrature n’exerce sur l’accomplissement de ses devoirs une énergique et salutaire influence. Malheureusement cette influence, depuis cinquante ans, a diminué peu à peu parmi nous, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à un point où rien n’est plus commun que de trouver des juges expliquant la loi d’une manière, et le jury l’appliquant d’une autre. Dans bien des cas, il est vrai, il y a un remède à cet abus de pouvoir, mais il est ruineux, et toujours accompagné de ce retard dans l’espérance « qui rend le cœur malade. » Tout homme, même de l’intelligence la plus bornée, doit voir, à la moindre réflexion, qu’un état de choses où les fins de la justice sont annihilées, ou tellement remises qu’elles ont pour résultat l’annihilation, est un des moins désirables de tous ceux dans lesquels les hommes peuvent se trouver sous un pacte social, pour ne rien dire de ses effets corrupteurs et démoralisateurs sur l’esprit public.

Dunscomb sentait plus vivement tout cela peut-être que la plupart des hommes de sa profession ; car on s’accoutume petit à petit aux abus, au point non-seulement de les tolérer, mais d’en venir à les considérer comme des maux inséparables de l’humaine fragilité. Il était certain toutefois que, si notre digne conseiller se soumettait à la force des choses, jusqu’à fermer souvent les yeux sur les manœuvres de Timms, faiblesse dont sont coupables presque tous ceux qui sont mêlés aux hommes et aux choses, il était certain, dis-je, qu’il ne fut jamais connu pour avoir fait lui-même quelque chose d’indigne de sa haute et juste réputation au barreau.

Dunscomb avait vu sur-le-champ qu’il était nécessaire d’employer un conseil local dans le procès de Marie Monson, et Timms se recommandait à son vieux maître comme l’homme le plus capable de rendre les services particuliers dont on avait besoin. La plupart des formalités à remplir étaient purement légales, bien que nous ne devions pas cacher qu’il s’en présenta bientôt qui n’auraient pu supporter la lumière. John Wilmeter communiqua à Timms l’exposé détaillé des témoignages, autant que Michel et lui avaient été à même de se les procurer et, entre autres points, il établit sa conviction que les habitants de la ferme la plus voisine de l’ancienne maison des Goodwin seraient, selon toute, apparence, les plus dangereux témoins contre leur cliente. Cette famille consistait en une belle-sœur, mistress Burton, dont nous avons déjà parlé, trois sœurs non mariées, et un frère qui était le mari de la première personne nommée. Sur cet avis, Timms se mit immédiatement en communication avec ces voisins, leur cachant, comme à tous autres, excepté à la bonne mistress Gott, qu’il était employé dans le procès.

Timms fut frappé des révélations comme des réticences des personnes de cette habitation, surtout des confidences des femmes. L’homme lui parut avoir moins observé que sa femme et ses sœurs ; mais encore avait-il beaucoup à déclarer, plutôt, comme le pensa Timms, sur ce qu’il avait recueilli dans les environs, que d’après ses propres observations. Les sœurs, néanmoins, parlaient beaucoup, tandis que la femme, quoique silencieuse et circonspecte, parut, à Timms ainsi qu’au jeune Millington, en savoir davantage. Quand on la pressait de tout raconter, mistress Burton montrait de la tristesse et de la répugnance, revenant souvent d’elle-même sur le sujet s’il venait à tomber, mais ne parlant jamais d’une manière explicite, quoiqu’on l’y invitât fréquemment. Ce n’était pas le plan du conseil de défense de mettre au jour un témoignage défavorable ; et Timms employa certains agents de confiance, dont il se servait souvent dans ses combinaisons, pour sonder ce témoignage, autant que faire se pouvait, sans la contrainte puissante de la loi. Le résultat ne fut satisfaisant en aucun sens, et plutôt de nature à être supprimé que rapporté. Il était à craindre que les officiers légaux de l’État ne réussissent beaucoup mieux.

Les investigations du conseil junior ne s’arrêtèrent pas là. Il vit que le sentiment public était emporté dans un courant si rapide contre Marie Monson, qu’il résolut bientôt de le contrecarrer autant qu’il le pouvait, en produisant une réaction. C’est là un agent très-commun, pour ne pas dire très-puissant, dans la combinaison de tous les intérêts qui sont sujets à l’opinion populaire dans la démocratie. Celui même qui aspire à la faveur publique n’en fait pas plus mal en débutant par un peu de désaffection, pourvu qu’il s’arrange à donner l’air d’une réaction au changement qu’il espère devoir s’opérer en sa faveur.

La première mesure de Timms fut de contrebalancer, autant qu’il le put, l’effet de certains articles qui avaient paru dans quelques journaux de New-York. Un homme naturellement aussi rusé n’est pas en peine de comprendre les manœuvres plus que vulgaires d’une presse quotidienne. Malgré la prétention de celle-ci à représenter l’opinion publique et à protéger les intérêts communs, il comprenait fort bien que c’était simplement une manière de mettre en avant des vues particulières, de soutenir des projets personnels, et souvent de servir la basse malignité d’un seul individu ; car la presse, en Amérique, diffère de celle des autres contrées en ce qu’elle n’est pas contrôlée par des associations, et ne réfléchit pas les décisions d’un grand nombre d’esprits, ou ne lutte pas pour des principes qui, de leur nature, tendent à élever les pensées. Ainsi, en règle générale, les grandes questions politiques qui ailleurs sont le thème principal des journaux, qui élargissent leurs vues, élèvent leurs articles, peuvent être considérées comme non avenues parmi nous. Dans le cas particulier de Timms, il n’y avait ni faveur, ni malice à contrecarrer. L’injustice, et il y en avait une bien cruelle, consistait simplement à encourager dans le vulgaire une passion mauvaise pour le merveilleux, dans le but d’en tirer profit.

Parmi les journalistes, il y a la même diversité de qualités que parmi les autres hommes, cela ne fait pas doute ; mais la tendance de tout pouvoir en exercice est d’abuser ; et Timms savait parfaitement que ces hommes avaient plus d’orgueil de l’influence qu’ils possédaient, que de conscience dans l’usage qu’ils en faisaient. Un billet de dix ou vingt dollars, judicieusement employé, pouvait faire beaucoup de bien avec ce « Palladium de nos libertés, » vu qu’il y avait au moins une demi-douzaine de ces importants gardiens intéressés dans le jugement qui allait avoir lieu, et notre conseil en second le savait bien. Aussi Dunscomb soupçonna-t-il qu’on avait fait quelque usage du grand argument, en voyant peu de temps après la consultation un ou deux articles judicieux et bien tournés. Mais les manœuvres de Timms s’adressaient en grande partie aux journaux du comté. Il y en avait trois ; et comme ils étaient mieux famés que la plupart des journaux de Manhattan, ils avaient aussi plus d’autorité. Il est vrai que les lecteurs du Whig ne faisaient nulle attention à ce que pouvait dire le Démocrate, du comté de Dukes ; mais les amis de ce dernier prenaient leur revanche en discréditant tout ce qui paraissait dans les colonnes du Wigh, de Biberry. À cet égard, les deux grands partis du pays allaient de pair ; chacun manifestant une foi qui, dans une meilleure cause, suffirait à mouvoir les montagnes ; et, d’autre part, une incrédulité qui les poussait dans la dangereuse folie de dédaigner leurs adversaires. Comme Marie Monson n’avait rien à faire avec la politique, il ne fut pas difficile d’obtenir des articles convenables, insérés dans les colonnes hostiles, ce qui fut fait quarante-huit heures après le retour du conseil junior chez lui.

Timms, néanmoins, était loin de se fier seulement aux journaux. Il sentit que ce serait assez bien — d’employer le feu pour combattre le feu ; — mais il comptait surtout sur les services que pouvait lui rendre l’emploi opportun et judicieux — de la langue. — Il avait besoin de discoureurs, et il savait bien où les trouver, et comment les mettre à l’œuvre. Quelques-uns furent payés directement, sans reçu, le lecteur peut en être assuré ; mais il en tint un compte rigoureux dans un petit memorandum qu’il gardait pour son instruction privée. Ces agents, strictement confidentiels se mirent à l’œuvre avec une discrétion éprouvée et une activité sans bornes, et disposèrent bientôt de dix ou quinze femmes dévouées, chargées de faire circuler les on dit dans leurs voisinages respectifs.

Timms avait beaucoup songé à la nature de la défense qu’il serait le plus prudent d’adopter et de poursuivre. La folie était un moyen usé, parce qu’on s’en était beaucoup servi dans les dernières années ; et il donna à peine à ce genre de plaidoyer une seconde pensée. Ce mode particulier de défense avait été discuté entre Dunscomb et lui, il est vrai ; mais l’un et l’autre conseil sentaient une vive répugnance à y recourir ; le premier, à cause de son amour déclaré pour la vérité ; le second, parce que, disait-il, on ne pouvait plus attraper les jurés avec ce prétexte. Il y a eu une infinité de fous et de folles…

— Meurtriers de qualité, ajouta sèchement Dunscomb.

— Je vous demande pardon, Monsieur ; mais puisque vous me permettez de faire usage de mon nez à ma guise, je ne vous ennuierai pas avec ma langue ; quoique je sois disposé à conclure que, si le verdict venait à la déclarer coupable, vous m’accorderiez, je l’espère, qu’il peut y avoir au monde une grande dame criminelle.

— C’est la plus extraordinaire créature, Timms ; elle me tourmente plus que jamais aucune de mes clientes.

— En vérité ; eh bien ! elle me fait précisément l’effet contraire ; car elle me paraît aussi calme que si les vingt-quatre sages ne l’avaient pas présentée à la justice, au nom du peuple.

— Ce n’est pas en ce sens que je suis tourmenté ; nulle cliente n’a donné à son conseil moins d’embarras que Marie Monson ; à mes yeux, Timms, elle ne paraît avoir aucune inquiétude sur le résultat. C’est la suprême innocence, ou une pratique consommée. J’ai défendu bien des personnes que je savais coupables, et deux ou trois que je croyais innocentes ; mais je n’ai jamais vu précédemment une cliente aussi indifférente que celle-ci.

Et cela était bien vrai. La nouvelle même de sa comparution devant le grand jury n’avait pas paru lui causer grand effroi. Peut-être s’y attendait-elle depuis le commencement, et s’était-elle préparée à cet événement avec une fermeté rare chez les presonnes de son sexe, jusqu’au moment de la dernière épreuve, alors que leur courage semble s’élever avec les circonstances. Quant à sa compagne, que Timms avait élégamment décorée du nom de dame de compagnie, la sensible et fidèle Marie Moulin, elle semblait en ressentir beaucoup plus d’émotion. On se rappelle que Wilmeter avait entendu le simple cri de — Mademoiselle, — lorsque la Suissesse fut admise la première fois à la prison ; depuis, un voile impénétrable enveloppait leur manière d’être. Cependant, les meilleurs sentiments et une entière confiance paraissaient exister entre la maîtresse et la suivante, si on peut donner ce nom à Marie, d’après la façon dont on la traitait. Loin d’être tenue à distance, comme il arrive d’ordinaire avec les domestiques, la Suissesse était admise à la table de Marie Monson, et aux yeux d’observateurs indifférents elle aurait bien pu passer pour ce que Timms l’avait si élégamment appelée, — Dame de compagnie. — Mais Jack Wilmeter connaissait trop le monde pour être si facilement trompé. Il est vrai que, lorsqu’il faisait ses courtes visites à la prison, Marie Moulin était à coudre près du siège de la prisonnière, fredonnant même parfois des airs nationaux en sa présence, mais notre jeune homme connaissait la position originelle de la suivante, et ne faisait pas à la maîtresse l’injure de la lui comparer. N’eût-il rien su de la condition réelle de Marie Moulin, le seul mot de — Mademoiselle, — lui aurait fait pénétrer dans les secrets de deux femmes plus qu’on ne l’imagine. Il n’ignorait pas qu’en France, ces façons de parler, — Monsieur, — Madame, — Mademoiselle, — sans y ajouter de nom, appartiennent exclusivement aux domestiques, dans leurs rapports avec les maîtres qu’ils servent, et sont considérées par eux comme des marques de respect. Et à cet égard, Jack Wilmeter raisonnait juste ; car un jeune homme, qui commence à devenir amoureux, est très-apte à imaginer mille choses auxquelles il n’aurait pas songé, et qu’il n’aurait jamais vues dans une disposition plus calme. Bien plus, John s’était cru séduit par les attraits d’une autre, jusqu’à ce que cette extraordinaire cliente de son oncle se fût rencontrée sur ses pas d’une manière si inattendue. Ainsi est fait le cœur humain.

La bonne et complaisante mistress Gott accordait à sa prisonnière tous les agréments que comportait son devoir. De nouvelles précautions furent prises pour la sûreté de l’accusée, dès que la présentation devant le grand jury fut arrêtée, et cela par un ordre direct du Palais ; mais, ces points une fois observés, il était au pouvoir de celle que Timms aurait appelée — la dame du shériff — de permettre une foule de petites douceurs qui étaient, selon toutes les apparences, accordées d’aussi grand cœur, qu’acceptées avec reconnaissance.

John Wilmeter était autorisé à rendre régulièrement deux visites par jour à la prison, et autant, en plus, que son adresse savait inventer de prétextes plausibles. Mistress Gott ouvrait chaque fois la porte extérieure, avec le plus grand plaisir ; et, en vraie femme qu’elle était, elle avait le tact de se tenir aussi éloignée de la fenêtre grillée, où les parties se rencontraient, que le lui permettait l’étendue de la chambre extérieure. Marie Moulin n’était guère moins discrète, en faisant mouvoir son aiguille ; à ces moments-là, au fond de la cellule, avec deux fois plus de vivacité qu’à toute autre heure. Néanmoins il ne se passait rien entre les deux jeunes gens qui réclamât cette délicate réserve. La conversation, il est vrai, roulait le moins possible sur l’étrange et singulière situation de l’un des deux interlocuteurs, ou sur les occupations qui retenaient le jeune homme à Biberry. Elle ne roulait pas non plus sur l’amour. Il y a un moment d’arrêt dans les attachements du cœur, pendant lequel de fins observateurs peuvent découvrir les symptômes du mal qui approche, mais où ne se trahit pas encore l’existence actuelle de l’épidémie. Du côté de Jack, il est vrai que ces symptômes devenaient non-seulement de plus en plus apparents, mais encore de plus en plus évidents et distincts ; tandis que du côté de la jeune femme, tout spectateur tant soit peu clairvoyant aurait pu remarquer que sa figure était plus animée, et qu’il se manifestait en elle des signes d’un intérêt croissant de jour en jour, à mesure que l’heure de l’entrevue approchait. Elle s’intéressait à son jeune conseiller légal ; et l’intérêt, chez la femme, est le précurseur ordinaire de la passion. Nous plaignons l’homme qui ne peut intéresser, et qui ne fait qu’amuser.

Bien que ce point fût si peu touché dans les courts dialogues entre Wilmeter et Marie Monson, il y en avait d’autres tenus tour à tour des deux côtés avec la bonne mistress Gott, où la réserve était moins observée ; on permettait au cœur d’avoir plus d’influence sur les mouvements de la langue. La première de ces conversations que nous jugeons à propos de rapporter, et qui eut lieu après la nouvelle de la présentation devant le grand jury, succéda immédiatement à une entrevue à la grille, trois jours après la consultation à la ville, et deux jours après la mise en œuvre de toutes les manigances de Timms dans le comté.

— Eh bien, dans quelle disposition l’avez-vous trouvée aujourd’hui, monsieur Wilmington ? demanda mistress Gott, avec douceur, et se servant du nom qu’elle avait entendu si souvent dans la bouche de Michel Millington. C’est, une terrible position pour tout être humain, et c’est une femme jeune et délicate qui s’y trouve, prête à être jugée pour assassinat et pour incendie, et cela, si tôt !

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette circonstance mistress Gott, répliqua Jack, c’est la parfaite indifférence de miss Monson, à un péril si redoutable ! À mes yeux, elle paraît plus désireuse d’être bien enfermée dans une prison que d’échapper à un jugement qui pourrait être plus qu’une jeune femme si délicate ne serait capable de supporter.

— C’est très-vrai, monsieur Wilmington ; et elle parait n’y songer jamais. Vous savez ce qu’elle a fait, Monsieur ?

— Ce qu’elle a fait ! rien de singulier, j’espère !

— J’ignore ce que vous appelez singulier, mais il me semble à moi que c’est des plus singuliers. N’avez-vous pas entendu un piano et un autre instrument de musique, quand vous vous êtes approché de la prison ?

— Je l’ai entendu assurément, et je me demandai avec étonnement qui pouvait faire de si bonne musique à Biberry.

— Biberry possède un grand nombre d’excellentes musiciennes, je vous assure, monsieur Wilmington, répliqua mistress Gott, un peu froidement, bien que sa bonne nature reprit immédiatement le dessus, et brillât dans un de ses plus francs sourires, — et celles qui ont été à la ville ont pu défier les plus habiles exécuteurs d’Europe, qui ont été si nombreux, depuis quelques années. J’ai entendu de bons juges dire que le comté de Dukes n’est pas inférieur à l’île de Manhattan surtout pour le piano.

— Je me rappelle qu’étant à Rome, j’ai entendu dire à un Anglais que quelques jeunes dames du comté de Lincoln étonnaient les Romains par leur accent italien en chantant des opéras italiens, répondit Jack en souriant. Ainsi, il n’y a pas de limites, ma chère mistress Gott, à la perfection provinciale dans toutes les parties du monde.

— Je crois vous comprendre, mais je ne suis nullement blessée du sens de vos paroles. Nous ne sommes pas très-susceptibles dans les abords des prisons. Il est, néanmoins, une chose que j’affirmerai : la harpe de Marie Monson est la première, je crois, qu’on ait entendue à Biberry. Gott m’a dit (c’était le nom familier dont se servait la bonne femme en parlant du haut sheriff de Dukes, comme les journaux affectaient d’appeler ce fonctionnaire) qu’il rencontra une fois quelques jeunes Allemandes courant le comté, jouant et chantant pour de l’argent, et qu’elles avaient un instrument absolument comme celui-ci, mais pas à moitié aussi élégant ; j’ai conçu de là le soupçon que Marie Monson pourrait bien être une de ces musiciennes voyageuses.

— Eh quoi ? pour courir la campagne, jouer et chanter dans les rues de village ?

— Non, pas cela ; je vois assez qu’elle ne peut être une femme de cette espèce. Mais il y a toutes sortes de musiciens, comme il y a toutes sortes de médecins et d’avocats, monsieur Wilmington. Pourquoi Marie Monson ne serait-elle pas une de ces étrangères qui s’enrichissent tout en chantant et en jouant ? Elle a autant d’argent qu’il lui en faut, et le dépense largement. Je vois cela à la manière dont elle en fait usage. Pour mon compte, je voudrais qu’elle eut moins de musique et moins d’argent pour le moment, car les deux ne lui font pas grand bien à Biberry.

— Pourquoi pas ? Est-il un être humain qui puisse trouver du mal à de la mélodie et à un esprit généreux ?

— Les gens trouvent du mal à tout, monsieur Wilmington, quand ils n’ont rien de mieux à faire. Vous savez comme moi-même ce qui en est de nos villageois. La plupart, croient Marie Monson coupable, et il y a peu d’exceptions. Ceux qui la croient coupable disent que c’est insolent à elle de s’occuper à chanter et à jouer dans la prison où elle est enfermée, et pour cette raison ils parlent contre elle.

— Voudraient-ils la priver d’une consolation aussi innocente que celle qu’elle retire de sa harpe et de son piano pour ajouter à ses autres souffrances ? Vos habitants de Biberry doivent avoir mauvais cœur, mistress Gott.

— Le peuple de Biberry ressemble au peuple d’York, au peuple américain, au peuple anglais, et à tout autre peuple, j’imagine, si l’on connaissait la vérité, monsieur Wilmington. Ce qu’ils n’aiment pas, ils le désapprouvent, voilà tout. Maintenant, si j’étais du nombre des personnes qui croient que Marie Monson a réellement assassiné les Goodwin, pillé leur commode, mis le feu à leur maison, il serait contre mes sentiments aussi d’entendre sa musique, quelque bien qu’elle joue, quelques doux que soient les accords qu’elle tire de ces cordes harmonieuses. Certaines gens prennent très-mal l’introduction de la harpe dans ta prison.

— Pourquoi cet instrument plutôt qu’un autre ? c’était celui dont jouait David.

— Ils disent que c’est l’instrument favori de David, et qu’il ne doit résonner que de paroles et de sons religieux.

— Il est un peu surprenant qu’un peuple aussi pieux que le vôtre oublie si souvent que la charité est la première des vertus chrétiennes.

— Il croit que l’amour de Dieu vient en premier, et qu’on ne doit jamais perdre de vue son honneur et sa gloire. Mais je suis de votre avis, monsieur Wilmington : sois bonne pour tes semblables, c’est ma règle, et je suis sûre que c’est la meilleure manière d’aimer mon créateur. Oui, un grand nombre de voisins prétendent qu’une harpe est déplacée dans une prison, et me disent que l’instrument dont joue Marie Monson est une vraie antique.

— Antique ! quoi, une harpe des âges passés ?

— Non, je ne veux pas dire tout à fait cela, répondit mistress Gott en rougissant un peu, mais une harpe si semblable à celle dont se servait le psalmiste, qu’on ne pourrait la distinguer.

— Je crois que David avait une grande variété d’instruments à cordes, à partir du luth ; mais les harpes sont très-communes, mistress Gott, si communes, que nous les entendons aujourd’hui dans les rues et même à bord des paquebots. Elles n’ont rien de nouveau, même dans ce pays.

— Oui, Monsieur, dans les rues et à bord des paquebots ; mais le public tolérera des choses faites pour lui, et ne les tolérera pas chez les particuliers ; je suppose que vous savez cela, monsieur Wilmington ?

— Mais les prisons sont faites pour le public, et on doit y permettre les harpes aussi bien que dans les autres places publiques.

— Je ne sais comment cela se fait ; je ne suis pas forte sur le raisonnement ; mais pour une raison ou pour une autre les voisins n’aiment pas voir Marie Monson jouer de la harpe ou du piano dans la position où elle se trouve. Je voudrais bien, monsieur Wilmington, que vous l’avertissiez à ce sujet.

— Lui dirai-je que la musique vous est désagréable ?

— Dieu vous en garde ! J’adore la musique, mais les voisins ne l’aiment pas. Et puis elle ne se montre jamais à la grille aux personnes du dehors comme tous les autres prisonniers. Le public veut la voir et causer avec elle.

— Vous ne pourriez vous attendre à ce qu’une jeune femme bien élevée se donnât en spectacle pour amuser les regards de tout ce qu’il y a de vulgaire et de curieux à Biberry et dans les environs !

— Eh ! monsieur Milmington, vous êtes beaucoup trop jeune pour vous occuper d’un semblable procès. Esquire Timms est un homme qui comprend le comté de Dukes, et il vous dirait qu’il n’est pas sage de parler des gens vulgaires dans les environs ; au moins jusqu’à ce que le verdict soit rendu. D’ailleurs, la plus grande partie du peuple est portée à croire qu’on a le droit de regarder un prisonnier dans le cachot commun. Je sais qu’ils agissent comme s’ils pensaient ainsi.

— Il est bien assez dur d’être accusé et emprisonné sans soumettre la victime à aucune autre dégradation. Personne n’a le droit de demander à voir miss Monson, que ceux qu’elle juge à propos de recevoir, et les officiers de la loi : il serait outrageant de tolérer de simples curieux désœuvrés.

— Eh bien, si vous pensez ainsi, monsieur Wilmington, ne le faites savoir à personne. Quelques membres du clergé sont venus ici, ou ont envoyé faire l’offre de leur visite, si on voulait l’accepter.

— Et quelle a été la réponse ? demanda Jack vivement.

— Marie Monson a reçu toutes ces propositions en vraie reine, avec politesse, mais avec froideur ; une fois ou deux, ou quand vinrent le méthodiste et le baptiste, ce sont les premiers qui viennent d’ordinaire, elle me parut blessée. Le sang lui monta au visage et disparut instantanément. Tantôt elle était pâle comme la mort, puis brillante comme une rose ; quelles couleurs elle a parfois, monsieur Wilmington ! Dukes est assez célèbre par ses frais minois ; mais on aurait de la peine à en trouver un comme le sien, quand elle ne pense pas…

— À quoi, ma bonne mistress Gott ?

— Mais la plupart des voisins le disent, aux Goodwin. Pour moi, comme je ne crois pas qu’elle ait jamais touché à un cheveu de la tête du vieux couple, j’en conclus qu’elle a d’autres sujets pénibles de réflexion qui n’ont aucun rapport avec ces gens-là.

— Elle a certainement, pour avoir les joues pâles, de pénibles sujets de réflexion, et ils ont rapport à ce couple infortuné ; mais il faut que je sache tout. Que lui reprochent encore les voisins ?

— Les langues étrangères ? ils pensent que quand un grand jury a rendu un verdict, elle ne doit parler qu’en bon anglais, de manière à être comprise de ceux qui l’entourent.

— En un mot, on ne croit pas qu’il soit suffisant d’être accusée d’un crime comme l’assassinat, il faut que toutes sortes d’inventions viennent à la suite pour rendre l’accusation aussi horrible que possible.

— Ils ne regardent pas cela de cette manière. Le public croit que dans une affaire publique il a le droit de connaître tout ce qui s’y rapporte.

— Et quand la preuve est défectueuse, il imagine, il invente, il affirme.

— Ce sont les mœurs du jour. Je suppose que toutes les nations ont les leurs et les suivent.

— Une chose me surprend un peu à ce sujet, reprit Jack après avoir réfléchi un instant ; la voici : Dans la plupart des procès où les femmes ont quelque chose à démêler avec la loi, l’opinion dans ce pays, surtout ces dernières années, a été en leur faveur.

— Eh bien, interrompit tranquillement mais vivement mistress Gott, et ne doit-il pas en être ainsi ?

— Cela ne se doit pas, à moins qu’elles ne le méritent. La justice a pour but de faire ce qui est équitable, et il est inique de prétendre que les femmes ont toujours raison, et les hommes toujours tort. Je sais que mon oncle pense que non-seulement les décisions de ces dernières années, mais les lois n’ont pas gardé trace de la sagesse du passé, et que petit à petit elles placent la femme au-dessus de l’homme, la faisant elle, et non pas lui, la tête de la famille.

— Eh bien, monsieur Wilmington, et n’est-ce pas entièrement juste ? demanda mistress Gott.

— Mon oncle croit que c’est très-mal, que par une galanterie déplacée la paix de la famille est compromise, la discipline détruite, et que par punition d’une fausse philanthropie, les fripons sont choyés aux dépens des honnêtes gens. Telles sont, du moins, les opinions de M. Thomas Dunscomb.

— Ah ! M. Thomas Dunscomb est un vieux garçon, et les femmes et les enfants des vieux garçons, nous le savons, sont toujours bien dirigés. C’est pitié qu’ils ne soient pas plus nombreux, répliqua la femme du sheriff dont la bonne humeur était inaltérable ; mais vous voyez que, dans le procès de Marie Monson, les sentiments sont plutôt contraires que favorables à une femme ce qui peut provenir de ce que l’une des personnes assassinées était aussi une femme.

— Le docteur Mac-Brain dit que c’étaient deux femmes, et sans doute vous en avez entendu parler. Peut être sera-t-il cru, et la charge deviendrait double contre l’accusée.

— Il n’est pas cru. Tout le monde dans les environs sait que l’un des squelettes était celui de Pierre Goodwin. On prétend que l’attorney du district a l’intention de le prouver incontestablement. On ajoute que la loi est, dans un pareil cas, de montrer d’abord qu’il y a eu meurtre, puis d’en indiquer l’auteur.

— Cela se pratique à peu près comme cela, je crois, quoique je n’aie jamais assisté à un jugement pour ce crime. Peu importe ce que peut faire l’attorney du district, du moment qu’il ne prouve pas que miss Monson est coupable ? et cela, ma bonne mistress Gott, vous et moi ne croyons pas qu’il le puisse.

— Sur ce point nous sommes d’accord, Monsieur. Je ne crois pas plus que Marie Monson ait fait ces choses, que je ne crois les avoir faites moi-même.

Jack exprima ses remerciements par un regard des plus reconnaissants et l’entrevue cessa.